Affaire n° : IT-02-54-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Patrick Robinson
M. le Juge O-Gon Kwon

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
13 mars 2003

LE PROCUREUR
c/
SLOBODAN MILOSEVIC

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE MODIFIER SA LISTE DE TÉMOINS ET D’OBTENIR DES MESURES DE PROTECTION EN FAVEUR DE TÉMOINS DÉTENANT DES INFORMATIONS SENSIBLES

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Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte
M. Geoffrey Nice
M. Dermot Groome

L’accusé :

Slobodan Milosevic

Les amici curiae :

M. Steven Kay
M. Branislav Tapuskovic
M. Timothy L. H. McCormack

 

I. CONTEXTE

1. Le 5 février 2003, l’Accusation a déposé, à titre partiellement confidentiel et ex parte, une requête aux fins d’autorisation de modifier sa liste de témoins et d’obtenir des mesures de protection en faveur de témoins détenant des informations sensibles (Prosecution’s Motion for Leave to Amend the Witness List and Request Protective Measures for Sensitive Source Witnesses) (la « Requête »), par laquelle l’Accusation demande l’autorisation d’ajouter 11 noms à sa liste des témoins devant déposer au cours du volet Croatie et Bosnie du procès, et de supprimer 34 noms figurant sur cette liste. L’Accusation sollicite également des mesures de protection en faveur de témoins qui, selon elle, courent des risques exceptionnellement graves s’agissant de leur sécurité et de celle de leur famille . Huit de ces témoins supplémentaires demandent à bénéficier de mesures de protection, à savoir le report de la communication de leur déclaration, l’attribution d’un pseudonyme et l’altération de leur voix et de leur image à l’écran ; un autre témoin demande l’attribution d’un pseudonyme et l’autorisation de déposer à huis clos. Deux des témoins supplémentaires devraient comparaître sans bénéficier de mesures de protection. En outre, l’Accusation se propose de substituer un témoin à un autre dont le nom figure déjà sur la liste des témoins, et de supprimer de cette liste le nom de 34 témoins.

2. S’agissant des mesures de protection demandées, l’Accusation sollicite les mesures exceptionnelles suivantes en faveur de neuf témoins détenant des informations sensibles  :

a) que la version non expurgée des déclarations des témoins et des pièces à conviction y afférentes soient communiquées aux amici curiae au plus tard 30 jours avant la date à laquelle le témoin en question est censé déposer, et à l’accusé et à ses conseillers au plus tard 10 jours avant cette date ;

b) que les témoins soient désignés par les pseudonymes figurant aux annexes jointes à la Requête ;

c) que l’accusé et ses conseillers soient tenus de ne pas divulguer les déclarations des témoins et les pièces à convictions y afférentes à des tiers, sauf dans la mesure où cette divulgation est directement et spécifiquement nécessaire à la préparation et à la présentation de la défense (ou, s’agissant des amici curiae, dans la mesure où ils ont au préalable convaincu la Chambre que cette divulgation leur était nécessaire pour s’acquitter de leur tâche, à savoir assister la Chambre), et que l’accusé, ses conseillers et les amici curiae soient tenus d’obtenir des tiers en question des engagements de non-divulgation comme condition préalable à la communication des déclarations des témoins et des pièces à convictions y afférentes.

3. Le 14 février 2003, les amici curiae ont déposé des observations relatives à la Requête de l’Accusation (Amici Curiae Observations on the Prosecution Motion for Leave to Amend the Witness List Dated 5 February 2003) (« Observations des amici curiae »). Les amici curiae font valoir que les modifications que l’Accusation souhaite apporter à la liste des témoins portent atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable et devraient donc être rejetées ; à titre subsidiaire, les amici curiae proposent que s’il est fait droit à la Requête de l’Accusation, l’accusé bénéficie du temps nécessaire à la préparation de sa défense vis-à-vis de ces témoins supplémentaires. Les amici curiae font également remarquer que, s’agissant des restrictions que l’Accusation souhaite voir imposées à la divulgation de documents, elle a fait usage d’une formulation inédite, en particulier lorsqu’elle affirme que les amici curiae doivent au préalable convaincre la Chambre de première instance que cette divulgation leur est nécessaire pour l’assister. Cette formulation n’apparaît dans aucune décision rendue à ce jour par la Chambre de première instance.

4. Le 21 février 2003, en application de l’article 126 bis du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »), l’Accusation a demandé l’autorisation de déposer une réplique aux Observations des amici curiae (Prosecution’s Reply to Amici Curiae Observations on the Prosecution Motion for Leave to Amend the Witness List Dated 5 February 2003) dans laquelle elle répond à certaines de leurs observations et demande que lui soit accordée la possibilité d’exposer oralement ses arguments concernant tout témoin au sujet duquel la Chambre de première instance pourrait avoir des inquiétudes.

II. LE DROIT

5. S’agissant des mesures de protection sollicitées, l’Accusation invoque à l’appui de sa Requête les articles 69, 75 et 79 du Règlement.

6. La Chambre de première instance doit spécifiquement déterminer si l’Accusation a satisfait aux conditions posées par les articles 69 et 75 du Règlement. En vertu de l’article 69 A), l’Accusation doit démontrer l’existence de « cas exceptionnels » avant d’être autorisée à expurger les déclarations de toute information révélant l’identité de victimes ou de témoins susceptibles de s’exposer à un risque ou à un danger. Une telle démonstration peut se faire uniquement au cas par cas, et l’existence de cas exceptionnels doit être établie pour chaque témoin que l’Accusation cherche à protéger en expurgeant les documents de tout élément d’identification1. Dans les annexes à la Requête, l’Accusation a justifié sa demande de mesures de protection provisoires pour chaque témoin, et a joint les déclarations d’enquêteurs au fait de la situation personnelle de chacun d’entre eux.

Article 69 - non-divulgation

7. La Chambre de première instance a déjà souligné qu’il fallait tenir compte de plusieurs critères dans l’examen des demandes de mesures spécifiques de protection de témoins présentées en vertu de l’article 69 A) du Règlement, et, en conséquence, elle ne les exposera pas dans la présente2.

8. L’article 69 C) du Règlement dispose que « l’identité [de la] victime ou [du] témoin devra être divulguée avant le commencement du procès et dans des délais permettant à la défense de se préparer ». Cette obligation est subordonnée aux dispositions de l'article 75. À noter que les mesures sollicitées en faveur des témoins mentionnés dans la Requête sont, par nature, extraordinaires. Elles dépassent le cadre habituel de l’article 69 du Règlement, en vertu duquel il peut être approprié, dans des circonstances exceptionnelles, d’ordonner la communication à l’accusé de documents expurgés de toute information révélant l’identité des témoins avant l’ouverture du procès. S’agissant de ces témoins, il est demandé une non-divulgation totale jusqu’à un stade avancé du procès. La Chambre de première instance examinera si cette mesure est justifiée .

Article 75 - mesures de protection

9. Les dispositions pertinentes de l’article 75 du Règlement se lisent comme suit  :

A) Un Juge ou une Chambre peut, d’office ou à la demande d’une des parties, de la victime, du témoin intéressé ou de la Section d’aide aux victimes et aux témoins , ordonner des mesures appropriées pour protéger la vie privée et la sécurité de victimes ou de témoins, à condition toutefois que lesdites mesures ne portent pas atteinte aux droits de l’accusé.

B) Une Chambre peut tenir une audience à huis clos pour déterminer s'il y a lieu d'ordonner :

i) des mesures de nature à empêcher la divulgation au public ou aux médias de l'identité d'une victime ou d'un témoin, d'une personne qui leur est apparentée ou associée ou du lieu où ils se trouvent, telles que :

a) la suppression, dans les dossiers du Tribunal, du nom de l'intéressé et des indications permettant de l'identifier,

b) l'interdiction de l'accès du public à toute pièce du dossier identifiant la victime ,

c) lors des témoignages, l'utilisation de moyens techniques permettant l'altération de l'image ou de la voix ou l'usage d'un circuit de télévision fermé, et

d) l'emploi d'un pseudonyme ;

ii) la tenue d'audiences à huis clos conformément à l'article 79 ci-après ;

iii) les mesures appropriées en vue de faciliter le témoignage d'une victime ou d'un témoin vulnérable, par exemple au moyen d'un circuit de télévision fermé unidirectionnel .

S’agissant des audiences à huis clos, l’article 79 du Règlement prévoit que :

A) La Chambre de première instance peut ordonner que la presse et le public soient exclus de la salle pendant tout ou partie de l'audience :

i) pour des raisons d'ordre public ou de bonnes mœurs ;

ii) pour assurer la sécurité et la protection d’une victime ou d’un témoin ou pour éviter la divulgation de son identité en conformité à l’article 75 ci-dessus ; ou

iii) en considération de l’intérêt de la justice.

B) La Chambre de première instance rend publiques les raisons de sa décision.

10. La Chambre de première instance l’a déjà dit dans des décisions précédentes rendues en l’espèce3, elle doit établir sur quel fondement juridique les mesures de protection peuvent être prises en vertu de ces articles du Règlement et déterminer si l’Accusation l’a convaincue de l’opportunité des mesures sollicitées pour chacun des témoins. Encore une fois, les critères pertinents que la Chambre doit examiner l’ont été à l’occasion de décisions rendues précédemment en l’espèce. La Chambre les appliquera dans la présente4.

III. EXAMEN

Mesures de protection

11. L’Accusation demande que soient prises, en application des articles 69, 75 et 79 du Règlement, des mesures de protection en faveur de neuf témoins, et présente à l’appui de sa requête les déclarations d’enquêteurs du Bureau du Procureur.

12. C’est le caractère extrême du danger et des risques auxquels s’exposeraient les témoins et/ou leurs familles si l’on venait à apprendre qu’ils témoignent en l’espèce, qui ferait de leur situation un cas exceptionnel justifiant les mesures extraordinaires demandées par l’Accusation. Pour démontrer l’existence des risques particuliers courus par ces témoins, l’Accusation fait valoir, de façon générale , qu’ils témoigneront sur des questions ayant directement trait à la responsabilité pénale de l’accusé, à savoir des questions relatives à des opérations décidées à un niveau élevé des organes du gouvernement ou à des groupes d’individus désignés dans les actes d’accusation.

13. L’Accusation demande que soient prises les mesures particulières exposées au paragraphe 2 de la présente décision. S’agissant des mesures de protection demandées , à l’exception de la tenue d’une audience à huis clos, la Chambre de première instance a appliqué les critères exposés plus haut et a jugé que les mesures de protection demandées étaient appropriées pour tous les témoins désignés et qu’elles ne portaient pas atteinte aux droits de l’accusé. La décision de la Chambre s’explique par l’existence d’un risque réel pour la sécurité des témoins et l’importance, nous dit-on, que revêt leur témoignage. Avant de parvenir à cette décision, la Chambre a pris en compte les déclarations signées par les enquêteurs du Bureau du Procureur déposées à titre confidentiel et ex parte et détaillant la situation personnelle de chaque témoin.

14. En outre, s’agissant de la demande aux fins d’ordonner à l’accusé et à ses conseillers de ne pas communiquer des documents à des tiers, sauf dans la mesure où cette divulgation est directement et spécifiquement nécessaire à la préparation et à la présentation de la défense (et, s’agissant des amici curiae, dans la mesure où elle est nécessaire pour assister la Chambre), et d’obtenir des engagements de non-divulgation avant de communiquer les documents, la Chambre de première instance y fera droit, au motif que cette mesure concerne une catégorie particulière et limitée de témoins 5.

15. En revanche, il en va tout autrement pour la demande de l’un des témoins souhaitant , pour des raisons de sécurité, déposer à huis clos. La Chambre de première instance a déjà souligné que la tenue d’une audience à huis clos était une mesure tout à fait extraordinaire6, et les motifs exposés par l’Accusation dans sa Requête n’établissent pas l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant cette mesure.

Modification de la liste des témoins

16. L’Accusation sollicite l’autorisation d’ajouter 11 noms à sa liste des témoins devant comparaître au cours du volet Croatie et Bosnie du procès, et de supprimer le nom de 34 témoins figurant sur cette liste. De plus, l’Accusation se propose de substituer un témoin à un autre dont le nom est déjà inscrit sur la liste. L’Accusation rappelle, à juste titre, qu’après qu’elle eut déposé les documents préalables au procès dans le cadre du volet Croatie et Bosnie, la Chambre avait indiqué qu’elle n’autoriserait le dépôt de documents supplémentaires que si des motifs convainquants lui ont été préalablement présentés. Dans sa Requête, l’Accusation fait remarquer que dès avril 2002, elle avait pressenti la nécessité de demander une modification de sa liste de témoins pour y introduire, une fois réglées certaines questions de sécurité, un petit nombre de témoins détenant des informations sensibles. La Chambre de première instance considère que l’Accusation a présenté des motifs convainquants justifiant sa demande d’ajouter des témoins supplémentaires à sa liste, compte tenu, en particulier, des questions de sécurité exposées, et de supprimer 34 autres témoins de cette liste, dans la mesure où les témoins supplémentaires n’ont été interrogés que récemment et qu’ils n’ont accepté de comparaître que depuis peu, après le dépôt de la liste initiale de témoins. La Chambre fait en conséquence droit à la demande de l’Accusation aux fins de modifier sa liste de témoins.

IV. DISPOSITIF

17. Par ces motifs, la Chambre de première instance DIT ce qui suit :

1. les 11 témoins désignés dans l’Annexe A de la Requête peuvent être ajoutés à la liste des témoins ;

2. le témoin désigné dans l’Annexe A de la Requête peut être substitué au témoin figurant dans la liste des témoins ;

3. les 34 témoins désignés dans l’Annexe A de la Requête peuvent être supprimés de la liste des témoins.

4. Pour ce qui est des mesures de protection, les témoins désignés dans l’Annexe  A de la Requête se verront accorder les mesures spécifiques qu’ils sollicitent ( attribution d’un pseudonyme, altération de leur voix et de leur image à l’écran) et s’agissant de ces témoins

a. la version non expurgée de leurs déclarations et des pièces à conviction y afférentes sera communiquée aux amici curiae au plus tard 30 jours avant la date à laquelle le témoin en question est censé déposer, et à l’accusé et à ses conseillers, au plus tard 10 jours avant cette date ;

b. il est interdit à l’accusé et à ses conseillers de communiquer à des tiers les déclarations de ces témoins et les pièces à conviction y afférentes, sauf dans la mesure où cette divulgation est directement et spécifiquement nécessaire à la préparation et à la présentation de la défense (ou, s’agissant des amici curiae, dans la mesure où cette divulgation est nécessaire pour assister la Chambre de première instance), et

c. l’accusé, ses conseillers et les amici curiae sont tenus d’obtenir des tiers des engagements de non-divulgation (engagement établi par l’Accusation) comme condition préalable à la communication des déclarations des témoins et des pièces à conviction y afférentes.

5. La demande aux fins de témoignage à huis clos est rejetée.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
______________
Richard May

Fait le 13 mars 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Le Procureur c/ Milosevic, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection provisoires, 19 février 2002, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection pour des victimes et des témoins, 19 mars 2002 et Deuxième décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection en faveur de témoins détenant des informations sensibles, 6 juin 2003 /sic/.
2 - Ibid.
3 - Voir, par exemple, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection en faveur de certains témoins (Bosnie), 30 juillet 2002.
4 - Ibid.
5 - Voilà qui témoigne de la position cohérente que la Chambre de première instance a adoptée sur ces questions. Voir Première décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection en faveur de témoins détenant des informations sensibles, 3 mai 2002. La Chambre de première instance considère fondées les préoccupations exprimées par les amici curiae dans leurs Observations selon lesquelles l’Accusation a introduit un nouvel élément dans les restrictions posées à la divulgation de documents (voir supra, par. 3). Aussi, la Chambre utilisera-t-elle la formulation qu’elle a employée précédemment et non celle adoptée par l’Accusation.
6 - Voir par exemple Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection en faveur des témoins détenant des informations sensibles et devant témoigner au cours du volet Croatie du procès, 17 septembre 2002, par. 15.