Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Patrick Robinson
M. le Juge O-Gon Kwon
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision rendue le :
27 mars 2003
SLOBODAN MILOSEVIC
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DÉCISION RELATIVE À L’ADMISSIBILITÉ DU TÉMOIGNAGE DE MORTEN TORKILDSEN
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Le Bureau du Procureur :
Mme Carla Del Ponte
M. Geoffrey Nice
L’Accusé :
M. Slobodan Milosevic
Les Amici Curiae :
M. Steven Kay
M. Branislav Tapuskovic
M. Timothy McCormack
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),
VU les deux demandes1 déposées par le Bureau du Procureur (l’« Accusation »), aux fins d’admission, comme rapports d’expert du type visé par les dispositions de l’article 94 bis du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement »), de deux rapports préparés par M. Morten Torkildsen, un « enquêteur financier » de l’Accusation ,
VU les audiences des 25 février et 3 mars 2003, pendant lesquelles la Chambre de première instance a entendu l’Accusation, les Amici Curiae et l’Accusé en leurs arguments supplémentaires concernant ces demandes,
ATTENDU qu’à l’appui de ses demandes, l’Accusation affirme, entre autres arguments :
i) qu’en raison de sa formation spécifique et de son expérience, M. Torkildsen est un spécialiste qui est « qualifié pour témoigner en qualité d’expert au sujet des éléments qu’il a examinés, analysés à des fins judiciaires et reconstitués »2,
ii) que le thème traité par M. Torkildsen relève bien du témoignage d’expert, et que les questions abordées dans les Rapports requièrent des connaissances spéciales et une expertise qui aideront le juge des faits3,
iii) que toutes les inquiétudes relatives au degré d’indépendance et d’impartialité de M. Torkildsen affectent le poids à accorder à son témoignage mais pas l’admissibilité de celui-ci, et qu’elles peuvent être palliées lors du contre-interrogatoire,
iv) que les Rapports sont pertinents en l’espèce car ils révèlent l’existence d’importants et complexes montages financiers contrôlés en dernier ressort par l’Accusé et utilisés pour le financement des guerres en Croatie, en Bosnie et au Kosovo4,
v) que tous les documents et annexes sont liés et doivent être considérés comme un tout, et qu’ils sont disponibles dans leur intégralité au besoin5, et
vi) que les personnalités nommées dans les Rapports peuvent être citées à comparaître , si nécessaire, car « entendre tous les témoignages de vive voix serait une tâche inacceptable »6,
VU les objections opposées par les Amici Curiae aux Rapports, faisant notamment valoir :
i) que les éléments que l’on veut produire par l’intermédiaire de M. Torkildsen ne constituent pas à proprement parler un domaine nécessitant le témoignage d’un expert7 ; que M. Torkildsen pourrait plus précisément être décrit comme un « enquêteur du Bureau du Procureur capable de résumer des témoignages »8,
ii) que l’Accusé devrait pouvoir contester le témoignage en tous points, s’il le souhaite9,
iii) que la fiabilité et l’authenticité des déclarations, comptes rendus d’entretiens et autres documents annexés aux Rapports sont discutables ; que, de surcroît, les références et les notes de bas de page figurant dans les Rapports laissent à désirer 10,
iv) que les conclusions exprimées par M. Torkildsen sont du ressort de la Chambre de première instance elle-même11,
v) que la pertinence du témoignage n’est pas manifeste12.
ATTENDU que l’Accusé conteste la pertinence du témoignage en affirmant, notamment , qu’aucun document parmi les éléments présentés n’indique que les fonds étaient alloués « à la perpétration de quelque crime que ce soit »13 ; qu’il reprend à son compte les objections des Amici Curiae aux déclarations qui, dit-il, « ne pourront être ?...g admises que lorsque tous les intéressés auront fait l’objet d’un contre-interrogatoire »14 et que finalement « M. Torkildsen devra lui-même venir ici s’asseoir sur ce siège et être contre-interrogé »15,
ATTENDU, de plus, que l’Accusation a demandé, en vertu de l’article 92 bis du Règlement, l’admission de trois déclarations écrites non soumises à contre -interrogatoire16, avançant, entre autres arguments, que leur versement est proposé pour corroborer les faits et conclusions contenus dans le Rapport modifié sur le Kosovo et ses annexes ; que les Amici Curiae ne s’opposent pas à cette demande pour autant que les témoins soient contre-interrogés17,
ATTENDU que le témoignage dont l’admission est sollicitée se rapporte à des transactions bancaires et mouvements de fonds, et que contrairement à ce qu’en disent les Amici Curiae, la formation et l’expérience du témoin lui confèrent la compétence nécessaire pour déposer sur ce thème qui nécessite bien le témoignage d’un expert,
ATTENDU que la partie A du Premier Rapport est en fait un résumé d’une série d’entretiens avec des tiers et de leurs déclarations et que, comme l’ont fait remarquer les Amici Curiae, le rôle du témoin est de résumer ces éléments de preuve ; que l’analyse des déclarations et des documents restants constitue un autre résumé ,
ATTENDU que la partie B du Premier Rapport est également basée sur des entretiens et consiste en l’étude de documents bancaires les concernant,
ATTENDU que la Chambre de première instance, dans ses décisions relatives aux témoignages de Kevin Curtis18 et Barney Kelly19, a rejeté ce type de moyens de preuve, rejet confirmé dans le deuxième cas par un arrêt de la Chambre d’appel20,
ATTENDU, en outre, que le Rapport ne concerne qu’une partie limitée des transactions passées dans le cadre de ce qui a pu être un important détournement de fonds ; que, comme il ressort clairement des conclusions, le témoin est dans l’incapacité de dire ce qu’il est advenu d’une grande partie des fonds ; que, partant, son témoignage ne peut donner qu’un exposé partiel de ce qui ne constitue peut-être qu’une question accessoire par rapport aux questions primordiales de ce volet de l’affaire, mais qui nécessiterait des efforts importants de la part de l’Accusé pour y répondre et de la Chambre de première instance pour statuer,
ATTENDU que, cependant, les déclarations faites par l’Accusé au juge d’instruction à Belgrade21 ainsi que son objection écrite au maintien en détention22 sont admissibles en tant que documents publics contenant des déclarations faites par l’Accusé, et que la Chambre de première instance note que leur admission n’a pas été contestée par les Amici Curiae,
ATTENDU, par conséquent, que le Premier Rapport n’est pas admissible, sauf en ce qui concerne les déclarations faites par l’Accusé,
ATTENDU qu’il est inutile que la Chambre de première instance examine davantage la requête de l’Accusation aux fins de versement en application de l’article 92 bis du Règlement des déclarations écrites corroborant les faits contenus dans le Premier Rapport,
ATTENDU que, contrairement à ce qu’en disent les Amici Curiae, le Deuxième Rapport consiste en une analyse des aspects financiers de documents militaires et d’autres documents officiels, dont bon nombre sont déjà admis en l’espèce,
ATTENDU que les éléments de preuve tendent à démontrer le soutien financier apporté par les dirigeants de la République de Serbie à la Republika Srpska et à la République serbe de Krajina, un thème au sujet duquel des éléments de preuve ont été apportés et qui est pertinent au regard des questions soulevées en l’espèce,
ATTENDU que les Amici Curiae s’opposent à la production d’un livre23 par l’intermédiaire de ce témoin , au motif que l’Accusé devrait avoir la possibilité d’en contre-interroger l’auteur quant au contenu ; que la Chambre reconnaît le bien-fondé de cet argument, estimant que ce livre n’est pas admissible, pas plus que les parties du Deuxième Rapport basées sur lui,
ATTENDU que, selon la Chambre, les conclusions exprimées dans le Deuxième Rapport24, et contestées par les Amici Curiae, sont des avis donnés sur des faits que le témoin a analysés, à la lumière de son expérience et de ses connaissances professionnelles et, qu’en tant qu’expert, il est autorisé à formuler pareils avis,
ATTENDU que les critiques émises quant à la médiocrité des références et notes de bas de page affectent le poids à accorder aux éléments de preuve et peuvent tout à fait être examinées lors du contre-interrogatoire,
VU tous les autres arguments présentés par les parties dans leurs écritures,
PAR CES MOTIFS,
ORDONNE COMME SUIT :
1) le Premier Rapport et les pièces afférentes ne sont pas admis, à l’exception des annexes R4 a), R4 b) et R4 c),
2) la requête de l’Accusation aux fins d’admission des déclarations écrites de MM . George Georgiou, Andreas Iacovou et Yiannakis Tsiartis en vertu de l’article 92 bis du Règlement est rejetée,
3) le Deuxième Rapport et les pièces afférentes sont admis, en application de l’article 94 bis du Règlement, sauf en ce qui concerne les paragraphes 23, 79 à 83 et la pièce C4832, et
4) le témoin devra comparaître pour contre-interrogatoire.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Président de la Chambre de première instance
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M. le Juge Richard May
Le 27 mars 2003
La Haye (Pays-Bas)
[Sceau du Tribunal]