LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit : M. le Juge Cassese, Président

M. le Juge Li

M. le Juge Deschênes

M. le Juge Abi-Saab

M. le Juge Sidhwa

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Arrêt rendu le : 2 octobre 1995

 

LE PROCUREUR

C/

DUSKO TADIC, ALIAS "DULE"

______________________________________

OPINION INDIVIDUELLE DU JUGE SIDHWA CONCERNANT L’APPEL INTERJETÉ CONTRE L’EXCEPTION PRÉJUDICIELLE D’INCOMPÉTENCE SOULEVÉE PAR LA DÉFENSE

______________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Richard Goldstone, Procureur
M. Grant Niemann
Mme Brenda Hollis
M. Alan Tieger
M. William Fenrick
M. Michael Keegan

Le Conseil de la Défense :

M. Michail Wladimiroff
M. Milan Vujin
M. Alphons Orie
M. Krstan Smic

 

1. La décision majoritaire de la Chambre est bien fondée, elle est le produit de recherches approfondies et d’un énorme travail. J’aurais bien voulu la signer et me conférer ainsi l’honneur de figurer parmi ses auteurs mais, bien que je souscrive à la plupart de ses conclusions, je tiens néanmoins à faire état de mon opinion individuelle sur l’ensemble de l’affaire, tout en étant parfaitement conscient des mérites du jugement principal. Je ne le fais pas pour me distinguer mais parce que j’estime qu’il est nécessaire que des perceptions distinctes de questions communes soient consignées et deviennent ainsi un objet de réflexion sur certaines questions extrêmement graves et délicates dont a été saisi cet organe nouveau, récemment établi par les Nations Unies, et qui cherche à se définir.

2. Certaines questions doivent, à mon avis, être réglées avant même de passer à l’examen des principaux points soulevés dans le présent appel :

Premièrement : la recevabilité de cet appel

Deuxièmement : certains points concernant les questions suivantes, en vue de mieux comprendre des questions essentiellement civiles mais qui doivent être examinées au plan de la compétence pénale et pour éviter des répétitions durant l’examen des questions primordiales :

A) Le cadre de la Charte des Nations Unies

B) Les approches constitutionnelles du contrôle judiciaire au plan national

C) Le rôle du Conseil de sécurité au titre du chapitre VII

D) L’Assemblée générale et le Conseil de sécurité dans le cadre de la Charte

E) La position de la Cour internationale de Justice relative au contrôle judiciaire

F) La position du Tribunal international envers les pouvoirs de contrôle judiciaire

G) Les faits à l’origine de la création du Tribunal international

 

LA RECEVABILITÉ DE L’APPEL

3. J’aborderai en premier lieu la question de la recevabilité du présent appel interjeté contre la décision de la Chambre de première instance relative à l’exception préjudicielle d’incompétence soulevée par la Défense.

4. Le Procureur, dans ses conclusions écrites, a contesté la recevabilité du présent appel dans la mesure où il se rapporte aux arguments de l’illégalité de la création et de la primauté du Tribunal ; ces questions ne se rapportant pas à la compétence du Tribunal, le présent appel serait irrecevable en vertu de l’article 72 B) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal. Durant la présentation des conclusions, le Procureur a également adopté la position que tous les moyens d’appel étaient prématurés, l’article 25 ne permettant d’interjeter appel qu’après que l’Appelant ait été reconnu coupable et condamné. Durant la présentation des arguments, le Conseil de la Défense a insisté pour que l’article 72 B) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal, rédigé par les juges eux-mêmes, soit considéré comme permettant d’interjeter appel. Durant cette présentation des arguments, en réponse aux observations de certains membres de la Cour selon lesquelles l’objet de l’article 72 B) était d’éviter le défaut et d’accélérer l’appel, le Procureur a modifié sa position originelle et fait observer qu’il appuyait les observations puisque, autrement, l’article 72 B) serait déclaré nul comme ultra vires. L’Appelant se trouverait alors dans la situation délicate de devoir attendre sa condamnation pour pouvoir interjeter appel, même sur de pures questions de compétence, ce qui, si son exception finissait par être déclarée recevable, rendrait le procès inutile et assujettirait les parties à des procédures exceptionnellement longues. S’agissant de l’appel relatif à la légalité de la création du Tribunal, je soutiens, au paragraphe 33, que la même position peut être étendue à la question de l’absence de compétence. S’agissant de l’appel relatif à la question de la primauté du Tribunal, j’ai également soutenu les mêmes conclusions pour les raisons données au paragraphe 78. La troisième question se rapporte indéniablement à l’absence de compétence. Cependant, la question de savoir si l’appel relatif à toutes les questions soulevées est prématuré n’est toujours pas réglée.

5. Je suis d’avis qu’il n’appartient pas aux parties de soulever à leur gré une question de fond aussi importante que celle de la recevabilité de l’appel par respect pour la situation en l’espèce, j’aimerais étudier la question.

6. Dans la plupart des pays, la législation régissant l’appel prévoit que le recours n’est recevable que s’il est conféré par une loi. Le droit d’interjeter appel d’une décision est une question de fond et il ne peut être conféré que par la promulgation d’un texte spécifique de l’organe législatif. Lorsque la disposition aux termes de laquelle une ordonnance est rendue ne régit pas l’appel ou quelque autre forme de contrôle par une instance supérieure, il existe alors ordinairement une loi générale qui pourvoit d’un appel dans des cas semblables. Les tribunaux n’ont aucun pouvoir implicite de créer des dispositions régissant l’appel ou d’acquérir compétence dans les domaines où elle ne leur est pas spécifiquement conférée. Quand la législation prévoit un appel, la juridiction compétente peut, en adoptant des règles raisonnables et appropriées, combler des lacunes concernant l’application de la législation. Les cours d’appel ne sont pas compétentes pour statuer sur les appels irrecevables, si ce n’est en les rejetant. Il est clair, par conséquent, qu’un tribunal ou une cour ne peut pas se conférer des pouvoirs d’appel aux termes d’un concept de compétence implicite ou étendre sa compétence en modifiant son Statut.

7. Les textes juridiques relatifs aux appels prévoient, cependant, divers types d’appels, les différentes catégories de personnes pouvant s’en prévaloir et les types de décisions qui peuvent être rendues, les dispositions variant généralement d’une juridiction à l’autre. Le présent appel est interjeté contre une ordonnance rendue par la Chambre de première instance sur une exception préjudicielle soulevée par l’Appelant. Dans ce contexte, il est nécessaire de se pencher sur les dispositions du Statut du Tribunal international relatives aux appels.

8. L’article 25 du Statut du Tribunal, qui se rapporte à la procédure d’appel, est libellé comme suit :

"Article 25

Appel

1. La Chambre d’appel connaît des recours introduits soit par les personnes condamnées par les Chambres de première instance, soit par le Procureur, pour les motifs suivants :

a) erreur sur un point de droit qui invalide la décision ; ou

b) erreur de fait qui a entraîné un déni de justice.

2. La Chambre d’appel peut confirmer, annuler ou réviser les décisions des Chambres de première instance".

Les alinéas a) et b) ou le paragraphe 1 portent sur des questions se rapportant à des erreurs de droit et de fait ainsi que sur les paramètres de leur examen ; et le paragraphe 2 se rapporte aux différents types de décisions qui peuvent être rendues.

9. Nous nous tournons maintenant vers certains des articles du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal qui intéressent l’appel. Ce sont les articles suivants :

"Article 72

Disposition générale

A) Après la comparution initiale de l’accusé, l’une ou l’autre des parties peut soulever devant la Chambre de première instance une ou plusieurs exceptions préjudicielles. La Chambre décide si l’exception est présentée sous forme écrite ou orale.

B) La Chambre se prononce sur les exceptions préjudicielles in limine litis. Les décisions ainsi rendues ne sont pas susceptibles d’appel, sauf dans le cas où la Chambre a rejeté une exception d’incompétence".

"Article 73

Exceptions préjudicielles soulevées par l’Accusé

A) Les exceptions préjudicielles soulevées par l’Accusé sont :

i) l’exception d’incompétence ;

ii) l’exception fondée sur des vices de forme de l’acte d’accusation ;

iii) l’exception aux fins d’irrecevabilité d’éléments de preuve obtenus de l’accusé ou lui appartenant ;

iv) l’exception aux fins de disjonction des chefs d’accusation joints conformément à l’article 49 ci-dessus, ou de disjonction d’instances conformément au paragraphe de l’article 82 ci-après ;

v) l’exception fondée sur le rejet d’une demande de commission d’office d’un conseil.

B) Les exceptions ci-dessus doivent être soulevées par l’accusé dans les soixante jours suivant sa comparution initiale et en toute hypothèse avant l’audience au fond.

C) Le défaut par l’accusé de soulever les exceptions préjudicielles ci-dessus dans les délais prescrits vaut renonciation de sa part. La Chambre de première instance peut néanmoins déroger à ces délais pour des raisons jugées valables".

"Article 108

Acte d’appel

A) Sous réserve des dispositions du paragraphe B), toute partie qui souhaite interjeter appel d’un jugement ou d’une sentence doit, dans les trente jours suivant son prononcé, déposer auprès du Greffier et signifier aux autres parties l’acte d’appel, écrit et motivé.

B) Ce délai est ramené à quinze jours pour les appels de jugements ayant rejeté une exception d’incompétence ou de décisions prises en application des articles 77 ou 91".

10. La principale question qui se pose est de savoir si l’article 25 du Statut confère à la Défense et à l’Accusation le droit d’interjeter appel contre le jugement principal après que l’accusé ait été reconnu coupable tout en renvoyant le droit de l’accusé d’interjeter appel contre des ordonnances rendues sur des exceptions préjudicielles jusqu’après le prononcé de sa sentence sans, cependant, limiter ce même droit pour le Procureur, même si l’accusé n’est pas reconnu coupable. C’est ainsi, je pense, que le Procureur a, originellement, formulé son objection.

11. Le droit international ne s’appuie pas entièrement sur des concepts nationaux bien qu’il emprunte, parfois, des idées aux juridictions nationales pour couvrir le champ international de ses objectifs. Pour l’essentiel, il s’efforce d’éviter les règles et principes nationaux rigides, stricts et sans souplesse lorsqu’ils tendent à être dogmatiques ou à faire obstruction à l’approche ouverte ou équitable d’un problème. Les règles strictes qui, dans les systèmes nationaux, régissent l’appel et tout l’éventail des règles et procédures qui entourent le système, qu’elles intéressent le fond ou la forme, peuvent être une inspiration mais les organes internationaux ne les accepteront que dépouillées de la rigidité qui les lieraient et dont ils ne pourraient s’écarter. Les procédures conçues par le droit international sont souples et susceptibles de modifications et de changements dans des cas extrêmes, si des questions d’équité viennent à se poser.

12. Il est indéniable que le Conseil de sécurité, qui est à l’origine du Tribunal, est loin de sa "postérité" - le nœud gordien ayant été tranché. Le Tribunal a été créé en tant qu’organe indépendant et impartial et, si le Rapport du Secrétaire général doit avoir un sens, "Bien entendu, cet organe devrait remplir ses fonctions, abstraction faite de toutes considérations politiques ; dans l’accomplissement de ses fonctions judiciaires, il ne serait pas soumis à l’autorité ou au contrôle du Conseil de sécurité" (Rapport du Secrétaire général établi conformément au paragraphe 2 de la résolution 808 (1993) du Conseil de sécurité, Document des Nations Unies no. 5/25704 du 3 mai 1993, dénommé ci-après le "Rapport du Secrétaire général", par. 28, (accentuation ajoutée)). Par conséquent, toute requête du Tribunal en vue d’amender une partie quelconque de son Statut placerait le Conseil de sécurité dans une situation plus difficile que lors de l’adoption de ce Statut, quand ses Membres étaient peut-être plus favorables à la mesure qu’ils ne le sont aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, pour faire face à cette situation tout en restant à l’écart des fonctions judiciaires du Tribunal, le Secrétaire général a prévu à l’article 15 du Statut du Tribunal international que les juges "adopteront un règlement qui régira la phase préalable à l’audience, l’audience et les recours... et autres questions appropriées". Les juges, dans leur sagesse, ont adopté l’article 72 B) pour faire avancer l’appel d’un accusé qui souhaite intenter un recours contre une ordonnance rejetant une exception préjudicielle d’incompétence, plutôt que de le forcer à attendre d’être déclaré coupable. Ainsi qu’il ressort ex-facie de l’article 25 du Statut, le Procureur est doté de ce droit avant que l’accusé soit déclaré coupable. Faire avancer l’appel de la Défense de manière à ce qu’elle se trouve sur le même pied d’égalité que l’Accusation revenait simplement à mettre les deux parties au même plan. On ne saurait oublier que si cet article n’avait pas été introduit, l’Appelant aurait été tenu d’attendre la fin du procès principal. S’il avait alors avancé les mêmes arguments, en plus de ceux se rapportant au procès principal, et que la Chambre d’appel les avait acceptés, la totalité de l’instance en plus du temps écoulé auraient été gaspillés. L’équité se trouvait, par conséquent, au cœur même de l’amendement quand les juges ont accordé le même traitement à l’accusé sur ce point et je considère que l’article 72 B) réduit les délais et comble une lacune - délais qui n’ont pas été prévus par le Statut du Tribunal. Une autre question importante se pose là encore. Si je peux me permettre, le libellé de l’article 25 n’est pas non plus très clair. Le Rapport du Secrétaire général le concernant semble suggérer que "La décision de la Chambre d’appel qui confirme, annule ou révise celle de la Chambre de première instance, doit être définitive". Si l’on examine l’article 23 et le paragraphe 118 du Rapport du Secrétaire général, le terme "jugement" se rapporte au jugement principal. L’article 25 doit-il donc s’appliquer uniquement au jugement principal ? Le rapport ne précise nulle part que l’article 25 peut s’appliquer à des ordonnances relatives à des exceptions préjudicielles. Les travaux des juges lors de la rédaction de l’article 72 B) semblent suggérer que l’article 25 est censé couvrir les appels contre la cause principale et les questions préjudicielles. L’article 72 B) confirme implicitement cette position. D’un point de vue global - et puisque l’article 72 B) vise à satisfaire les conditions d’équité - je considère qu’il comble une lacune du Statut concernant la recevabilité des appels contre les ordonnances rendues sur des questions préjudicielles ; ce faisant, il remplit un vide législatif et il n’excède pas les limites du Statut. Je soutiens, par conséquent, que cet appel n’est pas recevable.

 

LE CADRE DE LA CHARTE DES NATIONS UNIES

13. Avant de nous pencher sur l’appel proprement dit, il est nécessaire de comprendre la structure mise en place par la Charte des Nations Unies.

14. La Charte établit à son sommet six organes primaires qu’elle appelle principaux. Ce sont : l’Assemblée générale, le Conseil de sécurité, le Conseil économique et social, le Conseil de tutelle, la Cour internationale de Justice et le Secrétariat. En plus, la Charte prévoit la création d’organes subsidiaires jugés nécessaires conformément à ces dispositions ; l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité sont dotés de droits exprès à cet égard. La Charte permet également l’établissement de commissions par certains de ces organes principaux, requis pour l’exécution de leurs fonctions ; le Conseil économique et social et la Cour de Justice sont dotés de pouvoirs exprès pour ce faire. La Charte reconnaît les diverses agences spécialisées établies par des accords intergouvernementaux, qui sont dotées de larges responsabilités internationales définies par la Charte, sous réserve que le Conseil économique et social ait conclu avec elles des accords en vue d’établir une relation de travail avec l’Organisation. De surcroît, la Charte reconnaît les agences régionales créées par les Etats Membres pour résoudre les questions se rapportant au maintien de la paix et de la sécurité internationales, sous réserve que leurs activités soient compatibles avec les buts et les principes de l’Organisation, en permettant au Conseil de sécurité d’utiliser ces organisations régionales pour les actions de coercition relevant de son autorité. Enfin, la Charte reconnaît l’existence d’organismes internationaux, comme à l’article 48, mais c’est probablement dans le contexte général de tous les organes internationaux créés à l’extérieur de la Charte.

15. La création de six organes principaux des Nations Unies et du Comité d’état-major (maintenant moribond) est la conséquence directe des dispositions de la Charte. La création d’organes subsidiaires et de commissions établies par les organes principaux est la conséquence de pouvoirs exprès qui leurs sont délégués à ce propos par la Charte. Les agences spécialisées et organismes régionaux visés dans la Charte semblent être des organes créés par des groupes ou organismes intergouvernementaux ou internationaux, certains parrainés, peut-être, par les organes principaux ou secondaires des Nations Unies.

16. C’est dans le contexte de la structure susmentionnée que l’on doit étudier la question de savoir si un tribunal ou une cour de justice peut examiner la légalité de sa propre création - par opposition à l’examen ou à la révision de ses propres décisions, qu’elles soient définitives ou préjudicielles.

 

APPROCHES CONSTITUTIONNELLES DU CONTRÔLE JUDICIAIRE AU PLAN NATIONAL

17. Quelques observations sur le droit relatif à l’interprétation de documents constitutifs, tant à l’échelon national qu’international, ne sont pas sans intérêt. Au plan national, les pays emploient diverses approches des questions constitutionnelles. Par exemple, i) la doctrine de la primauté parlementaire ou de l’organe législatif principal s’appliquera, ou ii) les actes de l’organe législatif pourront faire l’objet d’un contrôle judiciaire ou être déclarés nuls et non avenus, ou iii) des organes de la branche judiciaire pourront procéder à un contrôle judiciaire des actions des principaux organes, c’est-à-dire le législatif, l’exécutif et le judiciaire (l’expression "contrôle judiciaire" est définie comme le pouvoir d’un organe judiciaire supérieur d’approuver, de rejeter ou de modifier toute décision d’un organe particulier, comme en cas d’appel ou de révision, par opposition au pouvoir de cet organe particulier d’écarter ou de modifier une de ses décisions, comme dans le cas d’un simple examen). Certains pays permettent ouvertement à leurs juridictions de procéder au contrôle judiciaire de leur législation, même s’il touche directement à une partie de leur constitution. D’autres adoptent des normes ou règles fondamentales comme base de leur législation et confèrent à des organes supérieurs le pouvoir de procéder à un contrôle judiciaire de la législation enfreignant ces droits fondamentaux.

18. En bref, la question revient à se demander si le document constitutionnel traite un organe ou corps de l’Etat comme suprême ou souverain, dont les actions ne peuvent pas être rejetées, annulées ou contrôlées par un autre organe ou corps ; ou s’il permet toute action de l’un quelconque de ses organes ou corps de faire l’objet d’un contrôle judiciaire par un autre organe - qu’il s’agisse d’une Haute Cour ou d’un tribunal supérieur - et, dans ce cas, dans quelle mesure et dans quelles conditions. Si le pouvoir de contrôle judiciaire est conféré, il s’effectue dans le cadre des paramètres spécifiés. Dans le cas contraire, le contrôle judiciaire est impossible, à moins qu’il ne puisse être invoqué au titre de concepts plus idéalistes comme le droit naturel, les règles historiques, le positivisme etc., concepts qui, autrement, sont relativement difficiles à invoquer ou appliquer. En droit américain, une objection à la légalité de la création d’un tribunal ou organe judiciaire ne peut être soulevée que par l’Etat en quo warranto ou autres procédures directes, mais non par les personnes physiques, et si cette objection est soulevée par un particulier subsidiairement à une procédure judiciaire, en première instance ou en appel, elle est rejetée (voir 15 Corpus Juris 875 ; Ex parte Ward 173 U.S. 452, 1899). En droit anglais, tout ce qu’un tribunal peut faire est de se pencher sur la procédure pour déterminer si le projet de loi est passé par les deux Chambres et a reçu l’assentiment royal, mais il ne peut pas s’enquérir du mode d’adoption du projet, ni de ce qui l’a précédé ni de ce qui s’est passé au Parlement durant les débats le concernant (voir 44 Halsbury’s Laws of England, p. 504 ; British Railways Board c/ Pickin, 1974, 1 ALL E.R. 609, H.L.).

19. La situation n’est pas très différente au plan international. Le document constitutif de tout organe international, quel que soit son nom, régit la situation. S’il permet le contrôle judiciaire par un organe ou corps, quel qu’il soit, de toute action adoptée par tout autre organe ou corps, le contrôle judiciaire s’applique dans la limite des paramètres spécifiés, le cas échéant. Dans le cas contraire, il n’y a pas de contrôle judiciaire. Il convient de ne pas oublier le champ ou le but principal de l’organe international en cause. En effet, ils n’adoptent pas ou ne prennent pas tous des lois ou dispositions pour assurer l’exécution de leurs décisions ou actions pas plus qu’ils n’établissent tous des organes dotés de pouvoirs répressifs ou coercitifs au plan de l’exécution. Cela ne signifie pas, cependant, qu’un organe ou corps non judiciaire qui a adopté une mesure ne peut réexaminer lui-même cette mesure. On ne saurait normalement priver un organe international de ce pouvoir dans les cas pertinents.

 

LE RÔLE DU CONSEIL DE SÉCURITÉ

AU TITRE DU CHAPITRE VII

20. Le Conseil de sécurité des Nations Unies en tant que principal organe chargé du devoir de maintenir et de rétablir la paix et la sécurité dans les limites des conditions visées dans la Charte, a eu un rôle difficile. Des objections ont été parfois soulevées sur son pouvoir juridique et le champ de ses pouvoirs, en particulier concernant ses pouvoirs de coercition et les opérations de maintien de la paix. Avec la fin de la Guerre froide et l’expansion consécutive de ses activités, les limites des pouvoirs du Conseil de sécurité dans ce domaine ont été fréquemment débattues. De décisions relevant clairement des limites de sa compétence à celles qui tombent dans le domaine du permissible, d’aucunes ont soutenu que les activités du Conseil avaient excédé ses limites et pénétré en territoire inconnu, provoquant des controverses, sapant le respect qui lui est dû et incitant presque certains Etats à revenir sur leur obligation d’accepter ses résolutions. La question se pose donc de savoir si, dans le cadre des dispositions de la Charte des Nations Unies, les actions du Conseil de sécurité prises au titre du chapitre VII peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire quand elles excèdent les limites de la compétence du Conseil ou violent les principes et buts de la Charte ou du droit des gens ?

21. Fondamentalement, le Conseil de sécurité n’est pas un organe judiciaire. Son pouvoir discrétionnaire aux termes de l’article 39 de décider de ce qui constitue l’existence d’une menace contre la paix, une rupture de la paix ou des actes d’agression, ne peut pas être défini dans les limites de quelque approche judiciaire rigide. On n’oubliera pas que, dans le cadre des législations nationales, ces questions relèvent généralement de la catégorie des "faits du Prince" (domaine éminent) où l’ingérence publique ou judiciaire est considérée comme prohibée. Les Etats ont, certes, transféré leur souveraineté sur ces questions au Conseil de sécurité mais on ne saurait supposer que, ce faisant, ils lui ont accordé pleins pouvoirs d’agir suivant sa fantaisie ou ses purs caprices. Ainsi, une approche objective de la question ne peut être totalement ignorée uniquement parce qu’une décision juridique sur cette question ne se prête pas à une approche purement juridique. Le fait que, lors de la Conférence de San Francisco, les efforts de limitation du pouvoir discrétionnaire du Conseil aient été repoussés n’est pas un argument pour soutenir que la décision était valable éternellement. On soutient que l’expérience des cinquante dernières années penche en faveur d’un changement d’attitude. La diversité considérable des situations dans le cadre desquelles le Conseil a décidé de ce qui constitue une menace contre la paix est à l’origine d’opinions contradictoires. Tout exercice d’un pouvoir discrétionnaire est assujetti à la règle d’équité et de légitimité ainsi qu’aux limites de la compétence prévues ou que l’on peut déduire des buts et objectifs qui nécessitent son exercice et des circonstances adjacentes qui créent son besoin. Le droit international n’est pas totalement muet sur ce qui constitue une menace contre la paix ou une rupture de la paix ou un acte d’agression. Même s’il l’était, le bon sens et la logique permettraient de définir les diverses mutations et canaliseraient les pouvoirs discrétionnaires dans des paramètres définis. Imputer au Conseil de sécurité un pouvoir discrétionnaire illimité uniquement parce que ses actions échappent à un contrôle judiciaire par un organe indépendant extérieur reviendrait à lui conférer la liberté d’agir en-dehors de paramètres directeurs, sapant ainsi la confiance du public. Une protection est que le Conseil crée de nouvelles mutations pour se donner à lui-même des paramètres directeurs de sorte que, même s’il n’existe pas de règles préliminaires régissant son application, son exercice s’appuie sur une certaine méthode. Comme l’a suggéré Lord Penzance dans Morgan & Morgan (1869, L.R. 1P. & D. 644, p. 647), "le devoir de réduire son exercice à une méthode appartient à la Cour qui l’exerce". Les mécontents pourraient toujours déclarer "il y a de la méthode dans cette folie" (Shakespeare).

22. Mais tout effort visant à limiter l’exercice du pouvoir discrétionnaire sous toutes ses formes pourrait détruire le fondement même de la création de l’article 39. Des situations complexes dans le monde moderne ont contraint le Conseil à élargir la catégorie de situations qu’il considère comme des menaces contre la paix, bien que l’on puisse arguer que ces situations ne se sont pas présentées d’elles-mêmes comme des cas évidents appelant l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Des violations affreuses du droit humanitaire ont atterré la communauté internationale et contraint les Etats Membres des Nations Unies et le Conseil de sécurité à trouver des solutions. Ces violations ont conduit le Conseil de sécurité à prendre des mesures au titre du chapitre VII sur la base de circonstances spéciales et en tant qu’actions ne constituant pas de précédents. Si la communauté internationale, par l’intermédiaire de ses représentants, laisse discrètement au Conseil une marge de manœuvre libre et souple, il ne lui appartient certainement pas de réprimander le Conseil pour ce manque de rigueur quand ses représentants ne commettent pas d’indiscrétion. Depuis que des situations exceptionnelles successives demandant une réponse immédiate se sont présentées, invitant l’adoption de mesures du chapitre VII, les paramètres souples couvrant l’exercice du pouvoir discrétionnaire - le Conseil étant seul juge de la date et du lieu de l’action et de la date et du lieu où élargir ou restreindre l’exercice de sa compétence - ont fini par être acceptés comme une réalité et comme faisant partie du système.

23. Même si l’on accepte cette position, l’attitude de certains Membres permanents du Conseil s’opposant indûment à l’exercice d’une action justifiée par l’utilisation du droit de veto ; ou de Membres appuyant une action qui n’est pas permise ; ou ne soutenant pas une action qui est vraiment souhaitable, est à l’origine de préoccupations concernant l’exercice vacillant et incertain du pouvoir politique. Lorsque des doutes sérieux surviennent quant au fait que l’action du Conseil excède ses pouvoirs, ou contrevient aux buts et principes de la Charte, ou viole la règle du droit des gens, une décision rapide est souhaitable. Si elle se révèle impossible, les Etats Membres se regrouperont pour défier l’Organisation ou, en désespoir de cause, pour la quitter. Il est grand temps que l’Organisation offre quelque voie de recours de sorte à permettre aux parties lésées l’occasion de procéder à un réexamen de la décision du Conseil.

 

L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ET LE CONSEIL DE SÉCURITÉ

DANS LE CADRE DE LA CHARTE

24. Quelques réflexions sur la situation de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité dans le cadre de la Charte ne seraient pas hors de propos. La Charte des Nations Unies ne prévoit pas les trois branches de l’Etat dans la forme classique, c’est-à-dire un judiciaire, un exécutif et un législatif. La Cour internationale de Justice a clairement déclaré que la Charte des Nations Unies ne confère pas à l’Organisation le Statut d’un Etat ; ou que sa personnalité juridique et ses droits et devoirs sont les mêmes que ceux d’un Etat ; ou qu’elle puisse, de quelque façon, être traitée comme un "super-Etat", quel que soit le sens de cette expression (voir Réparation des dommages subis au service des Nations Unies, C.I.J. Recueil 1974, p. 174, 179).

25. Fondamentalement, la Charte établit une structure fonctionnelle mixte ; une Assemblée générale, dotée du pouvoir subtil de formuler des recommandations et des suggestions mais pas de prendre de décisions sauf en matière budgétaire ; un Conseil de sécurité dépourvu de pouvoirs d’exécution généraux mais doté de pouvoirs spéciaux pour déterminer l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression et, sur ce plan, de recommander ou d’ordonner des actions correctrices en vue de rétablir et de maintenir la paix ; et une Cour internationale de Justice avec le pouvoir de trancher les différends entre Etats, qui lui sont soumis avec leur consentement, ainsi que de statuer sur d’autres questions spécifiquement prévues dans la Charte et de donner des avis consultatifs, sans aucun droit direct de réexaminer la compétence des autres organes. La Charte ne confère pas de rôle suprême ou souverain à l’un quelconque de ses organes principaux par rapport aux autres, pas plus qu’il n’existe de règles ou de sources historiques permettant une telle présomption. En fait, la Charte permet le partage de l’information et des devoirs en vue de renforcer la coopération interne entre les divers organes principaux. Par exemple, bien que l’Assemblée générale soit dotée de pouvoirs vastes et d’une portée considérable de superviser les activités des autres organes principaux et des organes secondaires ainsi que de présenter des recommandations en ce domaine à ses Membres ou au Conseil de sécurité ou aux deux sur des questions touchant le champ de la Charte, elle n’a pas été traitée spécifiquement comme ayant un statut supérieur à celui des autres organes. La Charte n’établit pas expressément de hiérarchie entre ses principaux organes et aucun d’eux ne peut se prévaloir d’une suprématie ou d’être doté du droit de révoquer, d’annuler ou de contrôler l’action d’un autre. Ils sont tenus de coopérer et de se manifester respect mutuel et bonne volonté, comme le prévoit spécifiquement la Charte. Même lorsque l’Assemblée générale se voit conférer le pouvoir de superviser les activités d’autres organes, la Charte emploie un langage prêtant peu à différends comme, notamment, d’examiner et de discuter des questions, ou d’effectuer ou de provoquer des études, ou de formuler des recommandations ou d’attirer l’attention sur certains faits. Etant donné qu’elle est l’organe plénier le plus important et qu’elle est dotée d’un large éventail de compétences et de pouvoirs pour superviser les activités des autres organes, on pourrait éventuellement la traiter comme un "primus inter pares" mais, en limitant ses pouvoirs à la formulation de recommandations, la Charte ne lui confère même pas la dignité qu’elle mérite.

26. Face à cet organe considérable, le Conseil de sécurité, de taille beaucoup plus modeste, doté d’une autorité qui lui est déléguée par les Etats Membres, agissant dans le cadre d’un champ beaucoup plus restreint et délicat, s’est vu conférer le pouvoir de prendre des décisions importantes. Il s’ensuit donc que chaque organe principal est compétent pour décider du champ de son autorité dans le cadre érigé par les dispositions de la Charte et de décider pour lui-même le caractère de l’action qu’il peut adopter. Chaque organe respecte l’indépendance des autres et évite de s’ingérer dans leurs activités. Aucun organe n’a reçu nulle part le pouvoir de procéder au contrôle judiciaire de l’action d’un autre organe principal ou de tout sous-organe qu’il aurait créé.

 

LE CONTRÔLE JUDICIAIRE :

POSITION DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE

27. Nous sommes confrontés à la question de l’étendue de notre pouvoir de contrôle judiciaire et, par conséquent, il est utile de voir comment la Cour internationale de Justice a tranché cette question en ce qui concerne les objections sérieuses relatives aux actions d’autres organes des Nations Unies. La Cour internationale de Justice est un organe principal de l’Organisation des Nations Unies. Elle est la branche ou l’organe judiciaire. L’article 36 1) de son Statut prévoit que sa compétence s’étend à toutes les affaires que les parties lui soumettront, ainsi qu’à tous les cas spécialement prévus dans la Charte des Nations Unies ou dans les traités et conventions en vigueur. Comme l’a indiqué le Juge Lachs dans son opinion individuelle dans l’affaire Lockerbie (C.I.J. Recueil 1992, p. 114, 138) "la Cour est le gardien de la légalité de l’ensemble de la communauté internationale, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des Nations Unies" (C.I.J. Recueil 1971, p. 26) et sa tâche est d’"assurer le respect du droit international" (affaire de la Namibie, C.I.J. Recueil 1949, p. 16, 35). En cas de contestation sur "le point de savoir si la Cour est compétente, la Cour décide", aux termes de l’article 36 6) de son Statut. La cour n’est pas investie du pouvoir de contrôle judiciaire ou d’appel concernant les actions de l’un quelconque des autres organes mais elle peut, aux termes de l’article 38 de son Statut, examiner subsidiairement des questions "hors limites" qui lui sont soumises, conformément au droit international et d’un point de vue rigoureusement juridique. Comme l’a soutenu le Juge Weeramantry dans l’affaire Lockerbie :

"L’interprétation des dispositions de la Charte est essentiellement une question de droit, et des questions de droit de ce genre peuvent, quand les circonstances s’y prêtent, être portées devant la Cour pour qu’elle les tranche par une décision de justice. Lorsqu’il en est ainsi, la Cour agit en tant que gardienne de la Charte et du droit international car, sur la scène internationale, il n’existe pas d’organe plus élevé qui soit chargé de fonctions judiciaires et de statuer sur des questions d’interprétation et d’application du droit international. Ancrée à la Charte en particulier et dans le droit international en général, la Cour connaît des questions juridiques qui sont légitimement portées devant elle ; le fait que sa décision judiciaire, fondée sur le droit, puisse avoir des conséquences politiques n’est pas un élément qui doive l’empêcher de remplir sa fonction en vertu de la Charte des Nations Unies et du Statut de la Cour" (C.I.J. Recueil 1992, p. 114, 166).

28. Certaines observations formulées par la Cour internationale de Justice dans le cadre de l’examen de demandes afférentes au contrôle judiciaire méritent également d’être mentionnées. Dans l’affaire de la Namibie, la Cour, à la majorité, a statué sur ce point :

"Il est évident que la Cour n’a pas de pouvoirs de contrôle judiciaire ni d’appel en ce qui concerne les décisions prises par les organes des Nations Unies dont il s’agit... Cependant, dans l’exercice de sa fonction judiciaire et puisque des objections ont été formulées, la Cour examinera ces objections dans son exposé des motifs, avant de se prononcer sur les conséquences juridiques découlant de ces résolutions" (C.I.J. Recueil 1971, p. 16, 45).

Après son examen des arguments, la Cour a conclu que les décisions du Conseil de sécurité étaient conformes aux principes et aux buts de la Charte ainsi qu’aux articles 24 et 25 et que, par conséquent, elles liaient tous les Etats, qui se trouvaient ainsi tenus de les exécuter.

29. Plusieurs des opinions séparées et dissidentes dans l’affaire de la Namibie ont débattu du pouvoir de la Cour de réexaminer les résolutions contestées du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale.

Par exemple, le Juge Ammoun, dans son opinion individuelle, déclarait :

"la Cour internationale de Justice se devait de remplir les siennes (ses obligations) en ne fermant pas les yeux sur des agissements affectant les principes et les droits dont la défense lui incombe" (ibid., p. 72, par. 3).

Pour sa part, le Juge Petrén avançait aussi dans son opinion individuelle :

"Tant que la validité des résolutions sur lesquelles se fonde la résolution 276 (1970) n’est pas établie, il est évidemment impossible que la Cour se prononce sur les conséquences juridiques de la résolution 276 (1970), car il ne peut y avoir de telles conséquences juridiques si les résolutions de base sont illégales..." (ibid., p. 131).

Et le Juge Dillard adoptait quant à lui la position que :

"On peut difficilement demander à un Tribunal de se prononcer sur des conséquences juridiques si les résolutions dont découlent ces dernières renferment elles-mêmes des conclusions juridiques affectant ces conséquences. Relever cela ne signifie aucunement que la Cour conteste l’application des principes de San Francisco relatifs à l’interprétation de la Charte. Les résolutions des organes des Nations Unies méritent la plus grande déférence... Mais quand ces organes jugent bon de demander un avis consultatif, ils doivent s’attendre à ce que la Cour agisse strictement en conformité avec sa fonction judiciaire. Celle-ci interdit de faire sienne, sans autre examen, une conclusion juridique qui conditionne par elle-même la nature et la portée des conséquences juridiques qui en procèdent" (voir l’opinion individuelle de M. Dillard, p. 151).

Le Juge Onyeama déclarait également :

"Dans l’exercice de ses fonctions, la Cour est pleinement indépendante des autres organes des Nations Unies ; elle n’est nullement tenue d’émettre un arrêt ou un avis qui soit "politiquement acceptable" ; ce n’est pas là son rôle. Sa mission, pour reprendre les termes de l’article 38 du Statut, est de se prononcer "conformément au droit international".

... mais lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, les décisions de ces organes intéressent une affaire dont la Cour est dûment saisie, et lorsqu’il est impossible de rendre un arrêt ou un avis bien fondé sans examiner la validité de ces décisions, la Cour ne peut éviter cet examen sans abdiquer son rôle d’organe judiciaire.

Je ne vois pas qu’il soit compatible avec la fonction judiciaire de la Cour d’énoncer les conséquences d’actes dont la validité serait tenue pour acquise, sans que la Cour se soit assurée elle-même de leur origine licite" (ibid., p. 143-144).

Quant au Juge Gros, il déclarait dans son opinion dissidente :

"Ce n’était pas l’habitude de la Cour de tenir pour acquises les prémisses d’une situation juridique dont on lui demandait de dire les conséquences... Comment, en effet, un juge peut-il déduire une obligation d’une situation quelconque sans avoir d’abord éclairci la question de la légalité des origines de cette situation ?" (ibid., p. 331-332, par. 18).

30. La règle découlant de l’opinion majoritaire et des opinions exprimées par les divers juges peut être sans risque énoncée comme suit : la Cour internationale de Justice, en tant qu’organe principal des Nations Unies, n’a pas de pouvoirs de contrôle judiciaire ou d’appel concernant les actions d’un autre organe principal de l’institution, mais lorsqu’une contestation de cette nature lui est soumise, la Cour, dans l’exercice de sa fonction judiciaire, souhaiterait pouvoir l’évaluer de sorte à ce qu’elle puisse définir "dans le cadre de son raisonnement" les répercussions juridiques de l’action contestée. En bref, c’est une opération qui n’intéresse pas directement le jugement mais qui vise à examiner la question collatérale dans l’exercice de la fonction judiciaire de la Cour afin de déterminer si les éléments présentés pourraient, s’il en était tenu compte, produire des conséquences juridiques exceptionnelles de l’action contestée. Si cette dernière est jugée conforme aux dispositions de la Charte, une ingérence peut se révéler inutile. Dans le cas contraire, comme l’a observé le Juge El-Kosheri dans son opinion dissidente dans l’affaire Lockerbie (C.I.J. Recueil 1992, par. 114, p. 208) il est possible que la Cour puisse rendre une décision négative si elle décèle une violation de la Charte ou une déviation à l’égard de ses buts et principes. Les observations du Juge De Castro sur le même point dans l’affaire sur la Namibie sont également pertinentes :

"Le principe de la juridicité. La Cour comme organe juridique ne peut pas collaborer à une résolution manifestement nulle, contraire aux règles de la Charte ou aux principes du droit" (C.I.J. Recueil 1971, p. 16, 180).

31. Ainsi, sans agir comme une juridiction directement dotée du pouvoir de contrôle ou de recours judiciaire, la Cour internationale de Justice, tout en respectant les convenances et l’équilibre avec des organes dotés de pouvoirs et d’une indépendance équivalents, a trouvé le moyen de se pencher sur la question.

 

LES POUVOIRS DE CONTRÔLE JUDICIAIRE :

LA POSITION DU TRIBUNAL INTERNATIONAL

32. On peut examiner la position du Tribunal international dans le contexte général que nous venons de brosser. A la différence de la Cour internationale de Justice, le Tribunal international a été créé par un organe principal des Nations Unies, à savoir le Conseil de sécurité. Puisque le conflit déclaré entre certains des anciens Etats confédérés de l’ex-République socialiste fédérative de Yougoslavie, marqué par les crimes présumés de génocide, de "nettoyage ethnique" et des violations graves du droit international humanitaire, constituait une menace contre la paix internationale, il a été jugé que la création d’un tribunal pénal international ad hoc mettrait non seulement un terme à ces crimes et violations, sanctionnerait et traduirait en justice les personnes qui les commettaient impunément, mais elle contribuerait aussi au rétablissement et au maintien de la paix. Ayant constaté l’existence d’une menace contre la paix, le Conseil de sécurité a conçu le Tribunal international comme un organe qui contribuerait au rétablissement et au maintien de la paix et de la sécurité internationales.

33. Le Tribunal international a été conçu comme une instance supérieure de stature internationale dotée de la compétence pénale en première instance et en appel à l’égard de personnes physiques, avec toutes les caractéristiques d’un organe judiciaire totalement indépendant, impartial et responsable, de la plus haute intégrité et doté de procédures garantissant un procès rapide et équitable ainsi que le respect absolu des droits de l’accusé. Le Tribunal international ne peut pas être comparé à un organe subsidiaire à l’encontre duquel un organe principal exerce normalement des pouvoirs d’administration et de contrôle. Bien que le Tribunal ait été structuré de manière à "remplir ses fonctions, abstraction faite de toutes considérations politiques" et que "dans l’accomplissement de ses fonctions judiciaires, il ne serait pas soumis à l’autorité ou au contrôle du Conseil de sécurité" (voir Rapport du Secrétaire général, par. 28) on ne peut ignorer le fait que le Secrétariat a, administrativement, un rôle à jouer dans les fonctions et problèmes non judiciaires du Tribunal. Néanmoins, le Tribunal est un organe judiciaire rigoureusement indépendant. Les décisions relatives à toutes les questions juridiques et factuelles sont régies par des règles et principes dont disposent normalement les instances judiciaires et qu’elles appliquent rigoureusement. Toute instance judiciaire opérant dans le cadre d’un Statut est dotée de la compétence implicite de se pencher sur les objections relatives à sa compétence de traiter les questions prévues dans le Statut. Si ce pouvoir est spécifié dans ce dernier, il ne fait rien de plus que d’exprimer ce qui est implicite. S’agissant de sa compétence à examiner la légalité de sa propre création, la même chose doit être considérée comme implicite ou traitée comme une question à examiner subsidiairement à celle de savoir s’il peut exercer ses pouvoirs, parce que s’il est créé, il ne serait doté d’aucune compétence ordinaire pour traiter de questions prévues dans son Statut. La Cour internationale de Justice, dans l’affaire Nottehbohm (C.I.J. Recueil 1953, p. 119) a soutenu que, conformément aux précédents établis et à moins qu’il n’existe une convention disposant du contraire, une juridiction internationale est seule juge de sa propre compétence et qu’elle a le pouvoir d’interpréter les documents qui la réglementent. Le fait que la question de sa propre création soit liée à une question politique n’est pas non plus un argument pour rejeter un tel examen. Par conséquent, quand une objection est soulevée concernant ses propres pouvoirs, le Tribunal ne peut pas refuser de s’en saisir ; et si une objection valable est soulevée sur la légalité de sa création, que l’accusé soit considéré ou non comme autorisé à le faire, il est indéniable qu’elle influerait sur la légalité de sa compétence et annulerait sa capacité à exercer ses pouvoirs. Il n’y a pas d’organe impartial ou indépendant "hiérarchiquement" supérieur à ce Tribunal pour se pencher sur de si importantes questions juridiques et le droit de l’accusé de saisir le Conseil de sécurité pour un examen de ses objections est bien trop éloigné pour ne pas dire inexistant. Tout en n’admettant pas la position, même l’appel interne au Tribunal dans le cadre d’un système de rotation des juges peut être considéré comme n’étant pas rigoureusement impartial si la question de l’absence de compétence due à l’illégalité de la création de ce Tribunal se pose.

34. Le public et l’individu traduit devant le Tribunal, en particulier, attendent de cet organe une explication de toutes les objections de droit sérieuses qui peuvent être soulevées, notamment en ce qui concerne les questions juridictionnelles. En sa qualité de Tribunal international au sommet de la juridiction pénale internationale, il est un organe responsable devant tous les citoyens du monde en ce qui concerne la compétence de sa compétence et le public ne peut pas accepter le silence comme garantie de son impartialité ou de son indépendance. A la différence de la Cour internationale de Justice, dont la compétence s’exerce par consentement, la compétence du présent Tribunal sur les personnes physiques est contraignante. En bref, l’accusé a le droit d’être entendu et le Tribunal a le droit d’examiner la question du principe de la compétence de la compétence. Le Tribunal ne cherche pas à légitimer sa propre création. Il doit statuer, même à l’encontre de ses propres intérêts, et il doit trancher sans crainte.

35. On observe un facteur inhabituel dans la présente affaire. Certes, la décision de créer le Tribunal international a bien été prise par le Conseil de sécurité aux termes de ses pouvoirs au titre du chapitre VII, mais il a délégué au Secrétariat la création de la structure du Tribunal et la rédaction de son Statut. La résolution 808 a prié le Secrétaire général de soumettre le plus tôt possible à l’examen du Conseil de sécurité, et si possible dans les soixante jours, un rapport analysant cette question sous tous ses aspects, y compris des propositions concrètes et, le cas échéant, des options, pour la mise en œuvre efficace et rapide de la décision de créer le Tribunal, compte tenu des suggestions avancées à cet égard par les Etats Membres. Il semble qu’à partir de ce stade, la question a été remise entièrement entre les mains du Secrétariat. Le Secrétaire général a reçu une masse d’opinions sur ce que devrait être le Tribunal, en provenance de nombreux Etats (plus de trente-trois), organismes gouvernementaux et non-gouvernementaux, comités, commissions, organes juridiques, juristes et personnalités du monde judiciaire. Il a également reçu un certain nombre de projets de Statut de plusieurs provenances. Après avoir tenu compte de toutes les questions pertinentes, le Secrétaire général a présenté son rapport au Conseil dans le délai prescrit, avec un projet de Statut du Tribunal préparé par le Secrétariat. Le Secrétaire général, au paragraphe 28 de son rapport, a clairement indiqué que le Tribunal a été créé "à titre de mesure coercitive prise en vertu du chapitre VII, un organe subsidiaire au sens de l’article 29 de la Charte, mais un organe de caractère judiciaire" (Rapport du Secrétaire général, par. 28). Le Conseil de sécurité a adopté le rapport et le projet de Statut du Tribunal par la résolution 827 (1993) du 25 mai 1993. Bien que le Conseil de sécurité ait approuvé le projet de Statut du Tribunal et avalisé sa création, toute évaluation d’une objection quant à la légalité de sa création exigerait un examen de la question de savoir si l’exercice initial du pouvoir discrétionnaire par le Conseil de créer le Tribunal n’était pas un exercice du pouvoir simulé en vertu du chapitre VII, et que la création de la structure du Tribunal n’échappait pas au champ des pouvoirs du Secrétaire général aux termes de l’article 29 ou ne s’opposait pas aux buts et principes de la Charte ou du droit des gens.

36. Toutefois, sans ignorer les dispositions de la Charte qui ne permettent pas à un organe principal ou sous-organe de procéder au contrôle judiciaire de l’action d’un autre, moins encore de trancher sur sa compétence en dehors des limites autorisées par la Charte, le besoin de définir un équilibre entre les limites de la compétence et les limites de la nécessité appelle une approche quelque peu libérale mais prudente dans un milieu où le droit international cherche de nouvelles mutations pour relever les défis exceptionnels que posent de nouvelles situations. Quelle que soit la position, je soutiens que le Tribunal international peut examiner la question, tout en étant conscient des règles posées par la Cour internationale de Justice concernant le contrôle judiciaire, comme indiqué au paragraphe 30 ci-dessus, aux fins de déterminer les répercussions juridiques éventuelles des actions du Conseil et du Secrétariat. Je ne tiens pas à déterminer maintenant les mesures que devrait prendre le Tribunal s’il venait à trouver une grave lacune dans sa création. Qu’il s’agisse d’une simple déclaration à cet effet laissant au Conseil de sécurité des Nations Unies le soin de corriger la situation ou, ayant fait cette déclaration, qu’il poursuive ses activités en tant qu’instance ad hoc jusqu’à ce que ces organes ou l’Organisation viennent à son aide, sont autant de mesures susceptibles d’être discutées mais il est préférable de résoudre la question quand elle se posera et je la laisserai pendante.

 

FAITS A L’ORIGINE DE LA CRÉATION

DU TRIBUNAL INTERNATIONAL

37. Pour bien comprendre le débat juridique qui suit, il est nécessaire de présenter les faits qui sont à l’origine de la création du Tribunal international.

38. Le maréchal Tito est décédé le 4 mai 1980. La République socialiste fédérative de Yougoslavie a commencé à s’effondrer. En 1981, des émeutes ont éclaté dans la province autonome de Kosovo (en Serbie), dont la majorité de la population est albanaise. Le nationalisme serbe a explosé en 1987. Entre octobre 1988 et février 1989, les gouvernements des deux provinces autonomes du Kosovo et de la Vojvodina ainsi que de la République du Monténégro ont démissionné. En 1989, le gouvernement de la Slovénie a modifié sa Constitution pour se donner le droit de quitter la Fédération, provoquant des tensions avec la Serbie. Les habitants du Kosovo ont déclaré leur sécession vis-à-vis de la Serbie en juillet 1990. Cette même année, les Slovènes répondaient par l’affirmative à un référendum sur l’indépendance. En février 1991, la Krajina, une région de la Croatie peuplée par des Serbes, a déclaré son indépendance, provoquant de violents incidents. Les Serbes de la Krajina ont tenu un référendum sur la sécession de la région vis-à-vis de la Croatie et les Croates ont tenu un référendum sur leur indépendance - et il a été répondu affirmativement à ces deux scrutins. La Slovénie et la Croatie ont déclaré leur indépendance le 25 juin 1991, conduisant à un conflit armé brutal entre les forces de la République socialiste fédérative de Yougoslavie, d’une part et de la Slovénie et de la Croatie d’autre part. A la demande de la Communauté européenne, ces deux Républiques ont suspendu pendant trois mois les dates effectives de leur indépendance. La Slovénie et la Croatie ont respectivement annoncé leurs décisions de devenir indépendantes et le Parlement de la République socialiste fédérative de Yougoslavie a répondu en adoptant une résolution visant à préserver les frontières internes et externes de la République fédérative.

39. En octobre 1991, les combats ont continué en Croatie entre les forces armées croates et celles de la République socialiste fédérative de Yougoslavie. A la mi-novembre 1991, la ville de Vukovar, assiégée par les forces serbes depuis l’été, a été capturée par les Serbes.

40. Le 27 novembre 1991, la République fédérale de Yougoslavie, l’Armée populaire de Yougoslavie (JNA), la République de Croatie et la République de Serbie ont convenu de respecter certaines dispositions des Conventions de Genève de 1949 et du Protocole additionnel I de 1977, y compris les infractions graves aux dispositions de la quatrième Convention de Genève.

41. Le 16 décembre 1991, la Communauté européenne a reconnu la Slovénie et la Croatie en tant qu’Etats indépendants avec effet à compter du 15 décembre 1991. Le 6 mars 1992, après avoir déclaré antérieurement son indépendance et organisé un référendum, la Bosnie-Herzégovine s’est proclamée Etat indépendant, indépendance reconnue le 7 avril 1992 par la Communauté européenne et les Etats-Unis d’Amérique. Un conflit armé a immédiatement éclaté entre les forces de la République socialiste fédérative de Yougoslavie et celles de Bosnie-Herzégovine. Le 27 avril 1992, les Républiques de Serbie et du Monténégro se sont déclarées Etat souverain sous le nom de République fédérale de Yougoslavie et se sont engagées à respecter les droits des anciennes Républiques socialistes fédératives qui avaient déclaré leur indépendance.

42. Le 22 mai 1992, le Président de Bosnie-Herzégovine et du Parti d’action démocratique, le Président du Parti démocrate serbe (Serbes de Bosnie) et le président du parti démocrate croate (Croates de Bosnie) ont signé un accord les engageant à respecter l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949, qui s’applique aux conflits armés internes.

43. Le 22 juin 1992, la Bosnie-Herzégovine a déclaré qu’elle se trouvait en état de guerre du fait d’une agression de la République de Serbie, de la République du Monténégro, de l’armée yougoslave et de terroristes du Parti démocrate serbe.

44. A compter de juin 1991, les Serbes ont essayé d’annexer à leur propre territoire les enclaves en Croatie où ils étaient majoritaires. Les Croates ont essayé de faire la même chose. Les Serbes et les Croates constituant les deux minorités les plus importantes en Bosnie-Herzégovine, ils ont essayé d’annexer des territoires et de diviser cette dernière République en trois Etats indépendants.

45. Il est clair que le conflit, qui avait commencé en Slovénie, a gagné la Croatie puis la Bosnie-Herzégovine. La Force de protection des Nations Unies (FORPRONU), qui avait originellement été mise en place pour protéger les enclaves serbes en Croatie, a vu son mandat élargi au soutien de toutes les actions humanitaires en tous lieux. Le HCR estimait les sans-abri à 350 000 en décembre 1991, 1 500 000 en mai 1992 et à 2 300 000 en juillet 1992. Ce qui avait originellement commencé comme une répression a fini par se transformer, en particulier en Bosnie-Herzégovine, en crimes contre l’humanité, meurtres massifs, viols et violences sexuelles, tortures massives dans des camps de concentration et "nettoyage ethnique" délibéré de civils.

46. La brutalité du conflit et ses nouvelles dimensions terribles ont indigné le monde entier. Les Nations Unies ont procédé à des enquêtes et reçu des informations par l’intermédiaire de leurs propres organes et services. On mentionnera, en particulier, le Rapporteur spécial nommé par la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, le bureau du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations Unies (HCR), le Comité des droits de l’homme, la FORPRONU et la Commission d’experts des Nations Unies.

47. Différents organes ont envoyé un certain nombre de missions de Rapporteurs. On peut mentionner notamment la Mission de la CSCE, la Moscow Human Dimension Mechanism Mission de la CSCE et la Mission d’enquête des CE sur le traitement des femmes musulmanes dans l’ex-Yougoslavie.

48. Parmi les missions des ONG internationales, on mentionnera en particulier Helsinki Watch ; Amnesty International Londres ; le Comité international de la Croix Rouge (CICR) ; Médecins sans frontières ; la Ligue internationale des droits de l’homme ; l’Union pour la paix et l’aide humanitaire à la Bosnie-Herzégovine ; et "World Campaign Save Humanity".

49. Parmi les missions des Etats, on notera l’Institut d’enquêtes sur les crimes de guerre, Sarajevo ; le Conseil des droits de l’homme et des libertés fondamentales, Ljubljana ; la Commission d’Etat sur les crimes de guerre, Belgrade ; le Département d’Etat des Etats-Unis ; et le Centre de documentation musulman, Zenica.

50. Dernier point mais non le moindre, un certain nombre d’Etats Membres des Nations Unies et d’autres organisations ont envoyé des rapports aux Nations Unies fournissant des informations sur les crimes internationaux graves commis dans les trois Républiques belligérantes de l’ex-Yougoslavie.

51. Le 13 juillet 1992, le Conseil de sécurité, conformément à la résolution 764, a attiré l’attention sur le fait que les personnes qui avaient commis ou ordonné de commettre des infractions graves aux Conventions de Genève de 1949 étaient personnellement responsables de ces infractions. Le 12 août 1992, le Conseil de sécurité, par la résolution 771, demandait aux Etats et autres organes de soumettre des informations étayées sur les atrocités commises dans l’ex-Yougoslavie au Secrétaire général de sorte à ce qu’il puisse présenter un rapport au Conseil de sécurité sur les mesures additionnelles qui pourraient se révéler nécessaires.

52. Un commentaire sur les mesures propres aux Nations Unies pour enquêter sur cette affaire sordide n’est pas sans intérêt ici. En plus des renseignements reçus par l’intermédiaire du HCR, de la FORPRONU et du Comité des droits de l’homme, l’institution considérée a également jugé nécessaire de demander à son propre personnel d’enquêter sur la question, ce qui explique la désignation par la Commission des droits de l’homme des Nations Unies d’un Rapporteur spécial et d’une Commission d’experts.

53. Le 13 août 1992, la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, à Genève, a nommé M. Tadeusz Mazowiecki, ancien premier ministre polonais, comme son Rapporteur spécial chargé de présenter un rapport sur la situation des droits de l’homme sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. M. Mazowieki a soumis plus de trois rapports illustrant le "nettoyage ethnique" sous forme d’exécutions commises au hasard, de viols massifs, de prises d’otages injustifiées et de destructions de maisons, en particulier en Bosnie-Herzégovine et dans les Enclaves protégées par les Nations Unies, dont les victimes étaient principalement des Musulmans et des Croates. Il a également observé des violations semblables commises par des Musulmans et des Croates en Bosnie-Herzégovine et par des Croates en Croatie. M. Mazowiecki était assisté de conseillers, le docteur Georg Mautner-Markhof et le professeur Roman Weiruszewsksi.

54. Le 6 octobre 1992, le Conseil de sécurité des Nations Unies, conformément à la résolution 780, a établi une Commission d’experts impartiale pour étudier les violations généralisées du droit international humanitaire commises dans l’ex-Yougoslavie, en particulier en Bosnie-Herzégovine, de sorte à fournir au Secrétaire général ses conclusions sur ces violations et les infractions graves aux Conventions de Genève. Cette Commission a reçu pour instruction d’examiner et d’analyser les renseignements déjà soumis aux Nations Unies par les Etats Membres et autres organes ainsi que d’autres informations obtenues par ses propres mesures. Le 26 octobre 1992, le Secrétaire général a annoncé la nomination du professeur Frits Kashoven au poste de Président de la Commission et du professeur M. Cherif Bassiouni, de M. William Fenrick, du Juge Keba Mbaye et du professeur Torkel Ohsalh comme membres. La Commission a présenté un rapport intérimaire le 26 janvier 1993, qui précisait les infractions graves et autres violations du droit international humanitaire qui avaient été commises, y compris des tueries massives, le "nettoyage ethnique", des tortures horribles, le viol, le pillage, la destruction de biens civils, culturels et religieux ainsi que les arrestations arbitraires. Elle faisait également remarquer que si un tribunal international ad hoc était créé, la décision des Nations Unies correspondrait bien à la conjoncture de l’époque.

55. Le flot incessant de rapports soumis par les Etats Membres aux Nations Unies sur la poursuite des atrocités a exercé de fortes pressions sur les Nations Unies. Les efforts de paix de l’Organisation des Nations Unies, progressant lentement sans succès, avaient maintenant atteints le stade où le processus de paix devait être complété par une action sérieuse, qui puisse également apaiser la conscience publique. Cyrus Vance et Lord Owen, les deux co-présidents du Comité directeur de la Conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie, ont à maintes reprises suggéré la création d’un tribunal pénal international pour sanctionner les auteurs de crimes de guerre et de violations du droit humanitaire. Ils avaient également placé les questions humanitaires et de droits de l’homme au cœur du processus de paix.

56. Etant donné les éléments de preuve accablants recueillis par les Nations Unies par l’intermédiaire de ses propres sources et agences et ceux fournis par les autres organisations et organes internationaux et les Etats, le Conseil de sécurité, par la résolution 808 du 22 février 1993, a finalement décidé de créer un Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 et le Secrétaire général a reçu pour instruction d’établir un rapport, dans les soixante jours, offrant à cet égard des propositions spécifiques au Conseil de sécurité tenant compte des suggestions avancées par les Etats Membres.

57. La décision de créer le Tribunal international a été prise par le Conseil de sécurité aux termes de ses pouvoirs en vertu du chapitre VII, mais la rédaction du Statut du Tribunal a été déléguée au Secrétariat et n’a pas été réalisée plus ou moins "secrètement" par le Conseil. Il semble qu’à compter de ce stade, la question est entièrement passée aux mains du Secrétariat aux termes de l’article 29 de la Charte. Le Secrétaire général avait déjà reçu un nombre considérable de suggestions sur ce que devrait être le Tribunal, qui émanaient de plus d’une trentaine d’Etats Membres, sans compter les organismes gouvernementaux et non-gouvernementaux, les comités, commissions, organismes juridiques, juristes et personnalités du monde judiciaire. Il a également reçu de diverses sources plusieurs projets de Statut du Tribunal. Tenant compte de toutes les questions pertinentes, il a présenté son rapport au Conseil de sécurité dans les délais prescrits, accompagné du projet de Statut du Tribunal. Le Conseil de sécurité a finalement adopté le rapport et le projet de Statut du Tribunal par la résolution 827 (1993) le 25 mai 1993.

 

LA LÉGALITÉ DE LA CRÉATION DU TRIBUNAL

58. J’en viens maintenant au premier motif présenté par l’Appelant, à savoir que le Tribunal international est incompétent pour le juger puisqu’il a été créé illégalement.

59. L’Appelant ne conteste pas le pouvoir du Conseil de sécurité de constater l’existence d’une menace contre la paix et la sécurité internationales ou son pouvoir de se pencher sur ces menaces. Il allègue, cependant, que bien que cette constatation entraîne une décision factuelle et politique qui échappe à toute norme fixe, toute mesure que le Conseil de sécurité peut prendre pour répondre à ces menaces est limitée par les pouvoirs qui lui sont conférés par la Charte et l’état actuel du droit international. Sur ce point, il allègue que ces pouvoirs n’habilitent pas le Conseil de sécurité, un organe politique, à créer un organe judiciaire indépendant, doté de la compétence en matière pénale, parce qu’il n’en a pas légalement le pouvoir, pas plus qu’il ne peut justifier ce transfert à un organe judiciaire, et que la décision sur cette question ne relève pas simplement de la haute politique mais que, dans le contexte des droits de l’homme, elle relève aussi des tribunaux lorsqu’il s’agit de la poursuite d’individus.

60. La question fondamentale revient à savoir si la création du Tribunal international par le Conseil de sécurité relevait des pouvoirs conférés à cet organe principal par la Charte. Il est clair que la création du Tribunal international visait le rétablissement et le maintien de la paix. Aux termes de l’article 39 de la Charte, le Conseil de sécurité est seul habilité à constater l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression. Il est, en outre, doté du pouvoir de formuler des recommandations et de décider des mesures qui devraient être prises conformément aux articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. Dans le but d’éviter une aggravation de la situation, le Conseil de sécurité, aux termes de l’article 40, avant de formuler des recommandations ou de décider des mesures prévues à l’article 39, peut demander aux parties intéressées de respecter certaines mesures provisoires qu’il juge nécessaires ou souhaitables et, en cas de non-exécution de ces mesures provisoires, de tenir dûment compte de cette défaillance. Aux termes de l’article 41, le Conseil de sécurité peut décider quelles mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée peuvent être prises pour donner effet à ses décisions et il peut inviter les Etats Membres des Nations Unies à appliquer ces mesures. Celles-ci peuvent comprendre, notamment, mais sans s’y limiter, des embargos commerciaux et la rupture des relations diplomatiques. Si les mesures prévues à l’article 41 sont considérées inadéquates ou qu’elles se sont révélées telles, le Conseil de sécurité peut, aux termes de l’article 42 prendre les mesures militaires qu’il juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales. Aux termes de l’article 24 2), dans l’exercice de ses opérations de coercition, le Conseil de sécurité est tenu d’agir conformément aux buts et principes de la Charte et des pouvoirs qui lui sont spécifiquement accordés aux termes des chapitres VI, VII, VIII et XII.

61. Il est indéniable que le Conseil de sécurité, sur la base des éléments de preuve écrasants (voir par. 38 à 56 ci-dessus) qu’il a examinés à l’occasion de plusieurs réunions durant une certaine période, a conclu que le conflit continu entre certaines des anciennes Républiques de la Yougoslavie constituait une menace contre la paix et que la création d’un tribunal pénal international ad hoc contribuerait au rétablissement et au maintien de la paix. Une menace contre la paix ne signifie pas nécessairement une menace contre les Etats engagés dans un conflit armé interne ou international, mais elle peut s’étendre à d’autres, en particulier aux Etats adjacents qui risquent d’être touchés et qui le sont généralement. Le pouvoir discrétionnaire dont dispose le Conseil pour tirer les conclusions pertinentes aux termes de l’article 39, relatif à des mesures de coercition, ne peut pas être mesuré en termes de normes juridiques, si ce n’est qu’il doit être juste et non arbitraire ou un exercice feint du pouvoir. La décision a été basée sur une évaluation adéquate d’éléments de preuve et a été raisonnable et juste, et non arbitraire ou capricieuse. Aucune objection ne peut être opposée à l’exercice du pouvoir discrétionnaire par le Conseil de sécurité en cette affaire.

62. Ce qui ressort éminemment, c’est que le Conseil de sécurité n’a pris aucune décision hâtive pour tirer ces conclusions, à la différence d’autres situations d’urgence marquées par des décisions rapides. Il a, au contraire, tiré ses conclusions après avoir entendu de nombreuses opinions et reçu une masse de rapports émanant de nombreux organes, tant gouvernementaux que non-gouvernementaux.

63. A ce stade, on peut indiquer que le Conseil de sécurité, agissant aux termes de l’article 42, aurait pu ordonner une action militaire et, dans le cadre de bon nombre de ses recommandations aux autorités militaires, demander la création de cours martiales ad hoc pour traduire en justice et sanctionner les auteurs de crimes, y compris les membres de la hiérarchie militaire, qui avaient gravement violé le droit international humanitaire sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, de sorte que ces auteurs, qui avaient commis ou commettaient ces crimes impunément, puissent être punis et que d’autres du même acabit soient dissuadés et que la paix puisse ainsi être rétablie et maintenue. Si cette mesure était possible, elle aurait comme conséquence que la création pendant une brève période d’un tribunal pénal international ad hoc indépendant et impartial couvrant le même territoire et les mêmes crimes commis sur ce territoire, pourrait être considérée comme la raison d’être même de la création du présent Tribunal international. Si le Conseil de sécurité avait créé un tribunal pénal international à compétence générale, couvrant des infractions pénales internationales commises à l’intérieur ou à l’extérieur des territoires des Etats Membres, une objection aurait peut-être pu être soulevée avec succès, alléguant que la décision n’avait aucun lien avec le rétablissement et le maintien de la paix dans l’ex-Yougoslavie et que l’exercice du pouvoir était feint dans le but de justifier l’action. Mais puisque le Tribunal envisagé était d’un caractère limité, créé pour un but limité, pendant un intervalle de temps limité et visait les auteurs d’infractions commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, la décision était valable et juste et relevait clairement de l’article 41 de la Charte. Le fait que le Conseil de sécurité, aux termes de l’article 41, puisse prendre des mesures non-militaires pouvant inclure notamment, mais sans s’y limiter, des embargos économiques ou la rupture des relations diplomatiques, justifiait la création du Tribunal international. Les mesures non-militaires applicables aux termes de l’article 41 ont un caractère illustratif et ne sont pas limitées à celles énumérées à cet article. Il est soutenu que la création du Tribunal ne peut pas contribuer au rétablissement et au maintien de la paix mais qu’elle peut faire obstacle au processus de paix. On sait trop bien que la paix ne peut être qu’à l’origine de l’amnistie et ceux qui souhaitent la paix n’ont pas besoin d’attendre que ce Tribunal soit supprimé. La paix est rétablie quand les nations le souhaitent et non quand elles désirent poursuivre le conflit armé. L’opinion du Conseil de sécurité d’après laquelle le Tribunal international contribuera au rétablissement et au maintien de la paix s’appuyait sur les suggestions avancées et les évaluations effectuées à cet effet et qui étaient parfaitement fondées. La décision du Conseil tombait donc aussi dans les limites posées par l’article 41 de la Charte.

64. Il est soutenu que la création d’un organe judiciaire ne relève pas de la compétence du Conseil au titre du chapitre VII. Comme indiqué au paragraphe précédent, la création d’un organe judiciaire comme le présent Tribunal relève indéniablement du champ du pouvoir du Conseil en vertu du chapitre VII. Même dans le cas contraire, le Conseil de sécurité pourrait établir un organe subsidiaire au titre de l’article 29 s’il le jugeait nécessaire "à l’exercice de ses fonctions". Le Conseil pourrait, par conséquent, établir un organe judiciaire s’il le jugeait nécessaire pour son action coercitive en vue de rétablir et de maintenir la paix. Le Rapport du Secrétaire général montre clairement que le Tribunal a été créé dans le cadre d’une mesure coercitive au titre du chapitre VII en tant qu’organe subsidiaire de caractère judiciaire tombant sous les dispositions de l’article 29 de la Charte - un organe subsidiaire qui devrait être libre de toutes considérations politiques et ne serait pas assujetti au pouvoir ou au contrôle du Conseil. Aux termes des pouvoirs qui lui sont conférés par le chapitre VII, le Conseil, s’agissant des mesures de coercition, a établi un certain nombre d’organes subsidiaires. On peut faire référence à cet égard à la résolution 687 (1991) du Conseil de sécurité et à celles qui ont suivi concernant la situation entre l’Irak et le Koweït, qui ont établi un certain nombre de commissions, y compris la Commission de compensation des Nations Unies pour le remboursement des dommages, par le canal d’organes subsidiaires. l’Assemblée générale avait également créé un Tribunal administratif des Nations Unies en tant qu’organe subsidiaire, dont le pouvoir a été approuvé par la Cour internationale de Justice dans l’affaire "Effets de jugements du Tribunal administratif des Nations Unies accordant des indemnités" (C.I.J. Recueil 1954, p. 47, 56-61). Dans cette affaire, la Cour internationale de Justice a confirmé explicitement qu’un organe principal des Nations Unies peut créer un organe judiciaire subsidiaire et soutenu que l’Assemblée générale, en créant le Tribunal, n’avait pas établi un "organe consultatif ou un simple comité subordonné de l’Assemblée générale" mais plutôt "un organe indépendant véritablement judiciaire rendant des jugements définitifs sans recours dans le cadre limité de ses fonctions" (ibid., p. 53). Par conséquent, tout argument suivant lequel le Tribunal international ne peut pas fonctionner comme organe judiciaire indépendant et comme organe subsidiaire du Conseil doit être rejeté parce que le Conseil de sécurité a accordé une indépendance complète au Tribunal qui, "dans l’accomplissement de ses fonctions judiciaires, ne serait pas soumis à l’autorité ou au contrôle du Conseil de sécurité" (Rapport du Secrétaire général, par. 25) et la Cour internationale de Justice, dans l’affaire Effets de jugements précitée a déjà conclu qu’un organe judiciaire créé par un organe principal des Nations Unies peut être impartial. Le précédent établit la légalité de l’action du Conseil créant un organe judiciaire du type d’un tribunal pénal international en tant qu’organe subsidiaire, et la décision du Conseil de sécurité de le créer, comme il l’a jugé nécessaire, pour le rétablissement et le maintien de la paix et de la sécurité internationales n’est pas susceptible d’objection.

65. Un argument plus solide qui a été avancé est que le Tribunal international n’a pas été "établi par la loi", conformément à l’article 14 1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 1966 (le "Pacte"). Cette disposition prévoit notamment : "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre lui...". Une disposition semblable, à savoir l’article 6 1) de la Convention européenne des droits de l’homme, stipule "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle". Les points communs entre les deux articles en ce qui concerne la compétence pénale sont que l’accusé a droit : i) à être entendu équitablement et publiquement par une instance ou un tribunal qui doit être ii) indépendant, iii) impartial et iv) établi par la loi. Dans l’affaire Piersack (arrêt du 1er octobre 1982), la Cour européenne des droits de l’homme a noté que, dans le but de résoudre la question dont elle était saisie, elle devait décider si l’expression "établi par la loi" couvrait le fondement juridique de l’existence même du tribunal, concluant qu’il était indéniable qu’il avait été établi aux termes de l’article 98 de la Constitution belge (Piersack c/ Belgique, 53 Eur. Ct. H.T. (Ser. A) 1982). Dans l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere (arrêt du 23 juin 1981), la Cour a soutenu que, puisque la Cour de Cassation avait été établie aux termes de la Constitution (article 95), elle était incontestablement établie par la loi (43 Eur. Ct. H.R. (Ser. A) 198). Dans l’affaire Zand (Op. Com., 12 octobre 1978), la Commission européenne des droits de l’homme observait dans son avis et rapport "que l’expression un tribunal ‘établi par la loi’ figurant à l’article 6 1) porte sur l’ensemble de l’appareil judiciaire, y compris non seulement les questions relevant de la compétence d’une certaine catégorie d’instances mais aussi de la création de juridictions individuelles et la définition de leur compétence locale". Elle a affirmé de plus que l’"objet et le but de la clause 6 1) exigeant que les tribunaux soient ‘établis par la loi’ sont que l’organisation judiciaire dans une société démocratique ne doit pas dépendre de la volonté de l’exécutif mais qu’elle doit être réglementée par la loi émanant du Parlement. L’article 6 1) ne requiert pas que l'organe législatif règle chaque détail dans ce domaine par un acte officiel du Parlement pour peu qu’il établisse au moins le cadre organisationnel de l’organisation judiciaire" (Zand c/ Autriche. 15 Eur. Comm’n H.R. Rep 70, 80, 1978). Dans une autre affaire (Dec. Adm. Com. Ap. 8852/80 du 15 décembre 1980), la Commission a approuvé dans son rapport l’opinion énoncée dans Zand c/ Autriche (ci-dessus) selon laquelle l’objet et le but de la clause 6 1) est que dans une société démocratique, l’organisation judiciaire ne doit pas dépendre de la volonté de l’exécutif mais qu’elle doit être réglementée par la loi émanant du Parlement. Toutes ces affaires se rapportent à la compétence en matière civile. Cependant, ce qui importe est que la création de l’instance ou du tribunal ne doit pas dépendre du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif mais qu’elle doit être réglementée par la loi émanant d’un organe législatif, de préférence un organe supérieur ; que cet organe législatif peut déléguer les questions intéressant l’organisation judiciaire à un autre organe ; et que cet organe législatif supérieur n’est pas tenu de légiférer sur tous les points de détail, si la loi établit la structure de l’organisation judiciaire.

66. Mais la question importante est de savoir si nous sommes liés par les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme ou par les opinions ou rapports de ses Commissions. Aucun argument n’a été avancé soutenant que ce Tribunal international, statuant en matière pénale, est tenu par ces décisions. Elles ont, au mieux, valeur persuasive. Là encore, lesquelles de ces décisions devrions-nous, le cas échéant, suivre comme ayant valeur persuasive ? Celles de la Cour ou celles de la Commission ? S’agissant de l’article 6 1), portant sur la création d’instances ou de tribunaux, la Cour européenne des droits de l’homme a été plus circonspecte en gardant l’intention dans le domaine d’un organe supérieur doté du pouvoir de légiférer. Mais la Commission européenne des droits de l’homme, en cherchant à déterminer si les demandes de réparation d’un préjudice devaient être admises ou rejetées par la Cour, a retenu une interprétation large et soutenu que l’expression "établi par la loi" couvre l’ensemble de la structure organisationnelle du système judiciaire, y compris non seulement les questions relevant de la compétence d’une certaine catégorie de tribunaux mais aussi la création de l’instance concernée et la définition de sa compétence locale. En bref, l’expression "établi par la loi" a été interprétée comme couvrant non seulement l’organe législatif doté d’un certain niveau de pouvoirs lui permettant d’établir l’instance, mais le champ de la législation proprement dite vis-à-vis de la structure générale de la juridiction établie et de sa catégorie par rapport aux autres. Je traiterais, en conséquence, les opinions suivantes de la Cour européenne des droits de l’homme et de ses commissions avec tout le respect qui leur est dû et comme une source d’orientation, à savoir que les juridictions doivent être établies par des organes d’un certain échelon de pouvoir, dotés de celui de légiférer, et que les textes établissant ces juridictions doivent être impartiaux de sorte à ne pas nuire à un procès équitable.

67. J’en viens maintenant à ma propre opinion de l’expression "établi par la loi". Ex-facie, elle se rapporte à la personne ou à l’organe compétent au sommet qui, à tout moment, est légalement créé ou constitué et qui est doté du pouvoir et de l’autorité de légiférer. Dans plusieurs Etats, les constitutions permettent la dissolution des organes législatifs et leur remplacement temporaire par des individus, comme leurs Présidents ou Gouverneurs. Durant ces situations exceptionnelles, ces personnes sont automatiquement investies du pouvoir de légiférer. Le Pacte visait à fournir un mécanisme pouvant être suivi et adopté par tous les Etats Membres dans leur propre système juridique. Les protections énoncées dans les conventions susmentionnées concernent les juridictions nationales. Ainsi, tout concept qu’un organe légiférant ne peut être uniquement qu’un organe législatif ou une assemblée de personnes dotée du pouvoir législatif ne peut être accepté comme l’interprétation correcte du Pacte. De surcroît, toutes les législatures sont des organes politiques et la législation est le résultat de leur volonté d’exécution. Les législatures sont-elles alors viciées ipso facto ? Là encore, le pouvoir réel du processus démocratique repose dans l’opinion publique. En son absence, aucun organe législatif ne peut de lui-même assurer que la législation se conforme aux normes démocratiques. On doit observer si le public a le droit de vote et peut participer aux affaires de l’Etat par des nominations ou élections justes. Dans toute situation particulière, le mode de mise en place de l’individu unique ou de l’organe législatif à quelque échelon de pouvoir que ce soit peut permettre de se faire une idée de la question, mais à moins qu’une déficience ait sérieusement influé sur la légalité de leur mise en place ou constitution, il convient de présumer qu’ils occupent leurs fonctions ou exercent leurs pouvoirs légalement. Il peut également être judicieux d’observer si la législation portant création de l’instance ou de la juridiction ne nuit pas au caractère impartial des actions en justice.

68. Le Tribunal international n’a été saisi d’aucune objection alléguant que son Statut ne garantit pas à l’Appelant une audience équitable et publique ou que le Tribunal n’est ni indépendant ni impartial. L’objection porte sur l’illégalité de sa création par un organe politique, c’est-à-dire le Conseil de sécurité en son pouvoir discrétionnaire.

69. Le Conseil de sécurité n’est pas un organe politique au sens d’un organe législatif doté du pouvoir de légiférer. Les Membres de ce dernier peuvent, en effet, être liés à un parti politique et tenus de soutenir les politiques de ce parti sur tous les points pendant tout leur mandat, aussi longtemps que le parti est au pouvoir ; mais les Membres du Conseil ne sont pas aussi unis, si ce n’est pour servir en toute impartialité les buts et principes de la Charte, sous réserve parfois des intérêts des Etats qu’ils représentent, ce qui est rare. Dans le cas du Conseil, le seul point à examiner consiste à déterminer s’il a été institué dans le cadre du mécanisme juridique démocratique de la Charte et non par quelque autre moyen. La Charte forme une constitution unique qui lie tous les Etats et que ceux-ci ont accepté volontairement. La présence des Membres permanents et l’élection des Membres non-permanents du Conseil de sécurité est une autre caractéristique exceptionnelle acceptée par tous les Etats. Si tous les Membres du Conseil sont légalement et dûment en place, il en découle automatiquement une présomption de légalité de sa constitution et de l’exercice de ses pouvoirs, sauf preuve du contraire. Le Conseil ne devient pas "politique" simplement parce que ses Membres représentent des Etats. En fait, tous les membres des organes principaux importants sont les représentants d’Etats mais tous ces organes ne deviennent pas "politiques". Ce qu’il convient d’examiner est la nature de l’action adoptée et si l’abus de pouvoirs, privilèges ou pouvoir discrétionnaire peuvent être contestés comme contraires aux buts et principes de la Charte. On ne suggère pas ici que le Conseil a été constitué illégalement. De plus, il n’a pas agi arbitrairement mais en poursuivant un objectif, avec soin et impartialité. La simple affirmation que son action est de caractère politique parce que les intérêts des Etats étaient soi-disant concernés, ne tient pas. En démocratie on peut également qualifier les organes législatifs élus de politiques. La simple affirmation que le Conseil de sécurité est un organe politique parce que, dans deux cas, il a établi des instances judiciaires, mais pas dans d’autres affaires d’un caractère identique, ne permet pas de tirer une pareille conclusion. La cohérence d’action n’est pas une caractéristique du processus démocratique. Le droit de créer une instance limitée pour couvrir un territoire limité et le nombre de juridictions nécessaires pour répondre à ces situations est le seul privilège d’un organe législatif. Le fait qu’il désire en établir une ou deux pour couvrir certains domaines spécifiques mais pas une troisième pour couvrir un domaine différent, et ce pour des raisons particulières et bien que la situation soit identique dans tous les cas, ne permet pas d’alléguer que l’organe législatif a cessé d’être ou d’agir démocratiquement. Une volonté politique - si c’est ce qui guide tous les organes - sert invariablement des besoins et nécessités différentes et ses décisions n’ont pas à être toujours cohérentes. Le fait que le Conseil de sécurité n’ait pas jugé nécessaire de créer plus de deux tribunaux ne démontre pas qu’il était sous l’emprise d’une domination politique. La conclusion du Conseil de l’Appelant que le Tribunal international n’était donc pas établi par la loi est, si je peux me permettre avec respect, non fondée et elle doit être rejetée.

70. Un autre argument avancé est que le Conseil de sécurité est seulement tenu de traiter avec les Etats ou de prendre des mesures les intéressant mais puisque la création du Tribunal intéresse les personnes physiques ("individus"), celle-ci est entachée d’un vice implicite et doit donc être traitée comme illégale. Le droit pénal s’intéresse essentiellement aux individus. De l’individu à la famille, la tribu ou l’Etat, toutes les règles et normes énoncées ont placé l’individu au centre de leur intérêt et de leur censure. Avec le développement des droits de l’homme et du droit humanitaire, les organisations internationales traitant avec les Etats ont fait de ces derniers l’objet de leur attention et de leur orientation. Face aux violations graves du droit international humanitaire, les organisations internationales et les Etats se sont efforcés d’éviter de telles violations par des conventions et la pratique des Etats, y compris la censure et la punition par les Etats des individus responsables des violations. Il est exact que les Nations Unies traitent autant que possible avec les Etats mais la Charte indique aussi qu’elle traite avec les individus par l’intermédiaire des Etats. La plupart des objets de la Coopération économique et sociale internationale prévus au chapitre IX de la Charte ; du Régime international de tutelle du chapitre XII ; et la déclaration relative aux territoires non autonomes du chapitre XI pointent tous vers les intérêts des individus, qu’ils soient servis directement par l’intermédiaire des Etats intéressés ou d’agences spécialisées ou internationales ou par le Conseil de tutelle. Le chapitre VII permet également la création des arrangements ou agences régionales pour traiter des questions relatives au maintien de la paix et de la sécurité internationales adaptés à l’action régionale, sous réserve que ces organes et leurs activités soient compatibles avec les buts et principes de la Charte. Par conséquent, l’Organisation s’intéresse aux individus et traite de leurs intérêts par l’intermédiaire des Etats et d’organes subsidiaires. La création par le Conseil de sécurité, pour le compte et au nom des Etats Membres, en vertu de son pouvoir délégué aux termes de l’article 24, d’un organe subsidiaire de caractère judiciaire dont l’activité viserait les individus, ne serait donc pas dépourvue de motif. L’objet de l’Organisation est de changer la qualité même de la vie, de faire bénéficier l’individu de l’ensemble des droits de l’homme, d’assurer sa protection, de faire progresser son bien-être et de garantir le maintien de la paix et de la sécurité, tout cela par l’intermédiaire d’Etats Membres ou d’organes associés qu’elle a parrainés ou reconnus. Le Conseil de sécurité a agi pour le compte des Etats en créant le Tribunal pour punir des personnes responsables de crimes internationaux flagrants et, par conséquent, son action n’est entachée d’aucun vice implicite.

71. Mais même si on doit supposer que le Conseil de sécurité n’était doté d’aucun pouvoir exprès d’empiéter sur les droits des individus, il est clair que, dans ce cas, le Conseil avait le pouvoir implicite d’agir à l’égard d’individus pour le compte des Etats, de créer un tribunal qui traiterait avec des personnes physiques, pour s’acquitter de sa responsabilité primordiale de maintenir la paix et la sécurité internationales. La théorie des pouvoirs implicites permet aux organisations internationales d’en être dotés, en plus de ceux explicitement stipulés dans leurs instruments constitutifs. Ces pouvoirs sont implicites lorsqu’ils sont nécessaires ou essentiels pour s’acquitter des tâches ou buts de l’organisation ou de ses fonctions ou pour l’exercice des pouvoirs conférés expressément. La Cour internationale de Justice a, en plusieurs occasions, reconnu que les organisations internationales sont dotées de pouvoirs implicites pour prendre les mesures nécessaires à l’exécution de leurs fonctions. On citera, à cet égard, les affaires suivantes : l’affaire Réparation des dommages subis au service des Nations Unies (C.I.J. Recueil 1949, par. 174, p. 177-179) et l’affaire du Statut international du sud-ouest africain (C.I.J. Recueil 1950, par. 128, p. 136-137). Le corollaire des pouvoirs implicites est la nécessité de les appliquer. Il peut, par conséquent, être fait appel aux pouvoirs implicites lorsqu’il peut être démontré qu’ils étaient nécessaires ou essentiels à l’accomplissement des fonctions du Conseil de sécurité prévues dans la Charte. En bref, lorsqu’ils lui étaient nécessaires pour qu’il s’acquitte de ses fonctions. L’avis de la Cour internationale de Justice dans l’affaire sur le Statut international du sud-ouest africain (voir ci-dessus) indique que l’existence d’un pouvoir implicite ne dépend pas de l’exercice du pouvoir comme la seule, ou même la meilleure façon de remplir les fonctions de l’Organisation. Ce qui est requis est l’existence d’un lien concret entre le pouvoir implicite et les fonctions de l’organisation. La jurisprudence sur les pouvoirs implicites suggère clairement que le Conseil de sécurité pouvait, en créant le Tribunal international, affecter indirectement les individus si cela s’avérait nécessaire pour la bonne exécution de ses fonctions. Le Conseil de sécurité ayant constaté une menace contre la paix créée par le conflit dans l’ex-Yougoslavie, due à des violations graves du droit international humanitaire, il a jugé nécessaire d’agir à l’encontre d’individus par l’intermédiaire du Tribunal international en vue de mettre un terme à ces violations. Même autrement, le caractère du droit international humanitaire impose le devoir de mettre un terme aux violations par une action adéquate à l’encontre des individus. Il est maintenant reconnu officiellement qu’il existe des actes d’omission ou de commission engageant la responsabilité pénale individuelle en droit international pouvant faire l’objet d’une sanction. Le Tribunal militaire international de Nuremberg a déclaré que "les crimes commis contre le droit international le sont par des hommes et non par des entités abstraites et ce n’est qu’en punissant les auteurs de ces crimes que l’on peut assurer le respect des dispositions du droit international" (procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international de Nuremberg, 14 novembre 1945-1er octobre 1946, document officiel 223, (1947)). Il importe de noter à ce stade que les accusés potentiels dans l’ex-Yougoslavie étaient prévenus - par le langage des conventions générales de 1949 et du fait que le Conseil de sécurité avait antérieurement demandé la cessation des violations du droit international humanitaire ; avait fait remarquer la responsabilité des individus pour ces violations ; et avait constaté qu’ils pourraient être tenus personnellement responsables de ces violations. Une fois tenu compte de toutes les circonstances, je ne pense pas que cette objection de l’Appelant ait aucun fondement et, par conséquent, je la rejetterais.

72. J’en viens maintenant à une autre objection. Il est avancé que le Tribunal international n’aurait pas dû être doté du pouvoir de sanctionner rétroactivement des crimes et que ce genre de législation n’est plus admis. En fait, les Etats adoptent aujourd’hui des textes constitutionnels interdisant la rétroactivité en matière pénale. Il est allégué que la compétence du Tribunal est touchée par cette rétroactivité. Il est vrai que les Etats évitent de nos jours d’adopter des législations rétroactives en matière pénale mais lorsqu’une telle interdiction constitutionnelle n’existe pas, les Etats n’hésitent pas un instant à en promulguer. Une loi peut prendre effet à partir d’une date passée ou toucher à des événements qui se sont déroulés avant sa promulgation. L’article premier du Statut indique clairement que "Le Tribunal international est habilité à juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991, conformément aux dispositions du présent Statut". Cette exception a été soulevée et rejetée aux Procès de Nuremberg, parce que la Charte autorisait le jugement de crimes commis antérieurement. Le jugement du procès de Nuremberg fait maintenant partie de l’histoire et il s’est progressivement intégré au droit coutumier international. Comme indiqué au paragraphe précédent, tous les accusés "potentiels" étaient prévenus, par les résolutions du Conseil de sécurité, d’éviter de commettre ces crimes. S’ils décident de les commettre, ils ne peuvent pas se plaindre d’une réglementation qui prévoit maintenant de poursuivre leurs actes horribles. Les procès de Nuremberg ont été le produit de l’Accord de Londres de 1945, qui peut être qualifié de droit des vainqueurs contre les vaincus ; mais le Statut du Tribunal international est le résultat de l’action du Conseil de sécurité au nom des Etats Membres, action que l’on ne saurait contester. Le présent argument est, par conséquent, rejeté.

73. Il est également affirmé que le Tribunal international n’aurait pu être créé que par un traité international conclu entre les Etats Membres ou, au minimum, par l’Assemblée générale au moyen d’un amendement à la Charte. Il est vrai que le traité semble être l’un des moyens de créer un organe judiciaire mais la procédure retenue par le Conseil de sécurité, en sa qualité de délégué de tous les Etats Membres souverains, pour créer un tel tribunal en vertu des pouvoirs de l’article VII, ne peut pas être traitée comme illégale. Il est exact que la mesure a pu ne pas correspondre aux opinons de certains Etats Membres mais elle n’a pas été attaquée par de nombreux Membres quand le Conseil de sécurité a pris sa décision le 22 février 1993 ou ultérieurement après l’adoption du Statut. En fait, aucune initiative de formulation d’une recommandation visant à soulever une objection à la création du Tribunal international n’a été observée à l’Assemblée générale. L’action, fondée sur l’urgence de la situation et relevant du champ des mesures coercitives valide la création du Tribunal. L’autre argument, à savoir que le Tribunal aurait pu être établi par l’Assemblée générale aurait, je crains, demandé un amendement de la Charte - un objectif plus difficile à accomplir que le but recherché. Les deux arguments ne sont donc pas fondés et doivent être rejetés.

74. Je n’ai aucun doute qu’en créant le Tribunal international, le Conseil de sécurité a agi conformément aux buts et principes de la Charte et au droit des gens. En créant le Tribunal international, le Conseil de sécurité a établi un organe judiciaire de réputation internationale, totalement compétent et impartial, en vue de résoudre une question humanitaire fondamentale, à savoir la violation flagrante de normes du droit international humanitaire, projet dont il convient de le féliciter. La création du Tribunal international a constitué une mesure raisonnable et nécessaire face à la menace contre la paix, qui a été constatée également par le Conseil de sécurité. Pour toutes ces raisons, je rejetterai la conclusion du Conseil de l’Appelant suivant laquelle le Tribunal international n’a pas été légalement constitué. Dans ce contexte, les deux résolutions du Conseil de sécurité, légales et appropriées, doivent être acceptées sans objection. Aucune autre déclaration ou action n’est requise du présent Tribunal.

75. Pour les raisons susmentionnées, je ne peux souscrire à l’opinion de la Chambre de première instance selon laquelle le Tribunal n’était pas habilité à évaluer la légalité de sa propre création par le Conseil de sécurité. Le Tribunal diffère des autres organes subsidiaires créés par les organes principaux des Nations Unies parce qu’il n’est pas assujetti au contrôle du résultat de ses fonctions judiciaires. Il est, plutôt, un organe indépendant doté de la compétence implicite d’examiner sa propre compétence. Si le Tribunal était illégalement établi, sa compétence serait entachée d’un vice. En vue d’assurer que le Tribunal n’exerce pas une compétence entachée de nullité, j’ai été amené à examiner la question de façon collatérale.

76. Bien que la Chambre d’instance ait jugé qu’elle n’était pas dotée du pouvoir de réexaminer la création du Tribunal par le Conseil de sécurité, elle a néanmoins formulé certaines remarques sur les affirmations de la Défense sur ce point. Je conviens avec elle que, clairement, les mesures prises par le Conseil de sécurité pour créer le Tribunal n’étaient pas arbitraires et que, du fait de la nature du conflit, la création du Tribunal était une mesure appropriée pour rétablir une paix durable dans la région. Ainsi qu’il est précisé ci-dessus en détail, je suis également d’accord avec le rejet motivé, par la Chambre de première instance, des arguments de l’Appelant relatifs à la création du Tribunal par un traité ou par le canal de l’Assemblée générale des Nations Unies, au pouvoir des Nations Unies d’agir sur les individus, ainsi qu’au pouvoir et à la capacité du Conseil de sécurité de créer un organe judiciaire impartial. Enfin, pour les raisons susmentionnées, je suis d’avis qu’il convient de rejeter l’argument de l’Appelant que le droit de l’accusé à être jugé par un tribunal établi par la loi exigeait que le Tribunal soit créé par un organe législatif démocratiquement élu.

 

LA QUESTION DE LA PRIMAUTÉ

77. J’en viens maintenant à l’examen de la question de la primauté. L’Appelant a contesté dans ses conclusions écrites le pouvoir du Conseil de sécurité, même si la création du Tribunal international est considérée comme relevant de ses pouvoirs légitimes, de doter le Tribunal de la primauté sur les juridictions internes. Il est soutenu que, du fait de son caractère ad hoc, le Tribunal est une juridiction inférieure aux instances judiciaires internes et que le Conseil de sécurité n’a pas résolu le droit fondamental de l’Appelant à être jugé par un tribunal établi par la loi. Il est avancé que le Tribunal international n’aurait pas pu recevoir la primauté de juridiction sur les instances nationales si l’Appelant pouvait être poursuivi avec diligence devant celles-ci et qu’elles aient été impartiales, indépendantes et ne visaient pas à soustraire l’accusé à sa responsabilité internationale. Il est allégué, de surcroît, que l’acceptation de la compétence du Tribunal international par la République fédérale d’Allemagne et la République de Bosnie-Herzégovine n’est pertinente que si ces Etats avaient pu renoncer à leurs droits souverains sans violer les droits internationaux dont jouit l’Appelant et dont il pouvait autrement se prévaloir en droit international. Il est soutenu que ces Etats n’auraient pas pu écarter les droits de l’Appelant aux termes du droit international. Il est avancé, enfin, que la Chambre de première instance aurait dû se déclarer incompétente à exercer sa primauté pendant que l’accusé était détenu par les autorités judiciaires de la République fédérale d’Allemagne et que ces autorités remplissaient comme il convient leurs obligations aux termes du droit international. L’Appelant conteste l’ordonnance de la Chambre de première instance.

78. Une question importante doit tout d’abord être réglée avant que l’on puisse aborder l’argument selon lequel le Tribunal international n’aurait pas pu se voir conférer la primauté sur les juridictions nationales. Initialement, l’Appelant a introduit cette objection devant la Chambre de première instance en tant qu’argument indépendant. Dans son jugement, la Chambre de première instance a statué sur cette exception sous le titre principal "I : La création du Tribunal international", divisant la question entre le sous-titre "A", traitant de la "Légitimité de la création" et le sous-titre "B", portant sur la "Primauté du Tribunal". Elle s’est ensuite penchée sur le titre "II : Infractions graves aux Conventions de Genève". Cependant, dans le dispositif, elle a rejeté l’exception dans la mesure où elle se rapporte à la primauté de juridiction et à la compétence ratione materiae aux termes des articles 2, 3 et 5 mais elle s’est déclarée incompétente sur le point de la contestation de la création du Tribunal international. L’inclusion des arguments se rapportant à la primauté sous le titre "I" est peut-être due à une erreur ou au fait que le Conseil de la Défense les a présentés sous ce titre. Dans les conclusions écrites soumises à la Chambre d’appel, l’Appelant a présenté cette objection dans le cadre d’une attaque sur deux fronts. Premièrement, il a allégué que le Conseil de sécurité ne pouvait pas conférer la primauté au Tribunal et, deuxièmement, il a soutenu que la Chambre de première instance aurait dû se déclarer incompétente à exercer une juridiction primaire à l’encontre de l’Appelant. Du fait du premier motif, le Procureur a soulevé l’objection que l’appel relatif à la primauté est irrecevable aux termes de l’article 72 B), dans la mesure où il ne se rapporte pas à l’absence de compétence. Il est clair que l’exception relative à la primauté est soulevée à deux titres et ne s’appuie pas sur le seul motif que le Conseil de sécurité ne pouvait pas conférer la primauté au Tribunal. J’ai déjà indiqué au paragraphe 33 ci-dessus que le Tribunal international est compétent pour examiner les faits relatifs à la légalité de sa création parce que s’il devait conclure qu’il n’était pas légalement établi, cette décision influerait sur sa légalité en tant qu’organe judiciaire censé rendre justice et exercer les pouvoirs qui lui sont conférés par le Statut. La question revient en fin de compte à une absence de compétence. Dans ces circonstances, je traiterai cette objection comme s’étendant également à l’absence de compétence, La contestation s’appuyant sur deux motifs, je ne pense pas qu’une objection technique puisse s’opposer à ce que la même soit entendue sur des motifs différents. Je traiterai par conséquent de la question sur cette base et rejetterai l’argument du Procureur selon lequel l’appel est irrecevable.

79. Une analyse des articles 9 et 10 du Statut du Tribunal est pertinente à cet égard, avant que j’examine les arguments. Ces articles sont reproduits ci-dessous :

"Article 9

Compétences concurrentes

1. Le Tribunal international et les juridictions nationales sont concurremment compétents pour juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis le 1er janvier 1991.

2. Le Tribunal international a la primauté sur les juridictions nationales. A tout stade de la procédure, il peut demander officiellement aux juridictions nationales de se dessaisir en sa faveur conformément au présent Statut et à son Règlement".

"Article 10

Non bis in idem

1. Nul ne peut être traduit devant une juridiction nationale pour des faits constituant de graves violations du droit international humanitaire au sens du présent Statut s’il a déjà été jugé par le Tribunal international pour ces mêmes faits.

2. Quiconque a été traduit devant une juridiction nationale pour des faits constituant de graves violations du droit international humanitaire ne peut subséquemment être traduit devant le Tribunal international que si :

a) le fait pour lequel il a été jugé était qualifié de crime de droit commun ; ou

b) la juridiction nationale n’a pas statué de façon impartiale ou indépendante, la procédure engagée devant elle visait à soustraire l’accusé à sa responsabilité pénale internationale, ou la poursuite n’a pas été exercée avec diligence.

3. Pour ...".

80. Les articles 8, 9 et 10 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal sont également pertinents à cet égard et sont reproduits ci-après :

"Article 8

Demande d’information

Lorsqu’il apparaît au Procureur qu’une infraction relevant de la compétence du Tribunal fait ou a fait l’objet d’enquêtes ou de poursuites pénales devant une juridiction interne, il peut demander à l’Etat dont relève cette juridiction de lui transmettre toutes les informations pertinentes. L’Etat transmet sans délai au Procureur ces informations, en application de l’article 29 du Statut".

"Article 9

Requête du Procureur aux fins de dessaisissement

S’il apparaît au Procureur, au vu des enquêtes ou poursuites pénales engagées devant une juridiction interne comme cela est prévu à l’article 8 ci-dessus, que :

i) l’infraction a reçu une qualification de droit commun ; ou

ii) la procédure engagée ne serait ni impartiale ni indépendante, viserait à soustraire l’accusé à sa responsabilité pénale internationale ou n’aurait pas été exercée avec diligence ; ou

iii) l’objet de la procédure porte sur des faits ou des points de droit qui ont une incidence sur des enquêtes ou des poursuites en cours devant le Tribunal.

le Procureur peut saisir la Chambre de première instance désignée à cet effet par le Président d’une requête aux fins de demander officiellement le dessaisissement de cette juridiction en faveur du Tribunal".

"Article 10

Demande officielle de dessaisissement

A) S’il apparaît à la Chambre de première instance saisie d’une telle requête de la part du Procureur, qu’elle est fondée conformément à l’article 9 ci-dessus, la Chambre de première instance peut demander officiellement à l’Etat dont relève la juridiction, que celle-ci se dessaisisse en faveur du Tribunal.

B) La demande de dessaisissement porte également sur la transmission des éléments d’enquêtes, des copies du dossier d’audience et le cas échéant, d’une expédition du jugement.

C) Lorsque le dessaisissement a été demandé par une Chambre de première instance, le procès ultérieur est porté devant l’autre Chambre de première instance".

 

81. Un examen des dispositions précitées montre que i) le Tribunal international et les juridictions nationales sont concurremment compétents pour poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis le 1er janvier 1991 ; ii) le Tribunal a primauté sur les juridictions nationales à cet égard, mais pas vice versa ; iii) lorsqu’il apparaît que dans des enquêtes ou poursuites pénales, le fait faisant l’objet de ces enquêtes ou poursuites est qualifié de crime de droit commun, ou si la juridiction n’a pas statué de façon impartiale ou indépendante, ou la procédure engagée visait à soustraire l’accusé à sa responsabilité pénale internationale, ou si la poursuite n’a pas été exercée avec diligence, ou si l’objet de la procédure porte sur des faits ou des points de droit qui ont une incidence sur des enquêtes ou des poursuites en cours devant le Tribunal, le Tribunal international peut demander à l’Etat concerné que sa juridiction se dessaisisse en faveur du Tribunal mais l’instance nationale ne peut pas demander un défèrement ; et iv) le Tribunal international n’est pas tenu d’exercer sa primauté dans toutes les affaires et il peut permettre aux juridictions internes de juger l’accusé.

82. S’agissant des affaires jugées par les instances nationales, le Tribunal international a également le droit de rejuger l’accusé et de revendiquer sa compétence, mais puisque la cause de l’Appelant ne relève pas de cette catégorie, il est inutile d’examiner le champ du droit pertinent à cet égard.

83. La revendication de la justice manifestée à l’échelon international par tous les Etats, qui constitue le premier pas vers l’instauration d’une compétence judiciaire internationale, est à l’origine de la primauté. La règle renforce le rôle du Procureur en lui conférant le droit de solliciter le transfert de compétence et donne au Tribunal international le choix d’exercer son pouvoir discrétionnaire de déclarer sa propre compétence. Elle oblige les Etats à accéder et à accepter les demandes de défèrement sur la base de la suspension de leurs droits souverains de juger eux-mêmes les accusés, et les contraint à accepter que certains crimes internes sont, en fait, de caractère international et mettent en péril la paix internationale et que ces crimes internationaux doivent être jugés par un tribunal international, constituant en l’occurrence un organe juridique approprié et compétent dûment établi à cette fin par la loi. La disposition "dépasse" les frontières pour permettre de traduire en justice les personnes responsables de crimes internationaux graves, qui concernent tous les Etats et exigent d’être sanctionnés pour le bénéfice de toutes les nations civilisées. Dernier point mais non le moindre, la règle reconnaît le droit de toutes les nations à assurer la prévention de ces violations en établissant des tribunaux pénaux internationaux dûment habilités à traiter de ces questions, sinon les crimes internationaux seraient traités comme des crimes de droit commun et les coupables ne seraient pas sanctionnés comme il convient.

84. J’en viens maintenant aux arguments. Avant d’examiner la question, il est nécessaire de se référer à certaines dispositions de la Charte des Nations Unies qui sont pertinentes à cet égard. Aux termes de l’article 2 1) de la Charte, l’Organisation des Nations Unies est basée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses Membres. Aux termes de l’article 24 1), les Etats Membres, afin d’assurer l’action rapide et efficace de l’Organisation, ont conféré au Conseil de sécurité la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales et reconnaissent qu’en s’acquittant des devoirs que lui impose cette responsabilité, le Conseil de sécurité agit en leur nom. Aux termes de l’article 25, les Etats Membres de l’Organisation ont convenu d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité conformément au chapitre VII. Aux termes de l’article 2 2), les Membres de l’Organisation, afin d’assurer à tous la jouissance des droits et avantages résultant de leur qualité de Membre, doivent remplir de bonne foi les obligations qu’ils ont assumées aux termes de la Charte.

85. Le droit d’un Etat de juger ses propres citoyens ou les personnes relevant de sa compétence qui ont commis des infractions graves, à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire de cet Etat, est un droit souverain. Lorsque les crimes sont commis à l’extérieur de son territoire, l’Etat a le droit de promulguer des lois pour qu’ils puissent être poursuivis devant ses propres juridictions.

86. La première question est de savoir si le Conseil de sécurité a pu conférer la primauté de compétence au Tribunal international. Il est indéniable qu’aux termes de l’article 24 1), les Etats Membres ont transféré leurs droits souverains au Conseil de sécurité lorsqu’il a utilisé la procédure du chapitre VII en leur nom pour établir le Tribunal et ont convenu d’être tenus par les décisions du Conseil. Dans la présente affaire, le transfert des droits souverains a porté sur les droits qu’ont les Etats concernant le jugement de personnes accusées de violations graves du droit international humanitaire qu’elles auraient commis et pour lesquelles elles auraient été passibles d’une action en justice devant leurs juridictions respectives. Aux termes de l’article 2 7), l’ingérence des Nations Unies dans les questions touchant les droits souverains des Etats Membres est légale et permise, si les questions se rapportent aux mesures du chapitre VII. Aux termes de l’article 39, le Conseil de sécurité est le seul juge de l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression et il est seul chargé de faire des recommandations ou de décider quelles mesures seront prises conformément aux articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. Le fait que le Conseil de sécurité, utilisant son pouvoir d’appréciation, ait constaté l’existence d’une menace contre la paix eu égard à la situation dans l’ex-Yougoslavie et établi le Tribunal international avec l’objectif limité de régler ces violations graves du droit international humanitaire commises sur ces territoires depuis le 1er janvier 1991, a suspendu les droits souverains de tous les Etats Membres des Nations Unies à juger les personnes à l’encontre desquelles la primauté a été conférée au Tribunal. Le Conseil de sécurité était, par conséquent, compétent pour conférer la primauté au Tribunal international et je conclurai en ce sens.

87. On se souviendra que si l’article 2 7) fait interdiction à l’Organisation de s’ingérer dans les affaires relevant de la compétence internationale des Etats, ce principe ne s’applique pas quand le Conseil de sécurité adopte des mesures coercitives aux termes du chapitre VII. Ce qu’on peut, au mieux, éviter dans une telle situation, est l’absence de respect des droits de l’homme et des normes qui s’y rattachent. Certains articles du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966), de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (1984) renferment des dispositions importantes qui lient tous les Etats et à l’égard desquelles ils ne peuvent pas déroger, même dans les cas d’urgence exceptionnelle. On peut penser que celles de ces règles, qui consistent à assurer un procès équitable à l’accusé et la protection de ses droits, ont fait obligation au Conseil de sécurité d’assurer leur respect lors de la rédaction du Statut du Tribunal international. En dehors de cela, l’Appelant n’avait droit à aucune autre garantie découlant de la suspension de la souveraineté de l’Etat du fait de la primauté conférée au Tribunal international.

88. Le droit de juger un accusé ainsi que de définir et d’établir les crimes pour lesquels il peut être jugé et puni appartient à l’Etat. Si un Etat désire contester l’abandon ou la suspension de son droit souverain, il est seul habilité à le faire ; l’individu n’en a pas le droit (voir Israël c/ Eichmann, 36 I.L.R. 5, p. 62, 1961). Le droit à certaines protections découlant des droits de l’homme et du droit humanitaire, provenant de l’évolution observée en droit international durant les dernières décennies, appartient à l’accusé. Si certains droits souverains des Etats Membres ont été suspendus par l’action du Conseil de sécurité en établissant le Tribunal pénal international et en lui conférant la primauté sur les instances nationales, les droits de l’accusé, comme nous venons de le voir, n’ont pas été suspendus et il peut revendiquer leur protection.

89. Ce point nous amène à la question de savoir si le Conseil de sécurité, en rédigeant le Statut du Tribunal international, a garanti la protection des droits de l’Appelant découlant des droits de l’homme et des normes les concernant. L’appelant a mentionné une violation spécifique eu égard à son objection relative à l’illégalité de la création du Tribunal. La Chambre a statué contre lui. Aucune autre n’a été soulevée. Le Statut du Tribunal accorde toutes les protections possibles à l’Appelant. Mes observations aux paragraphes 33 et 68 sont pertinentes à cet égard. Aucun droit de l’homme ou norme s’y rapportant n’a donc été violé. En supposant, sans le concéder pour autant, que l’Appelant dispose d’un tel droit sous forme de recours ou d’appel devant un organe régional international créé aux fins de protection des droits de l’homme, il est non esse du fait des compétences primaire et en appel conférées au Tribunal international, où l’Appelant peut soulever ces demandes, et parce que le Tribunal international a la primauté sur ces autres organes régionaux du fait de sa compétence ratione materiae spéciale en matière pénale.

90. Un autre argument avancé est que les Etats d’Allemagne et de Bosnie-Herzégovine étaient compétents pour juger l’Appelant ; qu’ils l’étaient tous les deux pour le juger au titre des mêmes violations graves dont le Tribunal revendique la compétence ; que l’Appelant faisait l’objet d’un procès en Allemagne ; et que cet Etat remplissait ses obligations pour ce qui est de le juger équitablement et sans essayer de le soustraire à ses responsabilités. Il est vrai que l’Appelant, à la date de la demande de dessaisissement, n’était pas traduit en justice par les autorités allemandes mais qu’il faisait l’objet d’une enquête. La référence au fait que l’Appelant était traduit en justice semble être une erreur d’inattention. Cependant, il n’en reste pas moins que l’Appelant n’a pas soulevé d’objection à la revendication de la primauté du Tribunal quand la demande de dessaisissement a été débattue. Les autorités allemandes ont accédé à la demande du Tribunal. S’agissant de la Bosnie-Herzégovine, qui a également le droit de juger l’Appelant pour les crimes internationaux pertinents puisqu’ils ont été commis sur son territoire, elle n’a pas non plus contesté la revendication de la primauté du Tribunal. Même dans le cas contraire, l’Appelant n’est pas un citoyen ou ressortissant de la Bosnie-Herzégovine et il peut difficilement revendiquer la protection de cet Etat. Les deux Etats n’ont soulevé aucune objection à ce que l’Appelant soit traduit devant le Tribunal international, Ils n’ont pas désapprouvé la suspension de leurs droits souverains de juger l’Appelant découlant de la décision du Conseil conférant la primauté au Tribunal. L’Appelant n’a aucun locus standi à plaider pour ces Etats. Par conséquent, l’objection n’est pas fondée et doit être rejetée.

91. S’agissant de l’exception que, du fait de l’incompétence du Tribunal international à poursuivre des personnes pour violation du droit international humanitaire ces personnes seront privées du droit d’être jugées par leurs juridictions nationales, que ce soit par une instance générale ou quelque juridiction d’exception, elle n’est pas pertinente ici puisque la règle jus de non evocando ne se rapporte qu’aux juridictions nationales. Cette règle fait obligation aux Etats de s’assurer qu’un accusé est jugé par les juridictions régulièrement établies et non par des juridictions d’exception établies à cette fin particulière. Si ces tribunaux spéciaux sont établis légalement par des organes législatifs supérieurs et que les textes relatifs à leur création ne privent pas l’accusé d’un procès équitable, leur légitimité ne sera peut-être pas contestée. Quelle que soit la situation, l’établissement d’un tribunal pénal international auquel les Etats ont conféré la primauté et donc abandonné leurs droits souverains pour juger certaines catégories d’accusés au titre de certaines infractions spécifiquement visées, qui relèveraient normalement de leur compétence, la règle jus de non evocando devient non esse.

92. S’agissant de l’objection suivant laquelle la Chambre de première instance a exercé de manière erronée sa compétence en acceptant la demande du Procureur revendiquant la primauté, aucun nouvel argument n’a été avancé qui n’ait déjà été entendu et rejeté. Il ne semble pas que le choix exercé par la Chambre de première instance ait été arbitraire ou inéquitable. Par conséquent la présente objection n’a aucune valeur.

93. Je conclus que le Conseil de sécurité était compétent pour conférer la primauté au Tribunal international. La forclusion proposée par l’amicus, à savoir qu’étant donné que l’Appelant ne s’est pas opposé à ce qu’il puisse être jugé par le Tribunal international, il est forclos à le contester maintenant, ne peut pas être retenue. La compétence du Conseil de sécurité pour ce qui est de conférer la primauté au Tribunal est une question de droit, à laquelle la forclusion ne peut être opposée.

94. Pour les raisons susmentionnées, je conviens avec la Chambre de première instance que l’Appelant n’a pas le pouvoir de soulever la question des droits souverains des Etats - en particulier d’Etats qui n’ont pas fait objection à la suspension de ces droits - en ce qui concerne la primauté de juridiction. De plus, je ferai remarquer que l’article 2 7) de la Charte des Nations Unies empêcherait la revendication de la compétence nationale à l’encontre des mesures coercitives prises par le Conseil de sécurité en vertu du chapitre VII et que le principe de jus de non evocando ne s’applique pas quand les Etats ont abandonné au profit du Tribunal leur droit souverain à juger certaines infractions.

 

INCOMPÉTENCE RATIONE MATERIAE - APERÇU GÉNÉRAL

95. Le mémoire soumis par l’Appelant indique que celui-ci souhaite contester la compétence ratione materiae du Tribunal pénal international eu égard aux crimes suivants :

homicide intentionnel - article 2 a) du Statut ;

la torture ou les traitements inhumains - article 2 b) du Statut ;

le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé - article 2 c) du Statut ;

l’assassinat, les traitements cruels et la torture en tant qu’infractions à l’article 3 1) a) commun aux Conventions de Genève - article 3 du Statut ;

l’assassinat - article 5 a) du Statut ;

la torture - article 5 f) du Statut ;

le viol - article 5 g) du Statut ; et

les actes inhumains - article 5 i) du Statut

commis durant la période allant du 27 mai au 3 août 1992.

96. Il est allégué au nom de l’Appelant que les alinéas a), b) et c) de l’article 2 du Statut se rapportent à l’article 3 commun des Conventions de Genève de 1949 et ne couvre que les crimes commis dans des conflits internationaux. Il est avancé également que les violations de l’article 3 du Statut ne relèvent de la compétence du Tribunal international que si des violations identiques des Règles de La Haye de 1907 ont été commises, casu quo des crimes identiques à ceux visés à l’article 6 b) de la Charte de Nuremberg ont été perpétrés. Il est allégué que les alinéas a), f), g) et i) de l’article 5 du Statut se rapportent à des crimes commis dans le contexte d’un conflit armé, de caractère international ou interne. Il est avancé, cependant, qu’un conflit armé, qu’il soit international ou interne, n’existait ni durant la période ni sur le lieu où l’Appelant est présumé avoir commis les crimes. A cet égard, il est affirmé que l’argument de l’absence d’un conflit à la date et au lieu pertinents, vaut non seulement eu égard aux infractions visées à l’article 5 du Statut mais aussi, au moins implicitement et subsidiairement, en ce qui concerne celles visées au titre des articles 2 et 3 du Statut. Il est soutenu que le Tribunal pénal international n’était pas doté de la compétence ratione materiae aux termes des alinéas a), b) et c) du Statut ou aux termes de l’article 3 du Statut ou en vertu des alinéas a), f), g) et h) de son article 5, pour juger l’accusé au titre des actes incriminés.

97. On peut préciser ici que le jugement de la Chambre de première instance a conclu que les articles 2, 3 et 5 s’appliquaient aux conflits armés tant internationaux qu’internes ; qu’elle était compétente, quelle que soit la nature du conflit ; et qu’elle n’avait pas à statuer sur le caractère international ou interne du conflit.

98. Nous avons déjà rappelé les faits à l’origine de la création du Tribunal international. Certaines résolutions se rapportant plus particulièrement à la compétence ratione materiae n’ont pas été mentionnées dans cet exposé des faits. Il est nécessaire, par conséquent, lorsque l’on aborde cette question de faire référence à ces résolutions, ce que nous faisons maintenant.

99. Dans sa résolution 764 (1992) du 13 juillet 1992, le Conseil de sécurité a réaffirmé que toutes les parties au conflit étaient tenues de respecter leurs obligations en vertu du droit international humanitaire et, en particulier, des Conventions de Genève du 12 août 1949, et que les personnes qui avaient commis ou ordonné de commettre des infractions graves à ces conventions étaient personnellement responsables de ces infractions. Dans sa résolution 771 (1992) du 13 août 1992, le Conseil de sécurité s’est déclaré gravement alarmé devant les rapports continus de violations généralisées du droit international humanitaire perpétrées sur le territoire de l’ex-Yougoslavie et condamné ces violations, y compris celles relatives à la pratique dite du "nettoyage ethnique" et demandé que toutes les parties au conflit et autres parties intéressées mettent un terme à toutes les violations du droit international humanitaire. Dans sa résolution 780 (1992) du 6 octobre 1992, le Conseil de sécurité a demandé au Secrétaire général de constituer une Commission impartiale d’experts devant lui fournir ses conclusions sur les infractions graves aux Conventions de Genève et autres violations du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie dont on aurait la preuve. Le 26 octobre 1992, le Secrétaire général a annoncé la nomination du Président et des membres de la Commission d’experts. Par lettre en date du 9 février 1993, le Secrétaire général a présenté au Président du Conseil de sécurité un rapport intérimaire de la Commission d’experts, qui concluait que des infractions graves et autres violations du droit international humanitaire avaient été commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie et que si le Conseil de sécurité ou autre organe compétent des Nations Unies décidait d’établir un tribunal international ad hoc, cette décision serait conforme à l’orientation de son rapport. C’est dans ce contexte que la résolution 808 (1993) du 22 février 1993 a été adoptée. Le Conseil de sécurité se déclarait de nouveau gravement alarmé par les rapports continus de violations généralisées du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, constatant que cette situation constituait une menace à la paix et à la sécurité internationales et indiqué qu’il était résolu à mettre fin à de tels crimes et à prendre des mesures efficaces pour que les personnes qui en portent la responsabilité soient poursuivies en justice. Dans ce contexte, le Conseil de sécurité a décidé d’établir un tribunal international afin qu’il puisse contribuer à la restauration et au maintien de la paix. Le Secrétaire général après avoir pris note d’un ensemble de rapports présentés par des Etats Membres, autres gouvernements, commissions, rapporteurs, sociétés juridiques, organes gouvernementaux et non-gouvernementaux, juristes etc. a fini par soumettre un rapport au Conseil de sécurité le 25 mai 1993. Le Rapport faisait référence aux résolutions et mesures adoptées antérieurement et que nous venons de mentionner. Conformément à ce Rapport, le Conseil de sécurité, par sa résolution 827 (1993) du 25 mai 1993, a approuvé le Rapport du Secrétaire général, décidé de créer un Tribunal international dans le seul but de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie entre le 1er janvier 1991 et une date que déterminera le Conseil de sécurité après la restauration de la paix, et d’adopter à cette fin le Statut du Tribunal international annexé à ce rapport. Dans sa résolution 820 (1993) du 17 avril 1993, le Conseil de sécurité a une nouvelle fois condamné les violations du droit international humanitaire, y compris, en particulier, les opérations de nettoyage ethnique pratiquées dans l’ex-Yougoslavie.

 

VIOLATIONS DU DROIT INTERNATIONAL HUMANITAIRE COMME MOTIFS DES INFRACTIONS

100. A ce stade, il convient de mentionner que le rapport soumis par le Secrétaire général concernant les crimes visés aux articles 2 à 5 du projet de Statut du Tribunal, a fait référence aux motifs sur lesquels il avait fondé les crimes dans le but de doter le Tribunal international de la compétence ratione materiae. C’est ce qu’il déclarait à cet égard aux paragraphes 33 à 35 :

"33.Conformément au paragraphe 1 de la résolution 808 (1993), le Tribunal international jugera les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991. Le droit applicable se présente sous forme de règles du droit conventionnel et de règles du droit coutumier. Certaines règles de droit international coutumier ne sont pas énoncées dans ces conventions, mais une partie des grands principes du droit humanitaire conventionnel fait partie du droit international coutumier.

34. De l’avis du Secrétaire général, l’application du principe nullum crimen sine lege exige que le Tribunal international applique des règles du droit international humanitaire qui font partie sans aucun doute possible du droit coutumier, de manière que le problème résultant du fait que certains Etats, mais non la totalité d’entre eux, adhèrent à ces conventions spécifiques ne se pose pas. Cela semblerait particulièrement important dans le cas d’un tribunal international jugeant des personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire.

35. La partie du droit international humanitaire conventionnel qui est sans aucun doute devenue partie du droit international coutumier est le droit applicable aux conflits armés qui fait l’objet des instruments suivants : les Conventions de Genève du 12 août 1949 pour la protection des victimes de la guerre ; la Convention de La Haye (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre au sol et les Règles, en annexes, du 18 octobre 1907 ; la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 et le Statut du Tribunal militaire international du 8 août 1945".

101. Il ressort donc à l’évidence des diverses résolutions adoptées de juillet 1992 au 25 mai 1993 que l’intention était que le Tribunal international devait poursuivre les personnes responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991. Cette opinion étant celle des Membres du Conseil de sécurité et aussi du Secrétaire général, elle constitue le premier fondement dans la mesure où elle se rapporte à la définition des infractions. Il ressort ainsi clairement que les infractions devaient constituer des violations graves du droit international humanitaire.

102. A ce stade, on peut préciser que les références, dans les diverses résolutions du Conseil de sécurité, au fait que le conflit soit de caractère international ou interne, n’avaient rien de définitif. On ne peut donc pas affirmer avec certitude que le fait que le Conseil de sécurité traitait le conflit comme international ait été juridiquement décisif.

103. Voir ce que dit le Statut du Tribunal international au sujet du droit international humanitaire. Le préambule du Statut dispose :

"Créé par le Conseil de sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, le Tribunal international pour juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (ci-après dénommé "le Tribunal international") fonctionnera conformément aux dispositions du présent Statut".

L’article premier est ainsi libellé :

"Article premier

Compétence du Tribunal international

Le Tribunal international est habilité à juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991, conformément aux dispositions du présent Statut".

L’article 9 déclare que le Tribunal et les juridictions nationales sont concurremment compétents pour juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire. La règle non bis in idem, couverte par l’article 10, fait de nouveau référence aux violations graves du droit international humanitaire. L’article 16, qui se rapporte aux pouvoirs du Procureur, indique également qu’il est responsable de l’instruction des dossiers et de l’exercice de la poursuite contre les auteurs de violations graves du droit international humanitaire. Ces dernières relèvent donc de la compétence du Tribunal international.

 

TRAITEMENT DE CHACUNE DES INFRACTIONS

PAR LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL

104. Nous allons examiner maintenant le traitement de chacune des infractions par le Secrétaire général. S’agissant de l’article 2 du Statut du Tribunal, c’est-à-dire les "Infractions graves aux Conventions de Genève de 1949", le Secrétaire général a déclaré ce qui suit aux paragraphes 37 à 39 de son Rapport :

"37.Les Conventions de Genève énoncent des règles de droit international humanitaire et stipulent les règles essentielles du droit coutumier applicable dans les conflits armés internationaux. Ces Conventions régissent la conduite de la guerre d’un point de vue en protégeant certaines catégories de personnes : à savoir les blessés et les malades dans les forces armées en campagne ; les blessés, les malades et les naufragés des forces armées sur mer, les prisonniers de guerre et les civils en temps de guerre.

38. Chaque Convention contient une disposition énumérant les violations particulièrement graves qui sont considérées comme des "infractions graves" ou crimes de guerre. Les personnes qui commettent ou ordonnent de commettre des infractions graves peuvent être traduites en justice et punies. Les listes des infractions graves contenues dans les Conventions de Genève sont reproduites dans l’article dont le texte suit.

39. Le Conseil de sécurité a réaffirmé à plusieurs reprises que les personnes qui commettent ou donnent l’ordre de commettre des infractions graves aux Conventions de Genève de 1949 sur le territoire de l’ex-Yougoslavie sont personnellement responsables de ces infractions en tant qu’elles constituent des violations graves du droit international humanitaire".

105. S’agissant de l’article 3 du Statut du Tribunal international, c’est-à-dire les "Violations des lois ou coutumes de la guerre", le Secrétaire général a présenté les commentaires suivants aux paragraphes 41 à 43 de son rapport :

"41. La Convention de La Haye de 1907 (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et les Règles, en annexes, constituent un autre domaine important du droit international humanitaire conventionnel, qui fait désormais partie de l’ensemble du droit international coutumier.

42. Le Tribunal de Nuremberg a reconnu que nombre des dispositions contenues dans les Règles de La Haye, qui paraissaient audacieuses au moment où elles ont été adoptées, étaient, en 1939, reconnues par toutes les nations civilisées et considérées comme énonçant les lois et coutumes de la guerre. Le Tribunal de Nuremberg a reconnu aussi que les crimes de guerre définis à l’article 6 b) du Statut du Tribunal militaire international étaient déjà considérés, en droit international et dans les Règles de La Haye, comme des crimes de guerre dont les auteurs étaient susceptibles d’être punis.

43. Les Règles de La Haye portent sur des aspects du droit international humanitaire auxquels se rapportent aussi les Conventions de Genève de 1949. Mais les Règles de La Haye reconnaissent en outre que le droit des belligérants de faire la guerre n’est pas illimité et que le recours à certaines méthodes est interdit par les règles de la guerre au sol".

106. Il n’est pas nécessaire d’examiner les observations présentées dans le Rapport du Secrétaire général sur le "Génocide", l’Appelant ne faisant pas l’objet d’une accusation au titre de l’article 4.

107. S’agissant de l’article 5, les "Crimes contre l’humanité", le Secrétaire général a formulé les remarques ci-après aux paragraphes 47 à 48 de son rapport :

"47. Les crimes contre l’humanité ont été reconnus pour la première fois dans le Statut et le jugement du Tribunal de Nuremberg, ainsi que dans la loi no 10 du Control Council for Germany. Les crimes contre l’humanité sont dirigés contre une population civile quelle qu’elle soit et sont interdits, qu’ils aient ou non été commis au cours d’un conflit armé de caractère international ou de caractère interne.

48. Les crimes contre l’humanité désignent des actes inhumains d’une extrême gravité, tels que l’homicide intentionnel, la torture ou le viol, commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile quelle qu’elle soit, pour des raisons nationales, politiques, ethniques, raciales ou religieuses. Dans le conflit qui a éclaté sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, de tels actes inhumains ont pris la forme de la pratique dite du "nettoyage ethnique", de viols généralisés et systématiques et d’autres formes de violence sexuelle, y compris la prostitution forcée".

108. Il ressort clairement des diverses résolutions adoptées de juillet 1992 à la présentation du Rapport du Secrétaire général le 25 mai 1993 que l’opinion des Membres du Conseil de sécurité était qu’un Tribunal pénal international devait être établi pour poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. Cependant, quand le rapport a été présenté par le Secrétaire général le 25 mai 1993, il a éclairci un certain nombre de questions, qui sont expliquées aux paragraphes 33 à 35 de son rapport. Il a indiqué, par exemple, que le droit international humanitaire existait à la fois sous forme de droit conventionnel et de droit coutumier et que si une partie du droit international coutumier n’est pas énoncée dans des conventions, l’essentiel du droit international humanitaire conventionnel fait partie intégrante du droit international coutumier. Il voulait s’assurer que le principe nullum crimen sine lege ne bloquerait pas le fonctionnement du Tribunal international, et à cette fin il voulait s’assurer que seule la partie du droit international humanitaire faisant indéniablement partie du droit coutumier constituerait la base des infractions prévues dans le projet du Statut du Tribunal. C’était nécessaire dans le but de montrer que le Tribunal poursuivrait les infractions qui étaient déjà établies ; que leurs auteurs pourraient, par conséquent, être présumés en avoir eu connaissance ; et que la création du Tribunal n’était qu’une mesure coercitive visant uniquement à les punir. Il a aussi indiqué clairement que, puisque les infractions provenaient de la partie du droit international humanitaire qui constituait du droit international coutumier, toute accusation que le Conseil de sécurité adoptait de nouvelles lois serait mal fondée. Dans les paragraphes suivants de son rapport, le Secrétaire général s’est penché sur ce qui a servi de base à chacun des crimes visés dans le projet de Statut du Tribunal international, comme les articles 2 à 5. C’était nécessaire puisque le Tribunal devait être établi comme un tribunal spécial avec des compétences ratione loci, ratione temporis et ratione materiae limitées et non comme une juridiction internationale générale dotée du pouvoir de rendre des décisions sur un large éventail ouvert de crimes. Les caractéristiques spécifiques de chacun des crimes et leur origine ont, par conséquent, été précisées. Ces caractéristiques ont ajouté une nouvelle dimension à l’opinion des Membres du Conseil de sécurité. Sur la base de leurs opinions originelles et des nouvelles explications du Secrétaire général, les Membres du Conseil de sécurité ont pris une décision. Ces explications constituent, par conséquent, le second fondement dans la mesure où elles se rapportent à la définition des crimes. Elles sont donc importantes au plan de l’interprétation de ces différents crimes.

 

RÈGLES DE L’INTERPRÉTATION DE LA CONSTITUTION

D’UN ORGANE INTERNATIONAL

109. Dans le domaine du droit international, toute organisation ou organe créé par un traité ou quelque autre forme de document promulgué doit examiner sa propre constitution en vue d’évaluer ou d’interpréter tout ou partie de ce texte et ne pas se pencher en premier lieu sur des sources extérieures pour tirer une conclusion. La constitution ou sa partie pertinente doit être analysée de bonne foi conformément au sens ordinaire dans le contexte de son origine et au vu de ses buts et objectifs. Si quelque confusion apparaît, tout accord antérieur ou instrument entre les parties ou, comme dans notre cas particulier, le Rapport du Secrétaire général et le débat des Membres du Conseil de sécurité le concernant, peuvent être examinés. Ce qui place au premier plan les explications données par le Secrétaire général aux Membres du Conseil de sécurité lors de la présentation de ses opinions et du projet de Statut ainsi que les débats des Membres, sur la base de ces explications, lors de l’adoption de ce projet. Si quelque profonde ambiguïté subsiste, il est possible de se référer aux règles relatives à l’interprétation des traités internationaux ou autres documents. Un tribunal doté de la compétence pénale internationale doit éviter de se transformer en un organe consultatif libre ou général. Son énoncé du droit doit se limiter au cas par cas et au litige dont il est saisi. Une question qui devrait normalement être tranchée sur la base du droit et des éléments de preuve ne devrait pas être hypothéquée par l’énoncé du droit par un tribunal supérieur, qui peut avoir pour effet d’empiéter sur les droits des parties à ce que l’affaire soit évaluée comme il convient par la chambre inférieure. L’article 96 de la Charte des Nations Unies dote la Cour internationale de Justice d’une fonction consultative. Les tribunaux civils et pénaux n’en ont fondamentalement aucune, à moins qu’elle ne soit spécifiée par la loi ou ne porte directement sur un point particulier dans une affaire, ce qui ne pourrait avoir lieu que dans le cas d’un procès et uniquement après que les parties aient pu produire des éléments de preuve à cet égard, si elles le désirent. C’est l’exemple que devrait suivre la présente Chambre d’appel.

 

ARTICLE 2 DU STATUT

110. Nous en venons maintenant à l’article 2 du Statut. Il se rapporte clairement aux quatre Conventions de Genève du 12 août 1949, dont les infractions graves sont énumérées aux paragraphes a) à h), et sont commises contre des personnes ou des biens protégés en vertu des Conventions pertinentes. L’expression "infractions graves" peut être traitée comme employée au sens général ou générique, c’est-à-dire "infractions graves" mais certaines de ces infractions graves figurent à l’article 3 commun aux Conventions de Genève et d’autres dans des dispositions différentes de ces Conventions. Cependant, une seule disposition dans chacune des quatre Conventions de Genève se réfère aux "infractions graves" (article 50 de la Convention I ; article 51 de la Convention II ; article 130 de la Convention III et article 147 de la Convention IV). S’agissant des "infractions graves", les Conventions prévoient que tous les Etats parties doivent promulguer une législation nationale prévoyant des sanctions pénales contre les personnes qui commettent ou ordonnent de commettre ces crimes et de les punir pour ce faire ainsi que de les remettre à un autre Etat qui en fait la demande. S’agissant des violations des autres dispositions des Conventions, ces dernières prévoient seulement que tous les Etats prendront des mesures pour les éliminer. Il est clair, par conséquent, que la liste des crimes visés aux paragraphes a) à h) de l’article 2 du Statut ne se réfèrent pas à des infractions sérieuses ou graves au sens général de l’expression mais à des "infractions graves" au sens technique ou dans le contexte indiqué dans les articles pertinents de ces Conventions. Si nous examinons les crimes énoncés aux paragraphes a) à h), il ressort à l’évidence qu’ils relèvent d’un ou plusieurs articles des Conventions énumérant la catégorie des "infractions graves". L’article 2 n’est pas autonome. Son sens ne devient clair que par référence aux Conventions. Il s’agit donc d’un cas de législation par référence. Par conséquent, les crimes énumérés à l’article 2 sont ceux qui relèvent spécifiquement des "infractions graves" aux Conventions de Genève de 1949 et sont traités comme tels et qui ne peuvent donc être que commis dans le cadre d’un conflit armé international. C’est là le résultat d’une interprétation pure et simple de l’article.

111. Pour tester l’interprétation qui précède, je peux me tourner vers les débats du Conseil de sécurité. Le Rapport du Secrétaire général indique clairement que les Conventions de Genève énoncent des règles de droit international humanitaire et stipulent les règles essentielles du droit coutumier applicable aux conflits armés internationaux. Il mentionne ensuite que chaque Convention renferme une disposition énumérant les violations particulièrement graves qu’elle considère comme des "infractions graves" ou crimes de guerre et que les listes des infractions graves contenues dans les Conventions de Genève ont été reproduites à l’article 2 du projet de Statut. Il a conclu qu’auparavant, à plusieurs reprises, le Conseil de sécurité avait également réaffirmé que les personnes qui ont commis ou ordonné de commettre des infractions graves aux Conventions de Genève de 1949 sur le territoire de l’ex-Yougoslavie sont personnellement responsables de ces infractions en tant qu’elles constituent des violations graves du droit international humanitaire. Il ressort clairement de ces explications que l’article 2 a été structuré sur le fait que les quatre Conventions de Genève constituent l’essentiel du droit coutumier applicable aux conflits armés internationaux et que les infractions graves qui constituent des crimes de guerre graves se rapportent, de toute évidence, à des infractions commises dans le cadre de conflits armés internationaux. Il est donc erroné d’interpréter l’article 2 du Statut en dehors du champ du Rapport du Secrétaire général et de la décision des Membres du Conseil de sécurité ou de rechercher toute autre hypothèse contraire.

112. Je soutiens, par conséquent, que l’article 2 du Statut du Tribunal international couvre des crimes qui sont traités comme des "infractions graves" dans les Conventions de Genève de 1949, sous réserve qu’ils soient commis contre des personnes ou des biens protégés par ces Conventions et qu’ils le soient dans le cadre d’un conflit armé international.

 

ARTICLE 3 DU STATUT

113. Nous allons maintenant nous pencher sur l’article 3 du Statut. Il porte sur les violations des "lois ou coutumes de la guerre". Les deux sont incluses, c’est-à-dire les lois de la guerre comme les coutumes de la guerre et les deux sont utilisées en opposition par la conjonction "ou" qui les relie. Deux sources sont donc visées - les lois et les coutumes de la guerre qui prévalent à l’échelon international. Quelles sont les lois de la guerre ? Elles ne sont rien de plus que les règles et règlements énonçant les modes, méthodes et conduite de la guerre ainsi que les prohibitions qui s’y rapportent. Ils comprennent les textes suivants : a) traités, conventions, accords, déclarations et protocoles ; b) constitutions et Statuts des tribunaux internationaux sur les crimes de guerre ; et c) les décisions des instances judiciaires internationales. La Convention de La Haye IV de 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre au sol et les Règles en annexes ; les quatre Conventions de Genève de 1949 et les deux Protocoles additionnels I et II ; les jugements des Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo ; et un ensemble de déclarations, traités, conventions et règles internationales conclus par les Etats (qui sont énumérés, pour la plupart, dans l’ouvrage d’Adam Roberts et Richard Guelff "Documents on the Law of War") font tous partie des lois de la guerre. J’en exclurai les manuels nationaux sur le droit militaire parce qu’ils ne sont pas de caractère international bien qu’ils puissent jouer un rôle pour ce qui est d’établir l’existence du droit.

114. Les coutumes de la guerre surviennent de la pratique des Etats pendant un certain intervalle de temps, conjuguée à l’opinio juris. Une coutume internationale naît après qu’une longue pratique d’un certain nombre d’Etats dans la communauté internationale lui ait conféré un statut juridiquement contraignant ou obligatoire. C’est là l’interprétation ordinaire mais les pratiques des Etats peuvent consister en traités, décisions de juridictions internationales et nationales, législations nationales, correspondance diplomatique, pratique des organisations internationales (annuaire de la Commission du droit international, 1950, II, p. 368-372), déclarations de politique, manuels officiels sur des questions juridiques (par exemple, manuels militaires), décisions et pratiques des organes exécutifs, ordres donnés aux forces armées etc., et les commentaires de gouvernements sur les projets de la Commission du droit international (Brownlie, Principles of Public International Law, 4e éd., p. 51).

115. Une évolution soudaine du droit coutumier n’a rien d’exceptionnelle. Dans le domaine du droit international des droits de l’homme, conventions et coutumes ont parfois surgi presque instantanément, conduisant à des quasi chevauchements du droit conventionnel et coutumier.

116. La distinction entre lois et coutumes de la guerre est infime. Une bonne partie du droit conventionnel de la guerre contient du droit coutumier mais l’ensemble du droit coutumier n’est pas incorporé dans le droit conventionnel. De même, une bonne partie des lois conventionnelles de la guerre sont traitées comme du droit international coutumier, mais pas toutes. Une dichotomie apparaît ici. Si les Etats sont parties à certaines conventions portant sur les lois de la guerre, ils sont tenus de les respecter, qu’elles soient favorables ou défavorables, et s’ils participent à un conflit armé, il importera peu que les conventions aient acquis le statut de droit coutumier parce que les Etats sont tenus par les conventions et, ayant connaissance de ces conventions, la règle nullum crimen sine lege ne s’applique pas. Ainsi, puisque les lois et les coutumes de la guerre sont couvertes, non conjointement mais séparément, la condition que les lois de la guerre doivent être renforcées par la coutume ou que les coutumes de la guerre doivent être incorporées dans des conventions ne se pose pas. Les deux doivent, cependant, couvrir des violations du droit international humanitaire, la norme fondamentale aux termes de l’article premier du Statut.

117. L’article 3 du Statut énumère cinq crimes aux paragraphes a) à e), assortis de la condition que "Ces violations comprennent, sans y être limitées". La liste a donc un caractère illustratif et elle n’est pas limitée aux cinq crimes qui y figurent. Il est clair, par conséquent, que les Règles de La Haye de 1907, les Conventions de Genève de 1949 et les Protocoles additionnels I et II, la Charte du Tribunal militaire international (1945), en dehors d’autres conventions, constituent des lois de la guerre et que les crimes de guerre qu’elles visent, s’ils constituent des violations graves du droit international humanitaire, deviennent des infractions susceptibles d’être punies en vertu de l’article 3 du Statut. De même, les Règles de La Haye de 1907, les Conventions de Genève de 1949 et les Protocoles additionnels I et II ainsi que les cas mentionnés dans le jugement du Tribunal de Nuremberg, sur la base des remarques faisant autorité du Secrétaire général au paragraphe 44 de son rapport, constituent, en dehors des autres, des coutumes de la guerre. On observe une juxtaposition entre les articles 2 et 3 du Statut relative aux "infractions graves". Puisque l’article 2 du Statut se rapporte spécifiquement aux "infractions graves", l’article 3 doit être interprété comme couvrant toutes les autres violations graves des Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels en dehors des "infractions graves" stricto sensu. Ainsi, l’article 3 du Statut couvre, notamment, les crimes prévus par les Conventions de Genève de 1949 et leurs deux Protocoles additionnels, à l’exclusion des "infractions graves" mais tous les autres crimes étant compris si, comme l’article 3 commun, ils constituent des violations graves du droit international humanitaire. L’article 3 du Statut couvrirait, par conséquent, les conflits armés tant internationaux que nationaux.

118. En vue de tester l’interprétation qui précède, nous allons nous pencher maintenant sur les débats du Conseil de sécurité. Le Rapport du Secrétaire général précisait que la Convention de La Haye de 1907 IV concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et les Règles qui y sont annexées constituent un autre domaine important du droit international humanitaire conventionnel, qui fait désormais partie de l’ensemble du droit international coutumier. Il a mentionné que le Tribunal de Nuremberg a reconnu que nombre des dispositions contenues dans les Règles de La Haye, qui paraissaient audacieuses au moment où elles ont été adoptées, étaient, en 1939, reconnues par toutes les nations civilisées et considérées comme énonçant les lois et coutumes de la guerre. Le Tribunal de Nuremberg a reconnu aussi que les crimes de guerre définis à l’article 6 b) de la Charte de Nuremberg étaient déjà reconnus en droit international et dans les Règles de La Haye comme des crimes de guerre dont les auteurs étaient susceptibles d’être punis. Le Secrétaire général a déclaré que les Règles de La Haye portent sur des aspects du droit international humanitaire auxquels se rapportent aussi les Conventions de Genève de 1949 ; que les Règles de La Haye reconnaissent en outre que le droit des belligérants de faire la guerre n’est pas illimité et que le recours à certaines méthodes est interdit par les règles de la guerre sur terre. Au paragraphe 44 de son rapport, le Secrétaire général a conclu que les règles de droit coutumier, telles que les a interprétées et appliquées le Tribunal de Nuremberg, servent de fondement à l’article 3 du Statut, qu’il avait proposé dans le projet. Cependant, l’article 3 du projet de Statut est libellé comme suit : "Le Tribunal international est compétent pour poursuivre les personnes qui commettent des violations des lois ou coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées :" après quoi suivent les paragraphes a) à e) énumérant certains crimes contenus dans les Règles de La Haye. Le texte de l’article 3 du Statut montre clairement que l’article est de caractère illustratif ; qu’il n’est pas limité aux cinq crimes qui y sont énumérés et que son champ est beaucoup plus large que le fondement énoncé au paragraphe 44 du rapport. Le Secrétaire général avait, auparavant, fait référence au fait que les Règles de La Haye portent sur des aspects du droit international humanitaire auxquels se rapportent aussi les Conventions de Genève, qui étaient devenues des éléments essentiels du droit coutumier applicable dans les conflits armés internationaux. La dernière observation du paragraphe 44 du rapport d’après laquelle les Règles de La Haye, constituant des règles de droit coutumier, telles qu’interprétées et appliquées par le Tribunal de Nuremberg, serviraient de fondement à l’article 3 du Statut du Tribunal international prête, par conséquent, à confusion. Dans le cas présent, certains des Etats constitutifs de l’ex-République socialiste fédérative de Yougoslavie avaient conclu entre eux ou avec des groupes sécessionnistes des accords par lesquels ils convenaient de respecter certaines dispositions des Conventions de Genève. Ces accords pourraient être utilisés en faveur ou à l’encontre des parties contractantes. De ce fait, les parties étaient tenues par les Conventions de Genève qu’elles s’étaient engagées à respecter, quelque soit leur statut "coutumier". Etant donné cette position, le représentant de la France au Conseil de sécurité a attiré l’attention du Conseil durant le débat relatif au projet sur le fait que "l’expression lois et coutumes de la guerre utilisée à l’article 3 du Statut couvre spécifiquement toutes les obligations qui découlent des accords relatifs au droit humanitaire en vigueur sur le territoire de l’ex-Yougoslavie à l’époque où les infractions ont été commises". Le représentant du gouvernement des Etats-Unis a également indiqué qu’elle pensait qu’"il est entendu que les droits ou coutumes de la guerre mentionnés à l’article 3 couvrent toutes les obligations aux termes des accords de droit humanitaire en vigueur sur le territoire de l’ex-Yougoslavie à l’époque où les actes incriminés ont été commis, y compris l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977" et que cette interprétation, visant à éclaircir le point, était partagée par d’autres Membres du Conseil. Pour sa part, le représentant du Royaume-Uni, visant les articles 2 à 5 du Statut, a attiré l’attention sur le fait que la référence aux lois et coutumes de la guerre à l’article 3 "est suffisamment large pour inclure les conventions internationales applicables et que l’article 5 du Statut couvre des actes commis durant un conflit armé". Dans ces circonstances, étant donné les interprétations de trois des Membres permanents du Conseil de sécurité et l’absence de protestation des autres, l’adoption du Statut doit être considérée comme tenant compte des opinions de tous les Membres, à savoir que l’article 3 du Statut a un sens élargi en vue d’inclure également tous les accords de droit humanitaire en vigueur sur le territoire de l’ex-Yougoslavie et toutes les conventions internationales applicables. On peut mentionner à ce stade que la République socialiste fédérative de Yougoslavie avait en 1950, ratifié les Conventions de Genève de 1949 et, en 1977, les deux Protocoles additionnels, et qu’elle avait modifié son Code de procédure pénale pour incorporer tous les crimes graves mentionnés dans ces traités et qu’elle a maintenu ce Code après être devenue la République fédérale de Yougoslavie. De même, la République de Bosnie-Herzégovine en décembre 1992 a également déclaré qu’elle ratifiait les Conventions de Genève et les deux Protocoles additionnels et adoptait, avec certains changements, le Code pénal de la République fédérale de Yougoslavie. Il est clair, par conséquent, que lorsque les Membres du Conseil de sécurité ont adopté l’article 3 du Statut, son fondement était non seulement les Règles de La Haye, interprétées et appliquées par le Tribunal de Nuremberg mais aussi toutes les conventions additionnelles qui étaient alors applicables en tant que lois de la guerre et auxquelles étaient tenus les belligérants ou insurgés participant au conflit dans l’ex-Yougoslavie. Dans ces circonstances, les violations du droit humanitaire international découlant des accords de droit humanitaire relevant de la catégorie des lois de la guerre et qui liaient les parties, comme les Conventions de Genève de 1949 et leurs deux Protocoles additionnels, y compris l’article 3 commun, et celles visées par les Règles de La Haye, y compris les cinq énumérées dans l’article 3 du Statut, étaient toutes devenues applicables. Etant donné que les "infractions graves" sont spécialement couvertes par l’article 2 du Statut du Tribunal, les infractions restantes aux Conventions de Genève de 1949 et de leurs deux Protocoles additionnels seraient couvertes par l’article 3 de ce Statut. Ce dernier article devient maintenant clair et dépourvu de l’ambiguïté qui aurait été la sienne si seule l’opinion du Secrétaire général avait prévalu.

 

ARTICLE 5 DU STATUT

119. Il n’est pas nécessaire de s’arrêter sur ce point puisque les crimes contre l’humanité peuvent relever d’un conflit armé international ou interne.

 

RÉCAPITULATION

120. Je ne souscris pas à la conclusion de la Chambre de première instance suivant laquelle l’article 2 du Statut du Tribunal, qui prévoit de sanctionner les infractions graves aux Conventions de Genève, s’applique quelle que soit la nature du conflit en cause. Pour les raisons précitées, je suis d’avis que l’article 2 ne s’applique qu’aux infractions commises dans le cadre d’un conflit armé international. Je crois que l’article 3 du Statut du Tribunal, qui prévoit qu’il peut poursuivre les personnes pour des violations des lois ou coutumes de la guerre et contient une liste non-limitative de ces lois et coutumes, couvre toutes les lois et coutumes de la guerre applicables aux conflits armés tant internationaux que nationaux. Enfin, je suis du même avis que la décision de la Chambre de première instance selon laquelle l’article 5 du Statut du Tribunal lui confère la compétence à l’égard de crimes contre l’humanité commis dans des conflits armés internes ou internationaux.

 

LA PRATIQUE ET LA PROCÉDURE DU TRIBUNAL

121. Je tiens à présenter des observations sur la méthode adoptée par la Chambre de première instance pour statuer sur l’exception préjudicielle. L’exception préjudicielle a été déposée par l’Appelant le 22 juin 1995. Elle n’était accompagnée d’aucun document. Le Procureur a déposé sa réponse le 7 juillet 1995 et les pièces justificatives la concernant les 7 et 10 juillet 1995. La Chambre de première instance s’est saisie de l’exception préjudicielle le 25 juillet 1995. A ce stade, le Conseil de la Défense avait concédé dans son mémoire que le conflit armé dans l’ex-Yougoslavie était un conflit armé interne et non international et que, puisque tous les crimes reprochés à l’accusé doivent être commis dans un conflit armé international, les accusations portées contre lui doivent être abandonnées. La Chambre de première instance a alors demandé au Conseil de la Défense comment elle était censée traiter les questions de fait, c’est-à-dire comment elle était censée prendre connaissance des dates, des faits, du retrait ou du non-retrait de l’armée yougoslave ou des faits qui peuvent faire toute la différence entre un conflit clairement international et un conflit interne ; ou si elle devait reporter l’ensemble de la question jusqu’à ce que des éléments de preuve lui soient, le cas échéant, présentés sur ces faits. Le Conseil de la Défense a répondu en déclarant qu’il convenait de la difficulté de comprendre comment la Chambre pouvait statuer sans établir les faits, ajoutant qu’il expliquerait ultérieurement les raisons de l’importance cruciale de certaines dates. Il a ensuite précisé qu’il s’appuyait sur des faits de notoriété publique et qui pouvaient être tirés de documents publics connus qui ne sont pas contestés. Relevant l’intention du Procureur d’établir la preuve d’un rapport de M. Gow, le Conseil de la Défense a déclaré qu’il pourrait discuter avec le Procureur la présentation d’un rapport sur les faits si ce dernier présentait celui de M. Gow. Le Conseil a répété qu’il n’était pas en mesure à ce moment là de présenter le rapport mais que c’était une option qu’il pourrait envisager d’étudier. L’Accusation a avancé qu’elle disposait de suffisamment de documents pour étayer son argument et que, pour la majeure partie, ces documents permettaient de tirer des présomptions valables sur les faits qu’ils étaient censés établir. La Défense a répondu qu’elle disposait de nombreux documents - en particulier d’opinions - publiés dans le monde entier et de notoriété publique, qu’elle n’était pas tenue de présenter. Rien de concret n’est sorti d’échanges sporadique sur ce point. La Chambre de première instance, dans son jugement, a mentionné le volume considérable de pièces et documents qui lui ont été soumis, précisant que ces pièces et documents étaient rarement d’une nature lui permettant de les considérer comme des éléments de preuve et qu’ils n’avaient pas été remis en tant que tels ; elle n’a donc pas statué sur le caractère du conflit armé en question. La première action de la Chambre de première instance aurait dû être de demander officiellement à la Défense si elle allait présenter des éléments de preuve, oraux ou écrits. Si elle avait répondu par l’affirmative, la Chambre de première instance aurait alors dû lui demander si elle présenterait, en particulier, des éléments de preuve oraux. Si la réponse avait encore été affirmative, la Chambre de première instance aurait alors dû décider s’il était approprié de poursuivre l’examen de l’exception, étant donné qu’il s’agissait d’une question mixte de droit et de faits susceptible d’être réglée avec le corps principal de l’affaire. Si la Défense avait répondu par la négative, la Chambre de première instance aurait dû demander aux deux parties de présenter un exposé des faits, avec des précisions sur les modalités et les raisons prouvant leur cas, et admettre ou rejeter ces faits et documents, et de soumettre les documents qui ne faisaient pas l’objet de contestation. On aurait alors su à ce stade, après que chaque partie ait soulevé ses objections, quels faits étaient admis et les documents qui pouvaient être produits comme éléments de preuve ou retenus à titre de présomption ainsi que ceux qui devaient être rejetés. Une masse de documents soumis par l’une ou l’autre des parties ne prouve pas, en eux-mêmes, les faits pertinents de l’affaire en cause. Certains n’ont de valeur de preuve qu’en ce qui concerne leur existence ; d’autres au seul plan de leur contenu ; certains se voient attacher ou étayent certaines présomptions ; et d’autres sont peut-être dépourvus de valeur. Toutes ces questions et réponses auraient dû être consignées officiellement au procès verbal. Alors seulement aurait-on pu poursuivre l’examen de l’exception. Il était inapproprié pour la Chambre de première instance de poursuivre l’examen de l’exception avant de résoudre ces questions liminaires. La Chambre de première instance a erré en n’adoptant pas cette procédure minimale qu’elle aurait dû adopter pour un règlement ordonné et juridique de la cause. Le seul fait de consigner qu’aucun document n’a été remis par les parties au jugement ne suffit pas jusqu’à ce que cela soit porté officiellement au procès verbal sous forme de questions et réponses.

122. Nous revenons maintenant à l’audience devant la Chambre d’appel. L’Appelant y a allégué qu’aucun conflit armé, international ou interne, ne se déroulait sur les lieux ou dans le village où les crimes sont présumés avoir été commis. J’ai demandé au Conseil de la Défense comment il pouvait soulever une telle question devant nous dans ses conclusions alors que l’objection conjuguait des points de droit et des faits sur lesquels l’initiative de la démonstration de la preuve lui appartiendrait. Je lui ai demandé s’il ne préférait pas choisir d’abandonner l’exception, sous réserve d’avoir le droit de soulever la question devant la Chambre de première instance après y avoir présenté ses éléments de preuve. A ce stade, dans la confusion des débats, le Conseil n’a pas retenu cette option mais a poursuivi en alléguant que nous devions statuer sur des faits relatifs à l’existence d’un conflit armé, ce point se rapportant à la compétence, et que si la preuve de ce point était faite, il pourrait revenir ultérieurement devant la Chambre de première instance sur la preuve de la perpétration du crime présumé dans le village où l’Appelant est censé l’avoir commis. A ce stade, la Chambre d’appel a permis au Conseil de la Défense de continuer et de lui communiquer les sources de ses informations de sorte à ce qu’elle puisse les comparer et décider si elle pouvait en prendre connaissance ou examiner ces faits. Ici je confesse que j’ai commis une erreur et que je n’ai pas demandé que mon dissentiment soit consigné. Le Conseil de la Défense a alors mentionné oralement certains faits ; s’est référé au rapport de la Commission d’experts (couvrant en particulier la région d’Opstino à Prijedor) et conclu à l’inexistence d’un "conflit armé" commis dans le cadre ou en liaison avec des violations des lois régissant les conflits armés ou le génocide. La Chambre d’appel a alors attiré l’attention du Conseil de la Défense sur certaines références dans le rapport de la Commission d’enquêtes à un conflit armé dans la ville de Prijedor le 30 mai 1992 et sur la définition large du conflit armé figurant à l’article 3 commun des Conventions de Genève. Le Procureur a attiré l’attention du Tribunal sur le point qu’un large éventail de faits pourraient être prouvés sur la base de documents permettant de tirer des présomptions, ce qui a suscité une certaine préoccupation chez l’Appelant avant que le point ne se perde dans les débats. Si l’on suppose même, aux fins de l’argument, que des pouvoirs illimités ont permis à la Chambre de première instance de faire preuve de souplesse au plan des procédures traditionnelles, elle aurait du néanmoins retenir un certain minimum de règles procédurales fondées sur la méthode et la logique. Comme ce n’est pas le cas, je ne suis pas en mesure de tirer les conclusions nécessaires des présomptions découlant même des documents soumis par le Procureur, sans parler de ceux de l’Appelant qui n’en a présenté aucun. Je suis, par conséquent, enclin à renvoyer l’affaire devant la Chambre de première instance pour qu’elle adopte la procédure mentionnée au paragraphe 121 ci-dessus ou quelque autre procédure équitable minimale avant de statuer sur cette question liminaire. L’Appelant ayant effectué ici une volte face en revenant sur son admission antérieure de l’existence d’un conflit armé interne, la Chambre de première instance devra également décider si l’accusé peut, en droit, revenir sur cette admission. En bref, en statuant sur l’appel sans assurer que des garanties appropriées sont adoptées par la Chambre de première instance avant qu’elle tire ses conclusions, quelles qu’elles soient, je confirmerai la confusion et encouragerais le désordre procédural. Dans cette situation, je ne voudrais pas avancer une opinion sur une question mixte de droit et de fait qui, juridiquement, n’est pas autorisée. S’agissant de l’audience devant la Chambre de première instance, aucun fait n’a été prouvé et aucun document n’a été remis comme élément de preuve. Quelles conclusions dois-je en tirer ? Devrai-je m’appuyer uniquement sur les documents du Procureur pour tirer des conclusions ? Devrai-je devancer le devoir de la Chambre de première instance et retirer ainsi à l’Appelant son droit d’y voir d’abord statuer sur son affaire ? Je soutiens donc que l’exception préjudicielle relative à l’absence de compétence doit être renvoyée devant la Chambre de première instance pour qu’elle soit réglée de façon appropriée. Je soutiens également que toute observation que j’ai pu faire sur le caractère international ou interne du conflit armé ne devrait pas, par respect pour l’objection de l’Appelant, être traitée comme liant la Chambre de première instance, de sorte que l’Appelant puisse bénéficier d’une audience équitable. La Chambre de première instance devrait statuer sur l’exception préjudicielle dans un délai d’un mois.

123. Le pouvoir de renvoyer fait partie intégrante de la procédure d’appel, au même titre que le pouvoir de confirmer, d’infirmer ou de réviser une décision d’une instance inférieure. Le renvoi vise généralement à contraindre les juridictions inférieures à assurer l’application du droit ou de certaines de ces conditions essentielles, cruciales pour la mise en place et le respect du droit ainsi que pour un règlement juridique équitable et juste de l’affaire. Il contraint la juridiction inférieure à se pencher sur une question essentielle qu’elle avait ignorée et permet à l’accusé de soulever de nouveau ses objections devant cette juridiction inférieure et, si la possibilité reste ouverte, à ce que la Chambre d’appel examine également la question. Le pouvoir de renvoi est prévu à l’article 117 C) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal, qui permet à la Chambre d’appel d’ordonner un nouveau procès. Si une affaire peut être renvoyée pour un nouveau procès dans son entier, elle peut l’être pour une partie de ce procès. Dans de nombreuses affaires, les pouvoirs implicites ont été assumés par les organisations internationales lorsqu’ils sont nécessaires pour qu’elles s’acquittent de leurs tâches ou de leurs fonctions. J’ai déjà évoqué le fondement de cette présomption au paragraphe 71 ci-dessus. Par conséquent, la présente Chambre d’appel peut également traiter le pouvoir de renvoi comme relevant implicitement de sa compétence, comme étant nécessaire et essentiel pour qu’elle s’acquitte de sa tâche et de ses fonctions.

 

CONCLUSIONS

124. Pour les raisons précitées, je suis d’avis que :

1. le Tribunal international ne peut pas réexaminer l’action du Conseil de sécurité créant ce Tribunal. Sur ce point, la décision de la Chambre de première instance est confirmée. Mais j’avance également que le Tribunal international peut, subsidiairement, examiner la légalité de sa propre création dans le but de voir s’il n’est pas constitué illégalement au point de le rendre incompétent. Sur ce point, les opinions de la Chambre de première instance peuvent être considérées comme révisées ;

2. le Tribunal international a été créé conformément à la Charte des Nations Unies et sa création est conforme aux buts et aux principes de l’institution. Sur ce point, les opinions et la décision de la Chambre de première instance sont confirmées ;

3. le Conseil de sécurité a le pouvoir de doter le Tribunal international de la primauté sur les juridictions nationales. Sur ce point, les opinions et la décision de la Chambre de première instance sont confirmées ;

et

4. l’article 2 du Statut du Tribunal se rapporte à des crimes qui sont identifiés comme des "infractions graves" aux Conventions de Genève de 1949 et ces crimes sont ceux qui sont commis dans le cadre d’un conflit armé international ; l’article 3 du Statut du Tribunal couvre à la fois les lois conventionnelles de la guerre (y compris les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels I et II, de même que leur article 3 commun ainsi que les Règles de La Haye) et les coutumes de la guerre ; l’article 5 couvre les crimes contre l’humanité commis dans les conflits armés internationaux et internes ; les opinions de la Chambre de première instance relatives au champ des crimes visés aux articles 2 et 3 peuvent être considérées comme révisées ; la décision de la Chambre de première instance relative aux articles 2, 3 et 5 est écartée ; et l’exception préjudicielle de l’Appelant relative à l’absence de compétence ratione materiae, sous réserve des observations concernant le champ des articles 2, 3 et 5 du Statut, est renvoyée à la Chambre de première instance pour décision appropriée. La Chambre de première instance devrait adopter et consigner la procédure indiquée au paragraphe 101 ci-dessus ou quelque procédure équitable. J’inviterai aussi vivement la Chambre de première instance à décider si l’Appelant peut être lié par son admission antérieure relative au caractère interne du conflit armé ou s’il peut la retirer. J’avancerai également que toutes mes observations quant au caractère international ou interne du conflit armé se déroulant dans l’ex-Yougoslavie devraient, par respect pour l’exception préjudicielle de l’Appelant, être considérées comme ne liant pas la Chambre de première instance de sorte que l’Appelant puisse y bénéficier d’une audition équitable.

125. L’appel attaquant la légalité de la création du présent Tribunal et la primauté de juridiction de ce Tribunal est rejeté. L’appel relatif à l’absence de compétence ratione materiae est renvoyé devant la Chambre de première instance, comme indiqué ci-dessus.

 

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(signé) Juge Rustam S. Sidhwa

Le 2 octobre 1995