Affaire no : IT-02-54-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Patrick Robinson
M. le Juge O-Gon Kwon

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
10 octobre 2002

LE PROCUREUR
C/
SLOBODAN MILOSEVIC

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DÉCISION RELATIVE À UN AMICUS CURIAE

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Le Bureau du Procureur :

M. Geoffrey Nice

L’accusé :

Slobodan Milosevic

Amici curiae

M. Steven Kay
M. Branislav Tapuskovic
M. Michaïl Wladimiroff

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (« le Tribunal international»),

VU l’ordonnance qu’elle a rendue oralement ce jour en vue de relever Michaïl Wladimiroff de ses fonctions d’amicus curiae,

en application des articles 74 et 54 du Règlement de procédure et de preuve,

Confirme sa décision et en expose les motifs dans le document ci-joint.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
________________
M. le Juge Richard May

Le 10 octobre 2002
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]

 

Motifs de la décision de la Chambre de première instance de relever M. Wladimiroff de ses fonctions d’amicus curiae

L’accusé s’est plaint de la publication de deux articles dans la presse. Le premier est paru le 7 septembre 2002 dans le Haagsche Courant, un journal néerlandais de La Haye, et le second le 13 septembre 2002 dans le Kultura, un journal bulgare de Sofia. Ces deux articles faisaient suite à des entrevues accordées par M. Michaïl Wladimiroff, un des trois amici curiae désignés dans la présente affaire.

L’article paru dans le Haagsche Courant s’intitulait « Wladimiroff annonce : il y a déjà assez de preuves à charge contre Milosevic », et attribuait les propos suivants à Wladimiroff  : « Si le procès ne portait que sur le Kosovo et que la Cour devait rendre un verdict aujourd’hui, Milosevic serait certainement condamné. Le lien a été établi entre l’armée et la police, les belligérants au Kosovo et Milosevic lui-même ».

M. Wladimiroff a expliqué que ses propos avaient été déformés et qu’il avait en fait déclaré ce qui suit : « ce que nous avons pu voir, du moins en apparence, durant l’exposé des moyens de l’Accusation, c’est qu’il y a un lien entre les crimes commis au Kosovo et l’accusé. Peut-être pas pour chacun des faits, mais si c’était le cas pour ne fût-ce que la moitié d’entre eux, c’est là un élément pertinent pour le verdict que rendra la Chambre de première instance ».

À la question suivante posée par Kultura : « est-il envisageable que Milosevic soit déclaré non coupable ? » M. Wladimiroff aurait répondu : « En théorie, oui, mais en pratique, non. Imaginons que vous alliez chasser muni d’un fusil automatique. Vous auriez davantage de chances d’atteindre votre proie que Milosevic n’en a d’être acquitté. Milosevic est accusé pour des crimes commis dans une multitude d’endroits différents au Kosovo, en Bosnie et en Croatie. Même s’il était blanchi de la moitié des accusations qui pèsent sur lui, il serait immanquablement reconnu coupable de l’autre moitié de celles-ci. C’est pourquoi la probabilité que Milosevic soit complètement innocenté est infime ».

Dans les observations qu’il a formulées par écrit, M. Wladimiroff a indiqué qu’il avait déclaré qu’en utilisant un fusil de chasse pour atteindre une cible d’une taille importante, le Procureur voulait s’assurer que quelques-uns au moins des projectiles fassent mouche. Il a fait remarquer qu’il avait également mentionné la possibilité que l’accusé soit acquitté de toutes les charges. Il a précisé que l’étudiant à qui il avait accordé ladite entrevue avait déformé ses propos et ajouté la phrase « en théorie, oui, mais en pratique, non », alors qu’il ne l’avait personnellement pas prononcée. L’étudiant lui a communiqué la transcription de l’entrevue et a confirmé que celle-ci s’était bien déroulée comme Wladimiroff le décrit.

C’est bien entendu la transcription de l’entrevue (jointe en annexe au présent document) qui atteste le plus fidèlement ce qui y a été dit. Il suffit de se référer aux extraits suivants :

En théorie, oui, mais en pratique, il faut bien comprendre ceci : imaginons que vous alliez à la chasse, que vous traquiez un gibier et que vous vous munissiez à cet effet d’un fusil de chasse tirant des cartouches contenant une centaine de petits plombs. Vous utilisez ce type de munitions parce que vous êtes certain avec celles-ci d’atteindre la cible, et c’est exactement ce que fait l’Accusation en ce moment. L’acte d’accusation mentionne, disons, 40 villages au Kosovo, 40 villages en Bosnie, 40 communautés en Croatie, ce qui fait en tout une bonne centaine. Vous manquerez peut-être votre coup pour 50 d’entre elles, mais vous ferez mouche pour les 50 autres, donc la probabilité de ne rien toucher est extrêmement faible...

...[c]’est ce qu’ils doivent prouver. Chacun des liens établis peut ne pas se révéler probant, vous pouvez manquer la moitié des cibles, vous pouvez perdre la moitié des liens, au pire un certain nombre, mais certains se confirmeront, et comme nous avons mentionné cette possibilité, statistiquement, il y a bel et bien une probabilité que certains se confirmeront, c’est la réalité, donc, théoriquement, tout peut échouer, théoriquement, oui, il peut être acquitté.

Les deux articles visés contenaient d’autres déclarations attribuées à M. Wladimiroff. Toutefois, la Chambre n’estime pas nécessaire de revenir sur leur contenu.

La Chambre a procédé à un examen très approfondi de la question et en conclut que les déclarations faites par M. Wladimiroff, même si elle accepte ses explications, remettent gravement en question le caractère opportun de son maintien dans ses fonctions d’amicus curiae. Elle fait remarquer que M. Wladimiroff n’a pas seulement émis des commentaires sur des aspects de l’affaire au sujet desquels des éléments de preuve ont déjà été présentés, mais qu’il a également pris position sur des aspects de l’affaire n’ayant pas encore donné lieu à la présentation d’éléments de preuve, et que, dans un cas comme dans l’autre, il semble avoir adopté une vision de l’affaire défavorable à l’accusé. Il est en particulier regrettable qu’il ait déclaré estimer que l’accusé devait nécessairement être reconnu coupable d’au moins une partie des charges qui pèsent sur lui. Considérées dans l’ensemble, ses déclarations pourraient, de l’avis de la Chambre, donner à penser que cet amicus curiae a un préjugé défavorable à l’égard de l’accusé.

Il découle de la définition même de l’amicus curiae que la Cour doit pouvoir compter sur cet « ami » pour ne faire preuve d’aucun parti pris dans l’exercice de ses fonctions. En l’occurrence, la Chambre n’est pas convaincue que l’amicus curiae s’acquittera de ses fonctions (qui consistent notamment à appeler l’attention de l’accusé sur tout moyen de défense qui s’offrirait à lui) avec l’impartialité requise.

En conséquence, la Chambre a prié le Greffier de relever M. Wladimiroff de ses fonctions d’amicus curiae. C’est non sans regrets qu’elle a été amenée à prendre cette décision, d’autant plus que M. Wladimiroff, à l’instar des autres amici curiae, a apporté une aide précieuse à la Cour.

ANNEXE

Transcription de l’enregistrement :

En théorie oui mais en en pratique il faut réaliser ceci : si vous chassez et que vous traquez un gibier vous utilisez un fusil de chasse spécifique et ce fusil de chasse peut avoir une centaine de projectiles ces petites choses. La raison pour laquelle vous utilisez ce type de munitions est que cela touchera toujours, c’est exactement la technique que l’accusation utilise maintenant, Sl’acte d’accusationC pour SdisonsC 40 villages au Kosovo, pour 40 villages en Bosnie, 40 communautés en Croatie donc en tout près de 100 communautés, disons que 50 tomberont et ne le toucheront pas et les 50 autres si, ainsi la probabilité que rien ne colle est extrêmement faible

Revenons là-dessus une minute. L’exercice juridique est le suivant, ce qui s’est passé sur le terrain dans la centaine de communautés que j’ai données dans mon exemple n’a rien à voir avec Miloshevic, cela a été fait par d’autres, des militaires, des paramilitaires, Dieu sait qui, la question est de savoir s’il est responsable, si vous résumez cela, tous les éléments de preuve concernant ce qui s’est passé sur le terrain ne sont pas très intéressants en l’espèce. Cela peut s’être passé et comme je l’ai dit cela peut être 50 villages, cela peut-être 100 villages, cela n’est pas si important de savoir si cela s’est passé. Tout ce qui compte ce sont les éléments de preuve reliant Miloshevic à ces villages, c’est sur cela que se concentre le procès, et cet objectif se réalise petit à petit, d’abord le pour. Il faut prouver ce qui s’est passé dans le village, où cela ne peut être prouvé. Ensuite prouver qui était en force, était-ce des militaires, était-ce des Serbes, ensuite prouver qui a fait que ces soldats ou paramilitaires ont été en mesure de faire cela, ensuite prouver qui était responsable de ces personnes pour qu’elles puissent faire cela, ensuite prouver que quelqu’un au-dessus a été en mesure de changer le cours des événements, mais ne l’a pas fait, ou prouver qu’il a encouragé cela, ou prouver qu’il a ordonné que cela se passe ainsi. Et la dernière étape, au bout de tous ces liens, c’est Miloshevic, c’est cela qu’ils doivent prouver. Chacun de ces liens peut échouer, vous pouvez perdre la moitié de ces communautés, vous pouvez perdre la moitié de tous les liens, au pire vous pouvez encore perdre un certain nombre d’affaires, mais certains colleront, comme nous avons mentionné une possibilité que certains collent, statistiquement parlant, la possibilité que certains collent est là, c’est la réalité, théoriquement, tout peut échouer, théoriquement il peut être acquitté, »