Affaire n° : IT-02-54-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président
M. le Juge Richard May
M. le Juge O-Gon Kwon

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Opinion rendue le :
29 avril 2004

LE PROCUREUR

c/

SLOBODAN MILOSEVIC

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OPINION INDIVIDUELLE DU JUGE O-GON KWON RELATIVE À LA DÉCISION CONFIDENTIELLE RENDUE PAR LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE LE 28 JANVIER 2004

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Le Bureau du Procureur :

M. Geoffrey Nice
Mme Hildegard Uertz-Retzlaff
M. Dermot Groome

Le Gouvernement de Serbie-et-Monténégro :

M. Vladimir Djeric

Les Amici Curiae :

M. Steven Kay
M. Timothy McCormack

L’Accusé :

Slobodan Milosevic

1. La présente opinion dissidente fait suite à la décision rendue à la majorité des voix par la Chambre de première instance le 28 janvier 2004, rejetant la demande de l’Accusation aux fins d’obtenir l’autorisation de procéder au contre-interrogatoire d’un témoin à charge1,

2. J’estime qu’une partie devrait en règle générale pouvoir procéder au contre-interrogatoire des témoins qu’elle cite à comparaître. Indépendamment du fait qu’aucune disposition du Règlement du Tribunal n’interdit expressément à une partie de procéder au contre-interrogatoire de ses propres témoins, je considère qu’une telle mesure ne porte nullement atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable.

3. Avant d’exposer mon raisonnement dans le détail, je pense qu’il importe de préciser ce que j’entends par « contre-interrogatoire » car j’ai constaté que l’on pouvait déduire de la définition même de ce terme que les parties ne peuvent contre-interroger leurs propres témoins. À titre d’exemple, le Black’s Law Dictionary définit le contre-interrogatoire comme étant « l’interrogatoire par la partie adverse d’un témoin cité par une des parties en litige dans le cadre d’un procès, d’une audience ou d’une déposition, au sujet du témoignage qu’il a fourni lors de son interrogatoire principal, aux fins, entre autres, d’en vérifier la sincérité ou d’en approfondir la teneur. L’interrogatoire d’un témoin par une autre partie que celle qui a procédé à son interrogatoire principal […] » [traduction du Greffe]. Toutefois, je m’intéresserai plutôt à l’objet du contre-interrogatoire, qui est de vérifier la crédibilité des déclarations du témoin.

4. Le principe général selon lequel une partie ne devrait pas attaquer la crédibilité de son propre témoin émane de la common law britannique. Ce principe a ensuite été codifié à l’article 3 du Criminal Procedure Act en 18652. Ce principe général est étayé par divers arguments : les parties ne devraient pas être autorisées à mettre en doute leur témoin ; les parties garantissent la sincérité des témoignages qu’elles présentent ; il serait injuste que le témoin soit contre-interrogé deux fois3. Cependant, la raison probablement la plus convaincante justifiant ce principe général est qu’un tel contre-interrogatoire risquerait de semer la confusion parmi les jurés, qui, en common law, sont amenés à juger les faits. Cela peut être le cas lorsque, dans sa recherche de la vérité, le jury rejette l’intégralité de la déposition d’un témoin sans pouvoir faire la distinction entre les passages crédibles et ceux qui ne le sont pas, parce que le témoin a été discrédité par la partie l’ayant cité à comparaître.

5. Toutefois, aucun des arguments invoqués plus haut n’est tout à fait convaincant4, particulièrement dans un tribunal où ce sont des juges professionnels qui jugent les faits. Il convient également de noter que, même en common law, les parties peuvent contre-interroger leurs propres témoins dans certaines conditions5. De plus, il n’est pas inutile de faire remarquer que les États-Unis, dont le système juridique s’inscrit traditionnellement dans la common law, ont de manière générale supprimé ce principe. L’article 607 des Federal Rules of Evidence des États-Unis dispose que « la crédibilité d’un témoin peut être attaquée par toutes les parties, y compris celle qui le cite à comparaître6 ».

6. Au Tribunal, la justice est rendue par des juges professionnels et non par des jurés. Ces juges sont compétents pour apprécier la véracité d’un témoignage et le poids qu’il convient d’y accorder. Qui plus est, les juges peuvent s’appuyer sur les dispositions de l’article 90 F) pour exercer un contrôle sur les modalités de l’interrogatoire des témoins et de la présentation des éléments de preuve, ainsi que sur l’ordre dans lequel ils interviennent7.

7. En outre, je ne comprends pas pourquoi l’on classe les témoins en trois catégories distinctes (les témoins de la Chambre, les témoins à charge et les témoins à décharge) comme en common law, et quels en sont concrètement les avantages. Je crois plutôt qu’il serait fondé de considérer tous les témoins comme un moyen d’établir la vérité, en envisageant le contre-interrogatoire comme un outil pour y parvenir. Dans cette optique, j’adhère totalement au système du droit romano-germanique, qui considère tous les témoins comme des témoins de la Chambre qui interviennent pour établir la vérité.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 29 avril 2004
La Haye (Pays-Bas)

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O-Gon Kwon
Juge de la Chambre de première instance

[Sceau du Tribunal]


1. Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, affaire n° IT-02-54-T, Décision confidentielle, 28 janvier 2004, RG D5-1/28609 bis.
2. L’article 3 du Criminal Procedure Act est ainsi libellé :
La partie qui produit un témoin ne peut attaquer sa crédibilité par une preuve générale de mauvaise réputation ; mais elle peut, si le témoin, de l’opinion du juge, est défavorable […] prouver qu’il a fait à un autre moment une déclaration incompatible avec son témoignage actuel ; mais avant que cette dernière preuve puisse être produite, il faut mentionner au témoin les circonstances dans lesquelles la présumée déclaration a été faite, de façon suffisamment précise pour désigner l’occasion particulière, et il faut lui demander s’il a fait cette déclaration ou non [traduction du Greffe].
3. Colin Tapper, CROSS AND TAPPER ON EVIDENCE (London 1995), 311.
4. Ibid.
5. À titre d’exemple, si un témoin est défavorable ou hostile à la partie l’ayant cité à comparaître, cette dernière peut le contre-interroger au sujet d’une déclaration antérieure incompatible.
6. De plus, aux États-Unis la majorité des États ont aussi abandonné la règle générale interdisant à une partie d’attaquer la crédibilité de son propre témoin. Voir, par exemple, Charles W. Ehrhardt et Stephanie J. Young, Using Leading Questions during Direct Examination [Du bon usage des questions directives au cours de l’interrogatoire principal], Florida State University Law Review (automne 1995), p. 401 et 402. Toutefois, poser des questions directives à un témoin n’est généralement pas la même chose que contre-interroger son propre témoin, et l’article 611, alinéa c), des Federal Rules of Evidence régit par exemple ce genre de questions.
7. L’article 90 F) du Règlement est ainsi rédigé : « La Chambre de première instance exerce un contrôle sur les modalités de l’interrogatoire des témoins et de la présentation des éléments de preuve, ainsi que sur l’ordre dans lequel ils interviennent, de manière à :
i. rendre l’interrogatoire et la présentation des éléments de preuve efficaces pour l’établissement de la vérité et ;
ii. éviter toute perte de temps inutile. »