Affaire n° : IT-01-42-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Kevin Parker, Président
M. le Juge Krister Thelin
Mme le Juge Christine Van Den Wyngaert

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
26 mai 2004

LE PROCUREUR

c/

PAVLE STRUGAR

_____________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE LA DÉFENSE DEMANDANT À CE QU’IL SOIT MIS FIN À LA PROCÉDURE

_____________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Susan Somers
M. Philip Weiner
M. David Re

Les Conseils de l’Accusé :

M. Goran Rodic
M. Vladimir Petrovic

I. INTRODUCTION

1. La présente décision de la Chambre de première instance II (« la Chambre de première instance ») porte sur l’aptitude de l’accusé en l’espèce (« l’Accusé ») à être jugé, compte tenu de son état de santé. En règle générale, la Chambre de première instance utilisera indifféremment les termes « aptitude » ou « capacité » à être jugé.

2. L’Accusé est actuellement jugé par la Chambre de première instance sur la base d’un acte d’accusation comportant six chefs de violations des lois ou coutumes de la guerre découlant du bombardement allégué de la vieille ville de Dubrovnik à l’artillerie et au mortier par des forces placées sous son commandement le 6 décembre 1991. Ces violations ont pris la forme de meurtres, de traitements cruels, d’attaques contre des civils, de dévastations que ne justifient pas les exigences militaires, d’attaques illégales contre des biens de caractère civil, et de destruction ou d’endommagement délibéré d’édifices consacrés à la religion, à la bienfaisance et à l’enseignement, aux arts et aux sciences, de monuments historiques, d’œuvres d’art et d’œuvres de caractère scientifique. L’Accusé est tenu pénalement responsable à la fois à titre individuel et en tant que supérieur hiérarchique. À l’époque des faits, l’Accusé était général dans l’Armée populaire yougoslave. Il est aujourd’hui à la retraite et âgé d’environ 70 ans. L’Accusé est un homme intelligent et instruit. La carrière militaire qu’il a embrassée a été couronnée de succès. En raison de la nature même de son expérience au sein de l’armée, il est rompu à la prise de décisions importantes et à l’exercice du commandement. Dans le cadre de la procédure engagée devant ce Tribunal, il est représenté par deux conseils expérimentés.

3. Lorsque l’Accusé a fait connaître sa position concernant les chefs d’accusation retenus contre lui, la question de son aptitude à être jugé n’a pas été soulevée. Ce n’est que lors de la conférence préalable au procès tenue le 15 décembre 2003 que la Défense a demandé que l’Accusé subisse un examen médical visant à établir son aptitude à être jugé. Au vu du dossier médical relatif à l’état de santé de l’Accusé produit par la Défense à l’appui de sa requête, le Juge de la mise en état a considéré qu’il n’existait aucune raison de reporter l’ouverture du procès, prévue le lendemain.

4. Le 16 décembre 2003, la Défense a déposé une requête aux fins de l’examen médical de l’Accusé. Après avoir examiné le rapport relatif à l’état de santé de l’Accusé rédigé par le docteur de Both à la demande de la Chambre de première instance et le dossier médical relatif à l’état de santé de l’Accusé produit par la Défense à l’appui de sa requête, la Chambre de première instance a considéré qu’il n’existait aucune raison d’ordonner que l’Accusé subisse un examen médical supplémentaire. Elle a cependant laissé à la Défense la possibilité d’approfondir la question si le besoin s’en faisait sentir1. Le procès s’est poursuivi.

5. Le 3 février 2004, la Défense a demandé à ce qu’il soit mis fin à la procédure, au motif qu’à la lumière du rapport médical du professeur Lecic-Tosevski déposé la veille et des antécédents médicaux de l’Accusé tels qu’exposés dans son dossier médical, ce dernier n’était pas apte à être jugé2.

6. Lors de l’audience du 4 février 2004, l’Accusation a soutenu que la requête de la Défense devait être rejetée car infondée et insuffisamment étayée. Plutôt que de rejeter la requête, la Chambre de première instance a proposé que la Défense fournisse d’autres informations à l’appui du rapport produit et que l’Accusation fasse le nécessaire pour procéder à son propre examen médical de l’Accusé. Vu les circonstances inhabituelles de l’espèce, et après avoir pris en considération les éléments présentés devant la Chambre de première instance, ainsi que ses propres observations concernant la capacité de l’Accusé à subir le procès, la Chambre de première instance a décidé que le procès se poursuivrait jusqu’à ce que la requête soit tranchée, estimant, puisque la Défense faisait valoir que l’Accusé souffrait d’une maladie décrite comme permanente et évolutive, que si ce dernier devait être déclaré inapte à être jugé, aucune injustice ne serait commise à son égard car il conviendrait alors de mettre fin à la procédure.

7. Le 12 février 2004, la Défense a déposé une notification et une annexe confidentielles (Confidential Defence Notice and Confidential Annex). L’annexe contenait un rapport supplémentaire du professeur Lecic-Tosevski. Le même jour, la Défense a déposé à titre confidentiel une requête demandant à ce qu’il soit mis fin à la procédure (Defence Motion to Terminate Proceedings), par laquelle elle sollicitait qu’il soit mis fin à la procédure en se fondant sur l’avis du professeur Lecic-Tosevski et sur les antécédents médicaux de l’Accusé tels qu’exposés dans son dossier médical.

8. Le 17 février 2004, suite à une requête de l’Accusation, la Chambre de première instance a rendu une « Ordonnance [confidentielle] aux fins de soumettre l’Accusé à une imagerie par résonance magnétique » afin de faciliter l’examen de l’Accusé par des experts choisis par l’Accusation. L’examen du dossier médical de l’Accusé a révélé qu’un examen par IRM avait été effectué en 2002 et que les conclusions du professeur Lecic-Tosevski reposaient partiellement sur les résultats de cet examen.

9. Le 22 mars 2004, l’Accusation a déposé un rapport médical concernant l’Accusé établi par les docteurs B. Blum, V. Folnegovic-Smalc et D. Matthews. D’autres déclarations sous serment ont depuis été déposées à l’appui de ce rapport.

10. Après avoir entendu les arguments divergents des parties sur la question le  30 mars 2004, la Chambre de première instance a souscrit pour l’essentiel aux arguments de la Défense et ordonné que chacune des parties puisse procéder de façon limitée à un contre-interrogatoire portant sur le ou les rapports médicaux produits par la partie adverse.

11. Les 28 et 29 avril 2004, la Chambre de première évidence a entendu le témoignage du professeur Lecic-Tosevski, ainsi que celui des docteurs Blum et Matthews. Des conclusions écrites ont ensuite été déposées, lesquelles ont été complétées par des arguments exposés brièvement lors de l’audience du 6 mai 20043. La Chambre de première instance a indiqué qu’elle se prononcerait ultérieurement sur la question de l’aptitude de l’Accusé à être jugé.

II. ARGUMENTS DES PARTIES

A. La Défense

12. La Défense se fonde principalement sur les deux rapports du professeur Lecic -Tosevski (l’« expert de la Défense »), neuropsychiatre et conférencier en psychiatrie à l’Université de Belgrade, spécialisée, entre autres dans le traitement des troubles de la personnalité et dans la psychobiologie du stress. Le professeur Lecic-Tosevski a participé à un projet sur le traitement des personnes souffrant de syndrome de stress post-traumatique après la guerre. Elle dirige le Centre de recherches et d’éducation de l’Institut de la santé mentale de Belgrade. Elle est également présidente de la Commission nationale chargée de la santé mentale du Ministère de la santé à Belgrade et présidente du comité de psychiatrie préventive de l’Association mondiale de psychiatrie.

13. D’après le professeur Lecic-Tosevski, l’Accusé présente les symptômes de plusieurs maladies somatiques et psychiatriques, dont la démence vasculaire, le syndrome de stress post-traumatique, la dépression, ce qu’il est généralement convenu d’appeler les « troubles arthritiques » et l’insuffisance rénale chronique. Selon elle, ces troubles, séparément et conjointement, affectent la mémoire de l’Accusé, sa capacité et sa qualité de concentration, ainsi que ses facultés d’abstraction et d’organisation. Elle est d’avis que la détérioration des fonctions susmentionnées porte atteinte à la capacité de l’Accusé à être jugé. Ce dernier ne serait pas en mesure de participer de façon substantielle à la procédure ni de témoigner. Quant à sa défense, il n’y participerait qu’avec de grandes difficultés et ne serait pas en mesure d’aider ses conseils par rapport au déroulement du procès.

14. L’expert de la Défense avait examiné l’Accusé en janvier 2004 à La Haye et s’était également entretenu avec sa femme et son fils. Son rapport se fondait sur les antécédents psychiatriques de l’Accusé, son état psychique, le diagnostic clinique correspondant aux critères DSM-IV, l’utilisation d’instruments de diagnostic tels que des questionnaires conçus pour les personnes souffrant de dépression, d’autres symptômes, le syndrome de stress post traumatique, ainsi que l’analyse de conclusions et résultats médicaux antérieurs, y compris une évaluation neuropsychologique, et des informations recueillies auprès de sa femme et de son fils.

B. L’Accusation

15. L’Accusation s’est appuyée essentiellement sur l’avis conjoint des docteurs Bennett Blum, Vera Folnegovic-Smalc et Daryl Matthews (les « experts de l’Accusation  »).

Le docteur Blum, médecin, travaille comme consultant en psychiatrie médico-légale aux États-Unis, en Californie et en Arizona. Il est consultant auprès de plusieurs organisations et institutions. Ses domaines de spécialisation comprennent, entre autres, l’évaluation médico-légale des facultés mentales et la psychiatrie gériatrique. Le docteur Blum est l’auteur d’un document de référence sur ces thèmes et a mis au point un test, d’utilisation courante aujourd’hui, destiné à évaluer les facultés mentales des personnes âgées.

Le professeur Folnegovic- Smalc est chef du département de psychiatrie à l’Université de Zagreb et présidente de l’Association croate de psychiatrie clinique. Ses domaines de spécialisation comprennent, entre autres, la psychiatrie médico-légale et la psycho-pharmacothérapie. Elle a rédigé de nombreux rapports d’expert utilisés à des fins judiciaires.

Le docteur Matthews est professeur de psychiatrie à l’Université d’Hawaii, où il dirige également un programme de psychiatrie médico-légale. Ses domaines de spécialisation comprennent, entre autres, l’évaluation de la santé mentale d’un accusé au moment de l’infraction qui lui est reprochée et celle de l’aptitude de ce dernier à être jugé. Il a évalué l’aptitude de plusieurs centaines d’inculpés à être jugés4. Consultant en psychiatrie médico-légale auprès du Département de la santé de l’État d’Hawaii, il fait également partie du Comité de psychiatrie médico-légale du Conseil américain de psychiatrie et de neurologie.

16. Dans leur rapport conjoint, les docteurs Blum, Folnegovic-Smalc et Matthews ont exprimé l’avis selon lequel l’Accusé souffrait d’une démence vasculaire « simple , que sa mémoire était légèrement défaillante et qu’il éprouvait parfois des difficultés à s’exprimer. La symptomatologie existante ne leur a pas permis de diagnostiquer un syndrome de stress post-traumatique ni un trouble dépressif grave. Selon eux, rien n’indique que l’Accusé souffre d’une détérioration importante de sa capacité à se souvenir d’informations pertinentes ou à se concentrer sur des périodes longues s’il s’intéresse à la procédure ou à ce qui se prépare. Ils ont estimé que l’Accusé était en mesure de comprendre la nature des accusations portées contre lui, qu’il comprenait bien de façon générale le déroulement du procès, qu’il pouvait communiquer avec ses conseils, témoigner et comprendre les conséquences d’une éventuelle déclaration de culpabilité prononcée à son encontre.

17. Pour parvenir à leurs conclusions, les experts de l’Accusation ont pris en considération le compte rendu d’audience en l’espèce, ainsi que le dossier médical de l’Accusé. Lors de leur entretien avec l’Accusé, ils ont procédé à une analyse neuropsychiatrique en lui posant un certain nombre de questions destinées à apprécier le fonctionnement de différentes parties du cerveau. En outre, ils ont interrogé deux surveillants et une infirmière travaillant au Quartier pénitentiaire des Nations Unies et ont suivi une partie du procès afin de mieux observer l’Accusé. Les résultats de l’examen par IRM effectué en 2004 et ayant donné lieu à un rapport d’expert ont également été mis à leur disposition.

18. Les antécédents médicaux de l’Accusé, tels qu’exposés dans le dossier médical mis à la disposition des experts et examiné par la Chambre de première instance, ont également été pris en considération par la Défense. Ces antécédents ayant été étudiés par les témoins experts et les éléments pertinents y afférents ayant été mentionnés, il est inutile d’aborder spécifiquement cette question dans les motifs de la présente décision.

III. LE DROIT

A. Le fondement juridique de la Requête

19. La Requête ne se fonde sur aucune disposition expressément inscrite dans le Statut ou le Règlement de procédure et de preuve du Tribunal. De surcroît, il n’existe aucun fondement juridique explicite en la matière dans la jurisprudence existante du Tribunal. Les parties sont néanmoins parties du principe que si l’Accusé était déclaré inapte à être jugé, il conviendrait alors de mettre fin à la procédure en l’espèce.

20. Afin de mieux comprendre la situation, il convient tout d’abord de faire observer que le Statut du Tribunal est muet sur un certain nombre de questions, en particulier sur celle de l’aptitude d’un accusé à répondre de ses actes, qui sont pourtant généralement traitées dans les systèmes de justice pénale. Le rapport du Secrétaire général des Nations Unies dans lequel figurait le projet de Statut du Tribunal indiquait explicitement qu’en l’absence de dispositions formelles, il appartiendrait au Tribunal « de se prononcer, en se fondant sur les principes généraux du droit reconnus par toutes les nations, sur diverses excuses, telles que l’âge minimum ou l’incapacité mentale, de nature à dégager la responsabilité pénale individuelle d’une personne5. Alors que celui-ci fait expressément référence aux moyens de défense, la question de l’aptitude de l’accusé à être jugé semble se situer sur le même plan.

21. Bien qu’il n’existe aucune disposition explicite en la matière dans le Statut du Tribunal, celui-ci nous offre implicitement une aide substantielle dans le cas présent. Il est important qu’un accusé comparaissant devant le Tribunal bénéficie d’un certain nombre de droits formels. Ces droits sont inscrits aux articles 20 et 21 du Statut. Leur exercice présuppose, semble-t-il, que l’accusé dispose d’un certain degré de capacité mentale et physique. Au moment de l’ouverture du procès, la Chambre de première instance est tenue de confirmer que l’accusé a compris le contenu de l’acte d’accusation (article 20, par. 3). L’accusé a droit, entre autres, à se défendre lui-même (article 21, par. 4 d)), à interroger les témoins à charge (par. 4 e)) et à se faire assister gratuitement d’un interprète s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience (par. 4 f)).

22. Le paragraphe 3 de l’article 20 du Statut présuppose que tout accusé doit être à même de comprendre le contenu de l’acte d’accusation dressé contre lui. L’exercice des droits de l’accusé à se défendre lui-même et à interroger des témoins semble exiger, entre autres, que ce dernier ait la capacité de :

- comprendre l’objectif de la procédure, y compris ses conséquences,

- comprendre le déroulement de la procédure, y compris la nature et la portée de son plaidoyer,

- comprendre la nature des éléments de preuve présentés, et

- témoigner (s’il choisit de le faire).

La possibilité de mettre à la disposition de l’accusé un conseil chargé de l’assister dans sa défense est l’une des caractéristiques des procès engagés devant le Tribunal. Cette possibilité peut assurément permettre à l’accusé de traiter de manière plus adaptée chacun des points énoncés ci-dessus et, le cas échéant, de compenser autant que de besoin les lacunes éventuelles. Le recours à un conseil nécessite toutefois que l’accusé ait la capacité de pouvoir fournir à ce dernier des instructions suffisantes et pertinentes. En outre, le paragraphe 4 f) de l’article 20 du Statut présuppose clairement que l’accusé a la capacité de comprendre ou de parler la langue employée à l’audience ou bien, grâce à l’assistance d’un interprète, de suivre les débats dans une autre langue. La Chambre de première instance fait observer que cette analyse n’est peut-être pas exhaustive mais qu’elle suffit aux fins de la présente décision.

23. Compte tenu de la nature même de ces droits, leur exercice effectif peut être entravé, voire rendu impossible, si les capacités mentales et physiques de l’accusé, notamment sa capacité de comprendre la procédure, c’est-à-dire d’en saisir la portée, sont diminuées du fait de troubles mentaux ou somatiques.

24. De l’avis de la Chambre de première instance, il ressort des dispositions des articles 20 et 21 du Statut du Tribunal et de leurs implications claires que l’accusé doit obligatoirement disposer de ces capacités ou bien, grâce à l’assistance d’un conseil, d’un interprète ou autre, qu’il sera en mesure de les exercer, du moins à un degré suffisant pour permettre la présentation de sa défense.

25. Si cet avis est fondé, le Statut du Tribunal implique nécessairement que, si le besoin s’en fait sentir, toute question concernant l’aptitude de l’accusé à être jugé, c’est-à-dire le fait de savoir s’il dispose des capacités nécessaires ou de la possibilité de les exercer en bénéficiant de l’assistance voulue, devrait être tranchée par le Tribunal.

26. Par conséquent, la Chambre de première instance est convaincue qu’elle a compétence pour déterminer en l’espèce si l’Accusé est apte à être jugé.

27. Nous faisons également observer, bien que ce point ne soit pas soulevé en l’espèce et ne découle pas des éléments de preuve produits jusqu’alors, que la question de l’aptitude de l’accusé à être jugé peut en soi modifier le déroulement d’un long procès. Par ailleurs, dans certains cas, une inaptitude provisoire peut être soignée par un traitement, permettant ainsi la poursuite du procès après un retard ou un ajournement.

B. Autres arguments juridiques

28. S’agissant de la compétence dont elle dispose pour déterminer si l’Accusé est apte à être jugé, la Chambre de première instance est renforcée dans sa conviction par d’autres considérations qu’elle exposera brièvement ci-après.

29. Les systèmes juridiques que la Chambre a pu étudier envisagent tous la possibilité que, dans certains cas, un accusé soit déclaré inapte à être jugé. Bien que la formulation, la portée et l’application de la législation à cet égard diffèrent inévitablement entre les différentes juridictions nationales, ce principe fondamental semble être unanimement admis.

30. On peut mentionner la position adoptée aux États-Unis, où le droit de ne pas être jugé en cas d’inaptitude de l’accusé a été considéré comme un droit fondamental par la Cour suprême des États-Unis dans Cooper v. Oklahoma6. En Angleterre et ailleurs, en common law, une personne ne peut être jugée pour une infraction pénale que si elle dispose de la capacité mentale suffisante pour présenter sa défense : Dashwood v. Reg7. S’agissant des États parties à la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu, sur la base de l’article 6 de ladite Convention, que toute personne poursuivie pour une infraction pénale a le droit de prendre part à l’audience8. Il a été conclu que l’exercice effectif de ce droit présuppose que l’accusé est capable, mentalement et physiquement, de prendre part à la procédure pénale engagée contre lui9. La Chambre de première instance fait observer qu’il existe des similitudes entre les dispositions pertinentes de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et celles de l’article  21 du Statut du Tribunal10.

31. La Chambre de première instance fait remarquer que, dans un certain nombre de juridictions, le facteur déterminant en matière d’évaluation de l’aptitude de l’accusé à être jugé est, explicitement ou implicitement, la présence d’un trouble mental 11. Il convient cependant de faire observer que, dans certaines juridictions nationales, les lois relatives à l’aptitude d’un accusé à être jugé, qui concernaient à priori les personnes souffrant de troubles mentaux, ont été interprétées et appliquées de manière plus large. Par exemple, la section 2 du Criminal Lunatics Act 1800 (UK)12 prévoyait que :

« si une personne poursuivie pour une infraction est démente et déclarée comme telle après lecture de l’acte d’accusation […] elle ne peut pas être jugée sur la base dudit acte d’accusation […] »

Dans Reg. v. Pritchard13, cette disposition a été interprétée comme signifiant qu’il convient de déterminer « si le prisonnier comprend suffisamment la nature du procès pour en saisir la portée et pouvoir ainsi opposer une véritable défense aux accusations portées contre lui . Dans l’affaire en question, l’accusé n’était pas dément mais sourd-muet. Depuis, cette disposition a été interprétée comme incluant les personnes qui ne sont pas démentes « mais qui, en raison de leur état physique ou mental, ne peuvent pas suivre la procédure et, partant, ne peuvent opposer une véritable défense dans le cadre de cette procédure.14»

32. En outre, la Chambre de première instance fait observer que, en principe, le Tribunal n’envisage pas de procès par défaut (in abstentia)15. Cette règle serait dénuée de substance si elle avait trait à la simple présence physique de l’accusé dans le prétoire. La présence de l’accusé ayant été considérée comme indispensable à la détermination de sa culpabilité ou de son innocence16, la condition relative à la présence de l’accusé tient, semble-t-il, à la capacité de ce dernier d’assister le Tribunal par la présentation de sa défense.

33. La Chambre de première instance se rend compte par ailleurs que ni le Statut du Tribunal pénal international (TPIR) pour le Rwanda ni le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) ne traitent expressément de la question de l’aptitude de l’accusé à être jugé. Toutefois, dans l’affaire Le Procureur c/ Nahimana, Barayagwiza et Ngeze17, bien que la question n’ait pas été examinée en détail, le TPIR a fait droit à une requête aux fins de l’examen médical, psychiatrique et psychologique de l’accusé Ngeze afin de déterminer l’aptitude de ce dernier à être jugé. Le rapport médical établi en conséquence a confirmé qu’il était en mesure d’assister au procès. De plus, bien que la CPI n’ait connu d’aucune affaire à ce jour, l’article 135 de son Règlement de procédure et de preuve prévoit des dispositions explicites concernant l’aptitude de l’accusé à être jugé. Ainsi, le point de vue de la Chambre de première instance semble correspondre à celui adopté par le TPIR et la CPI.

34. Il convient également de se reporter à la jurisprudence des nombreuses juridictions nationales qui mettent l’accent sur une évaluation directe des capacités spécifiques permettant à un accusé de prendre part à son procès. Dans ce contexte, la Chambre de première instance est sensible, entre autres précédents, à la décision Dusky v. United States, par laquelle la Cour suprême des États-Unis a dit que le «  critère à appliquer est de savoir si [le défendeur] C dispose actuellement des capacités suffisantes pour consulter son avocat avec un degré satisfaisant d’intelligence rationnelle et s’il a une compréhension rationnelle et factuelle de la procédure engagée contre lui »18. La Chambre rappelle également les normes de la common law formulées par le baron Alderson dans Reg. v Pritchard : « Premièrement, la question de savoir si le prisonnier fait semblant d’être muet ; deuxièmement, s’il est capable ou non de répondre à l’acte d’accusation ; troisièmement, si son intelligence est suffisante pour comprendre le déroulement de la procédure en l’espèce afin d’opposer une véritable défense — pour savoir qu’il peut récuser les jurés contre lesquels il aurait des objections — et pour appréhender les éléments de preuve dans le détail »19. Dans ce passage, le sens du terme « appréhender » ne va pas au-delà de « comprendre  »20. Cependant, il n’est pas nécessaire que l’accusé dispose de la capacité suffisante pour présenter une défense efficace, ni qu’il agisse avec discernement ou dans son propre intérêt21. Dans l’affaire Ngatayi v The Queen, la Haute Cour d’Australie a estimé qu’il s’agit de « l’aptitude de l’accusé à comprendre les débats », un critère qu’il convient d’appliquer « d’une manière raisonnable et sensée », une compréhension complète pouvant exiger une intelligence d’un niveau assez élevé, alors qu’« il n’a jamais été suggéré qu’une personne pouvait se soustraire à un procès en se contentant d’arguer d’un médiocre niveau d’intelligence »22. Dans cette affaire, il a été convenu que la question est celle de savoir si l’accusé « répond ou non à certaines conditions minimales auxquelles il doit satisfaire pour être jugé sans qu’il soit victime d’une iniquité ou d’une injustice »23.

C. Le critère juridique

35. De l’avis de la Chambre de première instance, la présence d’un trouble mental n’est pas une condition nécessaire pour conclure qu’une personne est inapte à être jugée. Il n’y a pas de justification apparente à limiter l’application des articles 20 et 21 du Statut à des cas de troubles mentaux. La Chambre estime que l’aptitude à être jugé est une question qui, tout en étant indubitablement liée à l’état physique et mental de l’accusé, ne se limite pas seulement à établir si un trouble donné est présent. La Chambre considère que la question n’est pas de savoir si l’accusé présente des troubles particuliers ; une meilleure démarche consiste à déterminer s’il est capable d’exercer efficacement ses droits dans le cadre de la procédure engagée contre lui24.

36. De l’avis de la Chambre de première instance, les articles 20 et 21 du Statut du Tribunal confortent la thèse selon laquelle la bonne marche à suivre pour déterminer si un accusé est apte à être jugé consiste à évaluer son aptitude à exercer ses droits exprès et implicites tels que définis plus haut dans le présent exposé des motifs. Une telle démarche donnera son plein effet au Statut, et le résultat ne sera pas contraire à la théorie largement dominante dans les juridictions nationales. Les capacités définies sont, en bref, les suivantes :

- celle d’introduire un plaidoyer,

- celle de comprendre la nature des accusations portées,

- celle de comprendre le déroulement du procès,

- celle de comprendre les éléments de preuve dans le détail,

- celle de donner des instructions à un avocat,

- celle de comprendre les conséquences du procès, et

- celle de faire une déposition.

Comme il a été indiqué plus haut, la Chambre de première instance ne considérerait pas nécessairement cette liste de capacités comme exhaustive, mais elle est suffisante au regard des questions soulevées en l’espèce. Il est à noter que les parties ont retenu des critères comparables, même s’ils sont moins complets, et qu’elles ne semblent pas en proposer de plus larges. Pour les raisons qu’elle a déjà exposées, la Chambre, lorsqu’elle déterminera si l’accusé est apte à être jugé, tiendra compte de toute déficience de ces capacités, que ce soit d’ordre mental ou physique.

37. De toute évidence, les capacités définies sont difficiles à apprécier de manière objective. En particulier, il est malaisé de fixer une limite au-delà de laquelle un accusé est considéré comme apte à être jugé et en deçà de laquelle il ne l’est pas. La mise à disposition d’une assistance pour une ou plusieurs capacités, par exemple celle d’un conseil, rend toute évaluation objective encore plus complexe. Malgré ces difficultés, une telle évaluation est nécessaire. La Chambre de première instance relève en outre que, en soi, les capacités définies varient considérablement d’une personne à l’autre selon leur nature et en dehors de l’influence de tout trouble physique ou mental. Il serait tout à fait inopportun, injustifié et contraire à l’application du droit international pénal d’exiger que chacune de ses capacités soit présente à son niveau théorique le plus élevé, ou au niveau le plus élevé jamais atteint par un accusé au regard de chaque capacité. Au contraire, ce qu’il faut exiger dans l’application du droit pénal, comme l’établit la jurisprudence de nombreux pays, c’est un niveau minimal de capacité générale en dessous duquel l’accusé ne peut être jugé sans qu’il soit victime d’une iniquité ou d’une injustice25. Dans le contexte du Statut du Tribunal, on peut affirmer que le niveau est atteint lorsque l’accusé possède ces capacités, considérées dans leur ensemble, d’une manière raisonnable et sensée, à un degré qui lui permette de prendre part aux débats (en se faisant assister dans certains cas) et d’exercer suffisamment les droits définis, c’est-à-dire d’assurer sa défense.

38. De l’avis de la Chambre de première instance, il incombe à la Défense d’apporter la preuve que l’accusé est inapte à être jugé26 : le niveau de preuve requis est seulement celui de « l’hypothèse la plus probable  » et non le niveau supérieur exigé de l’Accusation lorsqu’il s’agit d’établir la culpabilité au pénal27.

39. Compte tenu de la requête de la Défense demandant à ce qu’il soit mis fin à la procédure, il convient également de faire observer que, si un accusé est considéré comme inapte à être jugé, les conséquences d’une telle conclusion risquent de varier selon les circonstances. La Chambre de première instance relève que, dans un certain nombre de juridictions, le procès est abandonné dès qu’un défaut de capacité est constaté ; dans d’autres juridictions, l’accusé peut se voir ordonner de suivre un traitement approprié si le tribunal acquiert la conviction qu’il a commis les actes qui lui sont reprochés. En pareil cas, dans certains pays européens de tradition civiliste, le procès se poursuit bien que l’accusé doive obligatoirement être représenté par un conseil28. Ce nonobstant, aucune disposition du Statut ou d’un autre texte ne semble prévoir la poursuite d’un procès devant le Tribunal lorsqu’un accusé est inapte à être jugé. De plus, dans le cas où l’inaptitude de l’accusé est un état temporaire, il conviendra peut-être de suspendre le procès et de le rouvrir lorsque l’accusé sera suffisamment rétabli. Dans d’autres cas, il sera peut-être nécessaire de mettre fin à la procédure. Il peut également arriver que la déficience de capacité, de par sa nature et ses effets, permette la prise de mesures visant à pallier suffisamment cette déficience, ou ses effets, pour que le procès puisse se poursuivre. Un exemple patent serait la mise à disposition d’un matériel technique spécial pour permettre à un accusé malentendant de suivre les débats. Dans certains cas, une assistance juridique peut constituer une mesure suffisante pour faire contrepoids à toute déficience de l’aptitude de l’accusé à être jugé29.

IV. DÉTERMINATION DE L’APTITUDE D’UN ACCUSÉ À ÊTRE JUGÉ

A. Considérations générales

40. La Chambre de première instance a bénéficié d’une assistance considérable de la part des témoins experts cités par la Défense et l’Accusation. Il s’agit incontestablement de psychiatres chevronnés et réputés. Les rapports présentés par chacun d’eux sont très détaillés et illustrent de manière assez exhaustive la démarche suivie dans l’évaluation de l’état de l’accusé ainsi que les conclusions qui s’en dégagent. Les témoignages oraux, et notamment les contre-interrogatoires, ont été particulièrement utiles à la Chambre de première instance pour mieux comprendre le fondement des conclusions tirées et l’importance des différences de méthodologie. La qualité et le sérieux de la contribution apportée par ces experts a pleinement convaincu la Chambre qu’il n’était pas nécessaire de faire appel à d’autres experts.

B. Les opinions exprimées par les témoins experts

41. Les éléments essentiels des opinions exprimées par les témoins experts à charge et à décharge ont été exposés plus haut. À certains égards, on constate des différences de diagnostic entre l’expert cité par la Défense, d’une part, et les experts cités par l’Accusation, qui partagent la même opinion, d’autre part. En particulier, il y a désaccord sur la présence du syndrome de stress post-traumatique et de la dépression. Il y a également une divergence d’opinion quant au degré de démence vasculaire et à la possibilité même d’évaluer ce trouble30.

42. L’expert de la Défense porte un intérêt particulier au syndrome de stress post -traumatique. Il se peut que cela ait favorisé ou permis la reconnaissance des symptômes de cette maladie plus tôt ou à un seuil plus bas que par l’application des critères communément admis, la démarche adoptée en l’espèce par les experts de l’Accusation, lesquels ont estimé que le diagnostic établi (syndrome de stress post-traumatique ) ne se justifiait pas. Le fait que l’accusé souffre d’une dépression fait l’objet d’un consensus. Aux yeux de la Chambre de première instance, la différence d’opinion entre les témoins experts à charge et à décharge tenait largement à la question de savoir s’il convenait ou non de ranger cette dépression dans la catégorie des troubles psychiatriques. À cet égard, la Chambre a été favorablement impressionnée par les travaux réalisés par le professeur Matthews auprès de détenus, chez lesquels il a constaté qu’un état dépressif était une réaction assez commune à leur situation. La Chambre reconnaît que dans une telle situation, qui est en l’occurrence celle de l’accusé, la dépression peut être vécue comme un état émotionnel sans qu’un trouble psychiatrique se manifeste.

43. S’ils ont tous diagnostiqué une démence vasculaire et constaté que l’accusé avait des problèmes de mémoire, les experts étaient cependant en désaccord quant à l’importance de cet élément aux fins qui nous préoccupent. L’expert de la Défense s’est fondé sur des traces de zones endommagées dans les petits vaisseaux sanguins profondément situés, mises en lumière par l’IRM du cerveau de l’accusé pratiquée en 2002, alors que celle réalisée en 2004 n’a pas permis aux experts de l’Accusation de faire une évaluation adéquate de ces vaisseaux sanguins. Cela peut contribuer à éclaircir les divergences de vues entre les experts, mais ceux de l’Accusation ont estimé en substance, indépendamment de l’état desdits vaisseaux sanguins, que les effets de la démence vasculaire sur la mémoire étaient minimes. Aussi ont-ils jugé qu’il n’était pas vraiment nécessaire d’examiner de plus près la structure vasculaire profonde. La Chambre de première instance a trouvé quelque peu surprenante l’opinion apparemment exprimée par l’expert de la Défense — et vivement contestée — selon laquelle le degré de démence vasculaire ne pouvait être évalué de manière satisfaisante. Il semble que l’expert ait considéré que la démence vasculaire en tant que maladie était présente ou absente, et qu’il était impossible d’en évaluer le degré. À cet égard, la Chambre a jugé l’opinion contraire beaucoup plus convaincante.

44. D’autres divergences sont aussi apparues entre les diagnostics établis et les démarches suivies par les experts de la Défense et de l’Accusation, ainsi qu’à propos des maladies que chacun d’eux considérait comme essentielles pour déterminer l’aptitude de l’accusé à être jugé. Un exemple en est l’effet sur le cerveau de l’accusé du trouble rénal dont il est reconnu qu’il souffre. L’expert de la Défense a jugé important de mesurer l’équilibre (ou le déséquilibre) chimique provoqué par ce trouble. S’ils acceptent l’existence du trouble rénal, les experts de l’Accusation n’ont pas estimé qu’une évaluation chimique leur serait d’une utilité concrète pour formuler leurs conclusions.

45. Bien que ces observations succinctes mettent l’accent sur les différences d’opinion entre les experts de la Défense et de l’Accusation, il convient de faire observer que, d’une manière générale, ils sont parvenus à un large consensus sur l’état mental et physique de l’accusé. La Chambre de première instance note également, comme il a été indiqué plus haut, que les experts des deux parties ont eu accès aux antécédents médicaux de l’accusé et qu’ils en ont tenu compte pour formuler leurs opinions respectives.

C. Évaluation des opinions

46. La Chambre de première instance fait observer, quelle que soit la manière dont les questions de diagnostic et autres différences d’opinion pourraient êtres résolues, et abstraction faite des conclusions tirées par la Chambre à propos de certaines d’entre elles, qu’il est fallacieux, du moins en l’espèce, de penser que c’est en tranchant ces différences d’opinion que l’on déterminera l’aptitude de l’accusé à être jugé. Comme la Chambre l’a exposé plus haut, la question de l’aptitude à être jugé n’est pas seulement déterminée par le diagnostic des troubles mentaux et somatiques dont souffre l’accusé, ni en établissant laquelle de ces maladies est susceptible d’influer sur le fonctionnement du cerveau de l’accusé. Ce ne sont là que des jalons vers la résolution de la question déterminante, à savoir l’aptitude de l’accusé, nonobstant tout trouble physique ou mental dont il peut être atteint, à conduire sa défense dans les conditions exposées plus haut. Cette aptitude repose sur les capacités de l’accusé définies dans la présente décision. À titre d’exemple, la question de savoir si l’accusé souffre d’une dépression causée par un trouble psychiatrique ou autre, ou d’un trouble rénal qui a un effet chimique sur le fonctionnement de son cerveau, n’est pas déterminante. L’essentiel réside dans ses capacités pertinentes au moment du procès.

47. C’est à cet égard que des distinctions importantes apparaissent entre les experts de l’Accusation et de la Défense. Deux observations s’imposent. Premièrement, l’expert de la Défense, comme l’indiquent ses rapports et ses témoignages oraux, a accordé dans sa démarche une importance considérable au recensement de tous les troubles mentaux et somatiques dont souffre l’accusé et à celui des effets potentiels de ces troubles sur le fonctionnement de son cerveau. Cependant, les éléments sur lesquels l’expert de la Défense s’est appuyé, s’agissant de ces troubles et effets, pour conclure que l’accusé n’était pas apte à être jugé, semblent être insuffisamment éclaircis. Le lien entre les différents diagnostics et leurs effets potentiels, d’une part, et la question des effets réels ressentis par l’accusé sur ses capacités pertinentes, d’autre part, a été insuffisamment démontré. En revanche, les experts de l’Accusation ont délibérément insisté sur l’évaluation des capacités pertinentes de l’accusé : par conséquent, les diagnostics des troubles proprement dits avaient une importance moindre à leurs yeux. Par exemple, tout en admettant que l’accusé souffrait de démence à un certain degré, les experts de l’Accusation se sont efforcés, notamment par des observations et des analyses, de déterminer les effets et le degré de la démence et ont fini par acquérir la conviction que ces derniers étaient négligeables. Les motifs de cette conclusion ont été exposés de manière satisfaisante. La Chambre a estimé que cette démarche avait plus de chances d’aboutir à une conclusion satisfaisante quant aux capacités de l’accusé et à son aptitude à être jugé. Il est incontestable que le processus d’évaluation entrepris par tous les experts comporte nécessairement des appréciations et jugements complexes et repose largement sur les compétences techniques et l’expérience. Dans ce contexte, la Chambre est sensible aux critiques formulées par la Défense sur la fiabilité de la démarche suivie et des conclusions tirées par les experts de l’Accusation, critiques qu’elle a examinées avec soin. Néanmoins, pour les raisons exposées, la Chambre considère que leur démarche est mieux orientée et que leurs résultats sont plus convaincants aux fins de la présente décision.

48. Deuxièmement, il semble à la Chambre de première instance que la conclusion de l’expert de la Défense a pu être influencée par une interprétation erronée de la norme ou du critère pertinent. Ses conclusions sont formulées comme suit :

Aptitude à être jugé

Par définition, « un défendeur dans un procès au pénal doit comprendre les débats et y participer. Une personne atteinte d’un trouble psychiatrique peut être inapte à passer en jugement. Le défendeur doit être capable de suivre les débats et de donner des instructions à des avocats aux fins d’assurer sa défense. Le défendeur doit avoir la capacité de comprendre pleinement le déroulement des débats au procès pour opposer une véritable défense, et de comprendre les éléments de preuve dans le détail » (New Oxford Textbook of Psychiatry, Oxford University Press, 2000).

L’accusé, Pavle Strugar, ne remplit pas les conditions susmentionnées et, partant, n’a pas la capacité d’être jugé.

L’accusé, Pavle Strugar, souffre de multiples maladies somatiques et psychiatriques qui altèrent ses capacités intellectuelles et sociales.

En raison de multiples déficits cognitifs (altération de la capacité d’assimiler de nouvelles données ou de se remémorer des données précédemment assimilées, amnésie dissociative à l’égard d’événements traumatiques antérieurs, déficit d’attention, difficulté à se concentrer, lassitude, fatigue, somnolence), Pavle Strugar est incapable de prendre part au procès (non souligné dans l’original).

L’extrait du New Oxford Textbook of Psychiatry que cite l’expert de la Défense illustre le point de vue de la common law anglaise dégagé plus haut. Le passage pertinent de cet ouvrage, au paragraphe 2091-2, se lit comme suit :

Dans sa formulation traditionnelle, le critère de l’inaptitude à être jugé correspond à la question de savoir si le défendeur a un niveau d’intelligence suffisant pour comprendre le déroulement des débats au procès afin d’opposer une défense digne de ce nom, pour savoir qu’il peut récuser des jurés et pour comprendre les éléments de preuve dans le détail. Sur le plan spécifique, il s’agit de savoir si le défendeur comprend ce qui lui est reproché, la nature des éléments de preuve à charge et la différence entre plaider coupable ou non coupable. Le défendeur doit également être capable de suivre les débats et de donner des instructions à des avocats pour leur permettre de plaider sa cause. Il faut également rappeler que, dans certains cas, les défendeurs devront être capables de témoigner en personne, et que leur capacité à cet égard devra être prise en compte (non souligné dans l’original).

L’expert de la Défense semble, à tort, avoir cité et interprété ce passage comme s’il exigeait de l’accusé la capacité de comprendre pleinement le déroulement des débats au procès. Tel n’est pas le propos de cet extrait du manuel. Qui plus est, pour les raisons exposées plus haut, ce n’est pas là le critère que la Chambre de première instance devrait appliquer. Il fixe un niveau de compréhension trop élevé pour apprécier l’aptitude à être jugé. D’autres observations sur les conséquences de cette erreur d’interprétation sont formulées dans les paragraphes suivants de la présente décision. La démarche suivie par les experts de l’Accusation n’est pas entachée d’un vice comparable.

49. La Chambre de première instance formulera, à la lumière des éléments de preuve présentés, d’autres observations succinctes sur les capacités définies plus haut. Dans certains cas, des points évoqués dans un des alinéas ci-après peuvent également être repris dans un autre.

Capacité de comprendre la nature des accusations portées : Les experts reconnaissent tous que l’accusé comprend sa condition d’accusé et ce dont on l’accuse.

Capacité de comprendre le déroulement des débats et les éléments de preuve dans le détail : L’expert de la Défense estime que l’accusé comprend les fonctions respectives de la Chambre de première instance, de l’Accusation et de la Défense, et que, dans l’ensemble, il est capable de comprendre le procès et son objet mais, en raison de ses maladies somatiques et psychiatriques, qu’il est incapable de suivre « les détails et tous les éléments du procès ». Les experts de l’Accusation estiment que l’accusé comprend les notions de culpabilité et d’innocence, les fonctions respectives d’un juge, d’un procureur, d’un conseil de la défense et d’un témoin, et comprend la nature des témoignages à charge. Il a pu relater dans le détail aux experts de l’Accusation notamment l’historique des modifications de l’acte d’accusation, décrire la nature du processus judiciaire et le rôle qu’il y a joué ainsi que la nature et l’objet d’un contre-interrogatoire, et relater des faits récents et anciens en les évoquant de façon rationnelle.

La Chambre de première instance fait observer que, si les experts ont formulé des opinions concordantes sur la plupart des éléments pertinents, leurs différences semblent découler du fait que l’expert de la Défense invoque une incapacité de suivre « les détails et tous les éléments du procès » ; il s’agit là d’un critère trop rigoureux qui correspond à l’interprétation du critère pertinent faite par ledit expert, comme en témoigne sa référence au New Oxford Dictionary of Psychiatry analysée plus haut.

Capacité de témoigner : L’expert de la Défense estime que l’accusé, compte tenu de son état dépressif et apathique, a une capacité de réflexion et de concentration réduite entraînant une difficulté à témoigner, et que, souffrant de trous de mémoire, il est incapable de faire un témoignage complet. À l’appui de son opinion, l’expert cite son entrevue avec l’accusé, qui « n’a pas été facile » à cause de ses troubles auditifs et de sa mémoire déficiente. Les experts de l’Accusation considèrent que, malgré les troubles de la mémoire dont il se plaint, l’accusé a pu, par exemple, faire un récit cohérent des circonstances de sa prise de commandement au fil de plusieurs versions successives et, en se rapportant aux faits, exposer les raisons pour lesquelles il estime devoir être acquitté. Ils considèrent qu’il possède une aptitude suffisante à s’exprimer rationnellement, posément et logiquement à l’audience. À leur sens, il ne souffre que d’une perte de mémoire légère et a parfois du mal à trouver le mot juste — « le plus souvent, un nom propre ». Ils ont constaté qu’il s’efforçait en général de retrouver le mot, « y réussissant généralement », après quoi il reprenait le fil de son récit. Ils ont conclu que son « attention [était] normale sur le plan de la durée et de la vigilance, de même que sa faculté de réflexion concrète et abstraite ». Le docteur Matthews a estimé que les problèmes de mémoire de l’accusé n’étaient pas de nature à altérer sa capacité de témoigner. Selon les experts de l’Accusation, l’accusé est conscient de son droit de refuser de témoigner.

La Chambre de première instance considère que les différences d’opinion entre les experts de la Défense et de l’Accusation semblent être influencées par le fait que l’expert de la Défense applique un critère trop rigoureux, comme en témoigne son avis que l’accusé est incapable de faire un témoignage « complet ». En tout état de cause, les experts semblent tous accepter une certaine déficience au regard de cette capacité, mais, comme l’a expliqué le docteur Matthews, pas au point de l’empêcher de témoigner dans le cadre de sa défense. En particulier, pour autant que cette déficience risque d’influer sur la mémoire et la faculté de concentration de l’accusé, l’assistance de deux conseils chevronnés peut y remédier dans une certaine mesure. Néanmoins, anticipant sur le prononcé de la présente décision, la Chambre de première instance devra en tenir compte pour évaluer le témoignage et la crédibilité de l’accusé si celui-ci était amené à témoigner au procès.

Capacité de donner des instructions aux conseils de la Défense : L’expert de la Défense soutient qu’en raison de fluctuations cérébrales, l’accusé éprouve des difficultés en matière de planification, d’organisation, de mise en séquence et d’abstraction — capacités qui, à son sens, sont nécessaires pour prendre part au procès et seconder ses conseils de la Défense. L’expert estime que l’accusé n’est pas capable de communiquer des informations pertinentes à ses conseils, ni de leur donner des instructions pour le procès. Elle considère qu’il est passif, tributaire de ses avocats et n’a pu relever la moindre trace d’une quelconque stratégie de défense.

Les experts de l’Accusation considèrent que la communication entre l’accusé et ses conseils est telle que ces derniers peuvent présenter sa position sur le concept de culpabilité ou d’innocence et sur d’autres points importants. Ils donnent des précisions sur le fait que l’accusé comprend que ses conseils sont des spécialistes du droit, mais qu’il doit les renseigner sur le plan militaire pour qu’ils puissent s’acquitter de leur tâche. Les raisons pour lesquelles il a retenu ses deux conseils ont été exposées. Ils sont compétents et intelligents. Il ressort de ses auditions par les experts de l’Accusation que l’accusé comprend clairement les fondements de sa défense.

Ces experts concluent également, pour des raisons bien explicitées, que « rien ne permet de penser à ce jour que (l’accusé) souffre d’une déficience appréciable de sa capacité d’assimiler de nouvelles données ; de se remémorer des données pertinentes  ; de se concentrer pendant un laps de temps prolongé lorsqu’il s’intéresse aux débats  ; ou de planifier, adapter, surveiller et maîtriser adéquatement son comportement et d’en envisager les conséquences probables ».

L’opinion des experts de l’Accusation s’appuie sur des auditions de l’accusé et des documents utilisés au procès qui, compte tenu de la nature de la capacité en cause, avaient un rapport direct avec la question considérée. En revanche, l’expert de la Défense s’est fondée principalement sur un examen médical qui ne portait pas directement sur la capacité en cause. Par ailleurs, la question de l’utilisation d’un critère erroné par l’expert de la Défense, qui a déjà été examinée, affaiblit le poids que la Chambre de première instance peut accorder à l’opinion de cet expert concernant cette capacité, bien que le problème ne puisse être expressément posé dans ce contexte.

Autres capacités : Lors de son témoignage oral, l’expert de la Défense a formulé la conclusion que l’accusé n’est pas capable de prendre une part active au procès « à un niveau élevé », et qu’il ne comprend que partiellement les conséquences qui en découlent.

Les experts de l’Accusation font observer, entre autres éléments pertinents, que l’accusé comprend qu’il peut plaider coupable ou non coupable et qu’il est capable de comprendre que s’il reconnaît avoir participé à l’attaque contre Dubrovnik, comme il le lui est reproché, il est très probable que les juges n’entendront aucun témoignage sur les événements proprement dits, mais qu’ils se limiteront aux témoignages relatifs à la sentence, c’est-à-dire à la détermination de la peine. Les experts estiment que l’accusé est capable de comprendre que, s’il est déclaré coupable, il risque une longue peine d’emprisonnement qu’il devra purger dans un pays étranger.

Comme il a été précisé plus haut, le critère pertinent n’est pas que l’accusé puisse participer à son procès « à un niveau élevé », critère que semble appliquer l’expert de la Défense dans ce contexte. De plus, cette opinion est formulée en termes généraux et n’est pas étayée par des exemples probants de déficiences chez l’accusé, qui indiqueraient qu’il n’est pas apte à prendre part au procès. L’expert de la Défense n’a pas concrètement examiné avec l’accusé la capacité de ce dernier de comprendre les conséquences du procès. En revanche, les experts de l’Accusation ont spécifiquement abordé cette question lorsqu’ils ont entendu l’accusé, et ils ont motivé leur opinion sur ce point.

D. Conclusion

50. Compte tenu de ce qui précède, et pour les raisons exposées plus haut, la Chambre de première instance est convaincue qu’elle doit adopter l’opinion formulée par les experts de l’Accusation, à savoir que l’accusé est apte à être jugé.

51. La Chambre de première instance se trouve par ailleurs dans une situation quelque peu inhabituelle, ayant eu elle-même l’occasion d’observer l’accusé pendant près de cinq mois de procès. En effet, la question de l’aptitude de l’accusé à être jugé n’a pas été soulevée avant la lecture de l’acte d’accusation ni, d’une façon satisfaisante, avant l’audition des témoins, comme on l’a vu plus haut dans l’exposé des motifs. Aussi, de l’ouverture du procès à ce jour, l’accusé est-il intervenu lui-même devant la Chambre sur des questions le concernant. Les membres de la Chambre étaient également présents à la dernière conférence préalable au procès, lorsque l’accusé est intervenu lui-même devant le juge de la mise en état. À chaque occasion, les commentaires de l’accusé sont apparus à la Chambre comme particulièrement posés, pertinents, complets et bien structurés. Comme l’a relevé le docteur Matthews, la Chambre a également noté que, parfois, l’accusé gardait les yeux fermés pendant un certain temps. Cependant, elle a constaté un changement d’attitude lorsque les témoignages portaient sur un point qui le touchait de plus près. Parfois, la Chambre s’est inquiétée de ce que l’accusé ne pouvait pas suivre les débats à cause d’une panne de son équipement sonore ou de son écran de visualisation. À plusieurs reprises, l’accusé a paru préoccupé par certains aspects d’un témoignage ou de la procédure, si bien qu’il les a évoqués avec ses conseils, parfois très énergiquement. Il a pris des notes pendant les débats. Il a toujours réagi avec à-propos aux aspects favorables et défavorables des témoignages, même s’il restait généralement très maître de ses réactions. L’accusé s’est bien comporté tout au long du procès. Nous prenons acte de ces éléments en constatant que le comportement de l’accusé au cours du procès n’a donné à la Chambre aucune raison d’hésiter à adopter l’opinion formulée par les experts de l’Accusation, à savoir que l’accusé est apte à être jugé.

52. En conséquence, la Chambre de première instance ne voit aucune raison de mettre fin à la procédure, comme le demande la Défense, ni d’ajourner celle-ci à une date ultérieure, pas plus qu’elle ne juge nécessaire d’envisager de fournir à l’accusé une assistance spéciale en raison d’une quelconque déficience de sa capacité d’être jugé. Elle conclut que l’accusé est apte à être jugé, et ce, depuis l’ouverture du procès. Il est à noter que cette conclusion n’est pas soumise à la charge de la preuve. La Chambre est pleinement convaincue de l’aptitude de l’accusé à être jugé.

V. DISPOSITIF

53. Par ces motifs, la Chambre de première instance rejette la requête de la Défense.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 26 mai 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
___________
Kevin Parker

[Sceau du Tribunal]


1 - Voir la Décision relative à la Requête de la Défense aux fins d’un examen médical de l’Accusé en application de l’article 74 bis du Règlement, rendue par la Chambre de première instance le 19 décembre 2003.
2 - Defence Notice and Confidential Annex, déposées à titre confidentiel par la Défense le 2 février 2004 et contenant un rapport médical du professeur Lecic-Tosevski.
3 - Defence Submission, 4 mai 2004, et Prosecution’s Submissions on the Fitness of the Accused to Stand Trial, 5 mai 2004.
4 - Compte rendu d’audience, p. 5678.
5 - Voir le Rapport du Secrétaire général établi conformément au paragraphe 2 de la résolution 808 (1993) du Conseil de sécurité, présenté le 3 mai 1993. On retrouve un exemple de cette approche dans Delalic et consorts (Celebici), affaire no IT-96-21-T, Jugement, 16 novembre 1998, par. 1161.
6 - Cooper v. Oklahoma, 517 US 348 (1996).
7 - Dashwood v. Reg. [1943] KB 4.
8 - Voir Colozza c/ Italie, Cour européenne des droits de l’homme, Arrêt, 12 février 1985, Série no 89, p. 14, par. 27, et Stanford c/ Royaume Uni, Arrêt, 23 février 1994, Série no 282-A, p. 10 et 11, par. 26.
9 - Voir Mielke c/ Allemagne, Demande no 30047/96, Commission européenne des droits de l’homme, Décision, 25 novembre 1996.
10 - Voir aussi l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
11 - Voir par exemple la section 2 du Code criminel du Canada.
12 - (39 & 40 Geo. 111.c.94)
13 - Reg v. Pritchard (1836) 7 Car & P 303 (173 ER 135), par. 304.
14 - Reg. v. Podola (1960) 1QB 325, par. 353.
15 - Voir Blaskic, affaire no IT-95-14-AR 108 bis, Chambre d’appel, Arrêt relatif à la requête de la République de Croatie, 29 octobre 1997.
16 - Ibidem.
17 - Affaire no ICTR-99-52-T, Jugement, 3 décembre 2003, par. 52.
18 - Voir Dusky v United States 362 U.S. 402 (1960).
19 - Voir Reg. v Pritchard (1836) 7 C. & P 303, par. 304 (173 ER 135).
20 - Reg. v Podola (1960) 1 QB 325, par. 354.
21 - Reg. v Robertson (1968) 1 WLR 1767 ; Reg. v Berry (1997), 66 Cr App R 156, par. 158.
22 - Ngatayi v The Queen (1980) 147 CLR 1, par. 9.
23 - Ngatayi v The Queen, supra, par. 9 ; Kesavarajah v The Queen (1994) 181 CLR 230, par. [30]. Ces conditions minimales ont été formulées comme suit : l’accusé doit être « capable de comprendre les accusations portées contre lui. Il doit être capable de répondre à l’accusation et d’exercer son droit de récusation (d’un juré). Il doit comprendre d’une manière générale la nature de la procédure, à savoir qu’il s’agit d’une instruction visant à établir s’il a fait ce qui lui est reproché. Il doit être capable de suivre le déroulement du procès afin de comprendre d’une manière globale ce qui se passe dans la salle d’audience même si, de toute évidence, il n’a pas besoin de comprendre l’objet de toutes les formalités judiciaires. Il doit être capable de comprendre la portée essentielle de tout témoignage à charge ; et il doit être capable de se défendre ou de répondre à l’accusation. Lorsqu’il est assisté d’un conseil, il doit être capable de se défendre par son entremise, en lui donnant toutes instructions nécessaires et en lui exposant sa version des faits et, le cas échéant, en présentant cette version au tribunal. À l’évidence, il n’a pas besoin d’être au fait de la procédure judiciaire, ni d’avoir la capacité mentale de présenter une défense efficace ; néanmoins, il doit avoir une capacité suffisante pour pouvoir décider du moyen de défense qu’il entend invoquer et pour exposer sa défense et sa version des faits au tribunal et à son conseil, le cas échéant. » Reg. v Presser (1958) VR 45, par. 48.
24 - Un certain nombre d’auteurs rappellent que la présence d’un trouble psychotique n’implique pas un lien de causalité directe avec l’inaptitude à être jugé (voir Ohayon, Crocker, St-Onge, Caulet : Fitness, Responsibility, and Judicially Ordered Assessments (dans) Canadian Journal of Psychiatry, vol. 43, juin 1998, p. 491). Certains auteurs constatent que les cliniciens privilégient souvent la déficience psychiatrique au détriment de l’évaluation de capacités spécifiques (voir Greenberg, citant Daniel, Beck et Herath, ainsi que Roesch, Capacity to Stand Trial : Pitfalls of Legal Interpretation (dans) Canadian Journal of Psychiatry, vol. 39, mars 1994, p. 113).
25 - Voir la discussion au paragraphe 34 (supra) et dans les notes de bas de page de ce paragraphe. Par ailleurs, la Chambre de première instance note que la Cour d’appel de l’Ontario a adopté un critère de « capacité cognitive limitée », selon lequel l’accusé est apte à être jugé même s’il est en proie à des hallucinations, à condition que celles-ci ne faussent pas sa « compréhension rudimentaire » du procès pénal (voir Reg. v Taylor (1992) 11 OR (3d), par. 338).
26 - Pour le moyen de défense spécial qu’est le défaut total ou partiel de responsabilité mentale, voir, mutatis mutandis, Delalic et consorts (Celebici), affaire IT-96-21-T, Chambre de première instance, Ordonnance relative au moyen invoqué par Esad Landzo (défaut total ou partiel de responsabilité mentale), 18 juin 1998 ; en droit français : J. Pradel (dans) Criminal Procedure Systems in the European Community, C. Van Den Wyngaert (ed.), Londres, Bruxelles, Berlin, Édimbourg 1993, p. 118 ; en droit irlandais : F. McAuley et J. O’Dowd, id., p. 191 ; McNaghten’s Case (1843) 10 CI. & F. 200 (Royaume-Uni). Voir les sections 10 et 12 de la Criminal Law (Mentally Impaired Defendants) Act 1996 (Australie).
27 - Voir Cooper v Oklahoma, affaire dans laquelle la Cour suprême des États-Unis a fixé un niveau de preuve correspondant à la « prépondérance de la preuve », par opposition à la « preuve manifeste et concluante » qui, mise à la charge d’un défendeur par une juridiction inférieure, a été considérée comme une violation du Quatorzième Amendement ; voir aussi les sections 10 et 12 de la Criminal Law (Mentally Impaired Defendants) Act 1996 (Australie) et au Royaume-Uni : « si la Défense soutient la thèse que l’accusé est dément et l’Accusation la conteste, il incombe à la Défense de convaincre le jury de la démence de l’accusé, obligation qui est remplie si le jury est convaincu, sur la base de l’hypothèse la plus probable, que la démence est établie » (Reg. v Podola (1960) 1 QB 325, par. 350) ; le Tribunal a appliqué un critère comparable au moyen de défense spécial qu’est le défaut total ou partiel de responsabilité mentale (voir l’affaire Celebici citée ci-dessus).
28 - Voir l’article 71 du Code de procédure pénale de la République fédérale de Yougoslavie ; article 78, par. 1 (3) et 202, par. 4 du Code polonais de procédure pénale ainsi que les articles 64 et 334 du Code portugais de procédure pénale ; pour les pays d’Europe centrale et de l’Est, voir Public Interest Law Initiative on "Access to Justice in Central and Eastern Europe", disponible sur http://www.pili.org/resources/access/country reports.html, p. 11.
29 - Voir Mielke, cité plus haut, et Vaudelle, Arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme, 30 janvier 2001, Recueil des arrêts et décisions, 2001-1, par. 61 ; « de même, pour décider si un accusé est capable de comprendre les débats de manière à pouvoir opposer une défense digne de ce nom, il est utile qu’il soit défendu par un conseil. Si l’accusé est capable de comprendre les éléments de preuve et de donner des instructions à son conseil concernant les faits de l’espèce, il ne sera généralement pas victime d’une iniquité ou d’une injustice du fait qu’il ne connaît pas le droit et n’est pas à même de le comprendre. Avec l’assistance d’un conseil, il sera normalement capable de présenter une véritable défense » (Ngatayi, cité plus haut à la p. 9).
30 - CR, p. 5642 et 5687.