LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Cassese, Président
M. le Juge Li
M. le Juge Deschênes
M. le Juge Abi-Saab
M. le Juge Sidhwa

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Arrêt rendu le :
2 octobre 1995

 

LE PROCUREUR

C/

DUSKO TADIC, ALIAS "DULE"

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DÉCLARATION INDIVIDUELLE DU JUGE J. DESCHÊNES RELATIVE A
L’APPEL INTERJETE PAR LA DÉFENSE CONTRE LA DECISION SUR LA
COMPETENCE DU TRIBUNAL

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Le Bureau du Procureur :

M. Richard Goldstone, Procureur
M. Grant Niemann
Mme Brenda Hollis
M. Alan Tieger
M. William Fenrick
M. Michael Keegan

Le Conseil de la Défense :

M. Michail Wladimiroff
M. Milan Vujin
M. Alphons Orie
M. Krstan Smic

 

Déclaration

1. J’ai participé à l’audition de cet appel -- le premier dont le Tribunal a été saisi -- ainsi qu’aux délibérations des membres de la Chambre d’appel et à la rédaction de l’arrêt. Je partage les conclusions de la Chambre d’appel.

2. Autant toutefois suis-je en désaccord avec le moule linguistique unique dans lequel cet arrêt est coulé. On assiste là, en effet, à la violation de deux principes qui devraient sous-tendre la conduite du Tribunal :

a) la publication simultanée des version française et anglaise des jugements du Tribunal ;

b) le caractère égal d’authenticité des deux versions.

3. Malheureusement l’un et l’autre principes souffrent aujourd’hui d’une grave entorse : la Chambre d’appel rend son arrêt uniquement en anglais, elle n’attache qu’à cette version le caractère d’authenticité et elle prévoit qu’une version française non authentique de son arrêt sera publiée plus tard. L’autre langue du Tribunal -- la présente -- est ainsi reléguée au rang d’un outil d’utilité secondaire, au mépris de l’esprit et de la lettre des instruments sur lesquels le Tribunal doit régler sa conduite.

4. Au départ, la Charte des Nations Unies stipule que ses cinq textes "feront également foi" (art. 111).

5. Le Statut de la Cour internationale de Justice (La Haye), donne cependant à cette Cour, en matière de jugement, la possibilité de "désigner (...) celui des deux textes (français et anglais) qui fera foi" (art. 39.2). Au moins doit-il y avoir deux textes.

6. Par sa résolution 827 (1993), le Conseil de sécurité a adopté le Statut de ce Tribunal. Sans se prononcer directement, l’article 33 de ce Statut prévoit : "Les langues de travail du Tribunal international sont l’anglais et le français".

7. Dès le départ le Tribunal s’est arrêté à cette question, d’autant plus qu’un avant-projet de Règlement de procédure et de preuve suggérait que l’anglais soit la seule langue d’authenticité dans le Tribunal. Mais il fut proposé que ce texte de l’avant-projet soit abandonné pour être remplacé par la disposition suivante :

" Textes authentiques

Les textes en français et en anglais du Règlement font également foi. En cas de divergence, le texte qui reflète le plus fidèlement l’esprit du Statut et du Règlement prévaut".

8. La proposition reçut l’agrément unanime des juges du Tribunal et cette disposition forme maintenant l’article 7 du Règlement.

9. Du Statut et du Règlement de procédure et de preuve, la situation d’égalité du français et de l’anglais au sein du Tribunal est donc manifeste. Toutefois elle ne s’est pas transposée dans sa jurisprudence récente.

10. Les deux Chambres de première instance ont rendu cinq jugements depuis le 11 août 1994. Dans les trois premiers cas, les versions française et anglaise ont été déposées simultanément. Toutefois, cette heureuse pratique ne s’est pas maintenue : dans les deux derniers cas la version française est encore en souffrance. Dans la présente cause, cette situation prend une allure plutôt ironique : l’arrêt en appel est rendu avant même que n’ait été déposée la version française du jugement en première instance !

11. Ainsi une habitude qui s’est récemment installée dans les faits en première instance reçoit maintenant consécration en appel. Il s’agit là d’une situation inacceptable à l’encontre de laquelle j’ai protesté, mais sans succès.

12. Pourtant d’autres juridictions internationales ont trouvé des solutions à ce problème. Elles sont cependant diverses et répondent aux finalités de chaque Cour.

13. La Cour de Justice des Communautés européennes (Luxembourg) doit satisfaire aux exigences de onze langues officielles. La version de son jugement qui fait foi est établie dans la langue du litige, mais elle est accompagnée le même jour d’une version officielle dans toutes les autres langues admises devant la Cour.

14. La Cour Européenne des droits de l’homme (Strasbourg), fonctionne, comme le Tribunal, en anglais et en français et elle rend jugement simultanément dans ces deux langues. Jusque vers 1970, la Cour annonçait que l’une des versions devait faire foi. Depuis le dernier quart de siècle, on a supprimé cette annonce et il semble que l’on considère les deux versions comme faisant foi.

15. L’Organisation des Etats Américains a quatre langues officielles : anglais, espagnol, français et portugais. Son tribunal : La Cour Inter-américaine des droits de l’homme (San José) n’en a cependant que deux, l’espagnol et l’anglais. D’accord avec la Cour, les parties choisissent l’une de ces langues pour la cause et c’est le texte du jugement dans cette langue qui fait foi. La version dans l’autre langue officielle est publiée plus tard : les délais, parfois des mois, varient d’une affaire à l’autre.

16. Quant à l’Organisation de l’Unité africaine, vu son manque d’expérience dans le domaine judiciaire, elle ne peut fournir d’exemples en la matière. Il est néanmoins intéressant de savoir qu’à ses trois langues officielles : anglais, arabe et français, elle a ajouté en 1993 le Kiswahili.

17. Il appert donc que les deux principes mentionnés plus haut : simultanéité et authenticité sont honorées dans un ordre décroissant par Strasbourg, Luxembourg, La Haye et San José. C’est ce dernier exemple que le Tribunal suit aujourd’hui de plus près.

18. A la lumière des Statuts, Règlements, Règles et meilleurs usages internationaux, on ne saurait ni devrait tolérer, dans ce Tribunal, que les juristes de langue française doivent, ou bien travailler dans une langue qui leur est moins familière, ou bien souffrir d’être dépassés scientifiquement en attendant un texte officiel auquel ils ont droit.

19. Il faut espérer que le Tribunal trouvera, à l’intérieur d’un budget décemment amélioré, le moyen de se hisser de San José à Strasbourg et d’ainsi remédier sans délai à ce problème. Sinon d’aucuns risquent d’y voir une injustice.

 

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(signé)
Juge Jules Deschênes

2 octobre 1995