LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit : M. le Juge Antonio Cassese, Président
M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte
M. le Juge Haopei Li
M. le Juge Ninian Stephen
M. le Juge Lal Chand Vohrah
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Arrêt rendu le : 29 octobre 1997

LE PROCUREUR

C/

TIHOMIR BLASKIC

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OPINION INDIVIDUELLE DU JUGE ADOLPHUS G. KARIBI-WHYTE

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Le Bureau du Procureur :
Mme Louise Arbour, Procureur
M. Mark Harmon
La République de Croatie :
M. l’Ambassadeur Ivan Simonovic
M. David B. Rivkin Jr
M. Ivo Josipovic
M. Lee A. Casey
Le Conseil de la Défense représentant Tihomir Blaskic :
M. Russell Hayman
M. Anto Nobilo

I. EXAMEN

1. J'ai eu le privilège de prendre connaissance de l' Arrêt d'appel à l' état de projet. Je suis d'accord sur tous les points sauf sur la question des modalités proposées qui devraient permettre d'établir la validité de l’argument d'un État invoquant la protection de ses intérêts de sécurité nationale pour refuser de communiquer des éléments de preuve pertinents. Mon interprétation des dispositions du Statut du Tribunal pénal international ("Statut") et du Règlement de procédure et de preuve ("Règlement") est telle que je peux difficilement me ranger à l'avis de la majorité.

2. L'Arrêt rendu fait suite à l'affirmation de la République de Croatie ("Croatie") selon laquelle le Tribunal international n'a pas compétence pour statuer lorsque celle-ci affirme protéger des intérêts de sécurité nationale. C'est là, selon la Croatie, un attribut fondamental de sa souveraineté, qui ne saurait être contesté en justice. A l'appui de son argument, la Croatie se fonde sur l'immunité de juridiction accordée aux États souverains au titre du droit international coutumier. Le présent Arrêt rejette une telle prétention aux motifs, premièrement, que l'affaire du Détroit de Corfou1 , sur laquelle se fonde la Croatie, est sans objet et hors de propos; deuxièmement, que la disposition concernée, l'article 29 du Statut, dont les termes sont impératifs, diffère des dispositions exhortatives de l'article 49 du Statut de la Cour internationale de justice, qui est à la base de l'Arrêt rendu dans l'affaire du Détroit de Corfou ; et, troisièmement qu’accueillir l’argument de la République de Croatie reviendrait à donner carte blanche aux États, lesquels auraient, pour des raisons de sécurité nationale, le droit de ne pas communiquer des documents pourtant nécessaires aux procès se déroulant devant une Chambre de première instance. Je suis tout à fait d'accord.

3. Mais le présent Arrêt ne s'en tient pas là. Il propose aussi des modalités qui permettraient de statuer sur une requête déposée par un État souverain aux fins d'exclure des moyens de preuve dont la communication porterait atteinte à ses préoccupations de sécurité nationale. Dans le cadre de l'examen des modalités requises, le présent Arrêt laisse entendre que 1) l'État concerné doit apporter la preuve de ce qu'il a agi et continue d'agir en toute bonne foi en déposant sa requête; 2) l'État en cause pourrait être invité à soumettre les documents réputés toucher à sa sécurité nationale à l'examen du Président de la Chambre de première instance ou d'un Juge de la Chambre de première instance, mandaté par son Président; 3) le Juge devrait procéder à l'examen des documents à huis clos, en audience non contradictoire, sans établir de compte-rendu d'audience; 4) l'État pourrait être autorisé à expurger partiellement les documents, par exemple en noircissant une ou plusieurs parties du texte. Il conviendrait cependant qu'un haut responsable officiel joigne une déclaration sous serment exposant brièvement les motifs de ces omissions; 5) si les documents ne sont pas rédigés dans l'une des deux langues officielles du Tribunal international, l'État concerné devrait fournir, en sus des originaux, des traductions certifiées conformes; et enfin 6) les documents que le Juge estimera non pertinents en l'espèce, et tout document à l'égard duquel il estime que le souci de sauvegarder les intérêts de sécurité nationale doit primer sur la pertinence, devraient être rendus à l'État concerné. Est également prévue une exception, lorsqu'un État, de bonne foi, considère qu'il est préférable de ne pas soumettre au Juge des documents particulièrement sensibles du point de vue de la sécurité nationale et peu pertinents pour l'instance.

4. Cette Opinion ne s'intéresse pas au dernier moyen évoqué, qui n'entraîne pas d'audience devant la formation complète ou devant un seul juge de la Chambre de première instance. Elle se penche uniquement sur les deuxième et troisième modalités proposées, par lesquelles le président ou un juge de la Chambre de première instance mandaté par ses soins, est saisi de l'action au fond. Ce sont ces deux conditions que je conteste.

5. La question cruciale et la préoccupation première des États consiste à assurer la plus grande confidentialité à l'égard de documents dont la divulgation est le plus susceptible de porter atteinte à des intérêts vitaux en matière de sécurité nationale. Il en résulte que les conditions relatives au sort réservé à une requête, tels la nécessité qu'a l'État requérant d'apporter la preuve de sa bonne foi et le respect de la plus grande confidentialité avant et après que la décision soit rendue, sont effectivement de nature à rassurer les États soucieux de proté ger leur sécurité nationale.

6. L’Arrêt laisse entendre que la requête déposé e par un État aux fins de ne pas produire un document important pour la conduite d’un procès, devrait être soumise àl' examen du président de la Chambre ou d'un juge de ladite Chambre mandatépar ses soins. Cet examen se déroulerait en audience non contradictoire et à huis clos. Cette détermination, qui s' inscrit dans le processus de dé cision sur l'action au fond, liera la Chambre de première instance et aura tout son poids dans la dé cision sur l'action au fond. Il convient de rappeler qu'en tout état de cause, de telles requêtes seraient présenté es au cours d'une audience consacré e àl' action au fond concernant l'État requérant. Une analyse minutieuse des dispositions pertinentes du Statut et du Règlement s' impose.

7. L'article 12 du Statut, qui détermine la composition des Chambres, est libellé comme suit :

Article 12
Composition des Chambres

Les Chambres sont composé es de 11 juges indépendants, ..., et dont :

a) Trois siègent dans chacune des Chambres de première instance; et
b) Cinq siègent à la Chambre d'appel.

Conformé ment à l'article 12, une Chambre de première instance doit donc, pour être dûment constituée, se composer de trois juges. L'ouverture et la conduite du procès sont confié es à la Chambre de première instance en vertu de l'article 20 1) du Statut, aux termes duquel "la Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et àce que l'instance se déroule conformé ment aux règles de procédure et de preuve, les droits de l'accusé étant pleinement respectés et la protection des victimes étant dûment assurée." Les fonctions des juges sont précisées à l'article 18 4) et à l'article 19 1) du Statut.

Ces deux dispositions ont trait àla fonction d'un juge unique dans le cadre de la confirmation d'un acte d'accusation. Les juges se sont conformés aux dispositions statutaires en exerçant leur pouvoir d’établir un règlement visé à l'article 15 du Statut. Aucune disposition du Statut ou du Règlement ne confère àun juge unique le pouvoir de statuer sur une question en cours de procès. C'est ainsi que l'article 54 du Règlement de procédure et de preuve, lequel habilite un juge à délivrer ordonnances, citations à comparaître, assignations, mandats et ordres de transfert, ne prévoit pas qu'un juge tranche un litige. La procédure visée àl'article 61, qui n'est pas, stricto sensu, un procès aux termes de l'article 20 du Statut, est conforme à la prescription réglementaire. L'article 15 E) du Règlement, qui habilite le Président du Tribunal à autoriser une Chambre de première instance composée de moins de trois juges à expédier les affaires courantes, telles qu'une comparution initiale en vertu de l'article 62 du Règlement ou le prononcé de décisions, n'inclut pas dans ces prérogatives l'examen de questions litigieuses soumises à la Chambre de première instance.

8. La procé dure proposée dans l'Arrêt vise àcréer une situation dans laquelle la nature des documents, dont la communication est réputée porter atteinte à la sécurité nationale d'un État, sera déterminée par un juge unique parce qu’on estime que permettre aux trois juges de la Chambre de prendre connaissance des documents compromettrait la protection des renseignements vitaux pour la sécurité nationale qu’ils renferment.

9. L'Arrêt semble postuler que la procédure établie par l'article 66 du Règlement ne répond pas à la situation ou qu'elle y est mal adaptée. Le paragraphe C dudit article prévoit pourtant une telle situation, même si ses dispositions s'appliquent uniquement aux demandes déposées par le Procureur.

Article 66
Communication de pièces par le Procureur

....

C) Dans le cas où la communication de piè ces se trouvant en la possession du Procureur pourrait nuire àde nouvelles enquêtes ou àdes enquêtes en cours, ou pour toute autre raison pourrait être contraire àl' intérêt public ou porter atteinte àla sé curitéd' un État, le Procureur peut demander à la Chambre de première instance sié geant àhuis clos d' être dispenséde l' obligation visée au paragraphe B ci-dessus. En formulant sa demande le Procureur fournira àla Chambre de première instance (mais uniquement àla Chambre de première instance) les piè ces dont la confidentialité est recherchée.

Cette disposition, ipsissima verba, semble dispenser de la communication de pièces qui pourrait être contraire à l'intérêt public ou porter atteinte à la sécurité d'un État. La procédure prescrite pour une dispense de l’obligation de communication, consiste à présenter une demande à la Chambre de première instance siégeant à huis clos. Par conséquent, il est indéniable que les demandes adressées à huis clos à un juge unique dans le cadre d'une audience à huis clos constitueraient une violation de cette disposition. Il me paraît nécessaire de modifier le paragraphe C de l'article 66 aux fins de permettre, le cas échéant, le dépôt d'une telle demande par un État.

10. Au risque de répétitions lassantes ad nauseum, je me dois de souligner le caractère impératif de la condition posée à l'article 12 du Statut, àsavoir que, pour être dûment constituée en vue de l'ouverture et de la conduite du procès, une Chambre de première instance doit se composer de trois juges. Ceci vaut également pour l'examen et la détermination de toutes les questions en l'espèce. Aucune disposition du Statut ou du Règlement n’autorise moins de trois juges de la Chambre de première instance àassurer, en tout ou en partie, la conduite du procès. La conséquence logique et inéluctable me paraît être que tous les membres de la Chambre de première instance doivent participer à chaque décision rendue suite aux débats devant la Chambre de première instance. Je suis dès lors enclin à considérer toute décision rendue par une Chambre de première instance composé e de moins de trois juges comme étant d'une validité contestable. Je n'ai aucun doute sur le fait qu'une telle décision constitue une violation des dispositions statutaires d'habilitation. A mon humble avis, si un Statut investit un organe donné d'une autorité précise qui s'exerce sans restriction ni réserve, seul l'organe dûment constitué est habilité à exercer cette autorité. L'exercice de l'autorité dont l'organe est investi ne saurait être délégué à l'un des membres ou à l'une des parties de cet organe constitutif sans autorisation expresse.

Il est indéniable que l'exclusion de documents susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale constitue un élément important dans un procès porté devant une Chambre de première instance, ce qui explique les efforts considérables déployés pour obtenir cette exclusion et éviter ainsi toute publicité. Il me semble paradoxal que l'on puisse considèrer une décision rendue par un seul des trois juges de la Chambre de première instance, comme liant la Chambre. On a peine à comprendre pour quelle raison les autres juges de la Chambre de première instance devraient être gardés dans l'ignorance des raisons et motifs de l’exclusion. Il est incontesté qu'aucun problème ne se pose au cas où la requête invoquant les intérêts de sécurité nationale est rejetée.

11. La position retenue dans l'Arrêt me paraît avoir pour conséquence de sérieusement compromettre la crédibilité et l'intégritéde la Chambre de première instance dans l'examen de questions touchant àla sécurité nationale. Une conséquence extrême est que le juge chargé de l'examen de la question est le seul membre de la Chambre de première instance en qui l'on puisse avoir confiance pour rendre une décision aussi sensible et délicate touchant à la protection d’intérêts de sécurité nationale. C'est précisément la raison pour laquelle la réticence manifestée par un État à la perspective de divulguer, en cours de procès, de tels documents à des juges, peut paraître justifiée. La modalité proposée ne tient pas suffisamment compte de la protection des droits de l'accusé, qui est une composante essentielle dulis.

La protection des droits de l'accusé est un élément essentiel de l'examen et de la détermination d'une question soumise à la Chambre de première instance2.

12. J'entretiens les plus vives craintes à l'idée que l'une quelconque des conclusions que je viens de tirer ait le moindre mé rite. Chaque juge doit impérativement faire une déclaration solennelle avant de prendre ses fonctions et respecter, au même titre que les autres juges, l'obligation de confidentialité absolue dans l'examen de questions portées devant la Chambre de première instance. Les dispositions de l'article 20 du Statut enjoignent la Chambre de première instance, c'est-à-dire les juges dans leur exercice collégial, à " veille[r] àce que l'instance se déroule conformé ment aux règles de procédure et de preuve, les droits de l'accusé étant pleinement respectés ....". Il me semble absurde d'affirmer que les droits de l'accusé ont été respectés et que le procès a été équitable alors que, pour des raisons de sécurité nationale et en toute légalité, des pièces à décharge n'auraient pas été communiquées en application d'une ordonnance rendue par un juge, un seul juge de la Chambre de première instance, saisi de la requête au fond. On est en droit de se demander comment les droits de l'accusé ont pu, dans dans de telles conditions, être respectés.

13. Je demeure résolument opposé à la proposition visant à autoriser un seul membre de la Chambre de première instance à lier la Chambre par la décision qu'il rendra, en faisant droit à la requête déposée par un État aux fins d’exclure des éléments de preuve pour des raisons de sécurité nationale. Une telle procédure est difficilement réconciliable avec les dispositions du Statut et du Règlement. Il sera tout aussi difficile de considérer la décision finale rendue par la Chambre, qui sera inévitablement influencée par la décision rendue par le juge unique en audience non contradictoire et à huis clos, comme étant une décision collégiale de ladite Chambre. Il semblerait paradoxal et contraire aux dispositions du Statut que ces moyens de preuve constituent un élément soumis à l'examen de la Chambre de première instance dans le cadre du procès, dans la mesure où leur recevabilité, ou leur irrecevabilité, serait légalement dé terminée par un seul juge de la Chambre de première instance. Ceci me semble contraire aux principes établis de la détermination de questions soumises à un organe judiciaire collégial.

 

II. CONCLUSION

14. La Chambre de première instance est le seul organe qui soit investi de l'autorité nécessaire à la conduite du procès. Il en résulte que toute question constitutive de la décision finale rendue par la Chambre de première instance en l'espèce nécessite la participation de tous les membres de la Chambre. La modalité proposée va donner lieu àun conflit entre le droit de l’individu et la protection des intérêts de sécurité nationale. La modalité proposée est un moyen qui sacrifie le principe de la protection des droits de la personne sur l'autel de l'opportunité politique liée à la protection des intérêts de sécurité nationale. L’idéal est la transparence dans la conduite des affaires de l'État. C'est sans nul doute la qualité la plus durable de l'administration de la justice. Il s'ensuit que l'on ne peut ignorer ou faire fi d'une accusation justifiée de parti pris et de partialité si l'on adopte la procédure d'examen par un seul juge en audience non contradictoire et à huis clos de requêtes invoquant la sécurité nationale, et ceci dans le cadre d'un procès se déroulant devant la Chambre de première instance. L'aphorisme qui veut que justice doit non seulement paraître avoir été rendue, mais qu'elle doit aussi être manifestement perçue comme l’ayant été, demeure le critère universellement reconnu de la puretéde l'administration de la justice.

Fait en français et en anglais, le texte en anglais faisant foi.

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Juge Adolphus Godwin Karibi-Whyte

Fait le vingt-neuf octobre 1997
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. Recueil de la C.I.J (1944) 18
2. Cf. art. 20 1)et art. 21 du Statut