Affaire n° : IT-03-69-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Patrick Robinson
M. le Juge O-Gon Kwon

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
14 novembre 2003

LE PROCUREUR

c/

JOVICA STANISIC
FRANKO SIMATOVIC

____________________________________

DÉCISION RELATIVE AUX EXCEPTIONS PRÉJUDICIELLES SOULEVÉES PAR LA DÉFENSE

____________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Dermot Groome
Mme Camille Bibles

Les Conseils des Accusés :

M. Gerardus Godefridus Johannes Knoops, pour Jovica Stanisic
M. Zoran Jovanovic, pour Franko Simatovic

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),

VU l’exception préjudicielle de la Défense fondée sur les vices de forme de l’Acte d’accusation (Defence Preliminary Motion On The Form Of The Indictment ), l’ « Exception Stanisic », soulevée le 3 septembre 2003, par laquelle le conseil de Jovica Stanisic (« Stanisic ») affirme que l’acte d’accusation est entaché d'un grand nombre de vices de forme, dont : i) des formulations ambiguës  ; ii) le manque de précision quant à la ligne de conduite de Stanisic eu égard aux crimes allégués ; iii) le manque de précision quant à l’identité des victimes des crimes allégués et des participants à ces crimes ; iv) le manque de précision quant au moment où lesdits crimes ont eu lieu ; v) le manque de précision quant au lieu où ils se seraient déroulés ; vii) la responsabilité alléguée de Stanisic à raison d'actes commis par d’autres inculpés devant le Tribunal international ; et viii)  le manque de précision quant aux noms des membres présumés de l’entreprise criminelle commune,

VU, en outre, l’exception préjudicielle de la Défense (Defence Preliminary Motion), l’« Exception Simatovic », soulevée le 3 septembre 2003, par laquelle le conseil de Franko Simatovic (« Simatovic ») affirme que l’acte d’accusation établi contre Simatovic est entaché d'un grand nombre de vices de forme, et notamment qu’il ne précise pas : i) si c'est la responsabilité de jure ou de facto de Simatovic qui est mise en cause; ii) les faits particuliers ou la ligne de conduite qui lui sont reprochés sur la base de l’article 7 1) du Statut du Tribunal international (le « Statut »), iii) les faits établissant que Simatovic était animé de l’intention requise (men rea) pour commettre les crimes qui lui sont reprochés  ; iv) la période exacte au cours de laquelle les crimes reprochés auraient été commis ,

VU la réponse de l’Accusation aux exceptions préjudicielles fondées sur des vices de forme de l’acte d’accusation (Prosecution’s Response to Defence Preliminary Motions On The Form of The Indictment), la « Réponse », déposée le 15 septembre  2003, par laquelle le Bureau du Procureur (l’« Accusation ») affirmait que l’acte d’accusation contenait les informations suffisantes pour permettre aux deux accusés de préparer leur défense et demandait, par conséquent, le rejet de l’Exception Stanisic et de l’Exception Simatovic,

VU la réplique de la Défense à la réponse de l’Accusation aux exceptions préjudicielles fondées sur des vices de forme de l’acte d’accusation (Prosecution’s Response to Defence Preliminary Motions On The Form of The Indictment), la «  Réplique », déposée le 22 septembre 2003 suite à une ordonnance l’y autorisant1, par laquelle le conseil de Simatovic demandait le rejet des arguments présentés par l’Accusation dans la Réponse,

ATTENDU que l’acte d’accusation dressé contre Stanisic et Simatovic (l’«  Acte d’accusation »)2 porte sur des événements qui ont eu lieu entre le 1er août 1991 et le 31 décembre 1995 en Bosnie -Herzégovine et en République de Croatie (« Croatie »)3 et qu’il y est allégué que, à la période visée, Stanisic dirigeait de fait le service de sûreté de l’État (la « DB ») du Ministère de l’intérieur de la République de Serbie (le « MUP ») jusqu’à sa nomination officielle à ce poste le 31 décembre 1991 4, et que Simatovic travaillait dans le service de contre-espionnage de la DB avant d’être muté dans l’Administration , nouvellement créée, du renseignement de la DB (ou Deuxième Administration) et d’en diriger la division des opérations spéciales5,

ATTENDU que, dans l’Acte d’accusation, la responsabilité pénale individuelle de Stanisic et de Simatovic est mise en cause, en application de l’article 7 1)  du Statut, pour crimes de persécutions, meurtre, expulsion et actes inhumains (transferts forcés), tels que décrits dans l’Acte d’accusation, qu’ils ont planifiés, ordonnés , commis ou aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter6,

ATTENDU qu’il est précisé dans l’Acte d’accusation que ni Stanisic ni Simatovic ne sont accusés d’avoir exécuté matériellement les crimes qui leur sont imputés personnellement et que, par le terme « commettre », on entend la participation de Stanisic et de Simatovic à une entreprise criminelle commune7,

ATTENDU que cette entreprise criminelle commune avait pour but de forcer, au moyen des crimes décrits dans l’Acte d’accusation, la majorité des non-Serbes à évacuer à jamais de larges portions du territoire de la Croatie et de la Bosnie Herzégovine, que Stanisic et Simatovic sont accusés d’avoir participé à l’entreprise criminelle commune en qualité de coauteurs ou de complice, et qu’ils étaient tous deux animés de l’intention nécessaire pour commettre chacun de ces crimes8,

ATTENDU qu’il est précisé que Stansic et de Simatovic auraient participé à l’entreprise criminelle commune en contribuant à la formation, au financement, à l’approvisionnement et au soutien des unités secrètes créées par la DB ou avec l’aide de celle-ci aux fins d’entreprendre des actions militaires spéciales en Croatie et en Bosnie-Herzégovine (les « unités spéciales de la DB de la République de Serbie  »)9 ; en dirigeant des fonctionnaires et membres de la DB qui ont participé à la perpétration des crimes recensés dans l’Acte d’accusation ; et en fournissant en armes, fonds, formation, soutien logistique et autres formes d’assistance ou de soutien appréciables les unités spéciales de la DB de la République de Serbie qui ont participé à la perpétration alléguée de crimes en Croatie et en BiH entre le 1er août 1991 et le 31 décembre 199510,

ATTENDU qu’il est indiqué dans l’Acte d’accusation que, parmi les autres individus qui ont pris part à l’entreprise criminelle commune, se trouvaient Slobodan Milosevic Veljko Kadijevic, Blagoje Adžic, Ratko Mladic, Ramilo Bogdanovic, Radovan Stojicic, Mihalj Kertes, Milan Martic, Radovan Karadžic, Biljana Plavsic, Željko  Ražnatovic et Vojislav Šeselj11,

ATTENDU que l’article 18 4) du Statut et l’article 47 du Règlement du Tribunal international (le « Règlement ») exigent du Procureur qu’il établisse un acte d’accusation précisant le nom de l’accusé et les renseignements personnels le concernant ainsi qu’un exposé succinct des faits et du crime ou des crimes qui lui sont reprochés ,

ATTENDU que l’Acte d’accusation n’est pas vicié si, pris dans son ensemble , il informe clairement l’accusé 1) de la nature de sa responsabilité, et 2) des faits essentiels (et non des moyens de preuve) qui établissent sa responsabilité12,

ATTENDU que les faits allégués sont essentiels ou non selon que l’accusé est plus ou moins étroitement lié aux événements dont il est tenu pénalement responsable13 et qu’aucun des accusés, qui étaient haut placés au sein de la DB, n’est tenu responsable d’avoir matériellement perpétré les crimes reprochés,

ATTENDU que, s’agissant des allégations de participation à une entreprise criminelle commune, les faits essentiels qui doivent être présentés sont : i) le but et la période de l’entreprise, ii) l’identité des participants à l’entreprise , et iii) la nature de la participation des accusés à l’entreprise14,

ATTENDU que l’Accusation n’est tenue de fournir dans l’Acte d’accusation ni les éléments de preuve qu’elle entend invoquer pour prouver sa thèse au procès , ni un résumé desdits éléments de preuve15,

ATTENDU que l’acte d’accusation, en tant que principal instrument de mise en accusation, doit exposer de manière suffisamment détaillée les points essentiels de l’argumentation de l’Accusation16, mais que le contexte n’a pas à être présenté dans sa totalité17,

ATTENDU que l’Accusation n’est pas tenue de fournir des listes exhaustives de l’ensemble des villes et villages attaqués, ou des victimes tuées et que, jusqu’à ce qu’ils reçoivent de l’Accusation des informations suffisantes, les accusés sont en droit de présumer que les listes communiquées sont exhaustives18,

ATTENDU que les formulations « notamment » et « comprenant, sans s’y limiter  » (« including, but not limited to ») figurant aux paragraphes 7, 19, 23 et 59 de l’Acte d’accusation créent une ambiguïté dans la mesure où l’Accusation met en cause la responsabilité des deux accusés pour des crimes qui auraient été commis dans des municipalités de Bosnie-Herzégovine autres que celles citées dans l’Acte d’accusation,

ATTENDU que la mise en cause de la responsabilité des accusés à raison d'actes commis par d’autres inculpés devant le Tribunal international n’est pas un fait essentiel devant être présenté dans l’Acte d’accusation,

EN APPLICATION de l’article 72 du Règlement,

FAIT PARTIELLEMENT DROIT à l’Exception Stanisic et à l’Exception Simatovic et ORDONNE à l’Accusation :

1) de lever l’ambiguïté créée par les formulations « notamment » et « comprenant, sans s’y limiter » figurant aux paragraphe 7, 19, 23 et 59 de l’Acte d’accusation,

2) de déposer un acte d’accusation modifié dans les 30 jours suivant la présente décision, et

REJETTE tous les autres griefs exposés dans l’Exception Stanisic et l’Exception Simatovic.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 14 novembre 2003
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
__________
Richard May

[Sceau du Tribunal]


1 - Order Granting Defence Request For Leave to File Reply, Le Procureur c/ Jovica Stanisic et Franko Simatovic, affaire n °IT-03-69-PT, 17 septembre 2003.
2 - Le Procureur c/ Jovica Stanisic et Franko Simatovic, affaire n° IT-03-69-I, 1er mai 2003.
3 - Acte d’accusation, par. 11 et 13.
4 - Ibid., par. 1.
5 - Ibid., par. 2.
6 - Ibid., par. 8.
7 - Ibid.
8 - Acte d’accusation, par. 9 et 10. À titre subsidiaire, il est allégué que les crimes énumérés dans l’Acte d’accusation étaient la conséquence naturelle et prévisible de la réalisation de l’objectif assigné à l’entreprise criminelle commune.
9 - Les unités spéciales de la DB de la République de Serbie incluaient, sans s’y limiter, les Bérets rouges, les Tigres d’Arkan, la « Police de Martic », la milice de la Région autonome serbe de Slavonie, Baranja et Srem occidental, les JSO et les JATD. Voir Acte d’accusation, par. 3.
10 - Acte d’accusation, par. 3 et 13.
11 - Ibid., par. 12.
12 - Décision relative à l’exception préjudicielle de la Défense pour vices de forme de l’acte d’accusation, Le Procureur c/ Milorad Krnojelac, affaire n° IT-97-25-PT, 24 février 1999, par. 7.
13 - Décision relative à l’exception préjudicielle concernant l’acte d’accusation modifié, Le Procureur c/ Milan Martic, affaire n° IT-95-11-PT, 2 juin 2003, par. 5, citation de la Décision relative à la Requête de la Défense aux fins d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel, Le Procureur c/ Galic, affaire n° IT-98-29-AR72, 30 novembre 2002.
14 - Décision relative à la Requête de l’Accusation aux fins d’autorisation de modifier l’acte d’accusation consolidé, Le Procureur c/ Momcilo Krajisnik et Biljana Plavsic, affaire n° IT-00-39&40-PT, 4 mars 2002, par. 13 (la « Décision Krajisnik »).
15 - Décision Krajisnik, par. 9.
16 - Arrêt, Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, affaire n° IT-95-16-A, 23 octobre 2001, par. 114.
17 - Décision relative à l’exception préjudicielle pour vices de forme de l’Acte d’accusation, Le Procureur c/ Naser Oric, affaire n° IT-03-68-PT, 3 juillet 2003, p. 4.
18 - Décision relative à la forme de l’acte d’accusation, Le Procureur c/ Hadzihasanovic et consorts, affaire n° IT-01-47-PT, 7 décembre 2001, par. 43.