Affaire n° : IT-01-42-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Kevin Parker, Président
M. le Juge Krister Thelin
Mme le Juge Christine Van Den Wyngaert

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
22 janvier 2004

LE PROCUREUR

c/

PAVLE STRUGAR

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DÉCISION RELATIVE À L’OBJECTION SOULEVÉE PAR LA DÉFENSE RELATIVEMENT À LA DÉCLARATION LIMINAIRE DE L’ACCUSATION CONCERNANT L’ADMISSIBILITÉ D’ÉLÉMENTS DE PREUVE

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Le Bureau du Procureur :

Mme Susan Somers
M. Philip Weiner

Les Conseils de l’Accusé :

MM. Goran Rodic et Vladimir Petrovic

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal  »),

VU l’objection soulevée par la Défense concernant certaines parties de la déclaration liminaire faite par l’Accusation à l’audience du 16 décembre 2003, et, en particulier, le fait qu’elle s’est opposée à l’admission d’éléments de preuve concernant des bombardements auxquels se seraient livrés les subordonnés de Strugar avant la période visée par le Troisième acte d’accusation modifié1,

VU la réponse de l’Accusation à l’objection de la Défense, présentée oralement à l’audience du 17 décembre 20032,

VU l’écriture déposée le 12 janvier 2004 par la Défense à l’appui de l'objection qu’elle a soulevée relativement à la déclaration liminaire de l’Accusation, par laquelle celle-ci affirme, entre autres : i) qu’un acte d’accusation constitue le seul cadre dans lequel la responsabilité d’un accusé peut être invoquée, et qu’un accusé ne peut être tenu responsable pour des actes ou omissions illicites qui n’y sont pas allégués, ii) que l’Accusation introduit des actes ou omissions qui ne sont pas reprochés à l’accusé dans l’acte d’accusation, et iii) que des moyens de preuve concernant des actes commis par l’accusé avant la période visée par l’acte d’accusation, qui démontreraient « la cause directe » des crimes dont on l’accuse, devraient être exclus,

VU la réponse déposée par l’Accusation le 19 janvier 2004, par laquelle celle -ci soutient que le fait de présenter des éléments de preuve concernant des actes commis avant le 6 décembre 1991 ne revient pas à porter une nouvelle accusation contre l’accusé, que des moyens de preuve relatifs soit au comportement criminel dont l’accusé n’est pas tenu responsable soit à des actes qui ne sont pas mentionnés dans l’acte d’accusation peuvent être produits au procès sans que sa responsabilité pénale soit engagée pour ces actes, et que des éléments de preuve concernant des actes ou le comportement antérieurs de l’accusé sont pertinents s’agissant de déterminer sa connaissance des faits ou son intention lors de la perpétration des actes qui lui sont reprochés dans l’acte d’accusation,

ATTENDU que l’argument invoqué par la Défense au sujet de la jurisprudence du Tribunal concernant le lien entre un acte d’accusation et les moyens de preuve produits devant une chambre de première instance3 a trait à la question de la suffisance des éléments de preuve présentés à l’appui d’un acte d’accusation et ne se rapporte donc pas directement aux points soulevés par l’objection de la Défense,

ATTENDU que la ratio decidendi des décisions rendues par la Chambre d’appel s’impose aux Chambres de première instance4,

VU la décision de la Chambre d’appel, qui se fondait sur la jurisprudence des tribunaux anglais, gallois, australiens et américains, d’admettre des éléments de preuve relatifs à des actes autres que ceux visés dans l’acte d’accusation afin de corroborer les faits qui y sont exposés, au motif que « des preuves de crimes ou d’infractions commis par l’accusé autres que ceux visés dans l’acte d’accusation, si ces autres crimes permettent de mettre en lumière une connaissance particulière, une occasion, ou une identification de l’accusé qui tendrait à accréditer l’idée qu’il ait pu commettre le crime en question 5»,

ATTENDU que la condition posée dans la décision de la Chambre d’appel susmentionnée, selon laquelle tout élément de preuve produit par ce moyen doit permettre de corroborer d’autres preuves, découlait uniquement de la nécessité de notifier dûment à l’accusé les moyens de preuve que l’Accusation chercherait à produire au procès, cette nécessité étant apparue à un moment où la version actuelle de l’article 65 ter du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »), qui confère à l’accusé ce droit, n’avait pas encore été adoptée6,

ATTENDU qu’un examen de la pratique de juridictions nationales montre qu’en général, les tribunaux admettront des moyens de preuve relatifs aux actes de l’accusé autres que ceux visés dans l’acte d’accusation si ceux-ci sont utilisés pour prouver un point qui est pertinent pour les accusations portées à l’encontre d’un accusé, tel que le mobile, l’occasion ou l’intention, la préparation ou la planification d’un crime, ou encore la connaissance qu’un accusé aurait eu d’un fait7,

ATTENDU que, dans l’acte d’accusation, aux termes de l’article 7 3) du Statut, Strugar est tenu pour responsable en tant que supérieur hiérarchique des actes commis par ses subordonnés le 6 décembre 1991,

ATTENDU que pour établir une quelconque responsabilité en application de l’article 7 3) du Statut, l’Accusation doit, entre autres, prouver que l’accusé savait ou avait des raisons de savoir qu’un subordonné s’apprêtait à commettre ou avait commis des crimes relevant de la juridiction du Tribunal,

ATTENDU que la Chambre d’appel considère que cette condition exige qu’un supérieur soit tenu pour pénalement responsable au sens de l’article 7 3) du Statut si, entre autres, il avait à sa disposition des informations qui l’auraient averti des infractions commises par ses subordonnés8, et que la Chambre d’appel a en outre indiqué que ces informations comprennent le comportement antérieur de subordonnés ou un précédent de mauvais traitements9,

ATTENDU que dans son mémoire préalable au procès, l’Accusation a expressément soutenu que l’accusé savait, étant donné que Dubrovnik avait été auparavant bombardée par des forces de la JNA placées sous son commandement, que la vieille ville risquait de faire l’objet de destructions le 6 décembre 199110, et que compte tenu du fait que ce quartier avait subi des bombardements en octobre et novembre 1991, il aurait dû donner l’ordre formel à ses subordonnés de cesser toute activité de combat11,

ATTENDU, par conséquent, que les moyens de preuve relatifs à des événements survenus avant le 6 décembre 1991 visent à prouver qu’à cette date, Strugar savait ou aurait dû savoir, en raison de la manière dont ses subordonnés s’étaient auparavant comportés dans des circonstances similaires, que ceux-ci commettraient des actes criminels,

ATTENDU que, comme ces moyens de preuve sont produits dans le but d’établir l’intention de l’accusé et, par là, sa responsabilité alléguée en vertu de l’article 7 3) du Statut, ces preuves sont en pleine conformité avec le principe énoncé dans la décision de la Chambre d’appel susmentionnée, et sont par conséquent admissibles,

ATTENDU que l’article 89 C) du Règlement dispose qu’une chambre peut recevoir tout élément de preuve qu’elle estime avoir valeur probante,

PAR CES MOTIFS, ET EN APPLICATION DE L’ARTICLE 71 BIS DU RÈGLEMENT,

REJETTE l’opposition de la Défense à la déclaration liminaire de l’Accusation et autorise l’admission d’éléments de preuve concernant des bombardements antérieurs, à condition que ces preuves soient uniquement utilisées pour prouver l’intention de l’accusé relativement aux actes qui lui sont reprochés dans l’acte d’accusation .

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 22 janvier 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
__________
Kevin Parker

[Sceau du Tribunal]


1 - CR, p. 285 à 287, 16 décembre 2003.
2 - CR, p. 289 à 293, 17 décembre 2003.
3 - Arguments déposés par la Défense à l’appui de son opposition à la déclaration liminaire de l’Accusation, par. 7 à 9.
4 - Le Procureur c/ Aleksovski, affaire n°°IT-95-14/1-A, Arrêt, 24 mars 2000, par. 113.
5 - Le Procureur c/ Kupreskic, affaire n°°IT-95-16-A, Arrêt, 23 octobre 2001, par. 321, cf. Archibold : Criminal Pleadings, Evidence and Practice 2000, par. 13 à 37, et John Strong, McCormick on Evidence, par. 190, p. 797 à 812 (4e éd., 1992).
6 - Id., par. 323.
7 - Federal Rules of Evidence for United States Courts, article 404 b) : Aucune preuve afférente à d’autres crimes, méfaits ou actes visant à établir la moralité d’une personne et prouver ainsi que ces actes en sont le reflet n’est admissible. Ces preuves peuvent cependant être admises à d’autres fins, notamment pour prouver le mobile, l’occasion, l’intention, la préparation d’un crime, l’existence d’un plan, la connaissance, l’identité ou l’absence de faute de la part de l’accusé ou le caractère involontaire d’un acte, à condition que, sur demande de l’accusé, l’accusation informe celui-ci de la nature générale de ce genre de preuves qu’elle a l’intention de produire au procès, soit avant l’ouverture du procès dans un délai raisonnable, soit au cours du procès si le tribunal l’en dispense sur présentation de motifs valables. Voir également Richard May, Criminal Evidence, p. 96 à 102, par. 6-08, etc., (3e éd., Sweet & Maxwell Ltd., Londres, 1995) : Des preuves que le défendeur s’est comporté d’une manière répréhensible à d’autres occasions que celles où le crime dont il est inculpé a été commis, ou des preuves qui tendent à démontrer son caractère peuvent être admises dans des circonstances exceptionnelles si elles : a) sont pertinentes au sens qu’elles ont une valeur probante pour une question soulevée dans l’affaire, et b) si leur valeur probante est supérieure à leur effet préjudiciable.
8 - Le Procureur c/ Delalic et consorts (Celebici), affaire n°IT-96-21-A, Arrêt, 20 février 2001, par. 241.
9 - Le Procureur c/ Kvocka et consorts, affaire n°IT-98-30/1-T, Arrêt, 2 novembre 2001, par. 318.
10 - Mémoire préalable au procès déposé par l’Accusation, par. 76.
11 - Mémoire préalable au procès déposé par l’Accusation, par. 80.