LA CHAMBRE DAPPEL
Composée comme suit : M. le Juge Mohamed Shahabuddeen, Président
M. le Juge Antonio Cassese
M. le Juge Wang Tieya
M. le Juge Rafael Nieto-Navia
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le : 15 octobre 1998
LE PROCUREUR
C/
DUSKO TADIC
_____________________________________________________________________
DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE LAPPELANT AUX FINS DE PROROGATION DE DÉLAI ET DADMISSION DE MOYENS DE PREUVE SUPPLÉMENTAIRES
_____________________________________________________________________
Le Bureau du Procureur :
Mme Brenda Hollis
M. Michael Keegan
Le Conseil de lAppelant :
M. Milan Vujin
M. John Livingston
I. INTRODUCTION
1. Dusko Tadic ("Appelant") a saisi la Chambre dappel du Tribunal pénal international pour lex-Yougoslavie ("Tribunal international") dun recours contre le jugement et la condamnation prononcés à son encontre et le Procureur a formé auprès delle un appel incident. Dans une requête, également pendante, aux fins de prorogation de délai ("Requête"), déposée le 6 octobre 1997, lAppelant demande ladmission de moyens de preuve supplémentaires en application de larticle 115 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ("Règlement"). Par la présente Décision, la Chambre statue sur la Requête.
II. RAPPEL DE LA PROCÉDURE
2. Le 7 mai 1997, la Chambre de première instance II du Tribunal international a reconnu lAppelant coupable de certains crimes aux termes du Statut du Tribunal international ("Statut"), comme exposé dans son Jugement1. Le 3 juin 1997, lAppelant a déposé un acte dappel du Jugement. Le 8 septembre 1997, il a demandé une prorogation du délai de dépôt de son mémoire dappel afin de pouvoir recueillir et présenter, en application de larticle 115 du Règlement, des moyens de preuve supplémentaires. Le 19 septembre 1997, le Président de la Chambre dappel a tenu, à la demande de lAppelant, une audience à huis clos durant laquelle lAppelant et le Bureau du Procureur ("Accusation") ont verbalement présenté leurs arguments sur cette question.
3. Dans la Requête déposée le 6 octobre 1997, lAppelant a demandé la possibilité de présenter des moyens de preuve supplémentaires en vertu de larticle 115 du Règlement. Après réception, le 20 octobre 1997, de la réponse de lAccusation, une audience relative à la Requête a eu lieu le 22 janvier 1998. Durant celle-ci, la Chambre dappel a, entre autres, ordonné la suspension de la procédure régulière dappel, jusquà ce quil soit statué sur cette Requête et élaboré un calendrier en dix points pour le dépôt des écritures ultérieures des parties2.
4. Le 2 février 1998, suite à une demande déposée par lAppelant, la Chambre dappel a décerné une ordonnance ex parte à la Republika Srpska et a donné jusquau 2 mai 1998 à lAppelant pour déposer tout élément obtenu en vertu de ladite ordonnance et dautres ordonnances.
5. Le 5 février 1998, lAppelant a déposé un Mémoire relatif à ladmission de moyens de preuve supplémentaires en appel, en application de larticle 115 du Règlement ("Mémoire de lAppelant en vertu de larticle 115 du Règlement"), accompagné des pièces jointes, auquel lAccusation a répondu le 9 mars 1998.
6. Le 23 mars et le 1er mai 1998, lAppelant a déposé le reste des documents à lappui de sa Requête. Il a également demandé que le délai de dépôt prévu soit prorogé de 28 jours afin de pouvoir introduire une déclaration de témoin supplémentaire. À son tour, le 7 mai 1998, lAccusation a demandé une prorogation du délai prévu pour déposer sa Réponse au mémoire de lAppelant en vertu de larticle 115 du Règlement. Les deux demandes ayant été acceptées, lAccusation a déposé sa Réponse au mémoire de lappelant en vertu de larticle 115 du Règlement le 8 juin 1998 et lAppelant, sa Réplique, le 25 juin 1998, une "Copie de substitution" de ce document étant déposée le 15 juillet 19983, ce qui mettait un terme au dépôt de documents et à la présentation de conclusions sur ce point.
III. ARGUMENTS DES PARTIES
7. La Chambre dappel reprend ici les points principaux de largumentation des parties.
A. Moyens de preuve indisponibles aux termes de larticle 115 du Règlement
1. Arguments de lAppelant
8. LAppelant fait valoir quil existe une masse importante de moyens de preuve "dont [ il] ne disposait pas" au moment du procès, au sens de larticle 115 du Règlement. Il sagit, selon lui, de moyens de preuve
a) qui nont pas été soumis à la Chambre de première instance pour examen ;
b) dont lAppelant "ne disposait pas" pour lune au moins des cinq raisons suivantes :
i) ils nexistaient pas au moment du procès ;
ii) lAppelant nen connaissait pas lexistence ;
iii) les Conseils de lAppelant au procès nont pas pu apporter ces éléments de preuve, notamment parce que les témoins, intimidés, refusaient de déposer ;
iv) les Conseils de lAppelant nont pas, par négligence ou pour dautres raisons, cherché et/ou autrement obtenu les éléments de preuve en question ;
v) les Conseils de lAppelant nont soulevé que les moyens de preuve pour lesquels ils avaient reçu laccord de lAppelant et
c) dont lomission pourrait créer un doute quant à une éventuelle erreur judiciaire4.
9. LAppelant explique que certains témoins et certains éléments de preuve documentaires nétaient pas disponibles au moment du procès pour plusieurs raisons, notamment :
a) les difficultés qua eues lAppelant à obtenir et recueillir des moyens de preuve en Republika Srpska au moment du procès, ainsi que dautres difficultés rencontrées durant lenquête et qui ont fait que
i) certains témoins ne souhaitaient pas être entendus,
ii) certains témoins nont pu être contactés au moment du procès,
iii) certains témoins, notamment Simo Drljaca (décédé) et/ou Miso Danicic, ne souhaitaient pas se présenter en raison de menaces et de manoeuvres dintimidation dont ils faisaient lobjet ;
b) le fait que les Conseils de la défense
i) ont choisi de ne pas citer des témoins disponibles (parfois en dépit de la demande de lAppelant),
ii) nont pas eu accès aux éléments de preuve que la Défense souhaite maintenant produire,
iii) étaient responsables en dernier ressort de la non-présentation au procès "de moyens de preuve crédibles et potentiellement décisifs" au nom de lAppelant.
10. LAppelant demande à la Chambre dappel "de se garder de toute interprétation restrictive de larticle 115 du Règlement et de bien réfléchir avant dexclure des moyens de preuve supplémentaires dont lomission pourrait créer un doute quant à une éventuelle erreur judiciaire"5. Il soutient de plus que, pour satisfaire à la condition d"indisponibilité" posée par ledit article, "il suffit de présenter de nouveaux moyens de preuve dont la Chambre de première instance navait pas connaissance"6. Il fait valoir quen vertu de larticle 25 du Statut et de larticle 115 du Règlement7, la Chambre dappel a le pouvoir de recevoir tout moyen de preuve supplémentaire sans exception et quun appel interjeté en vertu desdites dispositions ne se limite pas nécessairement à des points de droit ou de vice de forme8.
2. Arguments de lAccusation
11. LAccusation soutient quil convient dinterpréter stricto sensu les critères prévus à larticle 115 du Règlement concernant les "moyens de preuve supplémentaires dont elle [ une partie] ne disposait pas au moment du procès". Larticle 25 du Statut précise les critères de larticle 115 du Règlement et limite la portée de celui-ci. Dans le cadre de larticle 25 du Statut, le droit de recours ne permet pas un procès de novo9. LAccusation cite lArrêt de la Chambre dappel dans laffaire Le Procureur c/ Erdemovic10, qui estime que "[ l] a procédure dappel du Tribunal international na pas pour objet de permettre aux parties de réparer leurs propres erreurs ou négligences durant le procès ou le prononcé de sentence"11.
12. LAccusation déclare que les moyens de preuve dont lAppelant demande ladmission doivent satisfaire à lun des critères prévus à larticle 25 du Statut :
a) Erreur sur un point de droit qui invalide la décision ou
b) Erreur de fait qui a entraîné une erreur judiciaire.
et que lAppelant doit prouver que les éléments de preuve nétaient pas disponibles au moment du procès et que lintérêt de la justice commande de les admettre.
13. Selon lAccusation, il ne devrait être fait droit à la Requête de lAppelant que si :
a) les moyens de preuve nont pu être produits au procès malgré toute la diligence dont il a été fait preuve ;
b) les moyens de preuve supplémentaires, sils étaient avérés, auraient pu emporter la décision et
c) les nouveaux moyens de preuve sont crédibles (dans le sens où il paraît probable quils puissent être vérifiés)12.
14. LAccusation fait valoir que
[
e] n règle générale, les cours dappel nexaminent pas les éléments de preuve supplémentaires [ ...] sauf si elles déterminent que ces éléments de preuve nétaient pas disponibles lors du procès, quils sont fiables et seraient admissibles au procès et sil est fortement probable que lesdits éléments contrediraient ou jetteraient un doute sur la décision de la juridiction inférieure13.
B. Diligence et erreurs du Conseil
15. Dans la plupart des documents récemment soumis en lespèce, il apparaît clairement, comme la formulé lAppelant, que les parties saccordent plus ou moins pour admettre que la "Défense doit, en pratique, faire preuve de toute la diligence voulue pour rassembler les éléments de preuve au nom de son client"14. Toutefois elles se divisent sur le point de savoir quand la Défense doit faire preuve de diligence et si lAppelant peut se prévaloir de la conduite prétendument négligente de son Conseil au procès pour demander ladmission de nouveaux moyens de preuve.
1. Arguments de lAppelant
16. LAppelant fait valoir que parmi les moyens de preuve dont il ne "disposait pas au procès" il faut inclure ceux qui nont "pas été produits par le fait de [ la] négligence" de ses conseils et il invoque à ce propos larticle 119 du Règlement, lequel dispose quun fait nouveau ne peut justifier la révision dun jugement que sil ne pouvait pas être découvert malgré toutes les "diligences effectuées". Selon lAppelant, lomission de cette expression dans larticle 115 du Règlement montre que le critère de diligence nest pas applicable en vertu de cet article.
17. LAppelant présente des déclarations écrites de témoins potentiels et des documents dont il prétend quils "nétaient pas accessibles à son précédent Conseil ou que ce dernier a refusé de produire malgré ses demandes parce quil pensait, à tort, quils ne permettraient pas détablir la vérité"15. LAppelant déclare que cest la raison pour laquelle il a changé de Conseil16.
18. LAppelant estime quil "ny a pas lieu, dans lintérêt de la justice de refuser à lAccusé la réouverture de son procès lorsque des moyens de preuve pertinents, fiables et potentiellement décisifs nont pas été obtenus du fait de la négligence de ses Conseils"17. LAppelant avance quil ne devrait pas avoir à pâtir de cette négligence. Il reprend le même argument à propos des moyens de preuve qui nont pas été présentés en raison de la stratégie de défense adoptée par le conseil de lAppelant lors du procès.
2. Arguments de lAccusation
19. LAccusation affirme que lun des critères fixés pour admettre de nouveaux éléments de preuve aux termes de larticle 115 du Règlement est que "la preuve naurait pu être découverte avant le procès malgré toutes les diligences effectuées"18. Sappuyant sur la jurisprudence internationale et interne, tant dans les systèmes de tradition civiliste que dans les systèmes de common law, elle fait valoir que tous les systèmes qui permettent ladmission de nouveaux moyens de preuve exigent que la partie requérante ait fait montre de toute la diligence voulue19.
20. De plus, lAccusation soutient que :
[
l] a plupart des témoignages et des moyens de preuve proposés étaient disponibles lors du procès ou auraient pu être découverts si le Conseil de la Défense au procès avait fait preuve de toute la diligence voulue : ils ne satisfont donc pas à la condition dindisponibilité20.LAccusation avance également que :
Si la charge de la preuve nincombe pas à la Défense, celle-ci doit en contrepartie faire preuve de toute la diligence voulue pour sassurer que tous les moyens de preuve sur lesquels elle entend sappuyer sont présentés à la Chambre de première instance lors du procès. Une partie ne peut se prévaloir de son propre manquement à lobligation de diligence pour faire appel dune décision qui lui est défavorable21.
et déclare :
Pour déterminer si lAppelant a fait preuve de toute la diligence voulue pour pouvoir présenter le nouveau témoignage au procès, la Chambre devrait examiner si lAppelant a pris certaines mesures pour obtenir ce témoignage, a par exemple cité le témoin à comparaître ou demandé un ajournement ou une suspension22.
C. Lintérêt de la justice
1. Arguments de lAppelant
21. Selon lAppelant, l"intérêt de la justice" exige que les nouveaux moyens de preuve soient tels que lissue du procès en première instance en serait probablement changée23. A son avis, lexpression l"intérêt de la justice" est un concept vaste qui englobe lensemble des éléments de nature à assurer léquité dun procès, comme la nécessité que laccusé ait le sentiment que justice a été faite parce quont été présentés les éléments de preuve susceptibles détablir sa culpabilité ou son innocence24.
2. Arguments de lAccusation
22. LAccusation avance que le critère se rapportant à lintérêt de la justice doit être compris stricto sensu et que, dès lors :
a) les éléments de preuve doivent concerner une question dimportance ;
b) les éléments de preuve doivent être crédibles ;
c) les éléments de preuve ne doivent être ni redondants ni simplement jeter un doute ;
d) les éléments de preuves, si leur vérité et leur crédibilité sont démontrées, doivent être de nature à changer lissue sil est fait droit à lappel ou à la demande dun nouveau procès25.
LAccusation estime quil faut prendre en considération le principe de finalité comme étant "dans lintérêt de la justice" et que ce principe serait bafoué si les parties avaient la possibilité de demander la réouverture de la procédure pour entendre la déposition de nouveaux témoins26.
D. Article 115 ou article 119 du Règlement
1. Arguments de lAppelant
23. Pour lAppelant, sil convient dinterpréter les articles 25 et 26 du Statut et les articles 115, 119 à 122 du Règlement de telle manière que la présentation des nouveaux éléments de preuve quil se propose de produire devrait donner lieu à une demande en révision et non à action en appel, cette requête devrait alors être considérée comme une demande de révision et renvoyée devant la Chambre de première instance en vertu de larticle 122 du Règlement27. Cependant, lAppelant estime que les éléments de preuve quil cherche à produire sont admissibles en vertu de larticle 115 du Règlement.
2. Arguments de lAccusation
24. LAccusation affirme que les conditions dadmission sont les mêmes, mais que la découverte dun nouvel élément de preuve après le jugement justifie une demande de révision du procès aux termes de larticle 26 du Statut et du chapitre huitième du Règlement et non pas un appel aux termes de larticle 25 du Statut et ladmission déléments de preuve supplémentaires aux termes de larticle 115 du Règlement28. Si la découverte de nouveaux éléments de preuve après le procès constituait un motif à la fois dappel et de révision, il pourrait y avoir duplication de la procédure29.
25. LAccusation soutient également que lAppelant ne peut déposer un acte dappel et demander en même temps une prorogation de délai pour chercher des éléments de preuve supplémentaires afin détayer celui-ci. Elle affirme que, même sil est permis davoir recours à la procédure de révision, cette disposition permet à une partie de demander une révision sur la base dun fait nouveau une fois ce fait découvert, et non de conserver son droit dappel pendant quelle cherche encore des éléments de preuve pour létayer30.
IV. DROIT APPLICABLE
26. Les dispositions pertinentes du Statut et du Règlement sont les suivantes :
Article 25
Appel
1. La Chambre dappel connaît des recours introduits soit par les personnes condamnées par les Chambres de première instance, soit par le Procureur pour les motifs suivants :
a) Erreur sur un point de droit qui invalide la décision ou
b) Erreur de fait qui a entraîné un déni de justice.
2. La Chambre dappel peut confirmer, annuler ou réviser les décisions des Chambres de première instance.
Article 26
Révision
Sil est découvert un fait nouveau qui nétait pas connu au moment du procès en première instance ou en appel et qui aurait pu être un élément décisif de la décision, le condamné ou le Procureur peut saisir le Tribunal dune demande en révision de la sentence.
Article 115 du Règlement
Moyens de preuve supplémentaires
A) Une partie peut demander à pouvoir présenter devant la Chambre dappel des moyens de preuve supplémentaires, dont elle ne disposait pas au moment du procès en première instance. Une telle demande doit être déposée auprès du Greffier et signifiée à lautre partie au moins quinze jours avant la date fixée pour laudience.
B) La Chambre dappel autorise la présentation de ces moyens de preuve, si elle considère que lintérêt de la justice le commande.
Article 119
Demande en révision
Sil est découvert un fait nouveau qui nétait pas connu de la partie intéressée lors de la procédure devant une Chambre de première instance ou de la Chambre dappel ou dont la découverte navait pu intervenir malgré toutes les diligences effectuées, la défense ou, dans lannée suivant le prononcé du jugement définitif, le Procureur peut soumettre à la même Chambre une demande en révision du jugement.
Article 122
Renvoi de laffaire devant la Chambre de première instance
Si le jugement à réviser est frappé dappel lors du dépôt de la demande en révision, la Chambre dappel peut renvoyer laffaire à la Chambre de première instance pour quelle statue sur la demande.
V. DISCUSSION
27. La Chambre dAppel se penche dans cette partie sur les questions quelle juge pertinentes.
A. Distinction entre larticle 115 et larticle 119 du Règlement
28. Les parties ont convenu que la Requête doit être conçue comme une requête aux fins dadmission de moyens de preuve supplémentaires en application de larticle 115 du Règlement. Toutefois, lAppelant demande que la Requête soit traitée, en outre ou à défaut, comme une requête aux fins de révision du jugement, en se fondant sur le concept de "fait nouveau" au sens de larticle 119 du Règlement, lu en conjonction avec larticle 26 du Statut. LAccusation estime que la procédure de larticle 119 du Règlement nest pas applicable.
29. Pour la Chambre dappel, il existe une distinction entre les deux dispositions du Statut et les articles du Règlement qui en découlent, à savoir larticle 25 du Statut et larticle 115 du Règlement, dune part, et larticle 26 du Statut et larticle 119 du Règlement, dautre part. Cest la question que la Chambre va aborder dans un premier temps.
30. La procédure de révision prévue à larticle 26 du Statut et à larticle 119 du Règlement diffère de la procédure dappel en application de larticle 25 du Statut et de larticle 115 du Règlement. Lorsquun demandeur souhaite présenter un fait nouveau qui na été découvert quaprès le procès, malgré toutes les diligences effectuées durant celui-ci pour le découvrir, larticle applicable est larticle 119. Dans ce cas, lAppelant ne demande pas ladmission déléments de preuve supplémentaires concernant un fait examiné lors du procès, mais celle dun fait nouveau. Cest à la Chambre de première instance qui a rendu le jugement définitif quil revient détudier une demande en révision, cest donc à elle quil conviendrait dadresser la demande. Dans pareil cas, la Chambre de première instance a pour tâche de réviser le jugement et de décider si le fait nouveau, sil était avéré, aurait pu constituer un élément décisif.
31. Larticle 122 du Règlement, cité plus haut, habilite la Chambre dappel à "renvoyer laffaire à la Chambre de première instance pour quelle statue sur la demande". LAppelant a présenté sa requête en application de larticle 115 du Règlement parce quil estime que les documents peuvent être considérés comme des éléments de preuve supplémentaires au sens de cet article. Dans ses conclusions écrites, il laisse à la Chambre dappel la possibilité de traiter cette question sous la rubrique "faits nouveaux" si elle estime que les faits en jeu sont effectivement nouveaux. LAppelant na, cependant, pas présenté dargument convaincant à lappui de la thèse des faits nouveaux. Pour sa part, la Chambre dappel juge suffisant de dire quelle nest pas convaincue que des faits nouveaux aient été apportés.
32. La Chambre dappel fait, toutefois, observer quil existe une distinction entre un fait et la preuve de ce fait. La simple découverte a posteriori de la preuve dun fait connu au moment du procès ne constitue pas en soi un fait nouveau au sens de larticle 119 du Règlement. La Chambre dappel juge que la prétendue preuve dun fait nouveau présentée par lAppelant ne constitue pas la preuve dun fait nouveau. Il sagit déléments de preuve supplémentaires touchant des faits pris en considération durant le procès. Une partie de ces éléments nétait pas disponible au moment du procès. Cela étant, il convient de se demander pour quelle raison lintérêt de la justice commanderait de présenter en appel une si grande partie de ces éléments de preuve qui nétaient pas disponibles au procès. Cest ce que nous examinons ci-dessous.
B. Les conditions requises par les dispositions de larticle 115
33. La Chambre dappel se penche maintenant sur les critères fondamentaux dadmissibilité aux termes de larticle 115 du Règlement.
34. Pour être admissible aux termes de larticle 115 du Règlement, un moyen de preuve doit répondre à deux critères : il convient de démontrer, dune part, quil nétait pas disponible lors du procès et, dautre part, que lintérêt de la justice en commande ladmission.
35. Le premier critère, celui de la "disponibilité" du moyen de preuve, se rapporte à la question de lexercice de la diligence, question traitée dans la partie suivante de la présente Décision. Sagissant du deuxième critère, il ressort clairement de larticle 115 que "lintérêt de la justice" nhabilite pas la Chambre dappel à autoriser la présentation de moyens de preuve supplémentaires si la partie requérante en disposait lors du procès. Cette interprétation repose sur le principe de finalité. Bien sûr, il convient de mesurer la part de ce principe au regard de la nécessité déviter une erreur judiciaire ; lorsque celle-ci est possible, le principe de finalité ne sera pas appliqué afin dempêcher ladmission déléments de preuve supplémentaires qui nétaient pas disponibles au procès, si ceux-ci peuvent concourir à établir la culpabilité ou linnocence. Il est évident, toutefois, que, si le moyen de preuve est admis en appel même sil était disponible au moment du procès, le principe de finalité perdrait une grande partie de la valeur que lui accorde tout système raisonnable dadministration de la justice. Le critère dintérêt de la justice nest pris en compte que dans la mesure où la Chambre dappel est convaincue que les éléments de preuve supplémentaires visés nétaient pas disponibles au moment du procès.
C. Le critère de diligence
36. Larticle 115 A) du Règlement dispose qu"une partie peut demander à pouvoir présenter devant la chambre dappel des moyens de preuve supplémentaires, dont elle ne disposait pas au moment du procès en première instance." Cela relève de lappel. Larticle 119 permet à une partie de faire une demande en révision "sil est découvert un fait nouveau qui nétait pas connu de la partie intéressée lors de la procédure devant la Chambre de première instance ou la Chambre dappel ou dont la découverte navait pu intervenir malgré toutes les diligences effectuées". Selon lAppelant, le fait que la "diligence" soit mentionnée dans le second article mais non dans le premier signifie quelle nest pas un critère requis par larticle 115. Toutefois, les articles du Règlement illustrent le sens du Statut dont ils découlent ; ils ne peuvent le contredire. En cas de divergence, le Statut prévaut. Cependant, pour les raisons exposées ci-après, il ny a pas de divergence en lespèce. La Chambre dappel estime quune partie déposant une requête en application de larticle 115 doit démontrer quelle a agi avec la diligence voulue.
37. Larticle 25 1) du Statut prévoit la possibilité dinterjeter appel pour deux motifs, à savoir, une erreur sur un point de droit qui invalide la décision et une erreur de fait qui a entraîné une erreur judiciaire. Le premier type derreur est évidemment le fait de la Chambre de première instance. En principe, il semble en aller de même pour la seconde erreur. Toutefois, il est difficile de voir comment on peut estimer que la Chambre de première instance a commis une erreur de fait lorsque lerreur découle déléments de preuve supplémentaires qui, indépendamment de la volonté de la Chambre de première instance, ne lui ont pas été présentés. Dans le cas où la Chambre a exclu à tort des éléments de preuve quon lui présentait, il nest pas nécessaire de recourir aux dispositions concernant la production déléments de preuve supplémentaires devant la Chambre dappel ; une telle erreur de la Chambre de première instance fait lobjet dun appel ordinaire.
38. Cest seulement en interprétant lexpression "erreur de fait" comme signifiant objectivement linexactitude dun fait révélé par des documents pertinents, quils soient ou non exclus à tort par la Chambre de première instance, que les moyens de preuve supplémentaires peuvent être admis. La justice peut requérir un tel élargissement du concept derreur de fait, qui ne se limite donc pas à une erreur commise par la Chambre de première instance. Mais la justice commande aussi que laccusé expose les raisons pour lesquelles les moyens de preuve supplémentaires nont pu être présentés à la Chambre de première instance comme le Statut lui accorde expressément le droit. Il serait exact de penser que ces droits ont été octroyés par le Statut afin que laccusé en fasse usage avec la diligence voulue, ce qui exclurait les cas dans lesquels ces droits nont pas été exercés par manque de diligence.
39. Larticle 21 4) du Statut prévoit quune personne accusée a droit pour son procès "à disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix". Elle a également le droit "à interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et linterrogatoire des témoins à décharge dans les même conditions que les témoins à charges". Larticle 22 du Statut prévoit des mesures de protection pour les victimes et les témoins et larticle 29 demande aux États dapporter une coopération judiciaire au Tribunal international pour les enquêtes et les poursuites de personnes accusées. Ces dispositions sappliquent aux pièces recherchées par les deux parties.
40. Le mécanisme de contrainte et de protection du Tribunal international peut ne pas toujours être en mesure de garantir de manière absolue que les témoins seront à la disposition du Tribunal international et quils seront protégés si cela est nécessaire. Raison de plus pour que les moyens dont dispose le Tribunal international soient utilisés. Une partie qui demande lautorisation de présenter des moyens de preuve supplémentaires devrait montrer quelle a demandé à la Chambre dappliquer les mesures de protection nécessaires et quelle a demandé à la Chambre de première instance dutiliser ses pouvoirs pour contraindre les témoins à déposer si nécessaire. La Chambre de première instance devrait être informée de toutes les difficultés, y compris celles qui proviennent de lintimidation de témoins ou de limpossibilité de les localiser.
41. Une demande faite en application de larticle 115 du Règlement fait partie de la procédure dappel devant la Chambre dappel. Les arguments ayant trait au fait de savoir si, dans certains pays, lappel se fait par le biais dune nouvelle audition et, dans ce cas, dans quelle mesure, naffecte en rien le fait que, dans loptique du Statut, un appel ne comporte pas de procès de novo31.
42. Lorsque la Chambre dappel est saisie de la procédure, les moyens de preuve relatifs à la culpabilité de laccusé ont déjà été présentés à une Chambre de première instance pour lui permettre de prononcer un verdict et une peine, sil est jugé coupable. La Chambre dappel est saisie dun recours contre le jugement de la Chambre de première instance. Le fait que cette procédure soit de nature corrective explique que toute présentation déléments de preuve supplémentaires à la Chambre dappel soit limitée. En effet, admettre ces documents sans restriction reviendrait à procéder à un nouveau procès. De plus, les moyens de preuve supplémentaires ne devraient pas être admis à la légère au stade de lappel, étant donné que cest larticle 119 du Règlement qui remédie à la découverte de nouveaux faits après le procès.
43. Examinons les conséquences de la thèse opposée, selon laquelle des éléments de preuve supplémentaires peuvent être présentés à la Chambre dappel même dans le cas où ils nont pas été soumis à la Chambre de première instance par manque de diligence alors quils étaient disponibles. Le Procureur peut faire appel dun non-lieu. Il peut demander lannulation du non-lieu en raison dune erreur de fait, révélée par des moyens de preuve supplémentaires. Sil disposait des éléments de preuve et ne les a pas présenté à la Chambre de première instance par manque de diligence, laccusé est alors jugé une deuxième fois, ce qui revient à enfreindre le principe non bis in idem.
44. La Chambre dappel conclut donc quil convient dinterpréter le Statut comme elle la fait ci-dessus et que cette interprétation nest pas remise en cause par des disparités apparentes entre le libellé de larticle 115 du Règlement et celui de larticle 119. "Apparentes", en effet, puisquil convient dinterpréter larticle 115 en fonction du Statut. Il doit donc respecter les dispositions du Statut qui ont pour effet dimposer le devoir dexercer une diligence raisonnable. Lorsquun accusé connaît lexistence déléments de preuve mais ne parvient pas à les soumettre à lexamen de la Chambre par manque de diligence, il refuse de son plein gré de faire valoir les droits que lui garantit le Statut et dutiliser les mécanismes mis à sa disposition en vertu de celui-ci : il ne peut donc pas se plaindre dinjustice.
45. En bref, les éléments de preuve supplémentaires ne sont pas admissibles en application de larticle 115 du Règlement à moins dune explication valable des raisons pour lesquelles ils nétaient pas disponibles au moment du procès. Cette explication doit montrer que la partie requérante a fait preuve de la diligence voulue. Cette conclusion concorde avec le Statut ainsi quavec la jurisprudence de nombreux pays, même si elle ne dépend pas de cette dernière.
D. Diligence et devoirs du Conseil
46. Étudions à présent le concept de "diligence voulue" par rapport aux devoirs du Conseil.
47. Les Conseils commis à la défense daccusés devant le Tribunal international doivent nécessairement faire preuve de la diligence voulue. Lindisponibilité des moyens de preuve supplémentaires ne doit pas découler du manque de diligence du Conseil chargé de la défense de laccusé. Comme nous lavons déclaré ci-dessus, faire preuve de la diligence voulue suppose dutiliser à bon escient tous les mécanismes de protection et de contrainte prévus par le Statut et le Règlement du Tribunal international afin de présenter les moyens de preuve à la Chambre de première instance.
48. La diligence relève donc à la fois de la procédure pénale en matière dadmissibilité des moyens de preuve et de la déontologie des juristes. Le Statut et le Règlement présument que lAccusation et la Défense font preuve de la diligence voulue, à moins quune faute grave ne soit prouvée.
49. En lespèce, les parties saccordent à dire quil est possible que certains éléments de preuve naient pas été présentés au procès par faute, en raison de la décision prise par la Défense de les garder par-devers soi32. Cependant, la Chambre dappel nestime pas quil sagisse dune faute professionnelle grave faisant naître un doute raisonnable quant à la possibilité dune erreur judiciaire. Par conséquent, larticle 115 du Règlement ne permet pas dadmettre ces éléments de preuve.
50. La Chambre dappel estime quil convient dajouter quon ne peut critiquer aucun Conseil pour navoir pas épuisé toutes les mesures possibles, si celui-ci a jugé que, tout bien pesé, les documents visés sont étrangers à laffaire, même si cette décision se révèle erronée par la suite. Il peut avoir choisi de ne pas présenter cet élément de preuve au procès en raison de sa stratégie de défense ou de lopinion quil sest faite de la valeur probante de lélément de preuve. Sauf dans les cas où lon a fait la preuve dune faute grave, la Chambre doit seulement établir si lélément de preuve était disponible au moment du procès. Sous réserve de cette exception, le fait que le Conseil décide de ne pas citer un élément de preuve au procès ne signifie pas quil est indisponible.
F. Disponibilité de catégories particulières déléments de preuve supplémentaires proposés
51. La Défense a cité 40 témoins au procès, dont lAppelant. Elle demande maintenant à citer plus de 80 témoins et à présenter des éléments de preuve documentaires. Elle est en droit de le faire si elle remplit les conditions applicables. Par conséquent, la Chambre dappel va maintenant se pencher sur la question de savoir si les diverses catégories déléments de preuve présentés par lAppelant remplissent les conditions prévues à larticle 115.
1. La charge de la preuve
52. Une question préliminaire dordre général concerne la charge de la preuve. La Requête soulève la question de savoir si lAppelant peut se prévaloir du droit que lui accorderait la procédure dappel quil a invoquée. Cest à lui détablir quil peut se prévaloir du droit auquel il prétend. Cest donc à lui quil revient de prouver en quoi il peut prétendre à exercer ce droit.
53. LAppelant ayant omis dexpliquer la raison pour laquelle certains éléments quil souhaite maintenant produire nétaient pas disponibles au procès, la Chambre dappel conclut que, sagissant de ces éléments, il na pas, comme il lui incombait, apporté déléments satisfaisants. Nous étudierons plus loin les points particuliers que soulèvent les critères juridiques applicables ici. La Chambre dappel conclut ici que lAppelant na pas, comme il lui incombait, apporté déléments satisfaisants sagissant des témoins potentiels suivants : Vinka Andic, Zeljko Meakic (ou Mejakic), Nada Balaban, Gradan (ou Drgan) Kontic, Mirko Groarac, Dragan Lukic, Murudif (ou Muradin) Mrkalj, Goran Jankovic, Njegoslav (ou Negoslav) Tadic, Milovan Tadic, Dr. Kotromanovic, Muradif Aleksic, Branko Drazic, Jadranka Gavranic, Mijodrag Kostic, Milan Kovacevic (décédé), Slobodan Kuruzovic, Dragan Lukic, Muradin Mrkalj, Pero Mrkalj, Mevlud Semenovic, Mijatovic Vaso (ou Mijativic Vasa) et Drago Prcac. La déposition des ces témoins potentiels ne sera donc pas admise. Pour les mêmes motifs, il ne sera pas tenu compte des éléments de preuve documentaires énumérés dans les annexes 1, 2, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 14, 17, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 30 et 31, I, II/4, II/5 et II/6 ainsi que les vidéocassettes AB1 à 16 et AB 18 et 19. La Chambre dappel a déjà fait des efforts considérables pour identifier, dans les longs documents soumis par les parties, les témoins au sujet desquels des arguments particuliers ont été avancés. Tout témoin ou élément de preuve documentaire qui nest pas expressément mentionné dans la présente Décision est également rejeté parce que leur indisponibilité na pas été prouvée comme il se devait.
2. Moyens qui nexistaient pas au moment du procès
54. Cette catégorie comprend la déposition du témoin potentiel Ljubica Sajcic et les documents des annexes 3, 4, 19, 28, 32 et 34, qui nexistaient pas au moment du procès. Toutefois, après un examen plus minutieux, la Chambre dappel est convaincue, un document excepté, que la Défense avait accès à toutes les informations quils fournissent au moment du procès et quils ne peuvent donc pas être admis à présent.
55. Prenons comme exemple la déclaration de Ljubica Sajcic. Il sagit dune interprète qui témoignerait sur la teneur de linterrogatoire dun certain Milorad Tadic quelle avait interprété. Linterrogatoire concernait les événements qui se sont déroulés à Kozarac en mai 1992 et à Omarska entre juin et août 1992. LAppelant cherche par ce biais à obtenir l"autorisation" de présenter, à travers elle, le témoignage de Milorad Tadic qui existait au moment du procès. La Chambre dappel estime que lAppelant na pas fait la preuve quil a recherché cette personne et la contrainte à comparaître au procès en tant que témoin avec la diligence voulue.
56. Lexception mentionnée ci-dessus concerne lannexe 34. Celle-ci contient divers détails statistiques concernant des registres électoraux, y compris un document indiquant les données de lOSCE sur les registres électoraux pour les élections municipales de 1997, qui montrerait la stabilité du nombre de votants dans la municipalité de Prijedor33. Ce document nétait évidemment pas disponible au moment du procès. LAppelant semble souhaiter lemployer pour établir que la composition ethnique de la région na pas changé comme le procès avait semblé le montrer34. Il sensuit que les registres de lOSCE pour lannée 1997 constituent un élément de preuve supplémentaire qui nétait pas disponible au moment du procès. Il remplit donc la première condition posée par larticle 115. La Chambre dappel doit ensuite déterminer son admissibilité au regard de larticle 115 B). A ce titre, il sera pris en considération en même temps que les autres éléments relevant de cette catégorie, à un stade ultérieur de la présente Décision.
3. Moyens qui existaient au moment du procès mais nétaient pas connus de la Défense
57. Cette catégorie comprend la déposition des témoins potentiels Ernad Besirevic, Sasa Maric, Vlado Krckovski, Vinka Gajic, Slobodan Zrnic, Drago Pesevic, Slobodan Malbasic, Zivko Pusac, Vladimir Maric, Mile Ratkovic, Mladen Zgonjanin et Dragoje Cavic ainsi que celle du témoin XX et son dossier médical. Certains de ces individus se seraient trouvés dans la zone de combats lors du procès ou auraient volontairement évité dentrer en contact avec les autorités. Dautres étaient simplement inconnus de la Défense et ne se sont pas présentés à lépoque, dautres encore se sont présentés suite aux renseignements obtenus en exécution de lOrdonnance décernée le 2 février 1998 par la Chambre dappel à la Republika Srpska. LAccusation na communiqué à lAppelant un document confidentiel provenant du Département dÉtat des États-Unis que le 21 avril 1998.
58. La Chambre dappel tient compte de la difficulté de conduire une enquête dans les circonstances de cette affaire. Elle comprend que certains témoins inconnus à la Défense ne se soient pas présentés deux-mêmes, voire quils ne savaient pas quun procès avait lieu. La Défense est, certes, tenue de faire preuve de la diligence voulue pour identifier et rechercher les témoins. Toutefois, cette obligation a des limites. La Chambre dappel juge que la Défense a fourni des indications suffisantes comme quoi ces témoins et ces documents lui étaient inconnus, malgré lexercice de la diligence voulue, et quils nétaient donc pas disponibles au moment du procès. Elle examinera dans une partie ultérieure de la Décision si lintérêt de la justice commande de les admettre.
4. Moyens que lAppelant na pas été en mesure de produire lors du procès
59. Cette catégorie concerne des témoins que la Défense connaissait au moment du procès mais dont elle na pas pu produire les dépositions. Ces éléments se répartissent en trois sous-catégories : des témoins qui ne souhaitaient pas ou ne pouvaient pas se présenter au stade du procès, des témoins qui étaient en détention, par exemple ; ceux qui aurait fait lobjet dintimidations et ceux qui nont pas pu être localisés au moment du procès.
60. La première sous-catégorie regroupe donc des témoins potentiels qui ne souhaitaient simplement pas se présenter au moment du procès, mais qui acceptent de le faire en appel. Il sont au nombre de quatre : D.D., Miroslav Kvocka, Mladen Radic et un autre, dont lAppelant a demandé que le nom reste confidentiel. LAppelant déclare que ce témoin nétait pas disponible lors du procès parce quil était en détention. Tous quatre étaient déjà accusés à lépoque du procès. Les trois derniers létaient pour les événements du camp dOmarska ; on sait que le premier D.D., dont lidentité nest pas connue de la Chambre, a été employé à Omarska35. Les trois témoins désignés par leur nom auraient pu être découverts au moment du procès grâce à lacte daccusation public relatif aux événements du camp dOmarska qui étaient, de toute évidence, en rapport avec les chefs daccusation contre lAppelant. La Chambre dappel na reçu aucun élément de preuve indiquant que la Chambre de première instance a reçu une demande aux fins de décerner des ordonnances de comparution forcée à ces témoins. En dépit des difficultés pratiques évidentes que suppose lobtention des déposition de tels témoins, une partie ne peut demander ultérieurement ladmission de leur témoignage en tant quélément de preuve supplémentaire que si elle a, auparavant, soulevé le problème devant la Chambre de première instance. Comme nous lavons dit plus haut, la condition de diligence nest pas remplie si les tentatives de faire jouer les mesures de coercition dont dispose le Tribunal international sont insuffisantes. On ne peut donc affirmer que ces trois témoins nétaient pas disponibles au moment du procès.
61. La Chambre dappel ne peut déterminer si le témoignage de D.D. était ou non disponible au moment du procès, puisquelle ne connaît pas son identité véritable. La Chambre supposera donc que ce témoignage nétait pas disponible et étudiera à un stade ultérieur de cette Décision sil serait dans lintérêt de la justice dadmettre ce témoignage.
62. La seconde catégorie regroupe un nombre important de témoins potentiels qui étaient connus de la Défense, mais qui auraient fait lobjet dintimidations de la part dautorités de lex-Yougoslavie. Il sagit des témoins D.J. (et lannexe comportant 15 photographies), D.S., D.B., Bosko Dragicevic, Dusan Babic, D.V., Vaso Mijatovic, P.Q., Bosana (ou Bozana) Grahovac, Stoja Coprka, Milos Preradovic, Brane Bolta, Mile Cavic, Milan Vlacina, Milan Andjic, D.T.Z., D.R.M., Mladen Majkic, Dusan (ou Dule) Jankovic, Milorad Tadic, Simo Kevic et D.S.D. Encore une fois, en labsence de tout élément prouvant que des tentatives ont été faites pour faire jouer les mesures de protection offertes par le Tribunal international, la Chambre dappel conclut que la Défense na pas fait preuve de la diligence voulue. Par conséquent, on ne peut pas considérer que ces témoignages étaient indisponibles au moment du procès.
63. La troisième catégorie regroupe des témoins potentiels que la Défense connaissait mais qui nont pas pu être localisés au moment du procès. Il sagit de Milka Saric, D.O. et Milan Grgic. LAppelant déclare que ces trois témoins avaient fuient à létranger et ne pouvaient être localisés. Étant donné la difficulté pour la Défense de localiser de tels témoins, la Chambre dappel conclut que les informations fournies par laccusé suffisent à montrer que ces témoins nétaient pas disponibles au moment du procès. La Chambre dappel examinera dans une partie ultérieure de cette Décision si lintérêt de la justice commande dadmettre leurs dépositions.
6. Moyens qui nont pas été cités par le Conseil de la Défense
64. Cette vaste catégorie comprend la déposition des témoins potentiels Miroslav Cvijic, Srdjan Staletovic, Dara Jankovic, Slavica Tadic, Pero Curguz, Radoslavka Vidovic, Risto Vokic, Mladen Tadic, Mira Tadic (sur des sujets autres que ceux sur lesquels elle a témoigné), Ostoja Trebovac, Slavko Svraka et Dragan Radakovic. En outre, lAppelant souhaite faire admettre le témoignage dexpert du Dr. Dusan Dunjic, obtenu avant le procès, et de nombreux éléments de preuve documentaires, notamment les annexes 12, 13, 15, 16, 18, 29, 33, 35 et II/3 ainsi que la vidéocassette AB17.
65. Comme nous lavons exposé ci-dessus, lorsque le Conseil qui était alors chargé de la Défense de lAppelant a décidé de ne pas citer des moyens de preuve, la Chambre dappel ne peut les admettre comme moyens de preuve supplémentaires, même si elle nétait pas daccord avec le choix du conseil. Lunité didentité entre client et conseil est indispensable au fonctionnement du Tribunal international. Si le Conseil a agi malgré le souhait de lAppelant, en labsence de protestations faites à lépoque et excepté lexistence de certaines circonstances qui semblent ne pas être présentes en lespèce, on doit supposer que ce dernier a acquiescé, serait-ce avec réticence36. Une exception est prévue en cas de présomption dincompétence professionnelle grave qui aurait pu causer un préjudice à laccusé. LAppelant na pas invoqué cet argument. Par conséquent, on ne peut considérer que lAppelant ne disposait pas des témoignages et des éléments de preuve malgré lexercice de la diligence voulue.
66. Cette catégorie compte également 11 témoins experts que lAppelant souhaiterait maintenant citer. Lun dentre eux, Thomas Deichmann, a témoigné lors du procès. Excepté dans des circonstances exceptionnelles, ce qui nest pas le cas en lespèce, il est difficile dimaginer quelles circonstances prouveraient que des témoins experts nétaient pas disponibles pour comparaître lors du procès malgré lexercice dune diligence raisonnable. On ne peut pas considérer que le témoignage de ces experts et les documents qui sy rapportent, présentés en annexes 36, 37, II/1a, II/1-b et II/2, nétaient pas disponibles au moment du procès au sens de larticle 115 du Règlement.
7. Témoignage de Dragan Opacic
67. LAppelant souhaite également citer de nouveau ce témoin, qui a initialement témoigné à charge sous le pseudonyme L. La déposition de ce témoin a été discréditée, notamment grâce aux efforts du conseil de la Défense de lépoque et lAccusation a demandé à la Chambre de première instance de nen tenir aucun compte. Ce sujet est également évoqué dans le Jugement37.
68. Ce témoin était disponible au moment du procès, son témoignage ne peut donc être accepté comme moyen de preuve supplémentaire en application de larticle 115.
G. Lintérêt de la justice
69. Comme évoqué ci-dessus, la Chambre dappel juge que les éléments suivants nétaient pas disponibles au moment du procès au sens de larticle 115 A) du Règlement :
- registres électoraux de lOSCE pour les élections municipales à lautomne 1997 ;
- témoignages de Ernad Besirevic, Sasa Maric, Vlado Krckovski, Vinka Gajic, Slobidan Zrnic, Drago Pesevic, Slobodan Malbasic, Zivko Pusac, Vladimir Maric, Mile Ratkovic, Mladen Zgonjanin, Dragoje Cavic ainsi que le témoignage de XX, et son dossier médical ;
- le document confidentiel du Département dÉtat des États-Unis ;
- les témoins Milka Saric, D.O. et Milan Grgic.
Pour ces éléments et, pour les raisons données au paragraphe 61 ci-dessus, pour le témoignage de D.D., nous devons donc maintenant examiner le fonctionnement des critères définissant lintérêt de la justice.
70. Si la Chambre dappel autorise ici la présentation déléments de preuve supplémentaires, elle devra ensuite décider si ces éléments révèlent une erreur de fait ayant entraîné une erreur judiciaire au sens de larticle 25 1 b) du Statut. À ce stade, la Chambre ne peut anticiper sur cette décision en déterminant de manière définitive si les éléments de preuve proposés révèlent ou non une erreur de fait ayant entraîné une erreur judiciaire.
71. Dans la présente décision, la Chambre dappel a pour tâche dappliquer la formule quelque peu plus flexible de larticle 115 du Règlement, qui demande que la Chambre "autorise la présentation de ces moyens de preuve, si elle considère que lintérêt de la justice le commande." Dans le cadre de la présente affaire, la Chambre considère que lintérêt de la justice commande uniquement ladmission :
a) des moyens de preuve concernant un point important ;
b) des moyens de preuve crédibles et
c) des moyens de preuve tels quils montreraient probablement que la condamnation était mal fondée.
72. La Chambre dappel souhaiterait seulement ajouter quen appliquant ces critères, elle a tenu compte du principe de finalité des décisions. Comme nous lavons mentionné plus haut, le principe nempêcherait pas ladmission déléments de preuve qui aideraient à déterminer lexistence ou non dune erreur judiciaire, mais il tend de toute évidence à limiter ladmissibilité de moyens de preuve supplémentaires en appel.
73. La Chambre dappel estime également quen cas de doute surgissant lors de lapplication de ces critères, il sera statué au bénéfice de lAppelant, selon le principe in dubio pro reo.
74. Toutefois, même en tenant compte de ce principe, la Chambre dappel conclut que lintérêt de la justice ne commande pas dadmettre à laudience en appel les éléments qui nétaient pas disponibles au moment du procès. Elle estime quil nest pas nécessaire dexpliquer en détail lapplication des critères aux divers éléments de preuve. Il est également évident quil importe déviter le risque de préjuger dautres aspects de laffaire.
VI. DISPOSITIF
PAR CES MOTIFS, la Chambre dappel rejette la requête à lunanimité.
Fait en anglais et en français, le texte anglais faisant foi.
Le Président de la Chambre dappel
(signé)
Juge Mohamed Shahabuddeen
Juge de la Chambre dappel
(signé)
Juge Antonio Cassese
Juge de la Chambre dappel
(signé)
Juge Wang Tieya
Juge de la Chambre dappel
(signé)
Juge Rafael Nieto Navia
Juge de la Chambre dappel
(signé)
Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
Fait le quinze octobre 1998
La Haye (Pays-Bas)
[
Sceau du Tribunal]1. Jugement, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-T, 7 mai 1997 ("Jugement").
2. Compte rendu daudience non officiel en anglais, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-A, 22 janvier 1998, p. 104-111.
3. Cette copie est le document auquel il est fait référence ci-après.
4. Requête aux fins de prorogation de délai, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-A, 6 octobre 1998, para. 2 ("Requête").
5. Ibid., para. 4.
6. Réponse de lAppelant au mémoire de lIntimé relatif à ladmission de moyens de preuve supplémentaires en appel en vertu de larticle 115 du Règlement, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-A, 23 mars 1998, p. 5 ("Réponse").
7. Réplique de lAppelant à la réponse de lIntimé aux conclusions de lAppelant déposées depuis le 9 mars 1998, relatives à la requête aux fins de présentation de moyens de preuve supplémentaires en appel en vertu de larticle 115 du Règlement, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-A, 15 juillet 1998, para. 2 ("Réplique").
8. Ibid., para. 4.
9. Mémoire des points de droit relatifs à ladmissibilité de nouveaux éléments de preuve en vertu de larticle 115 du Règlement, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-A, 21 janvier 1998, para. 2 ("Mémoire des points de droit").
10. Arrêt, Le Procureur c/ Erdemovi}, Affaire N°IT-96-22-A, 7 octobre 1997 ("Arrêt Erdemovi}").
11. Ibid., para. 115.
12. Réponse de lIntimé aux conclusions de lAppelant déposées depuis le 9 mars 1998, relatives à la requête aux fins de présentation de moyens de preuve supplémentaires en appel en vertu de larticle 115 du Règlement, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire IT-94-1-A, , 8 juin 1998, para. 3 ("Réponse de lIntimé").
13. Réplique, supra note 7, para. 4.
14. Réplique, supra note 7, para. 33.
15. Mémoire de lAppelant relatif à ladmission déléments de preuve supplémentaires en appel en vertu de larticle 115 du Règlement, Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-A, 5 février 1998, p. 2 ("Mémoire de lAppelant sur larticle 115").
16. Ibid.
17. Réplique, supra note 7, para 33.
18. Réponse de lIntimé à la requête de lAppelant intitulée "Mémoire relatif à ladmission de moyens de preuve supplémentaires en appel en vertu de larticle 115 du Règlement", Le Procureur c/ Tadi}, Affaire N°IT-94-1-A, 9 mars 1998, para. 2.
19. Ibid.
20. Ibid., para. 6.
21. Réponse de lIntimé, supra note 12, para. 49.
22. Mémorandum des points de droit, supra note 9, para. 10.
23. Réponse, supra note 6, p. 6.
24. Réplique, supra note 7, para. 24.
25. Mémorandum des points de droit, supra note 9, paras. 3-4.
26. Réponse de lIntimé, supra note 12, para. 45.
27. Réplique, supra note 7, para. 2.
28. Réponse de lIntimé, supra note 12, para. 3.
29. Ibid., para. 16.
30. Ibid.
31. Cf. Jugement Erdemovi}, supra note 10, para 15.
32. Cf. également, Réplique, supra, note 7, para. 33.
33. Mémoire de lAppelant sur larticle 115, supra note 15.
34. Cf. par exemple, Réponse, p. 16 à 18.
35. Mémoire de lAppelant sur larticle 115, supra note 15, p. 11.
36. La Directive relative à la commission doffice de conseil de la Défense, IT/73/Rév.5, prévoit quun accusé qui nest pas satisfait de son conseil peut demander réparation, y compris le retrait de la commission doffice au conseil et la commission dun nouveau conseil (Cf. article 20).
37. Jugement, supra note 1, paras. 353-354.