Affaire n° : IT-02-58-PT

LE JUGE DE LA MISE EN ÉTAT

Devant :
M. le Juge Iain Bonomy

Assisté de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
24 mars 2005

LE PROCUREUR

c/

LJUBISA BEARA

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE MODIFIER L’ACTE D’ACCUSATION

_________________________________________

Le Bureau du Procureur

M. Peter McCloskey
Mme Antoinette Issa

Le Conseil de l’Accusé

M. John Ostojic

 

NOUS, IAIN BONOMY, Juge de la Chambre de première instance III du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),

AYANT ÉTÉ DÉSIGNÉ, en application de l’article 65 ter A) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement ») et en vertu d’une Ordonnance rendue le 22 novembre 2004, juge de la mise en état dans l’affaire Le Procureur c/ Ljubiša Beara,

VU la requête déposée à titre confidentiel par le Bureau du Procureur (l’« Accusation ») le 26 novembre 2004 aux fins de modifier l’Acte d’accusation (Motion to Amend the Indictment) (la « Requête aux fins de modification »), comprenant les pièces justificatives en annexe,

VU l’Acte d’accusation initialement établi contre Ljubiša Beara (l’« Accusé »), déposé et confirmé le 26 mars 2002 (l’« Acte d’accusation actuel »),

VU la Demande faite à l’Accusation concernant la requête aux fins de modifier l’Acte d’accusation, déposée le 10 février 2005, par laquelle nous avons demandé à l’Accusation d’indiquer avec précision les pièces justificatives qu’elle estime constituer des éléments de preuve suffisants pour justifier chacune des modifications proposées,

VU la réponse à la demande du juge de la mise en état relative à la requête de l’Accusation déposée à titre confidentiel le 24 février 2005 aux fins de modifier l’Acte d’accusation (Response to the Pre-Trial Judge’s Request in Relation to the Prosecution’s Motion to Amend the Indictment), par laquelle l’Accusation indique en quoi les pièces justificatives présentées se rapportent à chacune des modifications proposées,

ATTENDU que la Défense n’a déposé de réponse à aucune des écritures de l’Accusation,

ATTENDU que les modifications proposées par l’Accusation se classent en six grandes catégories :

  1. suppression du chef d’accusation subsidiaire de complicité dans le génocide,

  2. ajout d’un chef d’accusation distinct, à savoir l’entente en vue de commettre le génocide,

  3. suppression d’allégations concernant des faits dont la matérialité n’est, en fait, pas suffisamment fondée,

  4. clarification des éléments du crime d’extermination,

  5. allégations nouvelles relatives au transfert forcé, dans le cadre de l’entreprise criminelle commune alléguée et en rapport avec le chef distinct, l’accusation de transfert forcé en tant que crime contre l’humanité,

  6. quelques corrections d’ordre mineur concernant les faits et des erreurs de syntaxe,

ATTENDU que l’article 50 A) ii) du Règlement dispose que « l’autorisation de modifier un acte d’accusation ne sera accordée que si la Chambre de première instance ou le juge saisi est convaincu qu’il existe à l’appui [des modifications proposées] des éléments de preuve répondant au critère défini à l’article 19, paragraphe 1), du Statut », d’où il résulte que l’autorisation de modifier un acte d’accusation doit être refusée si les pièces présentées, à première vue, ne constituent pas des éléments de preuve suffisants,

ATTENDU que les pièces présentées par l’Accusation constituent des présomptions suffisantes contre l’Accusé pour justifier les modifications proposées, à l’exception d’une allégation de fait concernant un acte commis pour servir les buts de l’entente en vue de commettre le génocide qui est alléguée,

ATTENDU que le principe fondamental qui guide le juge dans l’exercice de son pouvoir souverain, dans le cas d’une requête aux fins de modifier un acte d’accusation, est de savoir si les modifications proposées pénaliseront injustement l’accusé1,

ATTENDU que s’« il est nécessaire de prendre en compte l’ensemble des circonstances de l’espèce2 » et d’accorder l’importance qui convient à « la nature exceptionnelle des procédures pénales qui portent sur des crimes de guerre, y compris la complexité et les difficultés générales inhérentes aux enquêtes menées sur ces crimes3 », il échet notamment, pour décider si le fait de modifier un acte d’accusation pénaliserait injustement l’accusé, de prendre en considération les deux facteurs suivants : 1) la notification des points modifiés, pour savoir si l’accusé peut préparer comme il convient une défense efficace sur lesdits points, et 2) le retard excessif qui pourrait résulter du fait d’accorder l’autorisation de modifier l’acte d’accusation4,

ATTENDU que la procédure de mise en état en l’espèce vient de débuter et que le fait de modifier à ce stade l’Acte d’accusation, même si celui-ci doit comporter de nouveaux chefs, ne privera pas l’Accusé de la possibilité de préparer convenablement sa défense, pas plus que ne sera occasionné un retard excessif dans le déroulement de la procédure,

ATTENDU qu’une modification proposée donne lieu à une nouvelle accusation si elle ouvre « une [nouvelle] possibilité de déclarer l’accusé coupable sur la base d’éléments factuels ou juridiques qui n’étaient pas exposés dans l’acte d’accusation5 »,

ATTENDU que les modifications auxquelles l’Accusation voudrait procéder auraient pour effet d’inclure deux nouveaux chefs dans l’Acte d’accusation :

    1. le remplacement du chef subsidiaire de complicité dans le génocide par un chef distinct d’entente en vue de commettre le génocide constitue clairement l’allégation d’un crime différent et par conséquent fonde la culpabilité de l’Accusé sur une autre base,

    2. les modifications proposées concernant le paragraphe 17 de l’Acte d’accusation actuel ont pour effet de développer la notion du but commun de l’entreprise criminelle commune alléguée et fournissent une base distincte pour établir que l’Accusé s’est rendu coupable de transfert forcé, car :

      1. l’Acte d’accusation actuel ne comporte pas d’allégation selon laquelle le but commun de l’entreprise criminelle commune incluait le transfert forcé d’hommes et de garçons musulmans de Bosnie qui étaient par la suite exécutés,

      2. une interprétation littérale du paragraphe en question ne permet pas de conclure que cette allégation était forcément sous-entendue par la description du but commun indiqué dans l’Acte d’accusation-6-,

      3. dans l’Acte d’accusation actuel, les formes de responsabilité susceptibles de traduire la participation de l’Accusé au transfert forcé d’hommes et de garçons musulmans de Bosnie, se limitent à celles visées à l’article 7 1) du Statut, à l’exception de la commission des crimes proprement dits, car l’Accusation a expressément limité la commission des crimes à la participation à l’entreprise criminelle commune, et

      4. autoriser la modification de ce paragraphe aurait pour effet de fonder la culpabilité de l’Accusé sur une nouvelle base, à savoir l’allégation selon laquelle il s’est rendu coupable de transfert forcé par sa participation à l’entreprise criminelle commune,

ATTENDU que l’article 50 B) du Règlement dispose que « [s]i l’acte d’accusation modifié contient de nouveaux chefs d’accusation et si l’accusé a déjà comparu devant … une Chambre de première instance …, une seconde comparution aura lieu dès que possible pour permettre à l’accusé de plaider coupable ou non coupable pour les nouveaux chefs d’accusation »,

ATTENDU que l’article 50 C) du Règlement dispose que « [l]’accusé disposera d’un nouveau délai de trente jours pour soulever, en vertu de l’article 72, des exceptions préjudicielles pour les nouveaux chefs d’accusation »,

EN APPLICATION des articles 50 et 65 ter du Règlement,

DÉCIDONS ce qui suit :

    1. L’Accusation est autorisée à introduire les modifications proposées dans l’Acte d’accusation actuel, à l’exception de l’insertion proposée du paragraphe 38.2 d), et doit déposer l’Acte d’accusation modifié dans les sept jours suivant la date de la présente décision ;

    2. Afin de permettre à l’Accusé de plaider coupable ou non coupable pour les deux nouveaux chefs qui figureront dans l’Acte d’accusation modifié, une nouvelle comparution se tiendra le mardi 5 avril 2005 à 16 heures ;

    3. L’Accusé disposera d’un délai de trente jours à compter de la date de dépôt de l’Acte d’accusation modifié pour déposer toute exception préjudicielle en ce qui concerne les nouveaux chefs d’accusation.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Juge de la mise en état
______________
Iain Bonomy

Le 24 mars 2005
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. Voir, par exemple, Le Procureur c/ Sefer Halilovic, affaire n° IT-01-48-PT, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins d’autorisation de modifier l’acte d’accusation, 17 décembre 2004 (la « Décision Halilovic »), par. 22 ; Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-PT, Décision relative à la forme du nouvel acte d’accusation modifié et à la requête de l’Accusation aux fins de modification dudit acte, 26 juin 2001 (la « Décision Brdjanin et Talic relative à la forme de l’acte d’accusation »), par. 50.
2. Le Procureur c/ Zeljko Me[j]akic et consorts, affaire n° IT-02-65-PT, Décision relative à l’acte d’accusation conjoint, 21 novembre 2002 (la « Décision Mejakic »), p. 3.
3. Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, Décision relative au dépôt de répliques, 7 juin 2001 (la « Décision Brdjanin et Talic relative aux répliques »), par. 3.
4. Décision Halilovic, voir note 1 ci-dessus, par. 23.
5. Décision Halilovic, voir note 1 ci-dessus, par. 30.