Affaire no : IT-02-54-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président

M. le Juge Patrick Robinson
M. le Juge O-Gon Kwon

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
16 avril 2003

LE PROCUREUR

c/

SLOBODAN MILOSEVIC

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE L’ADMISSION DE LA DÉPOSITION DE SES TÉMOINS PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT DANS LE CADRE DE L’EXPOSÉ DE SES MOYENS

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Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte
M. Geoffrey Nice
M. Dermot Groome

l’Accusé :

Slobodan Milosevic

Les Amici Curiae :

M. Steven Kay
M. Branislav Tapuskovic
M. Timothy L.H. McCormack

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),

VU la requête de l’Accusation aux fins d’autorisation de présenter par écrit la déposition de ses témoins dans le cadre de l’exposé de ses moyens (la « Requête  »), ces dernier ayant signé une déclaration ou un résumé de déclaration pour en attester la véracité, et acceptant de se soumettre à un contre-interrogatoire1,

VU les arguments avancés par l’Accusation pour justifier cette requête, à savoir que :

a) cette procédure permettrait de réaliser un gain de temps appréciable,

b) le témoin serait en mesure d’attester la véracité de la déclaration sous serment ,

c) le témoin pourrait être soumis à un contre-interrogatoire et, de ce fait, cette procédure ne porterait nullement préjudice à l’accusé,

d) cette procédure est appliquée devant d’autres juridictions, en particulier devant les juridictions civiles du Royaume-Uni.

ATTENDU que si une pratique en partie similaire a été adoptée dans d’autres affaires portées devant cette Chambre de première instance2, le Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement  ») a été depuis lors été modifié et il prévoit désormais l’introduction de cette forme de témoignage indirect par le biais de l’article 92 bis du Règlement ,

ATTENDU que la Chambre d’appel a, à ce propos, affirmé que « l’article 92  bis est la lex specialis qui déroge à la lex generalis de l’article  89 C) en lui soustrayant l’admissibilité des déclarations écrites de témoins potentiels et des comptes rendus de témoignages3  ». Ainsi, actuellement, pareilles déclarations écrites sont uniquement et exclusivement admissibles dans le cadre de l’article 92 bis du Règlement,

ATTENDU en outre que l’article 92 bis du Règlement offre des garanties telles que

a) le fait que la déclaration est certifiée avant que le témoin ne se présente à l’audience et avant que toute modification ne soit apportée,

b) la nécessité que la Chambre de première instance examine l’admissibilité de la déclaration, et

c) l’exclusion de tout élément de preuve concernant les actes et le comportement de l’accusé,

ATTENDU donc que le Règlement ne prévoit pas l’admission d’éléments de preuve selon la procédure proposée par l’Accusation,

ATTENDU toutefois que l’article 92 bis du Règlement prévoit une méthode appropriée permettant aux parties de demander, sous certaines conditions, l’admission , en tout ou en partie, de déclarations écrites, au lieu et place d’un témoignage oral,

EN APPLICATION de l’article 54 du Règlement,

À LA MAJORITÉ, REJETTE LA REQUÊTE.

Le Juge Kwon joint une opinion dissidente à la présente décision.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
___________
Juge Richard May

Le 16 avril 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


OPINION DISSIDENTE DU JUGE KWON

1. Dans une déclaration séparée jointe à la décision de cette Chambre de première instance relative à l’admissibilité de déclarations écrites au regard de l’article  92 bis du Règlement4, j’affirmais, entre autres, que les déclarations écrites tendant à démontrer un point autre que les actes et le comportement de l’accusé devraient, de manière générale, être admises à condition que le déclarant : i) comparaisse devant le Tribunal international pour confirmer la véracité du contenu de sa déclaration écrite, et ii) soit soumis à un contre-interrogatoire par la partie adverse. Je profite de l’occasion pour réaffirmer ma position.

2. La Chambre d’appel a déclaré que l’article 92 bis du Règlement était la lex specialis qui déroge à la lex generalis de l’article 89 C) en lui soustrayant l’admissibilité des déclarations écrites de témoins potentiels et des comptes rendus de témoignages5. Plus précisément, l’article 92 bis a été considéré comme l’unique article du Règlement permettant d’admettre les déclarations écrites comme éléments de preuve, la question d’un éventuel contre-interrogatoire étant une question distincte laissée à l’appréciation de la Chambre de première instance. Toutefois, je ne souscris pas à cette interprétation. Je considère que l’article 92 bis du Règlement est applicable aux dépositions présentées sous la forme de déclarations écrites lorsque leur auteur n’est pas soumis à un contre-interrogatoire. Je m’en explique.

3. L’article 89 F) du Règlement dispose expressément que « la Chambre peut recevoir la déposition d’un témoin oralement, ou par écrit si l’intérêt de la justice le commande ». Cet article ayant été inséré dans le Règlement en même temps que l’article 92 bis6, il apparaît clairement que notre Règlement n’est pas rigide lorsqu’il envisage l’admission de déclarations écrites dans l’intérêt de la justice.

4. L’article 92 bis B) du Règlement prévoit des formalités pour garantir l’authenticité et la véracité des déclarations écrites. Par exemple, il exige du déclarant qu’il joigne une attestation écrite à sa déclaration, laquelle doit être recueillie en présence d’un officier instrumentaire désigné à cet effet par le Greffier du Tribunal international et certifiée par celui-ci. En outre, même si les déclarations écrites ne se présentent pas sous la forme prévue par l’article 92 bis B) du Règlement, l’article 92 bis C) prévoit des dérogations qui permettent de les admettre. Dans la mesure où les dérogations prévues à l’article 92 bis  C) supposent des circonstances telles qu’il est impossible de procéder au contre -interrogatoire du déclarant, et dans la mesure où les formalités envisagées à l’article  92 bis B) ne sont pas nécessaires si le témoin comparaît au procès, l’article  92 bis du Règlement devrait pouvoir s’appliquer lorsque les déclarations écrites doivent être admises en l’absence de tout contre-interrogatoire. En substance, si le témoin peut certifier, devant le Tribunal international, que la déclaration écrite est authentique et véridique et s’il est soumis à un contre-interrogatoire, les préoccupations qui sous-tendent l’article 92 bis du Règlement n’ont pas lieu d’être et l’article 89 F) reste applicable7.

5. Finalement, vu l’ampleur des affaires telles que celle qui nous occupe et le fait qu’au Tribunal international, la justice est rendue non par un jury, mais par un collège de juges professionnels ayant l’expérience et la capacité nécessaires pour apprécier la teneur des éléments de preuve et leur donner le poids qu’il convient, je suis partisan d’une certaine souplesse dans les approches. Celles-ci doivent renforcer l’aptitude du Tribunal international à juger plus efficacement et plus rapidement les affaires dont il est saisi.

6. Pour ces raisons, il conviendrait d’accéder à la Requête de l’Accusation pour autant que les déclarations de témoin ne tendent pas à établir les actes et le comportement de l’accusé, que les témoins puissent venir certifier, sous serment et devant le Tribunal international, que leurs déclarations sont véridiques, et qu’ils soient soumis à un contre-interrogatoire par l’accusé.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Un Juge de la Chambre de première instance
___________
Juge O-Gon Kwon

Le 16 avril 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Cette demande a tout d’abord été faite dans le document intitulé « Report by the Prosecution Concerning the Time Remaining for the Prosecution Case », déposé le 11 décembre 2002. Elle a ensuite été réitérée dans un document confidentiel intitulé « Supplement to Report by the Prosecution Concerning the Time Remaining for the Prosecution Case and Request for Hearing », déposé le 10 janvier 2003. Dans ces deux documents, la requête a été présentée de manière très concise, mais elle a été développée dans des conclusions orales formulées au cours de l’audience publique qui s’est tenue devant la Chambre de première instance le 2 avril 2003 (voir compte rendu d’audience, p. 18481 à 18489).
2 - Voir, par exemple, Le Procureur c/ Kordic et Cerkez.
3 - Le Procureur c/ Galic, Décision relative à l’appel interlocutoire interjeté en vertu de l’article 92 bis C) du Règlement, affaire n° IT-98-29-AR73.2, 7 juin 2002, par. 31.
4 - Voir Déclaration du Juge O-Gon Kwon, IT-02-54-T, « Décision relative à la Requête de l’Accusation aux fins d’admettre des déclarations écrites en vertu de l’article 92 bis du Règlement », 21 mars 2002.
5 - Le Procureur c/ Galic, Décision relative à l’appel interlocutoire interjeté en vertu de l’article 92 bis C) du Règlement, affaire n° IT-98-29-AR73.2, 7 juin 2002, par. 31. Dans cette affaire, les déclarants sont tous les deux décédés après avoir fait leur déclarations écrite, il était dès lors impossible de procéder à leur contre-interrogatoire.
6 - Modifié lors de la 19e révision du Règlement (13 décembre 2000).
7 - Dans ce contexte, il convient de signaler que la Chambre de première instance a admis la déclaration écrite d’un témoin qu’elle avait elle-même cité, le docteur Helena Ranta, et ce, bien que celle-ci ne se présentait pas sous la forme prescrite par l’article 92 bis B) du Règlement. La Chambre lui avait ordonné de présenter une déclaration préalablement à sa comparution devant le Tribunal international, comparution au cours de laquelle elle serait interrogée par les deux parties. Le Procureur c/ Milosevic, IT-02-54-T, Ordonnance enjoignant au docteur Helena Ranta de présenter une déclaration écrite avant son témoignage à l’audience, 21 janvier 2003.