LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit : M. le Juge Mohamed Shahabuddeen, Président

M. le Juge Antonio Cassese

M. le Juge Wang Tieya

M. le Juge Rafael Nieto-Navia

Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 15 octobre 1998

 

LE PROCUREUR

C/

DUSKO TADIC

_____________________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’APPELANT AUX FINS DE PROROGATION DE DÉLAI ET D’ADMISSION DE MOYENS DE PREUVE SUPPLÉMENTAIRES

_____________________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Brenda Hollis
M. Michael Keegan

Le Conseil de l’Appelant :

M. Milan Vujin
M. John Livingston

 

I. INTRODUCTION

1. Dusko Tadic ("Appelant") a saisi la Chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ("Tribunal international") d’un recours contre le jugement et la condamnation prononcés à son encontre et le Procureur a formé auprès d’elle un appel incident. Dans une requête, également pendante, aux fins de prorogation de délai ("Requête"), déposée le 6 octobre 1997, l’Appelant demande l’admission de moyens de preuve supplémentaires en application de l’article 115 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ("Règlement"). Par la présente Décision, la Chambre statue sur la Requête.

 

II. RAPPEL DE LA PROCÉDURE

2. Le 7 mai 1997, la Chambre de première instance II du Tribunal international a reconnu l’Appelant coupable de certains crimes aux termes du Statut du Tribunal international ("Statut"), comme exposé dans son Jugement1. Le 3 juin 1997, l’Appelant a déposé un acte d’appel du Jugement. Le 8 septembre 1997, il a demandé une prorogation du délai de dépôt de son mémoire d’appel afin de pouvoir recueillir et présenter, en application de l’article 115 du Règlement, des moyens de preuve supplémentaires. Le 19 septembre 1997, le Président de la Chambre d’appel a tenu, à la demande de l’Appelant, une audience à huis clos durant laquelle l’Appelant et le Bureau du Procureur ("Accusation") ont verbalement présenté leurs arguments sur cette question.

3. Dans la Requête déposée le 6 octobre 1997, l’Appelant a demandé la possibilité de présenter des moyens de preuve supplémentaires en vertu de l’article 115 du Règlement. Après réception, le 20 octobre 1997, de la réponse de l’Accusation, une audience relative à la Requête a eu lieu le 22 janvier 1998. Durant celle-ci, la Chambre d’appel a, entre autres, ordonné la suspension de la procédure régulière d’appel, jusqu’à ce qu’il soit statué sur cette Requête et élaboré un calendrier en dix points pour le dépôt des écritures ultérieures des parties2.

4. Le 2 février 1998, suite à une demande déposée par l’Appelant, la Chambre d’appel a décerné une ordonnance ex parte à la Republika Srpska et a donné jusqu’au 2 mai 1998 à l’Appelant pour déposer tout élément obtenu en vertu de ladite ordonnance et d’autres ordonnances.

5. Le 5 février 1998, l’Appelant a déposé un Mémoire relatif à l’admission de moyens de preuve supplémentaires en appel, en application de l’article 115 du Règlement ("Mémoire de l’Appelant en vertu de l’article 115 du Règlement"), accompagné des pièces jointes, auquel l’Accusation a répondu le 9 mars 1998.

6. Le 23 mars et le 1er mai 1998, l’Appelant a déposé le reste des documents à l’appui de sa Requête. Il a également demandé que le délai de dépôt prévu soit prorogé de 28 jours afin de pouvoir introduire une déclaration de témoin supplémentaire. À son tour, le 7 mai 1998, l’Accusation a demandé une prorogation du délai prévu pour déposer sa Réponse au mémoire de l’Appelant en vertu de l’article 115 du Règlement. Les deux demandes ayant été acceptées, l’Accusation a déposé sa Réponse au mémoire de l’appelant en vertu de l’article 115 du Règlement le 8 juin 1998 et l’Appelant, sa Réplique, le 25 juin 1998, une "Copie de substitution" de ce document étant déposée le 15 juillet 19983, ce qui mettait un terme au dépôt de documents et à la présentation de conclusions sur ce point.

 

III. ARGUMENTS DES PARTIES

7. La Chambre d’appel reprend ici les points principaux de l’argumentation des parties.

 

A. Moyens de preuve indisponibles aux termes de l’article 115 du Règlement

1. Arguments de l’Appelant

8. L’Appelant fait valoir qu’il existe une masse importante de moyens de preuve "dont [ il] ne disposait pas" au moment du procès, au sens de l’article 115 du Règlement. Il s’agit, selon lui, de moyens de preuve

a) qui n’ont pas été soumis à la Chambre de première instance pour examen ;

b) dont l’Appelant "ne disposait pas" pour l’une au moins des cinq raisons suivantes :

i) ils n’existaient pas au moment du procès ;

ii) l’Appelant n’en connaissait pas l’existence ;

iii) les Conseils de l’Appelant au procès n’ont pas pu apporter ces éléments de preuve, notamment parce que les témoins, intimidés, refusaient de déposer ;

iv) les Conseils de l’Appelant n’ont pas, par négligence ou pour d’autres raisons, cherché et/ou autrement obtenu les éléments de preuve en question ;

v) les Conseils de l’Appelant n’ont soulevé que les moyens de preuve pour lesquels ils avaient reçu l’accord de l’Appelant et

c) dont l’omission pourrait créer un doute quant à une éventuelle erreur judiciaire4.

9. L’Appelant explique que certains témoins et certains éléments de preuve documentaires n’étaient pas disponibles au moment du procès pour plusieurs raisons, notamment :

a) les difficultés qu’a eues l’Appelant à obtenir et recueillir des moyens de preuve en Republika Srpska au moment du procès, ainsi que d’autres difficultés rencontrées durant l’enquête et qui ont fait que

i) certains témoins ne souhaitaient pas être entendus,

ii) certains témoins n’ont pu être contactés au moment du procès,

iii) certains témoins, notamment Simo Drljaca (décédé) et/ou Miso Danicic, ne souhaitaient pas se présenter en raison de menaces et de manoeuvres d’intimidation dont ils faisaient l’objet ;

b) le fait que les Conseils de la défense                                   

i) ont choisi de ne pas citer des témoins disponibles (parfois en dépit de la demande de l’Appelant),

ii) n’ont pas eu accès aux éléments de preuve que la Défense souhaite maintenant produire,

iii) étaient responsables en dernier ressort de la non-présentation au procès "de moyens de preuve crédibles et potentiellement décisifs" au nom de l’Appelant.

10. L’Appelant demande à la Chambre d’appel "de se garder de toute interprétation restrictive de l’article 115 du Règlement et de bien réfléchir avant d’exclure des moyens de preuve supplémentaires dont l’omission pourrait créer un doute quant à une éventuelle erreur judiciaire"5. Il soutient de plus que, pour satisfaire à la condition d’"indisponibilité" posée par ledit article, "il suffit de présenter de nouveaux moyens de preuve dont la Chambre de première instance n’avait pas connaissance"6. Il fait valoir qu’en vertu de l’article 25 du Statut et de l’article 115 du Règlement7, la Chambre d’appel a le pouvoir de recevoir tout moyen de preuve supplémentaire sans exception et qu’un appel interjeté en vertu desdites dispositions ne se limite pas nécessairement à des points de droit ou de vice de forme8.

2. Arguments de l’Accusation

11. L’Accusation soutient qu’il convient d’interpréter stricto sensu les critères prévus à l’article 115 du Règlement concernant les "moyens de preuve supplémentaires dont elle [ une partie] ne disposait pas au moment du procès". L’article 25 du Statut précise les critères de l’article 115 du Règlement et limite la portée de celui-ci. Dans le cadre de l’article 25 du Statut, le droit de recours ne permet pas un procès de novo9. L’Accusation cite l’Arrêt de la Chambre d’appel dans l’affaire Le Procureur c/ Erdemovic10, qui estime que "[ l] a procédure d’appel du Tribunal international n’a pas pour objet de permettre aux parties de réparer leurs propres erreurs ou négligences durant le procès ou le prononcé de sentence"11.

12. L’Accusation déclare que les moyens de preuve dont l’Appelant demande l’admission doivent satisfaire à l’un des critères prévus à l’article 25 du Statut :

a) Erreur sur un point de droit qui invalide la décision ou

b) Erreur de fait qui a entraîné une erreur judiciaire.

et que l’Appelant doit prouver que les éléments de preuve n’étaient pas disponibles au moment du procès et que l’intérêt de la justice commande de les admettre.

13. Selon l’Accusation, il ne devrait être fait droit à la Requête de l’Appelant que si :

a) les moyens de preuve n’ont pu être produits au procès malgré toute la diligence dont il a été fait preuve ;

b) les moyens de preuve supplémentaires, s’ils étaient avérés, auraient pu emporter la décision et

c) les nouveaux moyens de preuve sont crédibles (dans le sens où il paraît probable qu’ils puissent être vérifiés)12.

14. L’Accusation fait valoir que

[ e] n règle générale, les cours d’appel n’examinent pas les éléments de preuve supplémentaires [ ...] sauf si elles déterminent que ces éléments de preuve n’étaient pas disponibles lors du procès, qu’ils sont fiables et seraient admissibles au procès et s’il est fortement probable que lesdits éléments contrediraient ou jetteraient un doute sur la décision de la juridiction inférieure13.

 

B. Diligence et erreurs du Conseil

15. Dans la plupart des documents récemment soumis en l’espèce, il apparaît clairement, comme l’a formulé l’Appelant, que les parties s’accordent plus ou moins pour admettre que la "Défense doit, en pratique, faire preuve de toute la diligence voulue pour rassembler les éléments de preuve au nom de son client"14. Toutefois elles se divisent sur le point de savoir quand la Défense doit faire preuve de diligence et si l’Appelant peut se prévaloir de la conduite prétendument négligente de son Conseil au procès pour demander l’admission de nouveaux moyens de preuve.

1. Arguments de l’Appelant

16. L’Appelant fait valoir que parmi les moyens de preuve dont il ne "disposait pas au procès" il faut inclure ceux qui n’ont "pas été produits par le fait de [ la] négligence" de ses conseils et il invoque à ce propos l’article 119 du Règlement, lequel dispose qu’un fait nouveau ne peut justifier la révision d’un jugement que s’il ne pouvait pas être découvert malgré toutes les "diligences effectuées". Selon l’Appelant, l’omission de cette expression dans l’article 115 du Règlement montre que le critère de diligence n’est pas applicable en vertu de cet article.

17. L’Appelant présente des déclarations écrites de témoins potentiels et des documents dont il prétend qu’ils "n’étaient pas accessibles à son précédent Conseil ou que ce dernier a refusé de produire malgré ses demandes parce qu’il pensait, à tort, qu’ils ne permettraient pas d’établir la vérité"15. L’Appelant déclare que c’est la raison pour laquelle il a changé de Conseil16.

18. L’Appelant estime qu’il "n’y a pas lieu, dans l’intérêt de la justice de refuser à l’Accusé la réouverture de son procès lorsque des moyens de preuve pertinents, fiables et potentiellement décisifs n’ont pas été obtenus du fait de la négligence de ses Conseils"17. L’Appelant avance qu’il ne devrait pas avoir à pâtir de cette négligence. Il reprend le même argument à propos des moyens de preuve qui n’ont pas été présentés en raison de la stratégie de défense adoptée par le conseil de l’Appelant lors du procès.

2. Arguments de l’Accusation

19. L’Accusation affirme que l’un des critères fixés pour admettre de nouveaux éléments de preuve aux termes de l’article 115 du Règlement est que "la preuve n’aurait pu être découverte avant le procès malgré toutes les diligences effectuées"18. S’appuyant sur la jurisprudence internationale et interne, tant dans les systèmes de tradition civiliste que dans les systèmes de common law, elle fait valoir que tous les systèmes qui permettent l’admission de nouveaux moyens de preuve exigent que la partie requérante ait fait montre de toute la diligence voulue19.

20. De plus, l’Accusation soutient que :

[ l] a plupart des témoignages et des moyens de preuve proposés étaient disponibles lors du procès ou auraient pu être découverts si le Conseil de la Défense au procès avait fait preuve de toute la diligence voulue : ils ne satisfont donc pas à la condition d’indisponibilité20.

L’Accusation avance également que :

Si la charge de la preuve n’incombe pas à la Défense, celle-ci doit en contrepartie faire preuve de toute la diligence voulue pour s’assurer que tous les moyens de preuve sur lesquels elle entend s’appuyer sont présentés à la Chambre de première instance lors du procès. Une partie ne peut se prévaloir de son propre manquement à l’obligation de diligence pour faire appel d’une décision qui lui est défavorable21.

et déclare :

Pour déterminer si l’Appelant a fait preuve de toute la diligence voulue pour pouvoir présenter le nouveau témoignage au procès, la Chambre devrait examiner si l’Appelant a pris certaines mesures pour obtenir ce témoignage, a par exemple cité le témoin à comparaître ou demandé un ajournement ou une suspension22.

 

C. L’intérêt de la justice

1. Arguments de l’Appelant

21. Selon l’Appelant, l’"intérêt de la justice" exige que les nouveaux moyens de preuve soient tels que l’issue du procès en première instance en serait probablement changée23. A son avis, l’expression l’"intérêt de la justice" est un concept vaste qui englobe l’ensemble des éléments de nature à assurer l’équité d’un procès, comme la nécessité que l’accusé ait le sentiment que justice a été faite parce qu’ont été présentés les éléments de preuve susceptibles d’établir sa culpabilité ou son innocence24.

2. Arguments de l’Accusation

22. L’Accusation avance que le critère se rapportant à l’intérêt de la justice doit être compris stricto sensu et que, dès lors :

a) les éléments de preuve doivent concerner une question d’importance ;

b) les éléments de preuve doivent être crédibles ;

c) les éléments de preuve ne doivent être ni redondants ni simplement jeter un doute ;

d) les éléments de preuves, si leur vérité et leur crédibilité sont démontrées, doivent être de nature à changer l’issue s’il est fait droit à l’appel ou à la demande d’un nouveau procès25.

L’Accusation estime qu’il faut prendre en considération le principe de finalité comme étant "dans l’intérêt de la justice" et que ce principe serait bafoué si les parties avaient la possibilité de demander la réouverture de la procédure pour entendre la déposition de nouveaux témoins26.

 

D. Article 115 ou article 119 du Règlement

1. Arguments de l’Appelant

23. Pour l’Appelant, s’il convient d’interpréter les articles 25 et 26 du Statut et les articles 115, 119 à 122 du Règlement de telle manière que la présentation des nouveaux éléments de preuve qu’il se propose de produire devrait donner lieu à une demande en révision et non à action en appel, cette requête devrait alors être considérée comme une demande de révision et renvoyée devant la Chambre de première instance en vertu de l’article 122 du Règlement27. Cependant, l’Appelant estime que les éléments de preuve qu’il cherche à produire sont admissibles en vertu de l’article 115 du Règlement.

2. Arguments de l’Accusation

24. L’Accusation affirme que les conditions d’admission sont les mêmes, mais que la découverte d’un nouvel élément de preuve après le jugement justifie une demande de révision du procès aux termes de l’article 26 du Statut et du chapitre huitième du Règlement et non pas un appel aux termes de l’article 25 du Statut et l’admission d’éléments de preuve supplémentaires aux termes de l’article 115 du Règlement28. Si la découverte de nouveaux éléments de preuve après le procès constituait un motif à la fois d’appel et de révision, il pourrait y avoir duplication de la procédure29.

25. L’Accusation soutient également que l’Appelant ne peut déposer un acte d’appel et demander en même temps une prorogation de délai pour chercher des éléments de preuve supplémentaires afin d’étayer celui-ci. Elle affirme que, même s’il est permis d’avoir recours à la procédure de révision, cette disposition permet à une partie de demander une révision sur la base d’un fait nouveau une fois ce fait découvert, et non de conserver son droit d’appel pendant qu’elle cherche encore des éléments de preuve pour l’étayer30.

 

IV. DROIT APPLICABLE

26. Les dispositions pertinentes du Statut et du Règlement sont les suivantes :

Article 25

Appel

1. La Chambre d’appel connaît des recours introduits soit par les personnes condamnées par les Chambres de première instance, soit par le Procureur pour les motifs suivants :

a) Erreur sur un point de droit qui invalide la décision ou

b) Erreur de fait qui a entraîné un déni de justice.

2. La Chambre d’appel peut confirmer, annuler ou réviser les décisions des Chambres de première instance.

Article 26

Révision

S’il est découvert un fait nouveau qui n’était pas connu au moment du procès en première instance ou en appel et qui aurait pu être un élément décisif de la décision, le condamné ou le Procureur peut saisir le Tribunal d’une demande en révision de la sentence.

Article 115 du Règlement

Moyens de preuve supplémentaires

A) Une partie peut demander à pouvoir présenter devant la Chambre d’appel des moyens de preuve supplémentaires, dont elle ne disposait pas au moment du procès en première instance. Une telle demande doit être déposée auprès du Greffier et signifiée à l’autre partie au moins quinze jours avant la date fixée pour l’audience.

B) La Chambre d’appel autorise la présentation de ces moyens de preuve, si elle considère que l’intérêt de la justice le commande.

Article 119

Demande en révision

S’il est découvert un fait nouveau qui n’était pas connu de la partie intéressée lors de la procédure devant une Chambre de première instance ou de la Chambre d’appel ou dont la découverte n’avait pu intervenir malgré toutes les diligences effectuées, la défense ou, dans l’année suivant le prononcé du jugement définitif, le Procureur peut soumettre à la même Chambre une demande en révision du jugement.

 

Article 122

Renvoi de l’affaire devant la Chambre de première instance

Si le jugement à réviser est frappé d’appel lors du dépôt de la demande en révision, la Chambre d’appel peut renvoyer l’affaire à la Chambre de première instance pour qu’elle statue sur la demande.

 

V. DISCUSSION

27. La Chambre d’Appel se penche dans cette partie sur les questions qu’elle juge pertinentes.

 

A. Distinction entre l’article 115 et l’article 119 du Règlement

28. Les parties ont convenu que la Requête doit être conçue comme une requête aux fins d’admission de moyens de preuve supplémentaires en application de l’article 115 du Règlement. Toutefois, l’Appelant demande que la Requête soit traitée, en outre ou à défaut, comme une requête aux fins de révision du jugement, en se fondant sur le concept de "fait nouveau" au sens de l’article 119 du Règlement, lu en conjonction avec l’article 26 du Statut. L’Accusation estime que la procédure de l’article 119 du Règlement n’est pas applicable.

29. Pour la Chambre d’appel, il existe une distinction entre les deux dispositions du Statut et les articles du Règlement qui en découlent, à savoir l’article 25 du Statut et l’article 115 du Règlement, d’une part, et l’article 26 du Statut et l’article 119 du Règlement, d’autre part. C’est la question que la Chambre va aborder dans un premier temps.

30. La procédure de révision prévue à l’article 26 du Statut et à l’article 119 du Règlement diffère de la procédure d’appel en application de l’article 25 du Statut et de l’article 115 du Règlement. Lorsqu’un demandeur souhaite présenter un fait nouveau qui n’a été découvert qu’après le procès, malgré toutes les diligences effectuées durant celui-ci pour le découvrir, l’article applicable est l’article 119. Dans ce cas, l’Appelant ne demande pas l’admission d’éléments de preuve supplémentaires concernant un fait examiné lors du procès, mais celle d’un fait nouveau. C’est à la Chambre de première instance qui a rendu le jugement définitif qu’il revient d’étudier une demande en révision, c’est donc à elle qu’il conviendrait d’adresser la demande. Dans pareil cas, la Chambre de première instance a pour tâche de réviser le jugement et de décider si le fait nouveau, s’il était avéré, aurait pu constituer un élément décisif.

31. L’article 122 du Règlement, cité plus haut, habilite la Chambre d’appel à "renvoyer l’affaire à la Chambre de première instance pour qu’elle statue sur la demande". L’Appelant a présenté sa requête en application de l’article 115 du Règlement parce qu’il estime que les documents peuvent être considérés comme des éléments de preuve supplémentaires au sens de cet article. Dans ses conclusions écrites, il laisse à la Chambre d’appel la possibilité de traiter cette question sous la rubrique "faits nouveaux" si elle estime que les faits en jeu sont effectivement nouveaux. L’Appelant n’a, cependant, pas présenté d’argument convaincant à l’appui de la thèse des faits nouveaux. Pour sa part, la Chambre d’appel juge suffisant de dire qu’elle n’est pas convaincue que des faits nouveaux aient été apportés.

32. La Chambre d’appel fait, toutefois, observer qu’il existe une distinction entre un fait et la preuve de ce fait. La simple découverte a posteriori de la preuve d’un fait connu au moment du procès ne constitue pas en soi un fait nouveau au sens de l’article 119 du Règlement. La Chambre d’appel juge que la prétendue preuve d’un fait nouveau présentée par l’Appelant ne constitue pas la preuve d’un fait nouveau. Il s’agit d’éléments de preuve supplémentaires touchant des faits pris en considération durant le procès. Une partie de ces éléments n’était pas disponible au moment du procès. Cela étant, il convient de se demander pour quelle raison l’intérêt de la justice commanderait de présenter en appel une si grande partie de ces éléments de preuve qui n’étaient pas disponibles au procès. C’est ce que nous examinons ci-dessous.

 

B. Les conditions requises par les dispositions de l’article 115

33. La Chambre d’appel se penche maintenant sur les critères fondamentaux d’admissibilité aux termes de l’article 115 du Règlement.

34. Pour être admissible aux termes de l’article 115 du Règlement, un moyen de preuve doit répondre à deux critères : il convient de démontrer, d’une part, qu’il n’était pas disponible lors du procès et, d’autre part, que l’intérêt de la justice en commande l’admission.

35. Le premier critère, celui de la "disponibilité" du moyen de preuve, se rapporte à la question de l’exercice de la diligence, question traitée dans la partie suivante de la présente Décision. S’agissant du deuxième critère, il ressort clairement de l’article 115 que "l’intérêt de la justice" n’habilite pas la Chambre d’appel à autoriser la présentation de moyens de preuve supplémentaires si la partie requérante en disposait lors du procès. Cette interprétation repose sur le principe de finalité. Bien sûr, il convient de mesurer la part de ce principe au regard de la nécessité d’éviter une erreur judiciaire ; lorsque celle-ci est possible, le principe de finalité ne sera pas appliqué afin d’empêcher l’admission d’éléments de preuve supplémentaires qui n’étaient pas disponibles au procès, si ceux-ci peuvent concourir à établir la culpabilité ou l’innocence. Il est évident, toutefois, que, si le moyen de preuve est admis en appel même s’il était disponible au moment du procès, le principe de finalité perdrait une grande partie de la valeur que lui accorde tout système raisonnable d’administration de la justice. Le critère d’intérêt de la justice n’est pris en compte que dans la mesure où la Chambre d’appel est convaincue que les éléments de preuve supplémentaires visés n’étaient pas disponibles au moment du procès.

 

C. Le critère de diligence

36. L’article 115 A) du Règlement dispose qu’"une partie peut demander à pouvoir présenter devant la chambre d’appel des moyens de preuve supplémentaires, dont elle ne disposait pas au moment du procès en première instance." Cela relève de l’appel. L’article 119 permet à une partie de faire une demande en révision "s’il est découvert un fait nouveau qui n’était pas connu de la partie intéressée lors de la procédure devant la Chambre de première instance ou la Chambre d’appel ou dont la découverte n’avait pu intervenir malgré toutes les diligences effectuées". Selon l’Appelant, le fait que la "diligence" soit mentionnée dans le second article mais non dans le premier signifie qu’elle n’est pas un critère requis par l’article 115. Toutefois, les articles du Règlement illustrent le sens du Statut dont ils découlent ; ils ne peuvent le contredire. En cas de divergence, le Statut prévaut. Cependant, pour les raisons exposées ci-après, il n’y a pas de divergence en l’espèce. La Chambre d’appel estime qu’une partie déposant une requête en application de l’article 115 doit démontrer qu’elle a agi avec la diligence voulue.

37. L’article 25 1) du Statut prévoit la possibilité d’interjeter appel pour deux motifs, à savoir, une erreur sur un point de droit qui invalide la décision et une erreur de fait qui a entraîné une erreur judiciaire. Le premier type d’erreur est évidemment le fait de la Chambre de première instance. En principe, il semble en aller de même pour la seconde erreur. Toutefois, il est difficile de voir comment on peut estimer que la Chambre de première instance a commis une erreur de fait lorsque l’erreur découle d’éléments de preuve supplémentaires qui, indépendamment de la volonté de la Chambre de première instance, ne lui ont pas été présentés. Dans le cas où la Chambre a exclu à tort des éléments de preuve qu’on lui présentait, il n’est pas nécessaire de recourir aux dispositions concernant la production d’éléments de preuve supplémentaires devant la Chambre d’appel ; une telle erreur de la Chambre de première instance fait l’objet d’un appel ordinaire.

38. C’est seulement en interprétant l’expression "erreur de fait" comme signifiant objectivement l’inexactitude d’un fait révélé par des documents pertinents, qu’ils soient ou non exclus à tort par la Chambre de première instance, que les moyens de preuve supplémentaires peuvent être admis. La justice peut requérir un tel élargissement du concept d’erreur de fait, qui ne se limite donc pas à une erreur commise par la Chambre de première instance. Mais la justice commande aussi que l’accusé expose les raisons pour lesquelles les moyens de preuve supplémentaires n’ont pu être présentés à la Chambre de première instance comme le Statut lui accorde expressément le droit. Il serait exact de penser que ces droits ont été octroyés par le Statut afin que l’accusé en fasse usage avec la diligence voulue, ce qui exclurait les cas dans lesquels ces droits n’ont pas été exercés par manque de diligence.

39. L’article 21 4) du Statut prévoit qu’une personne accusée a droit pour son procès "à disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix". Elle a également le droit "à interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les même conditions que les témoins à charges". L’article 22 du Statut prévoit des mesures de protection pour les victimes et les témoins et l’article 29 demande aux États d’apporter une coopération judiciaire au Tribunal international pour les enquêtes et les poursuites de personnes accusées. Ces dispositions s’appliquent aux pièces recherchées par les deux parties.

40. Le mécanisme de contrainte et de protection du Tribunal international peut ne pas toujours être en mesure de garantir de manière absolue que les témoins seront à la disposition du Tribunal international et qu’ils seront protégés si cela est nécessaire. Raison de plus pour que les moyens dont dispose le Tribunal international soient utilisés. Une partie qui demande l’autorisation de présenter des moyens de preuve supplémentaires devrait montrer qu’elle a demandé à la Chambre d’appliquer les mesures de protection nécessaires et qu’elle a demandé à la Chambre de première instance d’utiliser ses pouvoirs pour contraindre les témoins à déposer si nécessaire. La Chambre de première instance devrait être informée de toutes les difficultés, y compris celles qui proviennent de l’intimidation de témoins ou de l’impossibilité de les localiser.

41. Une demande faite en application de l’article 115 du Règlement fait partie de la procédure d’appel devant la Chambre d’appel. Les arguments ayant trait au fait de savoir si, dans certains pays, l’appel se fait par le biais d’une nouvelle audition et, dans ce cas, dans quelle mesure, n’affecte en rien le fait que, dans l’optique du Statut, un appel ne comporte pas de procès de novo31.

42. Lorsque la Chambre d’appel est saisie de la procédure, les moyens de preuve relatifs à la culpabilité de l’accusé ont déjà été présentés à une Chambre de première instance pour lui permettre de prononcer un verdict et une peine, s’il est jugé coupable. La Chambre d’appel est saisie d’un recours contre le jugement de la Chambre de première instance. Le fait que cette procédure soit de nature corrective explique que toute présentation d’éléments de preuve supplémentaires à la Chambre d’appel soit limitée. En effet, admettre ces documents sans restriction reviendrait à procéder à un nouveau procès. De plus, les moyens de preuve supplémentaires ne devraient pas être admis à la légère au stade de l’appel, étant donné que c’est l’article 119 du Règlement qui remédie à la découverte de nouveaux faits après le procès.

43. Examinons les conséquences de la thèse opposée, selon laquelle des éléments de preuve supplémentaires peuvent être présentés à la Chambre d’appel même dans le cas où ils n’ont pas été soumis à la Chambre de première instance par manque de diligence alors qu’ils étaient disponibles. Le Procureur peut faire appel d’un non-lieu. Il peut demander l’annulation du non-lieu en raison d’une erreur de fait, révélée par des moyens de preuve supplémentaires. S’il disposait des éléments de preuve et ne les a pas présenté à la Chambre de première instance par manque de diligence, l’accusé est alors jugé une deuxième fois, ce qui revient à enfreindre le principe non bis in idem.

44. La Chambre d’appel conclut donc qu’il convient d’interpréter le Statut comme elle l’a fait ci-dessus et que cette interprétation n’est pas remise en cause par des disparités apparentes entre le libellé de l’article 115 du Règlement et celui de l’article 119. "Apparentes", en effet, puisqu’il convient d’interpréter l’article 115 en fonction du Statut. Il doit donc respecter les dispositions du Statut qui ont pour effet d’imposer le devoir d’exercer une diligence raisonnable. Lorsqu’un accusé connaît l’existence d’éléments de preuve mais ne parvient pas à les soumettre à l’examen de la Chambre par manque de diligence, il refuse de son plein gré de faire valoir les droits que lui garantit le Statut et d’utiliser les mécanismes mis à sa disposition en vertu de celui-ci : il ne peut donc pas se plaindre d’injustice.

45. En bref, les éléments de preuve supplémentaires ne sont pas admissibles en application de l’article 115 du Règlement à moins d’une explication valable des raisons pour lesquelles ils n’étaient pas disponibles au moment du procès. Cette explication doit montrer que la partie requérante a fait preuve de la diligence voulue. Cette conclusion concorde avec le Statut ainsi qu’avec la jurisprudence de nombreux pays, même si elle ne dépend pas de cette dernière.

 

D. Diligence et devoirs du Conseil

46. Étudions à présent le concept de "diligence voulue" par rapport aux devoirs du Conseil.

47. Les Conseils commis à la défense d’accusés devant le Tribunal international doivent nécessairement faire preuve de la diligence voulue. L’indisponibilité des moyens de preuve supplémentaires ne doit pas découler du manque de diligence du Conseil chargé de la défense de l’accusé. Comme nous l’avons déclaré ci-dessus, faire preuve de la diligence voulue suppose d’utiliser à bon escient tous les mécanismes de protection et de contrainte prévus par le Statut et le Règlement du Tribunal international afin de présenter les moyens de preuve à la Chambre de première instance.

48. La diligence relève donc à la fois de la procédure pénale en matière d’admissibilité des moyens de preuve et de la déontologie des juristes. Le Statut et le Règlement présument que l’Accusation et la Défense font preuve de la diligence voulue, à moins qu’une faute grave ne soit prouvée.

49. En l’espèce, les parties s’accordent à dire qu’il est possible que certains éléments de preuve n’aient pas été présentés au procès par faute, en raison de la décision prise par la Défense de les garder par-devers soi32. Cependant, la Chambre d’appel n’estime pas qu’il s’agisse d’une faute professionnelle grave faisant naître un doute raisonnable quant à la possibilité d’une erreur judiciaire. Par conséquent, l’article 115 du Règlement ne permet pas d’admettre ces éléments de preuve.

50. La Chambre d’appel estime qu’il convient d’ajouter qu’on ne peut critiquer aucun Conseil pour n’avoir pas épuisé toutes les mesures possibles, si celui-ci a jugé que, tout bien pesé, les documents visés sont étrangers à l’affaire, même si cette décision se révèle erronée par la suite. Il peut avoir choisi de ne pas présenter cet élément de preuve au procès en raison de sa stratégie de défense ou de l’opinion qu’il s’est faite de la valeur probante de l’élément de preuve. Sauf dans les cas où l’on a fait la preuve d’une faute grave, la Chambre doit seulement établir si l’élément de preuve était disponible au moment du procès. Sous réserve de cette exception, le fait que le Conseil décide de ne pas citer un élément de preuve au procès ne signifie pas qu’il est indisponible.

 

F. Disponibilité de catégories particulières d’éléments de preuve supplémentaires proposés

51. La Défense a cité 40 témoins au procès, dont l’Appelant. Elle demande maintenant à citer plus de 80 témoins et à présenter des éléments de preuve documentaires. Elle est en droit de le faire si elle remplit les conditions applicables. Par conséquent, la Chambre d’appel va maintenant se pencher sur la question de savoir si les diverses catégories d’éléments de preuve présentés par l’Appelant remplissent les conditions prévues à l’article 115.

1. La charge de la preuve

52. Une question préliminaire d’ordre général concerne la charge de la preuve. La Requête soulève la question de savoir si l’Appelant peut se prévaloir du droit que lui accorderait la procédure d’appel qu’il a invoquée. C’est à lui d’établir qu’il peut se prévaloir du droit auquel il prétend. C’est donc à lui qu’il revient de prouver en quoi il peut prétendre à exercer ce droit.

53. L’Appelant ayant omis d’expliquer la raison pour laquelle certains éléments qu’il souhaite maintenant produire n’étaient pas disponibles au procès, la Chambre d’appel conclut que, s’agissant de ces éléments, il n’a pas, comme il lui incombait, apporté d’éléments satisfaisants. Nous étudierons plus loin les points particuliers que soulèvent les critères juridiques applicables ici. La Chambre d’appel conclut ici que l’Appelant n’a pas, comme il lui incombait, apporté d’éléments satisfaisants s’agissant des témoins potentiels suivants : Vinka Andic, Zeljko Meakic (ou Mejakic), Nada Balaban, Gradan (ou Drgan) Kontic, Mirko Groarac, Dragan Lukic, Murudif (ou Muradin) Mrkalj, Goran Jankovic, Njegoslav (ou Negoslav) Tadic, Milovan Tadic, Dr. Kotromanovic, Muradif Aleksic, Branko Drazic, Jadranka Gavranic, Mijodrag Kostic, Milan Kovacevic (décédé), Slobodan Kuruzovic, Dragan Lukic, Muradin Mrkalj, Pero Mrkalj, Mevlud Semenovic, Mijatovic Vaso (ou Mijativic Vasa) et Drago Prcac. La déposition des ces témoins potentiels ne sera donc pas admise. Pour les mêmes motifs, il ne sera pas tenu compte des éléments de preuve documentaires énumérés dans les annexes 1, 2, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 14, 17, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 30 et 31, I, II/4, II/5 et II/6 ainsi que les vidéocassettes AB1 à 16 et AB 18 et 19. La Chambre d’appel a déjà fait des efforts considérables pour identifier, dans les longs documents soumis par les parties, les témoins au sujet desquels des arguments particuliers ont été avancés. Tout témoin ou élément de preuve documentaire qui n’est pas expressément mentionné dans la présente Décision est également rejeté parce que leur indisponibilité n’a pas été prouvée comme il se devait.

2. Moyens qui n’existaient pas au moment du procès

54. Cette catégorie comprend la déposition du témoin potentiel Ljubica Sajcic et les documents des annexes 3, 4, 19, 28, 32 et 34, qui n’existaient pas au moment du procès. Toutefois, après un examen plus minutieux, la Chambre d’appel est convaincue, un document excepté, que la Défense avait accès à toutes les informations qu’ils fournissent au moment du procès et qu’ils ne peuvent donc pas être admis à présent.

55. Prenons comme exemple la déclaration de Ljubica Sajcic. Il s’agit d’une interprète qui témoignerait sur la teneur de l’interrogatoire d’un certain Milorad Tadic qu’elle avait interprété. L’interrogatoire concernait les événements qui se sont déroulés à Kozarac en mai 1992 et à Omarska entre juin et août 1992. L’Appelant cherche par ce biais à obtenir l’"autorisation" de présenter, à travers elle, le témoignage de Milorad Tadic qui existait au moment du procès. La Chambre d’appel estime que l’Appelant n’a pas fait la preuve qu’il a recherché cette personne et l’a contrainte à comparaître au procès en tant que témoin avec la diligence voulue.

56. L’exception mentionnée ci-dessus concerne l’annexe 34. Celle-ci contient divers détails statistiques concernant des registres électoraux, y compris un document indiquant les données de l’OSCE sur les registres électoraux pour les élections municipales de 1997, qui montrerait la stabilité du nombre de votants dans la municipalité de Prijedor33. Ce document n’était évidemment pas disponible au moment du procès. L’Appelant semble souhaiter l’employer pour établir que la composition ethnique de la région n’a pas changé comme le procès avait semblé le montrer34. Il s’ensuit que les registres de l’OSCE pour l’année 1997 constituent un élément de preuve supplémentaire qui n’était pas disponible au moment du procès. Il remplit donc la première condition posée par l’article 115. La Chambre d’appel doit ensuite déterminer son admissibilité au regard de l’article 115 B). A ce titre, il sera pris en considération en même temps que les autres éléments relevant de cette catégorie, à un stade ultérieur de la présente Décision.

3. Moyens qui existaient au moment du procès mais n’étaient pas connus de la Défense

57. Cette catégorie comprend la déposition des témoins potentiels Ernad Besirevic, Sasa Maric, Vlado Krckovski, Vinka Gajic, Slobodan Zrnic, Drago Pesevic, Slobodan Malbasic, Zivko Pusac, Vladimir Maric, Mile Ratkovic, Mladen Zgonjanin et Dragoje Cavic ainsi que celle du témoin XX et son dossier médical. Certains de ces individus se seraient trouvés dans la zone de combats lors du procès ou auraient volontairement évité d’entrer en contact avec les autorités. D’autres étaient simplement inconnus de la Défense et ne se sont pas présentés à l’époque, d’autres encore se sont présentés suite aux renseignements obtenus en exécution de l’Ordonnance décernée le 2 février 1998 par la Chambre d’appel à la Republika Srpska. L’Accusation n’a communiqué à l’Appelant un document confidentiel provenant du Département d’État des États-Unis que le 21 avril 1998.

58. La Chambre d’appel tient compte de la difficulté de conduire une enquête dans les circonstances de cette affaire. Elle comprend que certains témoins inconnus à la Défense ne se soient pas présentés d’eux-mêmes, voire qu’ils ne savaient pas qu’un procès avait lieu. La Défense est, certes, tenue de faire preuve de la diligence voulue pour identifier et rechercher les témoins. Toutefois, cette obligation a des limites. La Chambre d’appel juge que la Défense a fourni des indications suffisantes comme quoi ces témoins et ces documents lui étaient inconnus, malgré l’exercice de la diligence voulue, et qu’ils n’étaient donc pas disponibles au moment du procès. Elle examinera dans une partie ultérieure de la Décision si l’intérêt de la justice commande de les admettre.

4. Moyens que l’Appelant n’a pas été en mesure de produire lors du procès

59. Cette catégorie concerne des témoins que la Défense connaissait au moment du procès mais dont elle n’a pas pu produire les dépositions. Ces éléments se répartissent en trois sous-catégories : des témoins qui ne souhaitaient pas ou ne pouvaient pas se présenter au stade du procès, des témoins qui étaient en détention, par exemple ; ceux qui aurait fait l’objet d’intimidations et ceux qui n’ont pas pu être localisés au moment du procès.

60. La première sous-catégorie regroupe donc des témoins potentiels qui ne souhaitaient simplement pas se présenter au moment du procès, mais qui acceptent de le faire en appel. Il sont au nombre de quatre : D.D., Miroslav Kvocka, Mladen Radic et un autre, dont l’Appelant a demandé que le nom reste confidentiel. L’Appelant déclare que ce témoin n’était pas disponible lors du procès parce qu’il était en détention. Tous quatre étaient déjà accusés à l’époque du procès. Les trois derniers l’étaient pour les événements du camp d’Omarska ; on sait que le premier D.D., dont l’identité n’est pas connue de la Chambre, a été employé à Omarska35. Les trois témoins désignés par leur nom auraient pu être découverts au moment du procès grâce à l’acte d’accusation public relatif aux événements du camp d’Omarska qui étaient, de toute évidence, en rapport avec les chefs d’accusation contre l’Appelant. La Chambre d’appel n’a reçu aucun élément de preuve indiquant que la Chambre de première instance a reçu une demande aux fins de décerner des ordonnances de comparution forcée à ces témoins. En dépit des difficultés pratiques évidentes que suppose l’obtention des déposition de tels témoins, une partie ne peut demander ultérieurement l’admission de leur témoignage en tant qu’élément de preuve supplémentaire que si elle a, auparavant, soulevé le problème devant la Chambre de première instance. Comme nous l’avons dit plus haut, la condition de diligence n’est pas remplie si les tentatives de faire jouer les mesures de coercition dont dispose le Tribunal international sont insuffisantes. On ne peut donc affirmer que ces trois témoins n’étaient pas disponibles au moment du procès.

61. La Chambre d’appel ne peut déterminer si le témoignage de D.D. était ou non disponible au moment du procès, puisqu’elle ne connaît pas son identité véritable. La Chambre supposera donc que ce témoignage n’était pas disponible et étudiera à un stade ultérieur de cette Décision s’il serait dans l’intérêt de la justice d’admettre ce témoignage.

62. La seconde catégorie regroupe un nombre important de témoins potentiels qui étaient connus de la Défense, mais qui auraient fait l’objet d’intimidations de la part d’autorités de l’ex-Yougoslavie. Il s’agit des témoins D.J. (et l’annexe comportant 15 photographies), D.S., D.B., Bosko Dragicevic, Dusan Babic, D.V., Vaso Mijatovic, P.Q., Bosana (ou Bozana) Grahovac, Stoja Coprka, Milos Preradovic, Brane Bolta, Mile Cavic, Milan Vlacina, Milan Andjic, D.T.Z., D.R.M., Mladen Majkic, Dusan (ou Dule) Jankovic, Milorad Tadic, Simo Kevic et D.S.D. Encore une fois, en l’absence de tout élément prouvant que des tentatives ont été faites pour faire jouer les mesures de protection offertes par le Tribunal international, la Chambre d’appel conclut que la Défense n’a pas fait preuve de la diligence voulue. Par conséquent, on ne peut pas considérer que ces témoignages étaient indisponibles au moment du procès.

63. La troisième catégorie regroupe des témoins potentiels que la Défense connaissait mais qui n’ont pas pu être localisés au moment du procès. Il s’agit de Milka Saric, D.O. et Milan Grgic. L’Appelant déclare que ces trois témoins avaient fuient à l’étranger et ne pouvaient être localisés. Étant donné la difficulté pour la Défense de localiser de tels témoins, la Chambre d’appel conclut que les informations fournies par l’accusé suffisent à montrer que ces témoins n’étaient pas disponibles au moment du procès. La Chambre d’appel examinera dans une partie ultérieure de cette Décision si l’intérêt de la justice commande d’admettre leurs dépositions.

6. Moyens qui n’ont pas été cités par le Conseil de la Défense

64. Cette vaste catégorie comprend la déposition des témoins potentiels Miroslav Cvijic, Srdjan Staletovic, Dara Jankovic, Slavica Tadic, Pero Curguz, Radoslavka Vidovic, Risto Vokic, Mladen Tadic, Mira Tadic (sur des sujets autres que ceux sur lesquels elle a témoigné), Ostoja Trebovac, Slavko Svraka et Dragan Radakovic. En outre, l’Appelant souhaite faire admettre le témoignage d’expert du Dr. Dusan Dunjic, obtenu avant le procès, et de nombreux éléments de preuve documentaires, notamment les annexes 12, 13, 15, 16, 18, 29, 33, 35 et II/3 ainsi que la vidéocassette AB17.

65. Comme nous l’avons exposé ci-dessus, lorsque le Conseil qui était alors chargé de la Défense de l’Appelant a décidé de ne pas citer des moyens de preuve, la Chambre d’appel ne peut les admettre comme moyens de preuve supplémentaires, même si elle n’était pas d’accord avec le choix du conseil. L’unité d’identité entre client et conseil est indispensable au fonctionnement du Tribunal international. Si le Conseil a agi malgré le souhait de l’Appelant, en l’absence de protestations faites à l’époque et excepté l’existence de certaines circonstances qui semblent ne pas être présentes en l’espèce, on doit supposer que ce dernier a acquiescé, serait-ce avec réticence36. Une exception est prévue en cas de présomption d’incompétence professionnelle grave qui aurait pu causer un préjudice à l’accusé. L’Appelant n’a pas invoqué cet argument. Par conséquent, on ne peut considérer que l’Appelant ne disposait pas des témoignages et des éléments de preuve malgré l’exercice de la diligence voulue.

66. Cette catégorie compte également 11 témoins experts que l’Appelant souhaiterait maintenant citer. L’un d’entre eux, Thomas Deichmann, a témoigné lors du procès. Excepté dans des circonstances exceptionnelles, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, il est difficile d’imaginer quelles circonstances prouveraient que des témoins experts n’étaient pas disponibles pour comparaître lors du procès malgré l’exercice d’une diligence raisonnable. On ne peut pas considérer que le témoignage de ces experts et les documents qui s’y rapportent, présentés en annexes 36, 37, II/1a, II/1-b et II/2, n’étaient pas disponibles au moment du procès au sens de l’article 115 du Règlement.

7. Témoignage de Dragan Opacic

67. L’Appelant souhaite également citer de nouveau ce témoin, qui a initialement témoigné à charge sous le pseudonyme L. La déposition de ce témoin a été discréditée, notamment grâce aux efforts du conseil de la Défense de l’époque et l’Accusation a demandé à la Chambre de première instance de n’en tenir aucun compte. Ce sujet est également évoqué dans le Jugement37.

68. Ce témoin était disponible au moment du procès, son témoignage ne peut donc être accepté comme moyen de preuve supplémentaire en application de l’article 115.

G. L’intérêt de la justice

69. Comme évoqué ci-dessus, la Chambre d’appel juge que les éléments suivants n’étaient pas disponibles au moment du procès au sens de l’article 115 A) du Règlement :

- registres électoraux de l’OSCE pour les élections municipales à l’automne 1997 ;

- témoignages de Ernad Besirevic, Sasa Maric, Vlado Krckovski, Vinka Gajic, Slobidan Zrnic, Drago Pesevic, Slobodan Malbasic, Zivko Pusac, Vladimir Maric, Mile Ratkovic, Mladen Zgonjanin, Dragoje Cavic ainsi que le témoignage de XX, et son dossier médical ;

- le document confidentiel du Département d’État des États-Unis ;

- les témoins Milka Saric, D.O. et Milan Grgic.

Pour ces éléments et, pour les raisons données au paragraphe 61 ci-dessus, pour le témoignage de D.D., nous devons donc maintenant examiner le fonctionnement des critères définissant l’intérêt de la justice.

70. Si la Chambre d’appel autorise ici la présentation d’éléments de preuve supplémentaires, elle devra ensuite décider si ces éléments révèlent une erreur de fait ayant entraîné une erreur judiciaire au sens de l’article 25 1 b) du Statut. À ce stade, la Chambre ne peut anticiper sur cette décision en déterminant de manière définitive si les éléments de preuve proposés révèlent ou non une erreur de fait ayant entraîné une erreur judiciaire.

71. Dans la présente décision, la Chambre d’appel a pour tâche d’appliquer la formule quelque peu plus flexible de l’article 115 du Règlement, qui demande que la Chambre "autorise la présentation de ces moyens de preuve, si elle considère que l’intérêt de la justice le commande." Dans le cadre de la présente affaire, la Chambre considère que l’intérêt de la justice commande uniquement l’admission :

a) des moyens de preuve concernant un point important ;

b) des moyens de preuve crédibles et

c) des moyens de preuve tels qu’ils montreraient probablement que la condamnation était mal fondée.

72. La Chambre d’appel souhaiterait seulement ajouter qu’en appliquant ces critères, elle a tenu compte du principe de finalité des décisions. Comme nous l’avons mentionné plus haut, le principe n’empêcherait pas l’admission d’éléments de preuve qui aideraient à déterminer l’existence ou non d’une erreur judiciaire, mais il tend de toute évidence à limiter l’admissibilité de moyens de preuve supplémentaires en appel.

73. La Chambre d’appel estime également qu’en cas de doute surgissant lors de l’application de ces critères, il sera statué au bénéfice de l’Appelant, selon le principe in dubio pro reo.

74. Toutefois, même en tenant compte de ce principe, la Chambre d’appel conclut que l’intérêt de la justice ne commande pas d’admettre à l’audience en appel les éléments qui n’étaient pas disponibles au moment du procès. Elle estime qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer en détail l’application des critères aux divers éléments de preuve. Il est également évident qu’il importe d’éviter le risque de préjuger d’autres aspects de l’affaire.

 

VI. DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS, la Chambre d’appel rejette la requête à l’unanimité.

Fait en anglais et en français, le texte anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre d’appel

(signé)

Juge Mohamed Shahabuddeen

Juge de la Chambre d’appel

(signé)

Juge Antonio Cassese

Juge de la Chambre d’appel

(signé)

Juge Wang Tieya

Juge de la Chambre d’appel

(signé)

Juge Rafael Nieto Navia

Juge de la Chambre d’appel

(signé)

Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba

Fait le quinze octobre 1998

La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. Jugement, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-T, 7 mai 1997 ("Jugement").

2. Compte rendu d’audience non officiel en anglais, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-A, 22 janvier 1998, p. 104-111.

3. Cette copie est le document auquel il est fait référence ci-après.

4. Requête aux fins de prorogation de délai, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-A, 6 octobre 1998, para. 2 ("Requête").

5. Ibid., para. 4.

6. Réponse de l’Appelant au mémoire de l’Intimé relatif à l’admission de moyens de preuve supplémentaires en appel en vertu de l’article 115 du Règlement, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-A, 23 mars 1998, p. 5 ("Réponse").

7. Réplique de l’Appelant à la réponse de l’Intimé aux conclusions de l’Appelant déposées depuis le 9 mars 1998, relatives à la requête aux fins de présentation de moyens de preuve supplémentaires en appel en vertu de l’article 115 du Règlement, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-A, 15 juillet 1998, para. 2 ("Réplique").

8. Ibid., para. 4.

9. Mémoire des points de droit relatifs à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve en vertu de l’article 115 du Règlement, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-A, 21 janvier 1998, para. 2 ("Mémoire des points de droit").

10. Arrêt, Le Procureur c/ Erdemovi}, Affaire N°IT-96-22-A, 7 octobre 1997 ("Arrêt Erdemovi}").

11. Ibid., para. 115.

12. Réponse de l’Intimé aux conclusions de l’Appelant déposées depuis le 9 mars 1998, relatives à la requête aux fins de présentation de moyens de preuve supplémentaires en appel en vertu de l’article 115 du Règlement, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire IT-94-1-A, , 8 juin 1998, para. 3 ("Réponse de l’Intimé").

13. Réplique, supra note 7, para. 4.

14. Réplique, supra note 7, para. 33.

15. Mémoire de l’Appelant relatif à l’admission d’éléments de preuve supplémentaires en appel en vertu de l’article 115 du Règlement, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-A, 5 février 1998, p. 2 ("Mémoire de l’Appelant sur l’article 115").

16. Ibid.

17. Réplique, supra note 7, para 33.

18. Réponse de l’Intimé à la requête de l’Appelant intitulée "Mémoire relatif à l’admission de moyens de preuve supplémentaires en appel en vertu de l’article 115 du Règlement", Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-A, 9 mars 1998, para. 2.

19. Ibid.

20. Ibid., para. 6.

21. Réponse de l’Intimé, supra note 12, para. 49.

22. Mémorandum des points de droit, supra note 9, para. 10.

23. Réponse, supra note 6, p. 6.

24. Réplique, supra note 7, para. 24.

25. Mémorandum des points de droit, supra note 9, paras. 3-4.

26. Réponse de l’Intimé, supra note 12, para. 45.

27. Réplique, supra note 7, para. 2.

28. Réponse de l’Intimé, supra note 12, para. 3.

29. Ibid., para. 16.

30. Ibid.

31. Cf. Jugement Erdemovi}, supra note 10, para 15.

32. Cf. également, Réplique, supra, note 7, para. 33.

33. Mémoire de l’Appelant sur l’article 115, supra note 15.

34. Cf. par exemple, Réponse, p. 16 à 18.

35. Mémoire de l’Appelant sur l’article 115, supra note 15, p. 11.

36. La Directive relative à la commission d’office de conseil de la Défense, IT/73/Rév.5, prévoit qu’un accusé qui n’est pas satisfait de son conseil peut demander réparation, y compris le retrait de la commission d’office au conseil et la commission d’un nouveau conseil (Cf. article 20).

37. Jugement, supra note 1, paras. 353-354.