Affaire n° IT-02-54-T
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Patrick Robinson
M. le Juge O-Gon Kwon
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision rendue le :
4 novembre 2003
LE PROCUREUR
c/
SLOBODAN MILOSEVIC
VERSION PUBLIQUE
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OPINION DISSIDENTE JOINTE PAR LE JUGE PATRICK ROBINSON À
LA DÉCISION RENDUE LE 31 OCTOBRE 2003 PAR LA CHAMBRE DE PREMIÈRE
INSTANCE CONCERNANT LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS D’ADMISSION
DE DÉCLARATIONS DE TÉMOINS PORTANT SUR LES ÉVÉNEMENTS SURVENUS
DANS LES MUNICIPALITÉS DE GACKO, VISEGRAD, ZVORNIK ET SANSKI MOST, AU LIEU ET
PLACE DE DÉPOSITIONS AU PROCÈS, EN APPLICATION DES ARTICLES 54
et 92 BIS DU RÈGLEMENT
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Le Bureau du Procureur :
M. Geoffrey Nice
L’Accusé :
Slobodan Milosevic
Les Amici Curiae :
M. Steven Kay
M. Branislav Tapuskovic
M. Timothy McCormack
OPINION DISSIDENTE DU JUGE PATRICK ROBINSON
- Dans cette opinion, j’expliquerai pourquoi la Chambre, saisie de la
demande d’admission sans contre-interrogatoire de la déclaration
du témoin B-1756, devrait user du pouvoir discrétionnaire
qu’elle tient de l’article 92 bis E) du
Règlement pour se prononcer en faveur d’un contre-interrogatoire.
- Le chef 3 de l’acte d’accusation met en cause l’accusé
pour des persécutions qui ont eu lieu en divers endroits et, notamment,
à Visegrad. Le paragraphe 35 e) dudit acte fait état
de persécutions sous la forme de traitements cruels et inhumains qui
se seraient traduits par des violences sexuelles.
- L’accusé a affirmé par le passé que les viols
de femmes étaient le fait de criminels de droit commun et non de personnes
ayant un lien quelconque avec lui1. Dès
lors, il a contre-interrogé les victimes dans le but de démontrer
que les viols n’avaient pas été commis par des soldats
de la JNA2.
- Si la Chambre accepte la thèse de l’accusé, alors l’Accusation
n’aura pas établi, pour ces cas de viols particuliers, ses allégations
concernant des violences sexuelles et je pense, pour ma part, que l’article 98 bis
pourrait être invoqué à bon droit en partant du fait que
les éléments de preuve présentés ne suffisent
pas à justifier une condamnation. Je tiens à préciser
que cet avis ne vise que les allégations de violences sexuelles exposées
au paragraphe 35 e), et non pas les traitements cruels et inhumains
infligés par d’autres moyens ; en outre, l’accusation
fait état d’autres violences sexuelles commises ailleurs qu’à
Visegrad.
- Le témoin évoque, au début de sa déclaration,
la présence à Visegrad, en mars et avril 1992, de soldats
de la JNA ; on lui a dit qu’ils avaient reçu l’ordre
de quitter la ville et que des groupes paramilitaires serbes avaient l’intention
de venir s’y installer. Elle a vu par la suite des hommes en uniformes
camouflés qui, a-t-elle appris, faisaient partie d’un groupe
paramilitaire.
- Le soir même, trois soldats sont venus chez le témoin et une
autre femme pour les emmener dans un immeuble situé plus loin dans
la rue où elles habitaient. Elle a décrit avec précision
les deux soldats les plus jeunes des trois. Le premier était vêtu
d’une veste de camouflage, d’un tee-shirt noir et de jeans et
le second arborait un tee-shirt et une casquette de la JNA. Les trois hommes
parlaient avec un accent serbe. Le soldat à la casquette a emmené
l’autre femme dans une pièce voisine et elle a entendu les cris
de cette dernière quelques instants plus tard. Le plus âgé
des soldats est sorti de la pièce où se trouvait le témoin
et, le plus jeune qui était resté dans la pièce, a sauté
sur elle et l’a violée. Après que l’autre femme
fut revenue, toutes deux ont été violées à plusieurs
reprises par les soldats. Elles sont rentrées chez elles le lendemain
matin. Ce soir-là, elles ont eu la visite de deux autres soldats qui
avaient un accent serbe. Plus tard, l’un d’eux a violé
le témoin et l’autre a contraint l’autre femme à
avoir des rapports sexuels avec lui. Le lendemain, le témoin et l’autre
femme ont été de nouveau violées par deux soldats ;
l’un d’eux portait une casquette noire ornée d’un
insigne que le témoin n’a pas reconnu mais qui, lui semble-t-il,
représentait un lion ou un tigre en métal doré.
- J’ignore si l’accusé adoptera la même ligne de
conduite que par le passé avec ce témoin victime de viols, et
il serait regrettable que la Chambre préjuge de sa position. Quoi qu’il
en soit, s’il souhaite procéder ainsi, l’accusé
doit avoir la possibilité de réfuter les dires du témoin
quant à l’identité de ses agresseurs, afin de démontrer
que les hommes qui l’ont violée, elle et sa sœur, sont tout
bonnement des criminels sans le moindre lien avec lui. Il est évident
que l’Accusation objectera que les hommes décrits par le témoin
comme étant des soldats, dont l’un vêtu d’un tee-shirt
de la JNA et qui tous parlaient avec un accent serbe, faisaient partie soit
de la JNA, soit d’un groupe paramilitaire, et que les liens qui les
unissent à l’accusé sont suffisants pour engager sa responsabilité
au titre des articles 7 1) et 7 3) du Statut. Si tel n’est
pas l’objectif visé par l’Accusation, ce témoignage
n’a aucune valeur.
- Les deux parties sont en désaccord sur les liens qui unissent l’accusé,
tant à la JNA qu’aux formations paramilitaires. Pour l’Accusation,
ces liens ne font globalement aucun doute, tandis que la Défense nie
leur existence. Il s’agit à la fois d’un point de fait
et de droit sur lequel la Chambre de première instance devra se prononcer.
- J’estime, pour ma part, que la déclaration ne permet pas d’établir
avec certitude l’appartenance des auteurs des viols tant à la
JNA qu’à un groupe paramilitaire. Dans la première hypothèse,
l’accusé devrait être autorisé à contre-interroger
le témoin pour démontrer qu’il ne s’agissait pas
de membres de la JNA. Dans l’autre hypothèse, le contre-interrogatoire
devrait permettre à l’accusé de prouver que ces hommes
faisaient bien partie d’une formation paramilitaire et, dans ce cas,
si la Chambre en venait à conclure qu’il n’existe aucun
lien entre l’accusé et les membres du groupe paramilitaire, les
allégations de l’Accusation sur ce point ne seraient pas fondées.
Il se pourrait également que le contre-interrogatoire permette d’établir
que ces hommes n’appartenaient ni à la JNA ni à un groupe
paramilitaire ou, pour le moins, qu’il n’existait pas de lien
suffisant avec l’accusé pour engager sa responsabilité
au regard des articles 7 1) et 7 3) du Statut du Tribunal.
- L’accusé pourrait également développer une argumentation
fondée sur l’article 98 bis du Règlement
pour demander le rejet de l’accusation de violences sexuelles, en tant
que forme de traitements cruels et inhumains, portée au paragraphe 35 e)
de l’acte d’accusation. Pareille démarche n’aura
pas le même poids si on ne lui accorde pas la possibilité de
contre-interroger l’auteur de la déclaration en question. L’Accusation
pourra, par la même occasion, faire valoir soit en réponse à
la requête ci-dessus soit à la fin de la présentation
de ses moyens, que ladite déclaration est un élément
de preuve qui corrobore l’accusation de violences sexuelles, étant
donné que l’accusé ne l’a pas réfutée.
L’article 92 bis du Règlement ne peut être
appliqué d’une manière qui compromette une requête
aux fins d’acquittement déposée en vertu de l’article 98 bis
du Règlement, lorsque la Défense estime que les éléments
de preuve présentés ne suffisent pas à justifier une
condamnation pour une accusation précise. En outre, le refus d’accorder
à l’accusé la possibilité de contre-interroger
le témoin constitue, dans les circonstances de l’espèce,
une violation du droit de l’accusé, consacré par l’article 21 4) e)
du Statut, de réfuter les témoignages à charge dans le
cadre d’un procès équitable.
- Je pense, pour ma part, que la question de l’identité et du
statut des hommes qui ont violé le témoin et l’autre femme
doit être examinée, vérifiée et élucidée
de manière traditionnelle, c'est-à-dire au moyen d’un
contre-interrogatoire.
- Autre raison en faveur d’un contre-interrogatoire, le fait que, pour
autant que je sache, le témoin en question apporte les seules preuves
de cet épisode de violences sexuelles. La question n’est pas
de savoir si son témoignage doit être corroboré. L’article 96
du Règlement indique clairement que ce n’est pas nécessaire.
Mais on ne saurait cependant admettre que l’Accusation fonde sa thèse
sur le seul élément de preuve relatif à l’événement
en question alors que le témoin n’a pas fait l’objet d’un
contre-interrogatoire.
- La Cour européenne des droits de l’homme a jugé qu’il
était contraire aux droits de la Défense de fonder une déclaration
de culpabilité uniquement ou essentiellement sur un témoignage
que l’accusé n’a pas eu la possibilité de contester3.
Il faut reconnaître que l’accusation de persécutions au
chef 3 de l’acte d’accusation comporte bien d’autres
éléments constitutifs que ce seul cas de viols mentionné
au paragraphe 35 e). Même si, pour ce cas précis, la
Chambre de première instance concluait à une insuffisance de
preuves à charge, elle dispose d’autres éléments
pour se prononcer sur la culpabilité éventuelle de l’accusé
en matière de persécutions. J’estime toutefois qu’il
serait risqué pour la Chambre de première instance de conclure,
sur la seule base de la déclaration du témoin B-1756, que
les accusations de violences sexuelles ont été établies,
alors que l’accusé n’a pas eu la possibilité de
contre-interroger ce témoin. En d’autres termes, la Chambre ne
devrait pas prendre en compte les faits décrits dans la déclaration
en question lorsqu’elle se prononcera sur la culpabilité de l’accusé
pour les traitements cruels et inhumains exposés au paragraphe 35 e)
et, en conséquence, au regard du chef 3 de l’acte d’accusation
(persécutions).
- La présente requête peut être comparée à
une autre demande de l’Accusation pour l’admission des comptes
rendus d’audience des témoins B-1542 et B-1543 qui a fait l’objet
d’une décision de la Chambre (la « Décision Foca »)4.
J’y avais joint une opinion dissidente parce que j’estimais que
l’accusé devait être autorisé à contre-interroger
les témoins B-1542 et B-1543, qui avaient été également
victimes de viols. Le cas était cependant bien différent de
celui qui nous intéresse aujourd’hui, puisque les deux témoins
en question avaient été contre-interrogés dans un autre
procès5, ce qui avait conduit l’Accusation
à reconnaître qu’un contre-interrogatoire était
justifié en l’espèce — un avis que je ne partageais
pas6. La Chambre de première instance avait
alors l’avantage de disposer des contre-interrogatoires antérieurs
des témoins B-1542 et B-1543 — avantage dont elle est privée
en ce qui concerne le témoin B-1756.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le 4 novembre 2003
La Haye (Pays-Bas)
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Juge Patrick Robinson
[Sceau du Tribunal]
1. À propos des témoins B-1542 et
B-1543, compte rendu d’audience, p. 19616.
2. Voir, par ex., le témoin B-1405, compte rendu d’audience, p. 18221
et 18222.
3. Voir, par ex., Kostovski c/ Pays-Bas, Arrêt, 20 novembre 1989,
Série A n° 166 (« Kostovski »), par. 44 ; Unterpertinger
c/ Autriche, Arrêt, 24 novembre 1986, Série A n° 110
(« Unterpertinger »), par. 33 ; Lüdi c/ Suisse,
Arrêt, 15 juin 1992, Série A n° 238 (« Lüdi »),
par. 47 ; Saïdi c/ France, Arrêt, 20 septembre 1993,
Série A n° 261-C (« Saïdi »), par. 44 ;
Van Mechelen c/ Pays-Bas, Arrêt, 23 avril 1997, Recueil
1997-III (« Van Mechelen »), par. 63.
4. Le Procureur c/ Milosevic, Décision relative à la requête
de l’Accusation aux fins de l’admission de comptes rendus d’audience
au lieu et place de dépositions au procès en application de l’article 92
bis D) du Règlement – Comptes rendus relatifs à Foča,
affaire n° IT-02-54, 30 juin 2003 (la « Décision Foca »).
5. Le Procureur c/ Kunarac et consorts, affaire n° IT-96-23-T et IT-96-23/1-T.
6. Voir la Décision Foca, Opinion dissidente du Juge Patrick Robinson, p. 18 à
36.