Affaire n° : IT-02-60-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I, SECTION A

Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
M. le Juge Volodymyr Vassylenko
Mme le Juge Carmen Maria Argibay

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
2 septembre 2004

LE PROCUREUR

c/

VIDOJE BLAGOJEVIC
DRAGAN JOKIC

_________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE CERTIFICATION DE L’APPEL CONTRE LA DÉCISION DE LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE RELATIVE À LA REQUÊTE ORALE DE VIDOJE  BLAGOJEVIC ET À LA DEMANDE DE NOMINATION D’UN CONSEIL INDÉPENDANT POUR CET APPEL INTERLOCUTOIRE DANS LE CAS OÙ LA CERTIFICATION SERAIT ACCORDÉE

_________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Peter McCloskey

Les Conseils de l’Accusé :

M. Michael Karnavas et Mme Suzana Tomanovic, pour Vidoje Blagojevic
MM. Miodrag Stojanovic et Branko Lukic, pour Dragan Jokic

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I, SECTION A (la « Chambre de première instance  ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal »),

VU la Décision relative à la requête orale de Vidoje Blagojevic, rendue le 30 juillet 2004 (la « Décision »), par laquelle la Chambre de première instance a conclu que le refus de Vidoje Blagojevic (l’« Accusé ») de suivre la procédure établie par le Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement ») pour la présentation des éléments de preuve constitue une renonciation effective de sa part au droit de comparaître en tant que témoin dans la présente affaire, et qu’« à moins d’un changement de circonstances », l’Accusé peut soit faire une déclaration solennelle ou non sous le contrôle de la Chambre de première instance, en application de l’article  84 bis du Règlement, soit garder le silence,

VU la demande de certification de l’appel contre la Décision relative à la requête orale de Vidoje Blagojevic et la demande de nomination d’un conseil indépendant pour cet appel interlocutoire dans le cas où la certification serait accordée ( Request for Certification to Appeal the Trial Chamber’s Decision on Vidoje Blagojevic’s Oral Request & Request for the Appointment of an Independent Counsel for this Interlocutory Appeal Should Certification be Granted), datée du 8 août 2004 et déposée le 9 août 2004 (la « Demande ») et la réponse déposée par le Bureau du Procureur (l’ « Accusation »)1,

VU la requête de l’Accusé aux fins d’obtenir la permission d’interjeter appel de la Décision2, datée du 10 août 2004 et déposée en anglais le 25 août 2004 (la « Requête de Blagojevic »),

VU l’Ordonnance aux fins de conclusions supplémentaires par les parties concernant la demande de certification, rendue le 24 août 2004 (l’« Ordonnance »), par laquelle la Chambre de première instance a ordonné aux parties de déposer des conclusions supplémentaires relatives à la question de savoir si la Chambre de première instance devrait certifier un appel interlocutoire de la Décision, compte tenu des critères fixés à l’article 73 B) du Règlement, et a sursis à l’exécution de la Décision jusqu’à ce qu’il soit statué sur la Requête,

VU les conclusions supplémentaires déposées par la Défense de Blagojevic3 et l’Accusation4, en conformité avec l’ordonnance, et ATTENDU que l’Accusation a joint une requête aux fins de modification de la Décision à ses conclusions supplémentaires, à laquelle la Défense de Blagojevic a répondu5,

ATTENDU que l’article 73 B) du Règlement dispose ce qui suit :

Les décisions relatives à toutes les requêtes ne pourront pas faire l’objet d’un appel interlocutoire, à l’exclusion des cas où la Chambre de première instance a certifié l’appel, après avoir vérifié que la décision touche une question susceptible de compromettre sensiblement l’équité et la rapidité du procès, ou son issue, et que son règlement immédiat par la Chambre d’appel pourrait concrètement faire progresser la procédure.

ATTENDU que, si la Chambre de première instance conclut que la décision concernée soulève une question susceptible de compromettre sensiblement l’équité et la rapidité du procès ou son issue, elle garde toute discrétion (« la Chambre de première instance a certifié l’appel ») pour déterminer la deuxième condition nécessaire à la certification de l’appel, à savoir si un règlement immédiat par la Chambre d’appel pourrait concrètement faire progresser la procédure,

ATTENDU, PAR CONSÉQUENT, qu’en vertu du Règlement, les décisions relatives à des requêtes, autres que des exceptions préjudicielles, ne peuvent pas faire l’objet d’un appel interlocutoire, sauf si les conditions énoncées à l’article 73 B) du Règlement ont été remplies6,

ATTENDU que l’Accusé demande la certification de l’appel contre la Décision car il a « compris [d’après la Décision]qu’[il] n’était pas autorisé à déposer sous serment dans l’affaire [engagée contre lui], mais que d’autres possibilités s’offrent à [lui], lesquelles ont, à [son] avis, moins de poids »7,

ATTENDU que, dans la Requête et dans ses Conclusions supplémentaires, la Défense de Blagojevic soutient que la Décision porte sur une question susceptible de compromettre sensiblement l’équité et la rapidité du procès ou son issue, dans la mesure où : a) la question devrait en dernière instance être portée devant la Chambre d’appel en cas de déclaration de culpabilité ; et b) si la question était tranchée en faveur de l’Accusé compte tenu du fait que la pratique de la présente Chambre de première instance suppose qu’il n’a pas bénéficié d’un procès équitable, elle est susceptible de revêtir une importance telle que la déclaration de culpabilité pourrait être annulée et que la tenue d’un nouveau procès pourrait être ordonnée 8,

ATTENDU, EN OUTRE, que la Défense de Blagojevic affirme que si la Chambre d’appel tranche immédiatement la question soulevée dans la Décision, cela pourrait concrètement faire progresser la procédure car « cela contribuerait à éliminer toute impression de partialité ou d’iniquité découlant du fait qu’on lui refuse le droit de témoigner, même si cette décision fait suite au refus de se conformer à la procédure établie par le Règlement, ce qu’il croit avoir justifié par des motifs convaincants ont été exposés »9,

ATTENDU que l’Accusation estime que la Décision concerne une question10 qui compromet sensiblement l’équité et la rapidité du procès, dans la mesure où le droit d’un accusé de comparaître en qualité de témoin dans l’affaire engagée contre lui est un droit primordial pour la tenue d’un procès équitable, étant donné que « le témoignage de l’accusé et le poids y étant accordé sont essentiels à la Chambre de première instance lorsque celle-ci procède à un examen général et à une analyse des éléments de preuve de l’espèce »11, et que, comme les questions soulevées dans la Décision sont susceptibles d’être examinées en appel du jugement de première instance, si la Chambre d’appel devait arriver à une décision opposée, il est préférable de trancher ces questions à ce stade-ci de la procédure12,

ATTENDU, EN OUTRE, que l’Accusation estime que la Décision concerne une question susceptible de compromettre l’issue du procès, dans la mesure où le témoignage de l’Accusé va constituer l’un des éléments de preuve les plus importants, et que le contre-interrogatoire de l’Accusé joue un rôle capital pour déterminer l’exactitude et la véracité de son témoignage13,

ATTENDU que la demande de l’Accusation aux fins de modification de la Décision14, déposée le 27 août 2004, est considérée par la Chambre de première instance comme une demande de certification de la Décision, et qu’en tant que telle, elle n’a pas été déposée dans les délais prévus par l’article  73 C) du Règlement, et n’est donc pas prise en compte par la Chambre de première instance,

ATTENDU que, tandis que l’Accusé jouit, en vertu du Statut du Tribunal, du privilège de ne pas être forcé de témoigner contre lui-même et du droit de garder le silence15, il a également le droit d’être entendu16,

ATTENDU qu’en vertu du Règlement du Tribunal, un accusé peut être entendu par une Chambre de deux manières : en faisant une déclaration solennelle ou en faisant une simple déposition, en application de l’article 84 bis du Règlement, ou en déposant en qualité de témoin, en application de l’article 85 du Règlement,

ATTENDU qu’une fois informé des conséquences que peut avoir chaque possibilité, il appartient à l’Accusé de choisir s’il use de son droit de garder le silence ou s’il fait valoir son droit à être entendu17, et dans le cas où il choisit d’exercer son droit à être entendu, s’il le fait par le biais d’une déclaration ou en déposant en qualité de témoin,

ATTENDU qu’outre l’obligation primordiale de veiller à ce qu’un accusé bénéficie d’un procès équitable et rapide, la Chambre de première instance a le devoir de contrôler la conduite des débats, et notamment de veiller à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve18,

ATTENDU que la question du poids du témoignage ou de la déclaration de l’Accusé est un point que doit trancher la Chambre de première instance dans le contexte de l’espèce dans son ensemble19,

ATTENDU qu’aucune des parties ni l’Accusé n’a démontré que le point examiné dans la Décision et son règlement par la Chambre de première instance concernent une question qui est de nature à compromettre sensiblement l’équité et la rapidité du procès, ou son issue, et n’en présente pas simplement le risque20,

ATTENDU, EN OUTRE, qu’au vu du stade avancé des débats21, le droit de l’Accusé à bénéficier d’un procès rapide peut être compromis dans le cas où une certification serait accordée22, et par conséquent, que même si la Chambre de première instance concluait que la Décision soulève des questions qui satisfont au premier critère de l’article 73  B) du Règlement, elle ne peut conclure qu’un règlement immédiat par la Chambre d’appel pourrait concrètement faire progresser la procédure,

EN APPLICATION de l’article 73 B) du Règlement,

REJETTE la requête, et

ORDONNE qu’à moins d’un changement de circonstances, si Vidoje Blagojevic choisit de faire une déclaration :

La déclaration devra être recueillie le jeudi 9 septembre 2004.

Elle se limitera aux questions soulevées par l’acte d’accusation du 23 mai 2003,

ET DEMANDE que la présente Décision soit traduite en B/C/S et fournie à l’Accusé dans les plus brefs délais.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 2 septembre 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
___________
Liu Daqun

[Sceau du Tribunal]


1 - Prosecution’s Response to Vidoje Blagojevic’s Request for Certification to Appeal the Trial Chamber’s Decision on Vidoje Blagojevic’s Oral Request & Request for the Appointment of an Independent Counsel for this Interlocutory Appeal Should Certification be Granted (la « Réponse »), 19 août 2004.
2 - Request to the Trial Chamber for permission to enter a written appeal against the Decision on Vidoje Blagojevic’s oral request rendered by Trial Chamber I, Section A, adopted on 30 July 2004, lettre manuscrite datée du 10 août 2004 et déposée en anglais le 25 août 2004.
3 - Additional Submissions on the Question of Whether the Trial Chamber Should Certify the Decision on Vidoje Blagojevic’s Oral Request for Interlocutory Appeal, 26 août 2004 (les « Conclusions supplémentaires de la Défense »).
4 - Prosecution’s Additional Submission on Vidoje Blagojevic’s Request for Certification to Appeal and Request for Modification of the Trial Chamber’s Decision on Vidoje Blagojevic’s Oral Request, 27 août 2004 (les « Conclusions supplémentaires de l’Accusation »)
5 - Response to the Prosecution’s Request for Modification of the Trial Chamber’s Decision on Vidoje Blagojevic’s Oral Request, 30 août 2004.
6 - La Chambre de première instance rappelle l’historique des modifications des articles 72 et 73 s’agissant de la procédure en appel concernant les requêtes.
7 - Demande de Blagojevic, p. 1. La Chambre de première instance relève que Vidoje Blagojevic, en interjetant appel de la Décision, cherchait à consulter la Chambre d’appel pour d’autres raisons : « Je voudrais aussi élargir le cadre de mon appel pour parler des omissions intervenues dans le choix et le rejet de témoins, dans le choix d’« experts militaires », en particulier en ce qui concerne leurs rapports déposés en application de l’article 94 bis du Règlement, dont je n’ai pas encore été informé, etc. » S’agissant du rapport du témoin expert produit par la Défense de Blagojevic, la Chambre de première instance fait remarquer qu’elle a fait droit à une demande de la Défense de Blagojevic aux fins de traduction du rapport en B/C/S pour que l’Accusé puisse le lire. La Défense de Blagojevic présente d’autres arguments s’agissant de la position de Vidoje Blagojevic : « M. Blagojevic soutient qu’étant donné sa décision personnelle de ne pas reconnaître le conseil qui lui a été commis d’office [...], il est justifié et dans l’intérêt de la justice de s’écarter de la procédure établie par le Règlement. C’est à ses yeux une injustice flagrante que de le forcer à être interrogé par son conseil commis d’office qu’il refuse de reconnaître et dont il refuse d’accepter l’assistance du fait de certains différends irrémédiables, ou à défaut, de lui refuser le droit de témoigner sous serment à son propre procès ». Conclusions supplémentaires de la Défense, par. 10.
8 - Requête, par. 2 ; Conclusions supplémentaires de la Défense, par. 9.
9 - Conclusions supplémentaires de la Défense, par. 11.
10 - L’Accusation formule la question de savoir si un interrogatoire principal doit être mené par le conseil de l’Accusé en application de l’article 85 B) du Règlement, et dans l’affirmative, si le refus de l’Accusé de se conformer à la procédure revient à une renonciation de son droit de témoigner en application de l’article 85 C) du Règlement, étant donné que l’Accusé avait encore la possibilité de présenter sa propre défense par le biais d’une déclaration solennelle ou au moyen d’une simple déposition, en application de l’article 84 bis du Règlement ; Conclusions supplémentaires de l’Accusation, par. 7.
11 - Conclusions supplémentaires de l’Accusation, par. 8.
12 - Conclusions supplémentaires de l’Accusation, par. 9.
13 - Conclusions supplémentaires de l’Accusation, par. 10.
14 - Conclusions supplémentaires de l’Accusation, par. 15 à 17.
15 - Article 21 4) g) du Statut du Tribunal. Voir également l’article 14 3) g) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
16 - Voir par exemple la note de bas de page 10 des Conclusions supplémentaires de l’Accusation.
17 - Voir Le Procureur c/ Milomir Stakic, affaire n° IT-97-24-PT, Ordonnance aux fins de dépôts de requêtes et de questions connexes, 7 mars 2002, p. 3 et 4, dispositif, 8).
18 - Article 20 1) du Statut du Tribunal.
19 - Directive pour l’admission d’éléments de preuve, 23 avril 2003, annexes 1 et 5.
20 - Tout en reconnaissant que l’opinion de la Chambre d’appel sur l’application des articles 84 bis et 85 peut s’avérer d’un intérêt général, la Chambre de première instance rappelle qu’il ne s’agit pas là du critère à appliquer en présence de demandes aux fins de certification. Voir Le Procureur c/ Pavle Strugar, affaire n° IT-01-42-T, Décision relative à la requête de la défense aux fins de certification, 17 juin 2004 (la « Décision Strugar »), par. 8.
21 - Suite à la comparution de Vidoje Blagojevic devant la présente Chambre de première instance, les parties ont été priées de présenter tout élément de preuve en réplique ou en duplique durant la semaine du 13 septembre 2004, de déposer leurs mémoires en clôture avant le 21 septembre 2004 et de présenter leurs réquisitoire et plaidoiries durant la semaine du 27 septembre 2004.
22 - Voir Décision Strugar, par. 2.