LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II


Composée comme suit :
M. le Juge David Hunt, Président
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
M. le Juge Fausto Pocar

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
9 mars 2000

LE PROCUREUR

C/

Radoslav BRDJANIN et Momir TALIC

_____________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE AUX REQUÊTES DE MOMIR TALIC AUX FINS DE LA DISJONCTION D’INSTANCE ET AUX FINS D’AUTORISATION DE DÉPÔT D’UNE RÉPLIQUE

_____________________________________________________________


Le Bureau du Procureur :
Mme Joanna Korner
M. Michael Keegan
Mme Ann Sutherland

Le Conseil de la Défense :
M. John Ackerman, pour Radoslav Brdjanin
Maître Xavier de Roux et Maître Michel Pitron, pour Momir Talic

I. Introduction


1. Les accusés - Radoslav Brdjanin («Brdjanin») et Momir Talic («Talic»)  - sont conjointement inculpés, dans l’acte d’accusation modifié, d’un certain nombre de crimes qui auraient été commis dans la région de Bosnie-Herzégovine désormais connue sous le nom de Republika Srpska. Ces crimes peuvent être regroupés comme suit :

i) génocide 1 et complicité dans le génocide 2 ,
ii) persécutions 3 , extermination 4 , expulsion 5 et transferts forcés (ce qui constitue des actes inhumains) 6 , des crimes contre l’humanité,
iii) torture, ce qui constitue à la fois un crime contre l’humanité 7 et une infraction grave aux Conventions de Genève 8 ,
iv) homicide intentionnel 9 et destruction et appropriation de biens non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire 10 , des infractions graves aux Conventions de Genève, et
v) destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires 11 et destruction ou endommagement délibéré d’édifices consacrés à la religion 12 , des violations des lois ou coutumes de la guerre.

Chaque chef d’accusation engage à la fois la responsabilité individuelle des deux accusés, en application de l’article 7 1) du Statut du Tribunal, et leur responsabilité en tant que supérieur hiérarchique, en application de son article 7 3). L’acte d’accusation définit la responsabilité individuelle comme comprenant le crime que l’accusé a commis à la fois individuellement et pour avoir aidé et encouragé autrui à le perpétrer 13 .

II. La demande

2. Talic a déposé une requête aux fins de disjonction d’instance en ce qui concerne l’acte d’accusation modifié («la Requête») 14 . La demande est faite par voie d’exception préjudicielle, en application de l’article 72 du Règlement de procédure et de preuve («le Règlement»), dans le délai autorisé par l’article 50 C) du Règlement. Il se fonde sur l’article 82 B) du Règlement, qui dispose que :

La Chambre de première instance peut ordonner un procès séparé pour des accusés dont les instances avaient été jointes en application de l’article 48, pour éviter tout conflit d’intérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé ou pour sauvegarder l’intérêt de la justice.

L’article 48 du Règlement stipule que des personnes accusées d’une même infraction ou d’infractions différentes commises à l’occasion de la même opération peuvent être mises en accusation et jugées ensemble.

3. Les conseils de Talic font valoir qu’une jonction d’instances n’est pas justifiée car ni les témoins ni les documents ne seront les mêmes dans la procédure engagée par l’Accusation contre chacun des accusés 15 , qu’une disjonction est nécessaire pour éviter tout conflit d’intérêts de nature à lui causer un préjudice grave, et que seuls des procès séparés assureraient une bonne administration de la justice 16 . Avant d’examiner cet argument plus en détail, et afin de mieux comprendre la nature du conflit d’intérêts et du risque allégué de préjudice, il faut tout d’abord identifier , de façon aussi succincte que possible, les chefs retenus par l’Accusation contre les deux accusés conjointement.

III. Les accusations retenues

4. Selon l’acte d’accusation modifié,

i) En 1992, l’Assemblée des Serbes de Bosnie-Herzégovine a adopté une déclaration de proclamation de la République serbe de Bosnie-Herzégovine, entité qui, en fin de compte, est devenue la Republika Srpska 17.

ii) L’importante population musulmane et croate de Bosnie dans les zones revendiquées comme relevant du nouveau territoire serbe était considérée comme le problème principal dans la création de ce territoire et le retrait de pratiquement toute cette population (ou «nettoyage ethnique») faisait partie du plan global de création d’un nouveau territoire serbe 18 .

iii) À cette fin, les autorités serbes de Bosnie ont mis en place et exécuté un programme d’action qui comprenait :

a) la création de conditions de vie impossibles (en exerçant des pressions et en semant la terreur, notamment par des exécutions sommaires), afin d’inciter les non -Serbes à quitter la région ;

b) l’expulsion et le refoulement des non-Serbes qui refusaient de partir ; et

c) la liquidation des non-Serbes restés dans la région et qui n’adhéraient pas au concept de l’État serbe 19 .

iv) Entre avril et décembre 1992, des forces placées sous le contrôle des autorités serbes de Bosnie se sont emparées des municipalités réputées présenter un risque pour le succès du plan global de création d’un État serbe à l’intérieur de la Bosnie -Herzégovine. Fin 1992, les événements qui ont marqué la prise de ces municipalités se sont soldés par des centaines de morts, des milliers de départs forcés parmi la population musulmane et croate de Bosnie 20 . Ces événements constituent les crimes pour lesquels les deux accusés sont conjointement tenus responsables à la fois individuellement et en tant que supérieur hiérarchique .

v) Les forces directement responsables de ces événements (dans l’acte d’accusation collectivement dénommées «forces serbes») comprenaient des unités militaires, paramilitaires , de la Défense territoriale et de la police 21 . L’acte d’accusation ne donne aucune précision quant à l’identité des autorités serbes de Bosnie sous le contrôle desquelles les forces serbes agissaient, hormis le fait que les deux accusés en faisaient partie 22 . Ces autorités exerçaient pouvoir et contrôle sur :

a) les attaques dirigées contre les villages et les zones non serbes dans la Région autonome de la Krajina («RAK»),

b) la destruction de villages et d’édifices consacrés à la religion,

c) la rafle et la détention de Musulmans et de Croates de Bosnie,

d) la création et l’administration de camps de détention,

e) Le meurtre de Musulmans et de Croates de Bosnie et la perpétration de sévices corporels contre des membres de ces mêmes populations, et

f) l’expulsion ou le transfert forcé hors de la zone de la RAK de Musulmans et de Croates de Bosnie.

Les autorités serbes de Bosnie avaient également le pouvoir de donner des instructions à un organe identifié comme étant le «CSB régional» - qui semble être le Centre régional pour la sécurité publique – et au Procureur de la République afin qu’ils enquêtent, arrêtent et poursuivent toute personne soupçonnée d’avoir commis des crimes dans la zone de la RAK 23 .

vi) Brdjanin était le Président de la Cellule de crise de la RAK, un des organes chargés de la coordination et de l’exécution de l’essentiel de la phase opérationnelle du plan 24 . À ce titre, il avait une fonction de direction dans la RAK et était chargé de la gestion des activités de la Cellule de crise et de l’exécution et de la coordination des décisions de ladite Cellule 25 .

vii) Talic était Commandant du 5e Corps/1er Corps de la Krajina, qui était déployé dans la RAK à l’intérieur ou à proximité de zones majoritairement peuplées de Musulmans de Bosnie et de Croates de Bosnie 26 . Il avait le pouvoir de diriger et de contrôler les actions de toutes les forces affectées au 5e Corps/1er Corps de la Krajina ou basées dans la zone relevant de sa responsabilité, et tous les plans d’engagement d’unités et d’attaque devaient être préalablement approuvés par lui. Les troupes placées sous son commandement ont pris part aux crimes dont les deux accusés sont tenus responsables 27 . Toute activité ou action significative des forces placées sous son commandement était subordonnée à son approbation ou à son consentement et il avait le pouvoir de punir les membres de ces unités pour tout crime qu’ils auraient commis 28 . En outre (dans des municipalités comme Prijedor et Sanski Most à l’intérieur de la RAK), il avait le pouvoir de diriger et de contrôler les actions des unités de défense territoriale, de la police et des forces paramilitaires 29 , qui étaient directement responsables des événements qui s’y produisaient 30 .

viii) Talic et Brdjanin étaient membres de la Cellule de crise de la RAK 31 et, à ce titre, ils ont participé, individuellement ou de concert, aux opérations liées à la conduite des hostilités et à la destruction des communautés musulmanes et croates de Bosnie vivant dans la zone de la RAK. La Cellule de crise de la RAK était un organe collectif chargé de coordonner et de mettre en oeuvre le plan global consistant à s’assurer le contrôle de la zone de la RAK et d’y effectuer un «nettoyage ethnique». Après la dissolution de la Cellule de crise de la RAK, Brdjanin et Talic ont poursuivi la mise en oeuvre de ce plan global 32 .

IV. Les arguments

5. À l’appui de son argument selon lequel une jonction d’instances ne se justifie pas, Talic a fait valoir que Brdjanin est présenté comme un civil et un politique ayant de larges pouvoirs dans ces deux domaines, qui n’a exercé aucune fonction de commandement ou de «subordination» par rapport à Talic, alors que Talic, quant à lui, est présenté uniquement comme un militaire et, à ce titre, soumis à la hiérarchie militaire. Le seul lien existant entre eux serait leur appartenance à la Cellule de crise. Il est avancé que ni l’acte d’accusation ni les éléments justificatifs joints à l’acte d’accusation ne démontrent la participation de Talic à la Cellule de crise, et encore moins une action commune avec Brdjanin. Les éléments justificatifs établiraient, dit-on, que les actions des organes civils et militaires n’étaient pas coordonnées (comme il est allégué dans l’acte d’accusation) car, pour de «multiples raisons», la communication entre ces deux types d’organes était quasi inexistante 33 .

6. Dans sa réponse à la Requête («Réponse»), l’Accusation reconnaît que Brdjanin et Talic ont chacun joué un rôle différent dans l’exécution du plan global pour créer un nouveau territoire serbe. Elle fait cependant remarquer que les éléments de preuve relatifs aux événements spécifiques qui engagent la responsabilité pénale conjointe des deux coaccusés sont les mêmes en ce qui concerne les chefs d’accusation retenus contre chacun d’eux, que tous deux sont accusés des mêmes crimes et que tous les crimes ont été commis durant la même opération. Elle soutient également que les éléments justificatifs démontrent un lien d’autorité enter la Cellule de crise et l’armée et cite un passage tiré d’un procès-verbal d’une Cellule de crise (qui n’est pas la Cellule de crise de la RAK), qui dit que :

La relation entre les autorités militaires et les autorités civiles devraient être telles que l’armée exécute les ordres des autorités civiles, celles-ci n’intervenant pas dans le mode d’exécution de ces ordres.

L’Accusation dit que les éléments justificatifs prouvent que les deux accusés ont eu des réunions à dix reprises au moins 34 .

7. Après un retard inexpliqué, Talic a demandé l’autorisation de déposer une réplique à la Réponse du Procureur 35 . Bien que certains des points qu’il souhaitait soulever dans la Réplique n’étaient pas , à proprement parler, des points sujets à réplique et qu’ils auraient dû être soulevés dans la Requête, la Chambre de première instance a fait droit à la demande d’autorisation de réplique. Elle suggère cependant de se limiter dans la Réplique aux points qui ont trait aux questions soulevées dans la Réponse de l’Accusation dont il a déjà été question dans la présente Décision. La Réplique n’exige pas de duplique de l’Accusation .

8. Talic indique que tous les Serbes qui ont à répondre de crimes devant ce Tribunal sont accusés d’avoir participé à la création de la Grande Serbie, mais qu’ils ne sont pas tous accusés des mêmes infractions 36 . Il fait remarquer ensuite que parmi les éléments justificatifs sur lesquels l’Accusation se fonde pour établir un lien d’autorité entre la Cellule de crise et l’armée, le procès verbal qui a été cité provient d’une Cellule de crise qui n’appartient pas à sa zone de commandement et que le document faisant état d’une réunion entre Brdjanin et lui-même n’a été fourni que dans une version expurgée et que, par conséquent, il ne saurait servir de moyen de preuve 37 .

9. Pour étayer son argument selon lequel une disjonction est nécessaire pour éviter tout conflit d’intérêts de nature à causer un préjudice grave et que seul un procès séparé permettra une bonne administration de la justice, Talic a fait valoir qu’il risque d’être privé de droits qu’il aurait s’il était jugé séparément.

10. Il est avancé que comme les délais de dépôt des requêtes, des réponses aux requêtes et des demandes d’autorisation d’interjeter appel diffèrent pour chacun des accusés 38 , Brdjanin dépose toujours ses documents avant Talic et la Chambre de première instance rend les ordonnances et les décisions concernant les deux accusés sans que Talic ait eu «la possibilité d’exercer ses droits de réponse» 39 . C’est le seul droit auquel il est fait expressément référence dans la présente Requête, même si c’est le pluriel qui est utilisé («droits»), et que le droit qui lui aurait été refusé du fait des différents délais est introduit et se termine par l’adverbe « notamment».

11. Cependant, à l’appui d’une requête déposée antérieurement par Talic aux fins de disjonction d’instance au regard de l’acte d’accusation original, il était avancé que la défense de chacun des accusés serait «totalement différente» et que chaque accusé «a une approche fondamentalement différente dans la conduite de sa défense » 40 . L’attention était attirée sur des déclarations faites pour le compte de Brdjanin dans une requête aux fins de rejeter l’acte d’accusation original qui, suggérait-on, démontraient que Brdjanin tenait Talic pour seul responsable de certains événements ; et l’argument était avancé pour le compte de Talic qu’en étant jugé avec Brdjanin, il courait le risque d’être incriminé par «une personne ayant un intérêt personnel en la matière» allant ainsi à l’encontre de l’intérêt de la justice au sens de l’article 82 B) 41 .

12. La Chambre de première instance a donc considéré que Talic, dans sa présente requête, affirme également qu’une jonction d’instances le priverait à la fois du droit d’être jugé sans que son coaccusé n’apporte des éléments de preuve qui l’incriminent et (peut-être) du droit qu’il a de pouvoir, sans crainte d’être contredit, blâmer Brdjanin et d’autres pour les ordres que l’Accusation aurait prouvé qu’il aurait exécutés – non pour échapper à la responsabilité pénale, mais pour diminuer la peine , en application de l’article 7 4) du Statut du Tribunal.

13. Dans sa Réponse, l’Accusation fait valoir que l’argument de Talic selon lequel une jonction d’instances le priverait des droits qui lui reviendraient s’il était jugé séparément est dépourvu de fondement. Quant à son grief selon lequel son droit de réponse lui est refusé en raison des différents délais pour le dépôt des documents , l’Accusation fait remarquer que Talic a une fois déposé une demande d’autorisation d’interjeter appel sans attendre la version en français de la décision contestée et qu’une autre fois, il a déposé une réponse à une requête de l’Accusation sans attendre la version en français de ladite requête. De toute façon, l’Accusation soutient que le droit qu’a Talic de répondre à une requête déposée par Brdjanin n’est pas automatique, et que s’il souhaite répondre à un point figurant dans une réponse de Brdjanin à une requête de l’Accusation, il peut toujours en demander l’autorisation 42 .

14. Talic réplique en donnant comme exemple de ce type de préjudice qu’il dit avoir subi une ordonnance relative à une requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection qui avait été rendue avant qu’il ait pu déposer sa réponse à la requête et qui serait opposable tant à Brdjanin qu’à lui-même 43 .

15. L’Accusation dit qu’une disjonction d’instance ne servirait pas les intérêts de la justice, en raison de la possibilité que dans un procès conjoint, Brdjanin et Talic se rejettent mutuellement la responsabilité des infractions 44 . Selon l’Accusation, l’importance d’une jonction d’instances ne réside pas seulement dans une économie de temps et d’argent, elle touche également à l’intérêt public qu’il n’y ait pas d’incohérence dans les verdicts et dans ce qu’il est souhaitable de rendre un même verdict et de réserver le même traitement à ceux à qui l’on reproche la même infraction 45 .

16. Talic a répondu que cet argument illustre parfaitement sa crainte que l’éventuelle culpabilité de l’un des accusés puisse être automatiquement imputée à l’autre et que la responsabilité de chaque accusé doit être appréciée individuellement sur la base de ses propres actes et non à la lumière des actes commis par l’autre 46 .

17. L’Accusation dit également que si une disjonction d’instance est ordonnée, le procès de l’un des deux accusés sera retardé, ce qui portera atteinte au droit de l’accusé à un jugement équitable et rapide 47 . Talic réplique que l’équité de son procès prévaut sur sa rapidité 48 .

V. Examen et conclusions

18. Le premier point de contestation, bien qu’il ne soit pas aussi clairement exprimé , porte sur le bien-fondé d’avoir établi un acte d’accusation joint contre les accusés en application de l’article 48 du Règlement qui dispose :

Des personnes accusées d’une même infraction ou d’infractions différentes commises à l’occasion de la même opération peuvent être mises en accusation et jugées ensemble .

Les deux accusés sont inculpés des mêmes crimes. L’Accusation ajoute que ces crimes ont été commis durant la même opération.

19. Le terme «opération» figure également à l’article 49 du Règlement qui prévoit que plusieurs infractions peuvent faire l’objet d’un seul et même acte d’accusation si les actes incriminés ont été commis à l’occasion de la même opération et par le même accusé. L’article 2 du Règlement le définit comme un certain nombre d’actions ou d’omissions survenant à l’occasion d’un seul événement ou de plusieurs, en un seul endroit ou en plusieurs, et faisant partie d’un plan, d’une stratégie ou d’un dessein commun.

20. La Chambre d’appel a approuvé une jonction de chefs d’accusation en application de l’article 49 du Règlement au motif «qu’ils ont trait, en substance, à la même campagne de destruction, aux mêmes personnes, à la même période et à la même région . [...] Il n’est pas nécessaire que tous les faits soient identiques» 49 . Dans une autre affaire portant sur la disposition qui équivaut dans le Règlement de procédure et de preuve du Rwanda à celle de notre article 49, cette déclaration a été qualifiée par la Chambre d’appel d’exemple de la jurisprudence de ce tribunal qui justifie une jonction des chefs d’accusation et a ajouté que «l’intérêt général et le principe d’économie judiciaire requièrent que des crimes conjoints soient jugés ensemble dans la mesure du possible» 50 La Chambre de première instance estime que ces déclarations intéressent également la question soulevée ici s’agissant de l’article 48 du Règlement de ce Tribunal. Dans une troisième affaire, une Chambre de première instance a conclu, s’agissant de l’article 48 du Règlement :

Pour justifier la jonction d’instances [en application de l’article 48 du Règlement] , il faut prouver que (a) il y avait un plan ou un dessein commun et (b) que les accusés ont commis des crimes dans le cadre de ce plan. Peu importe le rôle joué par un accusé en particulier dès lors qu’il a participé à un plan commun. Il n’est pas nécessaire de prouver un complot entre les accusés dans le sens d’une coordination ou d’un accord direct. L’opération visée à l’article 48 du Règlement ne reflète pas le droit applicable en matière de complot dans certaines législations internes . Le fait que des éléments de preuve relatifs à un seul accusé (et pas à un autre ) seront apportés est une caractéristique fréquente des procès communs. Sur la base des conclusions et des allégations figurant dans l’acte d’accusation, la Chambre de première instance est d’avis que cela ne portera pas en soi un préjudice grave [à l’accusé ayant demandé une disjonction d’instances]. [... L]a Chambre de première instance estime qu’il est dans l’intérêt de la justice, notamment de l’économie judiciaire dans l’administration de la justice en application du Statut du Tribunal , que ces accusés, qui sont inculpés pour des crimes ayant été commis dans le cadre d’une même ligne d’actions, soient jugés conjointement 51 .

Dans une quatrième affaire, concernant les articles 48 et 82 du Règlement, une Chambre de première instance n’a pas jugé que le fait que l’Accusé appartenait aux forces militaires alors que ses coaccusés faisaient partie des autorités civiles pouvait donner lieu à un conflit d’intérêts au sens de l’article 82 B) 52 .

21. En l’espèce, le dossier contre les deux accusés affirme clairement l’existence d’une campagne (pour l’exécution de laquelle la responsabilité pénale des deux accusés est engagée), mise en œuvre par les mêmes personnes contre les mêmes populations , pendant une seule période et dans une même région. La Chambre de première instance est convaincue qu’en application de l’article 48 du Règlement, il convenait de les inculper ensemble. La question demeure néanmoins de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, il convient de les juger conjointement. La Chambre de première instance se penche donc sur les points soulevés par Talic à l’appui de son allégation selon laquelle des procès séparés sont nécessaires pour éviter tout conflit d’intérêts qui pourrait causer un préjudice grave et que seule la disjonction des procès garantirait une bonne administration de la justice.

22. Le fait que Talic conteste plusieurs affirmations de l’acte d’accusation concernant sa participation à la Cellule de crise et ses rapports avec Brdjanin, en raison de l’absence prétendue de tout élément de preuve dans les éléments justificatifs n’est pas pertinent ici. Sous réserve que l’accusé soit informé de la nature des charges à son encontre et sous réserve que l’Accusation se soit acquittée de son obligation de communication en application des articles 66 à 68, les éléments de preuve que l’Accusation peut présenter au procès sont limités par les allégations contenues dans l’acte d’accusation et non par celles présentes dans les éléments justificatifs. Dans le cadre de la présente demande, il convient donc d’examiner les allégations contenues dans l’acte d’accusation et la Chambre ne juge pas nécessaire de résoudre le litige entre les parties portant sur les faits qu’établissent les éléments justificatifs.

23. Le fait que les deux accusés aient joué des rôles différents dans la hiérarchie du commandement (voire dans différentes hiérarchies de commandement) n’importe pas , comme le montre clairement la jurisprudence du Tribunal.

24. Talic a objecté que ni les témoins ni les documents à charge ne seront les mêmes pour chacun des accusés, ce qui n’est que marginalement vrai. La majeure partie des éléments de preuve présentés au procès viseront à établir des événements particuliers (ou les actions des unités de l’armée, paramilitaires, de la défense territoriale et de la police) au titre desquels la responsabilité pénale des deux accusés est engagée. Rien ne permet de penser que ces événements ne seront pas contestés. Même si différents témoins et différents documents peuvent être nécessaires pour établir les rôles différents qu’aurait joué chacun des accusés, dans les circonstances de l’affaire, telles que présentées dans la demande, les éléments de preuve n’intéressant que l’un d’entre eux ne semblent pas devoir causer un préjudice grave à l’autre.

25. La Chambre estime qu’aucun véritable préjudice ne peut découler des dates limites différentes prévues pour le dépôt des réponses aux requêtes. À la demande de Talic 53 , l’Ordonnance relative au dépôt des requêtes a été modifiée de manière à ce que le délai de dépôt d’une requête commence à courir à compter de la date de réception de la traduction de la requête dans la langue officielle dans laquelle la partie destinataire a déposé ses écritures en l’espèce 54 . De ce fait, lorsque l’Accusation dépose une requête en anglais, le délai de dépôt d’une réponse commence à courir pour Brdjanin, qui dépose ses écritures en anglais, à compter de la date de dépôt (chaque document étant transmis par télécopie à son avocat le même jour ) et, pour Talic, qui dépose ses écritures en français, à compter de la date de transmission par télécopie de la traduction française, qui intervient généralement deux ou trois jours après le dépôt de l’original anglais.

26. On peut supposer qu’en général, Brdjanin déposera sa réponse avant que Talic ne le fasse, ce qui signifie pas que Talic se voit refuser la possibilité de répondre aux requêtes de l’Accusation. Il n’a pas été nécessaire jusqu’à présent de trancher une requête de l’Accusation concernant les deux accusés 55 , mais il est à la fois normal et nécessaire pour toute requête d’attendre que toutes les parties intéressées à celle-ci aient eu la possibilité d’y répondre avant qu’une décision soit prise. Il est donc impossible que la Chambre prenne une décision concernant Brdjanin et Talic sans que ce dernier ait eu la possibilité d’exercer son droit de réponse.

27. Talic prétend que cela s’est déjà passé, mais l’exemple qu’il donne est erroné . L’Ordonnance en question était une ordonnance portant calendrier 56 . Elle ne tranchait pas la requête de l’Accusation mais se contentait de lui ordonner de préciser les raisons pour lesquelles elle demandait certaines mesures de protection avant de prendre une décision. Vis-à-vis des accusés, cette ordonnance avait pour seul effet de les aider à déposer des réponses précises à la requête. Elle ne les liait aucunement.

28. S’il arrivait que Talic ne reçoive pas la traduction en français d’une réponse de Brdjanin avant qu’il dépose la sienne et s’il découvrait à réception de ladite traduction qu’une conclusion de Brdjanin lui est préjudiciable, il aurait toujours la possibilité de demander l'autorisation d’y répondre. Il serait alors tenu de déposer ensemble la réponse et la demande d’autorisation de la déposer 57 . S’il s’inquiète de ce qu’une décision puisse être prise entre temps, il lui suffit de contacter le Juriste hors classe de la Chambre pour l’informer de son intention de déposer une demande à cet effet. Cette situation ne devrait se produire que très rarement et elle ne peut être due aux différences de délais. En effet, c’est un type de situation qui peut se produire dans toutes les affaires visant deux accusés . Il est impossible qu’un préjudice grave, tel qu’envisagé à l’article 82 B), en découle.

29. La Chambre de première instance ne pense pas non plus qu’un préjudice grave puisse découler de l’éventualité que Brdjanin incrimine Talic ou que Talic ne puisse , sans crainte d’être contredit, blâmer Brdjanin ou d’autres pour les ordres dont l’Accusation pourrait établir qu’il les a suivis. Une jonction d’instances ne signifie pas nécessairement une défense conjointe et, bien entendu, il est toujours possible que chaque accusé cherche à reporter le blâme sur l’autre. Dans ce cas, la Chambre de première instance reste très consciente de «l’intérêt personnel» de chacun des accusés. Tout préjudice qui découlerait pour l’un des accusés de la privation du «droit», auquel prétend Talic en l’espèce, à être jugé sans que son coaccusé témoigne contre lui ne fait pas partie de la catégorie des préjudices graves visés par l’article 82 C). Selon la Chambre on peut certes imaginer que, dans certains cas, le conflit soit tel qu’une instance jointe serait injuste pour l’un des accusés, mais il faudrait pour cela réunir des circonstances extraordinaires. La Chambre n’est pas convaincue que ce soit le cas en l’espèce.

30. La Chambre de première instance considère qu’il serait contraire aux intérêts de la justice d’ordonner une disjonction d’instance qui ferait que seule la moitié du tableau d’ensemble serait présentée dans chacun des procès. Si, par exemple, Brdjanin tente de blâmer Talic (et la Chambre n’est nullement persuadée qu’il s’agit là du but poursuivi par Brdjanin dans sa requête aux fins de rejeter l’acte d’accusation initial), l’intérêt de la justice commande que Talic puisse témoigner pour réfuter cette tentative. De même, il est dans l’intérêt de la justice que Brdjanin puisse témoigner pour réfuter toute tentative de Talic de faire porter le blâme sur lui . Encore une fois, la Chambre de première instance sera très consciente de «l’intérêt personnel» de chacun des accusés en l’espèce.

31. En outre, garantir la cohérence des jugements est d’un intérêt public fondamental . Rien ne serait plus contraire à la recherche de la justice que de parvenir à des conclusions différentes dans le cas de procès séparés qui porteraient sur les mêmes faits. Le seul moyen sûr d’obtenir une telle cohérence consiste en ce que la même Chambre de première instance juge les deux accusés en se fondant sur les mêmes éléments de preuve - sauf si (comme l’exige l’article 82 B)) il existe un conflit d’intérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé ou pour sauvegarder l’intérêt de la justice. Talic n’a prouvé l’existence d’aucune de ces deux conditions en l’espèce .

32. Tant l’idée, avancée par Talic, qu’il pourrait être automatiquement reconnu coupable si Brdjanin l’est, que l’affirmation que la responsabilité de chacun d’eux doit être évaluée individuellement ignorent le fait que les procès engagés devant ce Tribunal sont conduits par des juges professionnels qui sont nécessairement en mesure de déterminer la part individuelle de responsabilité de chacun des accusés et qui respectent l’obligation que leur fait le Statut de garantir que les droits de chacun des accusés sont respectés. Il est surprenant qu’une telle idée soit exprimée ou même que l’on ait pu juger nécessaire de le faire.

33. La Chambre de première instance accueille l’argument de Talic selon lequel il ne convient pas d’opposer comme argument à sa demande de disjonction d’instance que son procès prendra du retard si la disjonction est prononcée, dans le cas où il est prêt à accepter ce délai afin d’être jugé équitablement. Toutefois, la Chambre de première instance juge qu’une instance conjointe ne peut lui être préjudiciable .

34. Il convient donc de rejeter la demande de disjonction d’instance déposée par Talic s’agissant de l’acte d’accusation modifié.

VI. La précédente requête aux fins de disjonction d’instance

35. Il n’a pas été statué sur la précédente requête aux fins de disjonction d’instance présentée par Talic portant sur l’acte d’accusation initial. Dans sa dernière requête , Talic déclare qu’elle est «devenue sans objet» 58 . Cependant, il n’est pas indiqué de laisser une requête en suspens dans le dossier 59 . Si elle avait été maintenue, la première requête aurait été rejetée pour les motifs exposés dans la présente décision . Il convient donc de la rejeter également.

VII. Dispositif

36. Par ces motifs, la Chambre de première instance

i) rejette la Requête aux fins de disjonction d’instance déposée le 14 octobre 1999 et

ii) rejette la Requête aux fins de disjonction d’instance déposée le 9 février 2000 .

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Fait le 9 mars 2000
La Haye, Pays-Bas.

Le Président de la Chambre de première instance
(signé)
Juge David Hunt

[Sceau du Tribunal]


1 - Chef d’accusation 1, article 4 3) a) du Statut du Tribunal.
2 - Chef d’accusation 2, article 4 3) e).
3 - Chef d’accusation 3, article 5 h).
4 - Chef d’accusation 4, article 5 b).
5 - Chef d’accusation 8, article 5 d).
6 - Chef d’accusation 9, article 5 i).
7 - Chef d’accusation 6, article 5 f).
8 - Chef d’accusation 7, article 2 b).
9 - Chef d’accusation 5, article 2 a).
10 - Chef d’accusation 10, article 2 d).
11 - Chef d’accusation 11, article 3 b).
12 - Chef d’accusation 12, article 3 d).
13 - Acte d’accusation modifié, par. 25. Comparer avec Le Procureur c/ Krnojelac, affaire IT-97-25-PT, Décision relative à l’exception préjudicielle pour vices de forme de l’acte d’accusation modifié, 11 février 2000, par. 18, 59 et 60.
14 - Requête aux fins de disjonction d’instance, 9 février 2000 («la Requête»).
15 - Requête, p. 4.
16 - Ibid., par 7.
17 - Acte d’accusation modifié, par. 6.
18 - Ibid, par. 7.
19 - Ibid, par. 8.
20 - Ibid, par 16.
21 - Ibid, par. 16.
22 - Ibid, par. 8.
23 - Ibid, par. 22.
24 - Ibid, par. 14 et 19. Les diverses Cellules de crise ont été rebaptisées Présidences de guerre, puis Commissions de guerre, mais on a continué à parler de Cellules de crise : ibid, par. 15.
25 - Ibid, par. 19.
26 - Ibid, par. 11 et 20.
27 - Ibid, par. 20.
28 - Ibid, par. 20 et 21.
29 - Ibid, par. 21.
30 - Ibid, par. 16.
31 - Ibid, par. 18.
32 - Ibid, par. 23.
33 - Requête, p. 4.
34 - Réponse de l’Accusation à la Requête aux fins de disjonction d’instance déposée par les conseils de l’accusé Momir Talic, 22 février 2000, («Réponse»), par. 4 à 8.
35 - Demande d’autorisation de réplique et réplique à la réponse du Procureur du 22 février 2000, 6 mars 2000 («Réplique»).
36 - Réplique, par. 1.
37 - Ibid, par. 2.
38 - Ce postulat semble se fonder sur l’Ordonnance complémentaire relative au dépôt des requêtes, 31 août 1999 (telle que modifiée par la Décision relative à la Requête aux fins de traduction des documents de procédure en français, 16 décembre 1999), qui stipule que le délai imparti pour le dépôt d’une réponse à une requête ne commence à courir qu’à la réception d’une traduction de la requête dans la langue de travail dans laquelle la partie a déposé ses documents en l’espèce. Cette Ordonnance n’allonge toutefois pas les délais de dépôts des requêtes ou des demandes d’autorisation de réplique.
39 - Requête, p. 4.
40 - Requête aux fins de disjonction d’instances, 14 octobre 1999 («Requête précédente»), par. 5.
41 - Ibid, par. 6, faisant référence à la Requête aux fins de rejeter l’acte d’accusation (déposée pour Brdjanin), 31 août 1999, et, apparemment, à ses paragraphes 11 à 15.
42 - Réponse, par. 19 et 20.
43 - Réplique, par. 6.
44 - Réponse, par. 13.
45 - Ibid, par. 12.
46 - Réplique, par. 4.
47 - Réponse, par. 9.
48 - Réplique, par. 3.
49 - Le Procureur c/ Kovacevic, Affaire IT-97-24-AR73, Arrêt motivant l’ordonnance rendue le 29 mai 1998 par la Chambre d’appel, 2 juillet 1998, Opinion individuelle de M. le Juge Mohamed Shahabuddeen, p. 3. La Décision elle-même n’examinait pas la signification du terme «opération» (mais uniquement des effets qu’aurait le retard provoqué par l’ajout de nouveaux chefs). Toutefois, son raisonnement ne contredisait pas celui du juge Shahabuddeen.
50 - Anatole Nsengiyumva c/ Le Procureur, Affaire n° IT-96-12-A, Joint and Separate Opinion of Judge McDonald and Judge Vohrah, p. 12 [Traduction non officielle].
51 - Le Procureur c/ Kordic et Cerkez, affaire n° IT-95-14/2-P-T, Décision relative à la demande de l’accusé Mario Cerkez aux fins d’un procès séparé, 7 décembre 1998, par. 10 et 11. Dans cette affaire, Dario Kordic était inculpé en tant que dirigeant politique et militaire de haut rang, alors que Mario Cerkez l’était simplement en tant que commandant de brigade du HVO dans une seule municipalité et ne prenant que des décisions opérationnelles locales et de faible envergure (par. 4).
52 - Le Procureur c/ Simic, affaire n° IT-95-9-PT, Décision sur la Requête aux fins de disjonction d’instances de Simo Zaric, p. 2 et 4.
53 - Requête aux fins de traduction des documents de procédure en français, 29 octobre 1999.
54 - Cf. supra, note de bas de page n° 35.
55 - La seule requête de l’Accusation qui concerne les deux accusés, la Requête aux fins de mesures de protection, ne sera pas tranchée avant d’avoir entendu les arguments des parties.
56 - Ordonnance portant calendrier relative à la Requête confidentielle aux fins de mesures de protection déposée le 10 janvier 2000 par l’Accusation, 27 janvier 2000.
57 - Talic a déjà suivi cette procédure comme il convient en demandant l’autorisation de déposer une réplique : Décision relative aux requêtes de Momir Talic (1) aux fins de rejeter l’acte d’accusation, (2) de mise en liberté et (3) d’autorisation de déposer une réplique à la réponse de l’Accusation à la requête aux fins de mise en liberté, 1er février 2000, par. 17.
58 - Requête, par. 2.
59 - Décision relative aux requêtes de Momir Talic (1) aux fins de rejeter l’acte d’accusation, (2) de mise en liberté et (3) d’autorisation de déposer une réplique à la réponse de l’Accusation à la requête aux fins de mise en liberté, 1er février 2000, par. 10.