LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Claude Jorda, Président
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge David Hunt
M. le Juge Mehmet Güney
M. le Juge Fausto Pocar

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
29 novembre 2002

LE PROCUREUR
c/
Janko BOBETKO

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OPINION INDIVIDUELLE DES JUGES DAVID HUNT ET FAUSTO POCAR RELATIVE AUX REQUÊTES DE LA RÉPUBLIQUE DE CROATIE CONTESTANT LA DÉCISION PORTANT CONFIRMATION DE L’ACTE D’ACCUSATION ET LE MANDAT D’ARRÊT PORTANT ORDRE DE TRANSFÈREMENT

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Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte, Procureur

Le Conseil de la République de Croatie :

M. Goran Mikulicic

OPINION INDIVIDUELLE DES JUGES DAVID HUNT ET FAUSTO POCAR

1. Nous souscrivons à la décision de la Chambre d’appel telle qu’elle a été rendue. Toutefois, cette décision n’envisage pas l’un des points soulevés par la République de Croatie (la « Croatie ») qui touche par essence au fond des requêtes et que la Chambre, à notre avis, aurait dû examiner avant de rejeter lesdites requêtes.

2. Nous exprimons la présente opinion sans préjudice des conclusions formulées par la Chambre d’appel (auxquelles nous adhérons) selon lesquelles

i) le Tribunal n’examinera pas les arguments avancés par un accusé ou par un conseil souhaitant s’exprimer au nom d’un accusé avant que ce dernier ne comparaisse devant lui, et

ii) la Croatie n’a pas qualité pour déposer cette requête.

Nous rappelons ces conclusions car il en ressort que la Chambre d’appel avait toute latitude de rejeter les requêtes pour ces seuls motifs, sans s’attacher aux questions soulevées au fond. Mais, ce n’est pas l’approche que la Chambre d’appel a choisi de suivre. Elle a déclaré qu’elle examinerait les requêtes sur le fond, et s’est penchée sur l’une des questions soulevées quant au fond, celle de savoir si l’on doit entendre un accusé potentiel avant de demander confirmation de l’acte d’accusation établi à son encontre. La Chambre d’appel a conclu qu’il n’existait nullement pareille obligation, conclusion à laquelle nous souscrivons également.

3. Nous croyons comprendre que la Chambre d’appel a adopté cette approche en raison de l’importance que la Croatie accordait manifestement aux questions de fond soulevées en l’espèce, et afin ne pas lui laisser penser que les requêtes étaient rejetées pour un simple vice de forme. Nous somme d’avis que c’était opportun dans les circonstances de l’espèce. Le fait qu’un appelant n’a pas qualité pour déposer une requête n’empêche pas la Chambre d’appel d’examiner le fond de sa demande si elle l’estime approprié au vu des circonstances de l’espèce.

4. Cependant, dans la mesure où elle avait décidé de se pencher sur le fond des requêtes, la Chambre d’appel aurait également dû, à notre avis, examiner l’argument que la Croatie considérait clairement comme le fondement essentiel de sa demande. La Croatie a fait valoir qu’en l’espèce, la délivrance d’un mandat d’arrêt était une mesure incongrue. En effet, étant donné que l’accusé Janko Bobetko (« Bobetko ») remplissait toutes les conditions requises pour la mise en liberté provisoire, il n’y avait aucune raison de l’arrêter puisqu’il bénéficierait immédiatement de cette mesure. Cet argument est dénué de fondement. La mise en liberté provisoire n’est accordée que si l’accusé prouve qu’il comparaîtra au procès. En la matière, la charge de la preuve incombe au demandeur et il y a lieu de prendre en compte l’intention de l’accusé de comparaître, ainsi que l’intention et la capacité de l’État concerné à respecter tout engagement qu’il aurait pris auprès du Tribunal, lui imposant d’arrêter l’accusé s’il ne comparaît pas.

5. Après la publication de l’acte d’accusation établi à son encontre, Bobetko a déclaré publiquement à plusieurs reprises qu’il ne se livrerait pas volontairement au Tribunal. En outre, la Croatie ne lui a toujours pas signifié son acte d’accusation alors qu’elle est tenue de le faire en application de l’article 29 du Statut du Tribunal. Au vu des éléments présentés à la Chambre d’appel par la Croatie, nous ne sommes pas convaincus que, comme elle le prétend, Bobetko comparaîtra au procès en vue de satisfaire à la condition de mise en liberté provisoire. Nous tenons à souligner que Bobetko n’a pas personnellement demandé à bénéficier d’une mise en liberté provisoire puisqu’il n’a pas encore été remis à la garde du Tribunal, et (comme vient de l’établir la Chambre d’appel) qu’aucune demande de sa part ne sera examinée avant sa comparution devant le Tribunal. Toute Chambre de première instance devant laquelle il déposera éventuellement une demande de mise en liberté provisoire après sa comparution devra se prononcer sur cette demande au vu des éléments qui lui seront présentés par les parties sans se laisser influencer par toute conclusion qu’a pu formuler la Chambre d’appel concernant les éléments présentés par la Croatie à l’appui de ses requêtes. Quoi qu’il en soit, nous ne doutons pas que les deux séries d’éléments seront différents.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Fait le 29 novembre 2002,
La Haye (Pays-Bas)

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Le Juge David Hunt

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Le Juge Fausto Pocar

[Sceau du Tribunal]