Affaire n° : IT-02-60-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I, SECTION A

Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
M. le Juge Volodymyr Vassylenko
Mme le Juge Carmen Maria Argibay

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
19 décembre 2003

LE PROCUREUR

c/

VIDOJE BLAGOJEVIC
DRAGAN JOKIC

______________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE DRESSER LE CONSTAT JUDICIAIRE DE MOYENS DE PREUVE DOCUMENTAIRES ET DE FAITS ADMIS DANS D’AUTRES AFFAIRES

______________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Peter McCloskey

Les Conseils des Accusés :

M. Michael Karnavas et Mme Suzana Tomanovic, pour Vidoje Blagojevic
M. Miodrag Stojanovic et Mme Cynthia Sinatra, pour Dragan Jokic

 

I. INTRODUCTION

1. LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I, SECTION A, (la « Chambre de première instance ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie de la requête de l’Accusation aux fins de dresser le constat judiciaire de moyens de preuve documentaires et de faits admis dans d’autres affaires (Prosecution’s Motion for Judicial Notice of Adjudicated Facts and Documentary Evidence) (la « Requête  »), déposée le 23 juin 2003. L’Accusation demande, en vertu de l’article 94 B) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement »), que la Chambre de première instance dresse le constat judiciaire de 419 faits tirés du Jugement rendu dans l’affaire Le Procureur c/ Radislav Krstic (n° IT-98-33-T), ainsi que de plus de 165 pièces admises comme moyens de preuve documentaires dans la même affaire.

2. Le 7 juillet 2003, l’accusé Vidoje Blagojevic a déposé sa réponse à la Requête (Vidoje Blagojevic’s Response to Prosecutor’s Motion for Judicial Notice of Adjudicated Facts and Documentary Evidence) (la « Réponse de Blagojevic »), par laquelle il s’opposait à la Requête pour différentes raisons, alléguant principalement des atteintes présumées aux droits des accusés1. Toutefois, il n’a formulé aucune objection spécifique concernant des documents ou faits proposés particuliers. En outre, il est indiqué dans la Réponse de Blagojevic que l’Accusation et la Défense ne se sont pas rencontrées avant le dépôt de la liste de faits proposés pour déterminer si un accord sur ces faits était possible.

3. Le 14 juillet 2003, l’accusé Dragan Jokic a déposé sa réponse à la Requête ( Dragan Jokic’s Response to Prosecution’s Motion for Judicial Notice of Adjudicated Facts and Documentary Evidence) (la « Réponse de Jokic »), par laquelle il reprenait expressément à son compte la position et les arguments exposés dans la Réponse de Blagojevic. Qui plus est, il s’opposait au constat judiciaire de constatations tirées du Jugement Krstic au motif qu’elles ne pouvaient être considérées comme « admises » tant que l’arrêt n’était pas rendu dans cette affaire. En outre, la Réponse de Jokic annonçait que la Défense de Jokic avait l’intention de contester la validité de toutes les communications interceptées par l’Armée de Bosnie-Herzégovine (l’« ABiH ») les jours visés par l’Acte d’accusation. Enfin, la Défense de Jokic s’est opposée à certains moyens de preuve documentaires et à certains faits proposés, sans toutefois fournir de motifs spécifiques.

4. À la demande de la Chambre de première instance, les parties se sont rencontrées pour discuter des faits et documents proposés et, le 6 août 2003, l’Accusation a déposé sa notification concernant l’accord des parties en matière de constat judiciaire (Prosecution’s Notice Regarding the Agreement of the Parties on Judicial Notice ) (la « Notification de l’Accusation »), dans laquelle elle indiquait les faits et moyens de preuve documentaires proposés dans la Requête dont les parties acceptaient le constat judiciaire2. Il était précisé dans la Notification de l’Accusation à quels faits et documents spécifiques chaque équipe de la Défense s’opposait respectivement3, et il y était également indiqué que la Défense de Jokic maintenait son opposition au constat judiciaire de constatations tirées du Jugement Krstic au motif qu’elles ne pouvaient être considérées comme « admises » tant que cette affaire n’aurait pas été tranchée en appel.

5. Le 6 novembre 2003, le juriste hors classe de la Chambre de première instance a, en application de l’article 65 ter D) du Règlement, convoqué les parties afin de les encourager à trouver de nouveaux points d’accord et afin qu’elles précisent les motifs de leur opposition à certains faits proposés. Lors de cette rencontre, les parties se sont accordées sur des faits supplémentaires, laissant les autres à l’appréciation de la Chambre de première instance. L’accord additionnel auquel sont parvenues les parties est le suivant :

a. L’Accusation a renoncé à un accord sur le fait proposé n° 94.

b. La Défense de Blagojevic a retiré ses objections à l’égard des faits proposés nos 36, 80, 108, 167 et 191, ainsi qu’à l’égard des pièces à conviction nos 435 et 479, présentées dans le cadre de l’article 65 ter du Règlement.

c. La Défense de Jokic a retiré ses objections à l’égard des faits proposés nos  240, 241, 244 et 379 à 383, ainsi qu’à l’égard des pièces à conviction nos 435 et 661, présentées dans le cadre de l’article 65 ter du Règlement.

d. Les parties se sont accordées sur les faits proposés nos 15, 42, 43, 45, 52,  53 et 95 sous réserve de modification de la formulation initialement proposée par l’Accusation. Le libellé définitif de ces paragraphes figure à l’Annexe A.

e. Les parties ont fait savoir qu’après le témoignage de Richard Butler, un accord supplémentaire pourrait intervenir s’agissant des faits proposés nos 54, 198, 200 à 202 et 210, ainsi que des pièces à conviction nos 657 et 658, présentées dans le cadre de l’article 65 ter du Règlement. Les parties ont donc convenu de se consulter et d’informer la Chambre de première instance de tout accord concernant ces faits, deux jours après la fin dudit témoignage.

II. DROIT APPLICABLE

6. L’article 65 ter H) du Règlement dispose : « Le juge de la mise en état prend acte des points d’accord et de désaccord sur les questions de droit et de fait. À cet égard, il peut enjoindre aux parties d’adresser soit à lui-même, soit à la Chambre, des conclusions écrites. » L’article 65 ter M) permet également à la Chambre de première instance d’exercer cette fonction.

7. L’article 94 (« Constat judiciaire ») du Règlement dispose :

A) La Chambre de première instance n’exige pas la preuve de faits de notoriété publique, mais en dresse le constat judiciaire.

B) Une Chambre de première instance peut, d’office ou à la demande d’une partie, et après audition des parties, décider de dresser le constat judiciaire de faits ou de moyens de preuve documentaires admis lors d’autres affaires portées devant le Tribunal et en rapport avec l’instance.

8. Ces deux articles doivent être lus à la lumière de l’article 21 du Statut du Tribunal (« Les droits de l’accusé »), dont les dispositions pertinentes sont ainsi libellées :

1. Tous sont égaux devant le Tribunal international.

2. Toute personne contre laquelle des accusations sont portées a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sous réserve des dispositions de l’article 22 du statut.

3. Toute personne accusée est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie conformément aux dispositions du présent statut.

4. Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

[...]

e) à interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

[...]

III. EXAMEN

A. Les faits dont le constat judiciaire est sollicité

9. Le Règlement offre aux parties de nombreux autres moyens de présenter leurs éléments de preuve que le témoignage à l’audience et la présentation de documents pendant le procès. La procédure prévoit notamment : la possibilité pour les parties de s’accorder sur des faits en application de l’article 65 ter H) du Règlement ; la possibilité pour les parties de présenter des témoignages antérieurs ou des déclarations écrites en application de l’article 92 bis du Règlement ; la possibilité pour les parties de présenter les rapports de témoins experts au lieu de leur témoignage oral, en application de l’article 94 bis du Règlement ; enfin la possibilité pour la Chambre de première instance, à la demande des parties ou d’office, de dresser le « constat judiciaire » de faits admis ou de moyens de preuve documentaires produits dans des affaires, en application de l’article 94 B) du Règlement. Cette dernière disposition a fait l’objet de discussions, particulièrement quant à son rapport avec d’autres articles et quant à son application à la lumière des droits de l’accusé.

10. Jusqu’à une décision récente de la Chambre d’appel4, les Chambres de première instance étaient partagées sur la procédure à adopter en cas de constat judiciaire de faits admis en application de l’article 94 B) du Règlement. Cette question a été tranchée, comme nous le verrons brièvement ci-dessous. Toutefois, d’autres questions liées au constat judiciaire sont toujours en suspens. Il ressort de la jurisprudence du Tribunal que la distinction n’a pas toujours été faite entre l’adoption de faits convenus entre les parties en application de l’article 65  ter H) du Règlement et le constat judiciaire dressé en application de l’article  94 B). La Chambre de première instance estime donc qu’il est nécessaire d’expliquer la différence entre les deux, et de se prononcer sur la Requête en conséquence.

1. Accord conclu dans le cadre de l’article 65 ter H) du Règlement

11. L’article 65 ter du Règlement, qui énonce les compétences et les obligations du Juge de la mise en état, fait partie du cinquième chapitre du Règlement, consacré à la mise en accusation. Cet article a donc pour but d’encourager les parties à parvenir à des accords à un stade précoce de la procédure, permettant ainsi à la Chambre de première instance de limiter les questions de droit et de fait qui seront débattues aux points faisant l’objet d’un désaccord ou d’un différend entre les parties.

12. En permettant aux parties adverses de s’accorder, de leur propre gré, sur des points de droit et de fait pertinents, l’article 65 ter H) soustrait ces points au champ d’investigation judiciaire au cours du procès. Ils sont alors adoptés dans le cadre de l’instance et la question à laquelle le fait convenu se rapporte cesse d’être litigieuse5.

13. Bien que son libellé rattache l’article 65 ter H) à la phase préalable au procès, l’article 65 ter M) permet à la Chambre de première instance d’exercer l’une quelconque des fonctions énumérées à l’article 65 ter. La Chambre estime donc que rien ne l’empêche de prendre acte de points d’accord une fois le procès commencé. Elle estime en outre que prendre acte de points d’accord au stade du procès équivaut à les recevoir comme éléments de preuve en vertu de l’article 89 C) du Règlement.

14. La Chambre de première instance note que si les articles 92 bis et 94  B) du Règlement interdisent l’admission d’éléments de preuve touchant aux actes et au comportement de l’accusé tels qu’allégués dans l’acte d’accusation, de tels éléments peuvent néanmoins faire l’objet d’un accord en vertu de l’article 65  ter H) et être versés au dossier. Un accusé peut convenir d’un fait de nature à lui porter préjudice ou à l’incriminer. Quand c’est le cas, particulièrement lorsque le fait en question peut avoir une incidence directe sur l’établissement de la culpabilité, la Chambre de première instance, en tant que garante des droits de l’accusé, peut estimer nécessaire de rechercher si l’aveu était volontaire et si l’accusé a conscience des conséquences éventuelles d’un tel aveu.

2. Constat judiciaire dressé en application de l’article 94 B) du Règlement

15. L’article 94 B) du Règlement permet à la Chambre de première instance de dresser le constat judiciaire de « faits ou de moyens de preuve documentaires admis lors d’autres affaires portées devant le Tribunal et en rapport avec l’instance ». Cet article permet à la Chambre, après audition des parties, de dresser le constat judiciaire de faits pertinents ayant été admis précédemment, et ce, même si une partie s’oppose au constat judiciaire de l’un d’eux6.

16. Afin de garantir que l’application de cette disposition se fait dans le respect des droits de l’accusé, la Chambre de première instance doit, pour pouvoir dresser le constat judiciaire d’un fait qui n’a pas suscité d’accord entre les parties, s’assurer qu’il satisfait aux critères suivants7 :

i) il doit constituer un fait distinct, concret et identifiable,

ii) il doit correspondre aux constatations d’une Chambre de première instance ou de la Chambre d’appel, ce qui signifie qu’il doit être exempt de conclusions ou de qualifications juridiques et qu’il ne doit pas être fondé sur un accord sur le plaidoyer ou sur des faits volontairement reconnus dans une affaire précédente,

iii) il doit avoir été « réellement admis », à savoir que le fait en soi n’a pas été contesté en appel, ou qu’il a été définitivement statué à ce propos en appel,

iv) il doit revêtir la même forme que celle sous laquelle les Chambres de première instance ou d’appel l’ont présenté, ou une forme sensiblement approchante,

v) il ne doit pas mettre en cause, directement ou indirectement, la responsabilité pénale de l’accusé.

17. La récente décision Milosevic rendue par la Chambre d’appel a mis fin aux divergences de la jurisprudence quant aux conséquences juridiques du constat judiciaire de faits admis8. La Chambre d’appel n’a toutefois pas examiné la question du critère à appliquer pour déterminer si une Chambre de première instance peut dresser le constat judiciaire d’un fait donné9. En particulier, la majorité de ses juges n’a pas spécifiquement abordé la question de savoir s’il faut qu’un fait ne puisse être raisonnablement contesté pour que l’on puisse en dresser le constat judiciaire. La Chambre de première instance n’examinera pas cette question dans la présente Décision car elle estime que ses conclusions rendent cette démarche inutile.

18. La Chambre rappelle la responsabilité qui est la sienne, en vertu de l’article  20 du Statut, de veiller à ce que l’accusé soit jugé rapidement et équitablement et à ce que le procès se déroule dans le plein respect de ses droits. Parmi ceux -ci, il y a le droit de l’accusé d’examiner les éléments de preuve à charge, et son droit d’être présumé innocent, tels que consacrés par l’article 21 du Statut.

3. Conclusions

19. La Défense de Jokic a réservé son accord final sur l’ensemble des faits proposés par l’Accusation, aux motifs que ces faits ne pouvaient être considérés comme admis tant que l’arrêt Krstic ne serait pas rendu. Elle a toutefois énuméré de nombreux faits dont elle conviendra sous réserve de la décision définitive qui sera rendue dans l’appel Krstic. La Chambre de première instance estime qu’il ne s’agit pas là d’un objection pertinente à l’admission de faits sur lesquels un accord a été trouvé en application de l’article 65 ter H) du Règlement ; nous l’avons vu plus haut, l’élément essentiel de cette disposition est l’accord entre les parties, la question de savoir si les faits considérés ont ou non été « admis » en vertu d’une décision définitive étant hors de propos. Toutefois, afin de lever la condition à laquelle la Défense de Jokic a subordonné son accord sur un certain nombre de faits, la Chambre de première instance répondra à cette objection. Dans son Opinion individuelle, le Juge Shahabuddeen précise que lorsque l’appel d’un jugement est pendant, les faits qui ne font pas spécifiquement l’objet de l’appel peuvent être considérés comme « admis » au sens de l’article 94 B) du Règlement10. L’opposition de la Défense de Jokic au constat judiciaire de faits tirés du Jugement Krstic est donc infondée. En conséquence, la Chambre de première instance considère que la Défense de Jokic a donné son accord sur les faits proposés au paragraphe  3 de la Notification de l’Accusation.

20. En l’espèce, les parties se sont accordées sur de nombreux faits admis proposés, tels qu’énumérés au paragraphe 3 de la Notification de l’Accusation et au paragraphe  5 de la présente Décision. Bien que ces faits aient été soumis par le biais d’une requête déposée en application de l’article 94 B) du Règlement, la Chambre de première instance estime que, dans la mesure où les parties sont parvenues à un accord à leur égard, il convient plutôt de les admettre en tant que points d’accord en application de l’article 65 ter H) du Règlement11, et non, comme l’ont fait d’autres Chambres de première instance du Tribunal12, en application de l’article 94 B). C’est parce qu’ils ont fait l’objet d’un accord entre les parties que ces faits peuvent être admis en vertu de l’article 65 ter  H) du Règlement, plutôt qu’en vertu de l’article 94 B)13. Le fait qu’ils soient tirés d’un jugement n’influe aucunement sur leur prise en considération dans le cadre de l’article 65 ter H) du Règlement.

21. La Chambre de première instance estime que l’accord trouvé sur les faits l’a été sur une base volontaire et que les équipes de la défense de Blagojevic et de Jokic avaient pleinement conscience des conséquences de cet accord lorsque chacune d’elle a volontairement rencontré l’Accusation et lorsque les parties ont participé à la rencontre organisée en vertu de l’article 65 ter D) du Règlement. En conséquence, la Chambre admet, en tant que points d’accord au sens de l’article 65 ter H) du Règlement, tous les faits visés au paragraphe 3 de la Notification de l’Accusation. La Chambre admet également, en vertu du même article, les faits énumérés au paragraphe 5 ci-dessus pour lesquels les accusés ont, à la rencontre du 6 novembre 2003, retiré leurs objections ou donné leur accord sous réserve que le libellé employé soit celui prévu à l’Annexe A.

22. S’agissant des faits qui n’ont pas fait l’objet d’un accord, la Chambre de première instance note qu’en dépit des instances du Juge de la mise en état14, les parties ne sont pas parvenues à une entente pendant la phase préalable au procès. La Requête a été déposée après l’ouverture du procès. Depuis lors, la Chambre de première instance a entendu ou versé au dossier un nombre important de témoignages en rapport avec les faits dont l’Accusation a demandé le constat judiciaire. La Chambre note que les deux accusés ont vigoureusement contre-interrogé nombre des témoins à charge sur des points en rapport avec les faits n’ayant pas fait l’objet d’un accord.

23. Attendu que la présentation des éléments de preuve est déjà à un stade avancé, la Chambre de première instance considère qu’il serait inopportun de dresser le constat judiciaire des faits restants proposés par l’Accusation. Donc, dans l’intérêt de la justice et dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Chambre refuse de dresser le constat judiciaire des autres faits proposés dans la Requête, préférant apprécier elle-même ces faits sur la base des éléments de preuve présentés plutôt que d’adopter, à titre de présomptions réfragables, les constatations précédemment opérées par une autre Chambre de première instance.

24. La Chambre de première instance fait remarquer qu’elle a admis au dossier de l’espèce, en vertu de l’article 92 bis D) du Règlement, le compte rendu de plus de 30 témoignages entendus dans l’affaire Krstic. Donc, bien que refusant de dresser le constat judiciaire de faits admis issus du Jugement Krstic, elle a toutefois utilisé l’une des procédures à sa disposition pour assurer l’équité et la rapidité du procès.

B. Les moyens de preuve documentaires proposés par l’Accusation

25. Le Règlement ne prévoit pas expressément de procédures d’admission de moyens de preuve documentaires à la suite d’un accord entre les parties. Toutefois, l’article  89 B) du Règlement dispose que « SdCans les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles d’administration de la preuve propres à parvenir, dans l’esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause. Attendu que l’article 65 ter H) du Règlement permet aux parties de s’accorder sur des points de fait et de droit, et qu’il est de pratique courante au Tribunal d’admettre, pendant le procès, des moyens de preuve documentaires pertinents auxquels les parties ne s’opposent pas, la Chambre de première instance estime qu’elle peut admettre tout moyen de preuve documentaire pour lequel il y a eu accord entre les parties.

26. Les parties se sont entendues sur le fait que la Chambre pouvait admettre, en tant qu’éléments de preuve satisfaisant aux conditions d’admissibilité requises, les documents énumérés dans la Liste B de la Notification de l’Accusation sur lesquels elles se sont accordées à la rencontre du 6 novembre, sans pour autant convenir que les informations contenues dans ces documents étaient véridiques et exactes15. La Chambre de première instance accepte donc de verser ces documents au dossier, conformément à l’accord conclu entre les parties, mais ne part pas de la présomption que les informations qu’ils contiennent sont véridiques, exactes ou complètes. Le poids qu’il convient de leur accorder sera déterminé en même temps que celui des autres éléments de preuve.

27. S’agissant des documents pour lesquels les parties ne sont pas parvenues à un accord, suivant son raisonnement ci-dessus16, la Chambre de première instance refuse d’en dresser le constat judiciaire.

IV. DISPOSITIF

Par ces motifs, la Chambre de première instance :

ADMET AU DOSSIER les paragraphes 1 à 14, 16 à 28, 30, 32, 34 à 40, 44, 46, 47, 49, 51, 55 à 58, 60 à 63, 66 à 74, 77, 79, 80, 82 à 84, 86 à 93, 96, 98, 99, 101 à 103, 105, 106, 108 à 118, 120 à 124, 126 à 130, 133 à 138, 140, 142 à 144, 146 à 148, 150, 151, 153, 155 à 160, 162, 163, 165 à 168, 175, 188 à 194, 197, 199, 203 à 208, 214 à 219, 229 à 231, 233 à 236, 238, 240, 241, 244, 263 à 268, 270, 293 à 295, 297, 300 à 302, 317 à 319, 321 à 323, 334 à 339, 341, 346, 347, 356 à 370, 373 à 376, 378 à 383, 403, 404, 406 et 407 de l’Annexe A à la Requête, en tant que points d’accord au sens de l’article 65 ter H) du Règlement,

ADMET AU DOSSIER les faits supplémentaires présentés à l’Annexe A à la présente Décision, en tant que points d’accord au sens de l’article 65 ter H) du Règlement,

ADMET AU DOSSIER les documents énumérés dans la Liste B de la Notification de l’Accusation17, ainsi que les pièces à conviction visées par l’article 65 ter du Règlement portant les numéros  435, 479 et 661,

REJETTE pour le surplus la Requête de l’Accusation,

ET ORDONNE aux parties d’informer la Chambre de première instance de tout accord conclu à l’issue du témoignage de Richard Butler au sujet des faits visés au paragraphe 5 e) de la présente Décision.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
_________
Liu Daqun

Le 19 décembre 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


ANNEXE A

Les paragraphes suivants contiennent des faits sur lesquels les parties sont parvenues à un accord à la rencontre tenue le 6 novembre 2003 dans le cadre de l’article 65  ter D) du Règlement. Les numéros de paragraphes correspondent à ceux initialement donnés par l’Accusation, mais la formulation est celle sur laquelle les parties se sont finalement accordées.

15. Cependant, en mai [1992], un groupe de soldats musulmans de Bosnie, mené par Naser Oric, a réussi à reprendre Srebrenica. Pendant les quelques mois qui ont suivi, Oric et ses hommes ont lancé vers l’extérieur une série de raids offensifs18.

42 à 45. En mars 1995, en réaction à des pressions de la communauté internationale en vue de mettre fin à la guerre et à des efforts permanents visant à négocier un accord de paix, Radovan Karadzic, président de la Republika Srpska (la « RS »), a donné à la VRS des instructions sur la stratégie à long terme de ses forces dans l’enclave. Ces instructions, exposées dans la directive nº 7, stipulaient :

[D]ans la direction des enclaves Srebrenica et Zepa celle-là sera séparée matériellement de celle-ci le plus tôt possible, pour empêcher ainsi les individus de ces deux enclaves de communiquer entre elles. Par des actions de combat planifiées et bien conçues, créer un climat d’insécurité totale et une situation insupportable, sans espoir de survie pour la population de Srebrenica.

Le plan prévoyait aussi le blocage des convois d’aide :

Les autorités compétentes de l’État et les organes de l’armée chargés de traiter avec la FORPRONU et les organisations humanitaires doivent réduire et limiter, en appliquant systématiquement et discrètement une attitude restrictive quand il s’agit de donner suite aux requêtes faites par la FORPRONU, le support logistique prêté aux forces de la FORPRONU dans les enclaves et les fournitures de moyens matériels à la population musulmane, et les rendre ainsi dépendants de notre volonté, tout en évitant une condamnation à la fois de la part de la communauté internationale et de l’opinion publique mondiale.

Comme l’envisageait ce décret, à la mi-1995, la situation humanitaire des civils et des militaires musulmans dans l’enclave était extrêmement grave. Début juin 1995, une série de rapports émanant de la 28e division des Musulmans de Bosnie révèle que les forces de l’ABiH dans l’enclave demandent le déblocage d’urgence du couloir humanitaire ; l’échec de cette tentative a pour conséquence tragique que des civils sont morts de faim19.

52. Le plan de l’opération Krivaja 95 visait à réduire la « zone de sécurité » de Srebrenica à son noyau urbain et ne représentait qu’une des étapes menant au but plus large de la VRS, qui était de précipiter la population musulmane de Bosnie dans une crise humanitaire pour finalement éliminer l’enclave. Cependant, a priori , le plan de l’opération Krivaja 95 ne prévoyait certainement pas que la VRS évacue de l’enclave la population civile musulmane de Bosnie, ni qu’elle exécute tous les hommes musulmans de Bosnie en âge de porter les armes, comme cela s’est finalement passé après la chute de Srebrenica20.

53. Le Corps de la Drina de la VRS a été formé en novembre 1992 précisément en vue de protéger et d’« améliorer » la situation de la population serbe de Bosnie habitant en Podrinje centrale, région dont Srebrenica constitue une partie importante21.

95. Des forces serbes de Bosnie extérieures à la région de Srebrenica étaient également présentes22.


1 - La Défense de Blagojevic soutient notamment qu’en ne fournissant pas les éléments ou les preuves spécifiques à l’appui de chacun des faits proposés, l’Accusation reporte en réalité la charge de la preuve sur les accusés, violant ainsi la présomption d’innocence. Voir Réponse de Blagojevic, par. 16, 17 et 23.
2 - Notification de l’Accusation, par. 3. Les parties sont convenues que la Chambre de première instance pouvait dresser le constat judiciaire, tel que libellé dans la Requête, des faits proposés suivants : 1 à 14, 16 à 28, 30, 32, 34, 35, 37 à 40, 44, 46, 47, 49, 51, 55 à 58, 60 à 63, 66 à 74, 77, 79, 82 à 84, 86 à 93, 96, 98, 99, 101 à 103, 105, 106, 109 à 118, 120 à 124, 126 à 130, 133 à 138, 140, 142 à 144, 146 à 148, 150, 151, 153, 155 à 160, 162, 163, 165, 166, 168, 175, 188 à 190, 192 à 194, 197, 199, 203 à 208, 214 à 219, 229 à 231, 233 à 236, 238, 263 à 268, 270, 293 à 295, 297, 300 à 302, 317 à 319, 321 à 323, 334 à 339, 341, 346, 347, 356 à 370, 373 à 376, 378, 403, 404, 406 et 407.
3 - La Défense de Jokic comme celle de Blagojevic se sont opposées au constat judiciaire des faits suivants : 223, 224, 239, 245, 273 à 283, 303 à 307, 328 à 331, 349 à 355, 371, 372, 392 à 402, 408 et 409. Seule la Défense de Blagojevic s’est opposée au constat judiciaire des faits suivants : 15, 29, 31, 33, 36, 41 à 43, 45, 48, 50, 52 à 54, 59, 64, 65, 75, 76, 78, 80 et 81, 85, 94, 95, 97, 100, 104, 107, 108, 119, 125, 131, 132, 139, 141, 145, 149, 152, 154, 164, 167, 169 à 174, 176 à 187, 191, 195, 196, 198, 200 à 202, 209 à 213, 220, 221, 348, 377, 384 à 391, 405, et 410 à 419. Seule la Défense de Jokic s’est opposée au constat judiciaire des faits suivants : 222, 225 à 228, 232, 237, 240 à 244, 246 à 262, 269, 271, 272, 284 à 292, 296, 298, 299, 308 à 316, 320, 324 à 327, 332, 333, 340, 342 à 345, et 379 à 383.
4 - Le Procureur c/ Milosevic, affaire n° IT-02-54-AR73.5, Décision relative à l’appel interlocutoire interjeté par l’Accusation contre la décision relative à la requête visant à faire dresser le constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires rendue le 10 avril 2003 par la Chambre de première instance, 28 octobre 2003 (la « Décision Milosevic rendue par la Chambre d’appel »).
5 - Voir Le Procureur c/ Milosevic, affaire n° IT-02-54-AR73.5, Opinion individuelle jointe par le Juge Shahabuddeen à la Décision rendue le 28 octobre 2003 par la Chambre d’appel, concernant l’appel interlocutoire interjeté par l’Accusation contre la Décision relative à la requête visant à faire dresser le constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires, rendue le 10 avril 2003 par la Chambre de première instance, 31 octobre 2003, par. 25 et 30 (l’« Opinion individuelle du Juge Shahabuddeen »). Voir aussi Black’s Law Dictionary, 7e édition (Minnesota : West Group, 1999), définition du terme stipulation (« accord ») : « […] 2. Accord volontaire entre des parties adverses sur certains points pertinents […] Un accord relatif à une cause en instance passé par une partie au procès, ou l’avocat représentant cette partie, est contraignant sans qu’il y ait contrepartie » [traduction TPIY].
6 - Opinion individuelle du Juge Shahabuddeen, par. 30.
7 - Voir notamment Le Procureur c/ Momcilo Krajisnik, affaire n° IT-00-39-PT, Décision relative aux requêtes de l’Accusation aux fins du constat judiciaire de faits admis et de l’admission de déclarations écrites en application de l’article 92 bis, 28 février 2003 (la « Décision Krajisnik ») ; Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, affaire n° IT-02-54-T, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de dresser le constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires, 10 avril 2003 (la « Décision Milosevic du 10 avril 2003 »), p. 4 [français].
8 - « [E]n dressant le constat judiciaire d’un fait admis dans une autre affaire, la Chambre part, à bon droit, de la présomption que ce fait est exact, que celui-ci ne devra donc plus être établi au procès mais que, dans la mesure où il s’agit là d’une présomption, il pourra être contesté au procès. » Décision Milosevic rendue par la Chambre d’appel, p. 4.
9 - Voir Décision Milosevic rendue par la Chambre d’appel, p. 3 et 4, à propos du fondement des articles 94 A) et B) du Règlement.
10 - Opinion individuelle du Juge Shahabuddeen, par. 34. Voir aussi Décision Krajisnik, par. 14.
11 - La Chambre de première instance relève que dans au moins une décision du Tribunal pénal international pour le Rwanda, les Juges ont également refusé de dresser le constat judiciaire de faits convenus entre les parties, préférant considérer ceux-ci comme des points d’accord. Le Procureur c/ Ntakirutimana, ICTR-96-10-T et ICTR96-17-T, Décision relative à la requête du Procureur en constat judiciaire de faits admis, 22 novembre 2001.
12 - Voir par exemple Le Procureur c/ Kvocka, 8 juin 2000, Ordonnance dressant constat judiciaire ; Le Procureur c/ Sikirica et consorts, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de dresser le constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires, 27 septembre 2000 ; et Décision Milosevic du 10 avril 2003. La Chambre de première instance note en outre que si tous les faits ont été proposés en vertu de l’article 94 B) du Règlement, certains d’entre eux se prêtaient peut-être mieux à une admission en vertu de l’article 94 A).
13 - Voir Opinion individuelle du Juge Shahabuddeen, par. 30.
14 - Voir notamment Le Procureur c/ Blagojevic et consorts, affaire n° IT-02-60-PT, conférence de mise en état, 27 novembre 2002, CR, p. 2058 ; conférence de mise en état, 27 mars 2003, CR, p. 32.
15 - Voir notamment Le Procureur c/ Blagojevic et consorts, affaire n° IT-02-60-T, 6 novembre 2003, CR, p. 243.
16 - Supra, par. 22 et 23.
17 - La Liste B de la Notification de l’Accusation figure à l’Annexe B de la présente Décision.
18 - Le Procureur c/ Blagojevic et consorts, affaire n° IT-02-60-T, 6 novembre 2003, CR, p. 239, 240 et 245.
19 - Les accusés ont subordonné leur accord sur les paragraphes 42 et 43 de la Requête de l’Accusation, qui proviennent du paragraphe 28 du Jugement Krstic, à l’admission de celui-ci dans son intégralité. L’Accusation n’y voyait aucune objection. La Chambre de première instance note que le paragraphe 28 du Jugement Krstic englobe les paragraphes 44 et 45 de la Requête, sur lesquels les parties se sont aussi accordées, avec une légère modification de la formulation. Donc, le paragraphe 28 du Jugement Krstic est accepté dans son intégralité en tant que point d’accord, avec la modification de formulation convenue par les parties. Le Procureur c/ Blagojevic et consorts, affaire n° IT-02-60-T, 6 novembre 2003, CR, p. 244 à 246.
20 - Le Procureur c/ Blagojevic et consorts, affaire n° IT-02-60-T, 6 novembre 2003, CR, p. 248 et 249.
21 - Le Procureur c/ Blagojevic et consorts, affaire n° IT-02-60-T, 6 novembre 2003, CR, p. 250.
22 - Le Procureur c/ Blagojevic et consorts, affaire n° IT-02-60-T, 6 novembre 2003, CR, p. 258 et 259.