Affaire n o IT-99-36-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Carmel Agius, Président
Mme le Juge Ivana Janu
Mme le Juge Chikako Taya

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
7 juin 2002

LE PROCUREUR

C/

RADOSLAV BRDJANIN
et
MOMIR TALIC

________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE AUX FINS D’ANNULATION D’UNE INJONCTION À COMPARAÎTRE CONFIDENTIELLE

________________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Joanna Korner
M. Andrew Cayley

Le Conseil de la Défense :

MM. John Ackerman et Milan Trbojevic pour Radoslav Brdjanin
M. Slobodan Zecevic et Mme Natacha Fauveau-Ivanovic pour Momir Talic

Le Conseil de Jonathan Randal :

MM. Geoffrey Robertson et Steven Powles

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II (la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie des « Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’injonction à comparaître confidentielle datée du 29 janvier 2002 » déposées le 8 mai 2002 (la « Requête »).

I. INTRODUCTION

1. Le 21 janvier 2002, pendant la conférence préalable au procès, le Bureau du Procureur (« l’Accusation ») a demandé le versement au dossier d’un article écrit par M. Jonathan Randal, journaliste (« M. Randal »)1. Ledit article (« l’article de M. Randal ») paru dans le Washington Post du 11 février 1993 reprend des propos attribués à l’accusé Radoslav Brdanin (« Brdanin  ») concernant la situation désespérée de la population non serbe de Banja Luka et des environs. L’Accusation a indiqué que contact avait été pris avec M. Randal dont elle avait déjà recueilli une déclaration écrite, et qu’il refusait de comparaître au procès en raison de son statut de journaliste2. La Défense de Brdanin s’est opposée à l’admission de l’article de M. Randal et de sa déclaration écrite, et a indiqué qu’elle demanderait à procéder au contre–interrogatoire de M. Randal si ces pièces étaient admises3. À l’audience du 28 janvier 2002, l’Accusation a donc demandé à la Chambre de décerner à M. Randal une injonction de témoigner4.

2. Le 29 janvier 2002, en application de l’article 54 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »), la Chambre a décerné une injonction à comparaître confidentielle à M. Randal (« l’injonction à comparaître »)5.

3. Le 26 février 2002, l’Accusation a prié la Défense de Brdanin de renoncer à la comparution du journaliste en vue d’un contre-interrogatoire au motif que M. Randal entendait demander l’annulation de l’injonction à comparaître en faisant valoir qu’il avait interviewé l’accusé Brdanin en compagnie d’un autre journaliste (« X  ») lequel assurait l’interprétation6. Brdanin a répondu qu’il estimait que X avait fait preuve d’hostilité à son égard et qu’en conséquence, les propos qui lui étaient attribués dans l’article de M.  Randal ne correspondaient pas à ce qu’il avait dit lors de l’interview.

4. À l’audience du 28 février 2002 et du 1er mars 2002, les parties se sont de nouveau exprimées sur la recevabilité de l’article de M. Randal et de son témoignage. La Défense de Brdanin s’était opposée par avance à ce qu’un article de presse soit admis au dossier pour prouver un fait litigieux7. Elle avait en outre affirmé que l’article de M. Randal n’était pas recevable en raison de son manque de pertinence, dans la mesure où il reprenait des déclarations qu’aurait faites l’accusé en dehors de la période correspondante à la version corrigée du quatrième acte d’accusation déposée par le Procureur (« l’Acte d’accusation »)8. Du reste, soulignait-elle, si quelqu’un devait témoigner devant la Chambre de première instance à propos de l’interview accordée par Brdanin, c’était à X de le faire9. Avant cela, l’Accusation avait reconnu que la meilleure solution serait d’obtenir directement le témoignage de X, tout en déplorant le refus de ce dernier de témoigner en dépit des efforts déployés pour le convaincre10. Elle a par ailleurs concédé que l’interview avec Brdanin n’avait pas eu lieu pendant la période visée par l’Acte d’accusation, mais a affirmé que cette interview permettait de démontrer que Brdanin avait l’intention de débarasser le territoire de la population non serbe, ce qui, selon elle, correspondait à l’intention délictueuse des crimes mis à sa charge11. L’Accusation a enfin fait valoir que la situation de M. Randal et de X n’était pas différente de celle « de l’enquêteur se trouvant face à un témoin et recueillant sa déclaration par l’intermédiaire d’un interprète » et que, partant, cette question concernait le poids à accorder à l’article de M. Randal et à son témoignage, et non leur recevabilité12.

5. Après avoir examiné les arguments des parties, la Chambre de première instance a rendu oralement sa décision, admettant au dossier l’article de M. Randal et sa déclaration écrite. Elle a estimé que le témoignage de M. Randal à propos de l’interview de Brdanin était pertinent car, à première vue, il « pourrait apporter des éclaircissements éventuellement sur la mens rea, sur l'intention délictueuse éventuelle de l'accusé en 1992, d’avril à décembre »13. Elle a motivé sa décision en indiquant que si la déposition de M. Randal révélait que les propos confiés à X ou à lui-même portaient exclusivement sur des faits survenus en dehors de la période visée par l’Acte d’accusation, son témoignage serait exclu 14. Elle s’est déclarée prête à protéger les journalistes et la confidentialité de leurs sources15, et a précisé que pour parvenir à sa décision, elle avait tenu compte du fait que dans sa déclaration au Bureau du Procureur, M. Randal avait affirmé que s’il était contraint de témoigner, il serait en mesure d’apporter la confirmation de l’authenticité et de l’exactitude des citations attribuées à Brdanin16. Elle a en outre pris en considération le fait que M. Randal, comme semblait l’indiquer sa déclaration au Bureau du Procureur, pourrait témoigner d’éléments autres que des seuls propos relayés par X, et notamment du comportement de Brdanin pendant l’interview17. Enfin, la Chambre s’est déclarée consciente qu’en l’absence du témoignage de X, elle risquait d’être placée dans la situation où, ayant entendu M. Randal, elle pourrait en conclure que compte tenu des circonstances de l’interview avec Brdanin, elle n’accorderait aucun poids à l’article du journaliste et à son témoignage18.

6. Le 18 mars 2002, la Chambre de première instance siégeant à huis clos a autorisé l’Accusation à communiquer à M. Randal les extraits pertinents des comptes rendus des audiences à huis clos et à huis clos partiel pendant lesquelles la question avait été abordée, sous réserve qu’il s’engage à ne pas les communiquer à des tiers 19.

7. M. Randal a déposé la Requête le 8 mai 2002. L’Accusation y a répondu en déposant le 9 mai 2002, à titre confidentiel, la « Réponse de l’Accusation aux "Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’injonction à comparaître datée du 29 janvier 2002" » (la « Réponse de l’Accusation »). La Chambre de première instance a entendu le 10 mai 2002, l’exposé des arguments de M. Randal ainsi que la réponse de l’Accusation à ceux–ci.

II. ARGUMENTS DES PARTIES

8. M. Randal soutient que l’injonction n’aurait pas dû être décernée, compte tenu tant du droit que des faits présentés aux juges, et, en tout état de cause, qu’il conviendrait désormais de l’annuler20.

9. Il ne conteste pas le pouvoir intrinsèque du Tribunal à demander la comparution d’un témoin par voie d’injonction ou de citation à comparaître. Toutefois, il soutient que ce pouvoir prévu à l’article 54 du Règlement n’est pas absolu et que certaines considérations de politique générale justifient de le restreindre, comme par exemple la nécessité de préserver la confidentialité des communications entre un avocat et son client, inscrite à l’article 97 du Règlement21. Il se fonde en cela sur la jurisprudence du Tribunal, qui reconnaît que certaines catégories de personnes telles les responsables officiels des États, les employés du CICR, les fonctionnaires du Tribunal et le commandant en chef de la FORPRONU, ne peuvent être forcées à témoigner devant le Tribunal22.

10. M. Randal soutient donc que le pouvoir de décerner des injonctions doit tenir compte de la protection, reconnue d’intérêt public, dont bénéficient, entre autres, les journalistes, que par principe, le Tribunal devrait se garder de contraindre à témoigner23. Il fait valoir en outre que la règle 73 du Règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale (le « Règlement de la CPI ») n’exclut pas que les journalistes puissent jouir d’un statut protégé24.

11. M. Randal est d’avis que l’intérêt public, servi par l’immunité des journalistes, réside dans les « avantages considérables » dont bénéficie la justice pénale internationale. Ces avantages découlent de la présence des journalistes dans les zones de guerre, qui sert notamment à fournir au monde des informations importantes au sujet de conflits internationaux, à alerter l’opinion publique quant à la commission de crimes de guerre, et à apporter des éléments de preuve permettant aux procureurs de lancer des enquêtes pouvant aboutir à l’arrestation de criminels de guerre25. Ces avantages seraient amoindris si des journalistes étaient régulièrement contraints à comparaître devant des tribunaux pénaux internationaux pour témoigner contre des individus qu’ils ont été autorisés à observer ou interviewer. Selon M. Randal, les conséquences de la généralisation des comparutions forcées seraient les suivantes  : premièrement, l’indépendance des journalistes en souffrirait et ceux-ci parviendraient moins fréquemment à obtenir des interviews de responsables exerçant des fonctions de commandement, tout particulièrement dans les zones en guerre ; deuxièmement, l’ensemble des journalistes, ainsi que leurs informateurs, seraient exposés à des risques et des dangers accrus, ce qui aurait pour conséquence ultime le tarissement progressif des informations fournies par les correspondants de guerre (et notamment des informations concernant d’éventuels crimes contre l’humanité)26.

12. Pour éviter ces conséquences fâcheuses, M. Randal plaide en faveur d’une immunité relative qui dispenserait, dans certaines limites, les journalistes de témoigner sur leur travail d’investigation27. Il ne revendique pas l’immunité absolue28, mais demande que par principe, les journalistes ne soient pas contraints à témoigner sauf circonstances exceptionnelles29. Dans sa Requête comme pendant son exposé, M. Randal a utilisé sans distinction les termes « intérêt public et immunité relative » et « principe » ou « droit accordé par principe »30. Selon lui, l’exercice du pouvoir discrétionnaire judiciaire peut conduire à des situations dangereuses31. À l’audience, il a clairement dit que l’immunité ou le principe qu’il revendiquait ne s’appliquait « qu’au travail des journalistes dans les zones de guerre », et que les journalistes continueraient à pouvoir comparaître volontairement32.

13. Pour convaincre la Chambre de la nécessité de reconnaître une immunité relative aux journalistes, M. Randal met en avant la protection juridique mise en place en leur faveur, inscrite notamment à l’article 79 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 194933 et à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme34. Il souligne en outre que le rôle indispensable de « chien de garde » joué par la presse a été reconnu par la Cour européenne des droits de l’homme, notamment dans l’affaire Goodwin c/ Royaume-Uni35 et par la Cour interaméricaine des droits de l’homme36. M. Randal fait également valoir que nombre de systèmes juridiques internes accordent aux journalistes une certaine protection et énonce la position adoptée en la matière par les États Unis d’Amérique et le Royaume-Uni, tout en reconnaissant que le Tribunal n’est pas lié par les règles de droit interne régissant l’administration de la preuve37.

14. M. Randal soutient que le Tribunal devrait se garder par principe de contraindre des journalistes à témoigner, à moins que le Procureur « ne satisfasse à plusieurs conditions qui répondent aux considérations de politique générale, notamment celles du caractère nécessaire du témoignage du journaliste et de la valeur de celui-ci  »38. Il définit donc les seuls cas où, selon lui, une injonction à comparaître devrait être décernée à un journaliste par un tribunal pénal international39. Il cite notamment le cas où le tribunal est convaincu que s’il est forcé de témoigner, le journaliste récalcitrant apportera des éléments de preuve admissibles d’une importance capitale pour déterminer l’innocence ou la culpabilité de l’accusé et que luimême, sa famille ou ses informateurs ne seront pas exposés à un danger auquel ils peuvent raisonnablement s’attendre40. Même si cette dernière considération s’applique difficilement à M. Randal, aujourd’hui retraité, il n’en affirme pas moins que compte tenu des conditions énoncées, les éléments de preuve qu’il pourrait fournir à la Chambre ne suffisent pas à le contraindre à témoigner41. Par ailleurs, il soutient que les mesures de protection qui pourraient lui être accordées en tant que témoin ne suffiraient pas à réparer le préjudice causé par sa comparution, sans donner toutefois de motifs convaincants42.

15. Subsidiairement, M. Randal soutient que même si la Chambre n’est pas convaincue qu’il est en droit de bénéficier d’une immunité relative en tant que journaliste ou que par principe, il convient de ne pas le forcer à comparaître, l’injonction devrait être annulée eu égard aux circonstances de l’espèce. De fait, avance-t-il, une procédure contraignante a été entamée et une injonction décernée à un témoin potentiel sans qu’on se demande si elle était nécessaire43. M. Randal fait également valoir que l’Accusation n’a pas affirmé que son témoignage était crucial pour établir la culpabilité de Brdanin et qu’il n’est pas crucial ni même important au regard de la cause de l’Accusation ou de celle de la Défense 44. Par ailleurs, ajoute-t-il, les éléments de preuve qu’il pourrait apporter n’auraient pas la valeur probante requise par l’article 89 C). En effet, outre le fait qu’il ne témoignerait pas de son plein gré, les éléments de preuve qu’il pourrait apporter contre Radoslav Brdanin relèvent du ouï-dire, puisqu’il s’est entretenu avec Brdanin non pas directement mais par l’intermédiaire de X45. En conséquence, « [d]u point de vue de la logique comme de celui du bon sens, le témoignage de M. Randal ne peut permettre d’établir ce que l’accusé a dit que si X […] témoigne aussi »46. Subsidiairement, fait donc valoir M. Randal, l’Accusation ne serait pas en mesure de prouver que son témoignage est si important qu’il justifie la délivrance d’une injonction à comparaître alors qu’elle n’a pas pu obtenir de X qu’il témoigne volontairement et qu’elle n’a pas demandé à la Chambre de première instance de lui décerner une injonction en application de l’article 54 du Règlement.

16. L’Accusation répond que compte tenu des faits de l’espèce et des précédents en la matière, et contrairement à ce qu’affirme M. Randal, il n’existe aucun danger que « des informations importantes pour le public ne soient plus disponibles » et soutient que le privilège revendiqué par M. Randal n’a aucun fondement juridique 47.

17. Par ailleurs, elle fait valoir que M. Randal n’a pas correctement rendu compte de la procédure qui a conduit la Chambre à lui décerner une injonction à comparaître et qu’en outre, les juges ont dûment apprécié la recevabilité de l’article de M.  Randal et de son témoignage pendant les diverses audiences au cours lesquelles la question a été débattue48. L’Accusation s’oppose également à M. Randal lorsqu’il soutient que son témoignage n’aurait aucune valeur probante, affirmant au contraire que les informations contenues dans son article sont au cœur du procès Brdanin49. Elle fait valoir que les circonstances dans lesquelles l’article a été écrit et publié « constituent un indice convaincant de sa fiabilité », que l’on s’attend à ce que les déclarations de Randal proviennent pour l’essentiel non pas de ouï- dire mais de connaissances personnelles, et que son témoignage pourra faire l’objet d’un interrogatoire par les différentes parties et par la Chambre. De surcroît, avance-t-elle, « la Chambre de première instance admet généralement les déclarations des interprètes sans leur enjoindre de témoigner »50. À aucun moment, dans sa réponse ou pendant ses exposés, l’Accusation n’a expliqué pourquoi elle n’avait pas demandé qu’une injonction à comparaître soit décernée à X.

18. L’Accusation réaffirme que M. Randal n’avance aucun précédent justifiant qu’on lui accorde une nouvelle immunité en matière de témoignage51. Selon elle, le requérant n’a pas d’autre argument juridique que celui du principe de liberté d’expression considéré comme jus cogens. Elle doute que la généralisation des comparutions forcées de journalistes puisse réellement entraîner les conséquences prédites par M. Randal et affirme que ses difficultés à avoir accès à des responsables au pouvoir résultent vraisemblablement de la publication de son article, et que « son témoignage devant la Chambre de première instance n’affectera en rien cet accès »52.

19. L’Accusation fait remarquer qu’aucune décision n’a été rendue, ni par ce Tribunal ni par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (« TPIR »)53, sur la question de la prétendue immunité des journalistes. Elle soutient que les exemples tirés de la jurisprudence du Tribunal par M. Randal pour démontrer les limites du pouvoir de ce dernier en matière de comparution forcée ne justifient pas la création de l’immunité revendiquée. Par ailleurs, la confidentialité ne peut être invoquée dans le cas de M. Randal. En effet, nul n’a contesté que l’interview avec Brdanin avait été menée officiellement et sans perspective de confidentialité54, ni que les informations ainsi obtenues avaient ensuite été publiées. En conséquence, d’après l’Accusation, le Règlement de la CPI ne vient nullement appuyer l’immunité revendiquée par le requérant en l’espèce55.

20. Examinant les autres exemples de jurisprudence interne ou internationale invoqués par M. Randal, l’Accusation soutient que le requérant ne peut davantage se fonder sur l’affaire Goodwin puisque cette décision reconnaît la protection des sources journalistiques confidentielles. En l’espèce, l’identité de la source du requérant n’a jamais été en jeu. En effet, elle a été clairement et publiquement identifiée comme étant l’accusé Brdanin. Pour l’Accusation, l’affaire Goodwin montre au contraire que l’immunité revendiquée par M. Randal sort largement du champ d’application de toute immunité reconnue jusqu’à présent aux journalistes 56. En dernier lieu, l’Accusation conteste la pertinence des précédents internes invoqués par M. Randal, et en énonce d’autres issus des jurisprudences des États-Unis et du Royaume-Uni qui, selon elle, rejettent catégoriquement l’immunité revendiquée par le journaliste57.

21. En conséquence, d’après l’Accusation, la question du pouvoir des juges de contraindre les journalistes à témoigner doit être appréciée au cas par cas, en fonction des circonstances de l’espèce, et dépend de facteurs tels que la nature de l’infraction reprochée ou du fait que le témoignage du journaliste porte sur une question cruciale plutôt que sur une question secondaire58. Il appartient dès lors aux juges d’arbitrer dûment des intérêts publics divergents59.

22. Parallèlement, l’Accusation affirme que le droit de l’accusé à interroger ou faire interroger les témoins à charge, et la fonction essentielle du Tribunal consistant à tirer des conclusions factuelles, sont directement en cause60. Elle fait observer que M. Randal est à la retraite, qu’il ne court aucun danger et qu’il lui a déjà fourni une déclaration61. Elle soutient que même si l’on exerce l’arbitrage préconisé par M. Randal, sa Requête doit être rejetée. Il doit venir témoigner, notamment parce qu’il n’a identifié aucun intérêt supérieur à l’intérêt public considérable commandant que le Tribunal dispose de tous les éléments de preuve pertinents, et au droit de l’accusé à un procès équitable62.

ARGUMENTATION

23. La Chambre de première instance estime qu’il est indispensable que faire d’emblée clairement la distinction entre la question véritablement posée par la Requête et la préoccupation qui, si elle peut être tout à fait intéressante et cruciale pour l’ensemble des journalistes et pour la liberté de la presse, n’en est pas moins purement spéculative et n’a aucune pertinence pour la véritable question dont la Chambre est saisie et qu’elle doit à présent trancher. De fait, la Chambre tient à réaffirmer que son rôle de chambre de première instance l’oblige à se limiter à l’examen des points strictement nécessaires pour trancher les questions dont elle est saisie, et à ne pas se livrer à l’examen de questions purement théoriques ni tenter de se prononcer sur des points qui, s’ils peuvent être très intéressants et concernent, à plus d’un titre comme l’indique la Requête, l’immunité prétendue des journalistes, n’en débordent pas moins le cadre de la Requête et n’ont absolument aucun rapport avec les questions réellement en cause ou véritablement pertinentes pour la trancher.

24. M. Randal demande l’annulation de l’injonction à comparaître qui lui a été décernée. Il affirme tout d’abord qu’en tant que journaliste, il doit être dispensé, dans certaines limites, de témoigner sur son travail d’investigation, et que cette immunité ne devrait pas être levée dans les circonstances de l’espèce. Il soutient à défaut que, si la Chambre n’était pas convaincue par cet argument, compte tenu des faits de l’espèce, son témoignage n’est pas crucial ni même important pour la cause de l’Accusation ou pour celle de la Défense et que partant, il ne devrait pas faire l’objet d’une procédure contraignante.

25. Après ces remarques liminaires, la Chambre tient à faire observer qu’elle souscrit à l’opinion de M. Randal lorsqu’il soutient que « [l]es correspondants de guerre jouent un rôle capital dans la mesure où ils attirent l’attention de la communauté internationale sur les horreurs et les réalités des conflits »63. Il affirme également avec raison qu’« ?egn outre, les courageux efforts des journalistes et leurs articles et reportages sur l’ex-Yougoslavie ont contribué à la création du TPIY »64. Nonobstant, la Chambre tient à souligner que ces articles et reportages perdraient beaucoup de leur valeur et de leur importance pour le Tribunal si l’immunité revendiquée par les journalistes devait s’exercer de telle manière que leurs articles et reportages ne pourraient être utilisés par ce Tribunal sinon du bon vouloir de leur auteur, ce qui les rendrait potentiellement inutiles. Il s’agit d’une préoccupation vitale, tout particulièrement à l’heure où la justice et les tribunaux pénaux internationaux ont cessé d’être chimère pour devenir une réalité des plus opportunes. La Chambre tient à souligner néanmoins que les journalistes ont un rôle crucial à jouer dans ce contexte en raison du concours précieux qu’ils apportent à la justice en aidant à traduire devant elle les criminels dont ils ont dénoncé les actes.

26. Cela exposé, la Chambre de première instance convient avec M. Randal que « [d]e lourdes responsabilités s’attachent au rôle du journaliste, qui doit à tout moment demeurer " objectif et indépendant "»65. Mais il n’en va pas de même pour ce qui est des conséquences juridiques qui devraient en découler. En effet, la Chambre ne voit pas en quoi l’objectivité et l’indépendance d’un journaliste peuvent être atteintes ou menacées s’il témoigne, lorsque cela est nécessaire, sur son travail d’investigation, tout particulièrement lorsque le fruit de ce travail a déjà été publié. On ne peut partir du principe que les journalistes et les organes de presse qui publient leurs articles ou reportages sont a priori objectifs et indépendants, comme le voudrait M. Randal. Ces qualités peuvent être mises en doute, de même que l’on peut contester l’exactitude d’un article ou d’un reportage. Ce qui est publié devient nécessairement public et aisément accessible. Aucun journaliste ne peut soutenir ni même présumer qu’après avoir décidé de publier les résultats de son travail, nul n’a le droit de les contester ou de l’interroger sur ceux-ci. Telles sont les conséquences auxquelles s’expose immanquablement quiconque publie le fruit de son travail. Le journalisme est l’une des professions où s’exerce le droit à la liberté d’expression reconnu à tout individu, mais la liberté d’expression et la liberté de la presse, quoiqu’étroitement liées, sont deux libertés fondamentales distinctes. En effet, si la liberté d’expression est l’une des libertés individuelles, et non un droit dont jouissent exclusivement les journalistes, la liberté de la presse est, quant à elle, la prérogative de cette importante industrie. En l’espèce, cette prérogative n’est pas directement mise en cause. Nous le verrons, l’argument selon lequel la délivrance de l’injonction à comparaître contestée ou d’autres ordonnances dans des circonstances similaires limiterait la liberté d’expression des journalistes ou celle de la presse est parfaitement infondé.

27. La question touche en l’espèce à certains aspects du droit à la liberté d’expression tel qu’il est exercé par les correspondants de guerre, aspects que l’on doit nécessairement envisager en tenant compte du principe souverain selon lequel la dissimulation d’éléments de preuve ne doit pas entraver la bonne marche de la justice. L’examen de cette question implique forcément un arbitrage délicat qui doit être exercé au cas par cas. C’est pourquoi la Chambre reconnaît sans la moindre hésitation qu’il est indispensable que les journalistes ne soient pas contraints à témoigner dans n’importe quelle circonstance et que leur citation à comparaître et leur interrogatoire devant ce tribunal ou d’autres juridictions soient effectués et réglementés de manière à ne pas nuire ou faire autrement obstacle au rôle essentiel des journalistes et des médias.

28. Ce principe est posé car, bien qu’il fallait s’attendre à ce que le Tribunal et/ou le TPIR soient amenés, tôt ou tard, à examiner et à se prononcer sur le statut, le rôle et les prétendus droits des correspondants de guerre, la Chambre de première instance estime que la présente affaire n’est pas l’espèce où ces questions doivent être soulevées. Les raisons avancées à l’appui de ce premier point sont les suivantes  :

A. Le problème crucial de la reconnaissance et de l’extension de la protection des sources journalistiques, qui est la quintessence de la prétendue immunité relative susmentionnée et la pomme de discorde dans la quasi-totalité de la jurisprudence à laquelle les parties se sont référées, est manifestement absent en l’espèce :

i) L’Accusation enjoint M. Randal de témoigner au sujet du contenu, ou plus précisément d’une partie de l’article publié dans le Washington Post, et intitulé «  Preserving the Fruits of Ethnic Cleansing ; Bosnian Serbs, Expulsion Victims See Campaign as Beyond Reversal ».

ii) Dans son article, M. Randal s’exprime en toute franchise, et ne cache pas la source principale du passage au sujet duquel l’Accusation veut l’interroger. Il écrit :

« Le responsable serbe de Bosnie en charge du logement, Radoslav Brdanin, un nationaliste extrémiste déclaré, a affirmé qu’il "avait personnellement préconisé le départ des personnes ne désirant pas défendre ?le territoire serbe de Bosnieg", mais que les dirigeants politiques serbes n’y avaient pas encore souscrit. Selon lui, l’"exode " des non-Serbes devaient s’effectuer dans le calme afin de "créer un espace ethniquement pur au moyen d’un départ volontaire". Les Croates et les Musulmans, a-t-il dit, "ne devraient pas être tués, mais autorisés à partir - et bon débarras" ».

« C’est pour cela, a-t-il déclaré, qu’il plaide en faveur d’une simplification de la douzaine, au moins, de documents que les non-Serbes doivent remplir avant d’être autorisés à partir. Les émigrants potentiels sont désormais engagés malgré eux dans une longue et onéreuse démarche d’obtention de tampons d’autorisation auprès d’un grand nombre d’organismes dirigés par les Serbes, allant de l’armée et de la poste aux services publics et à la bibliothèque ».

« Brdanin a déclaré ne pas être d’accord avec les autorités de la Serbie voisine et du nouvel état yougoslave composé de deux républiques qu’elles contrôlent, au motif qu’elles prêtent "trop attention aux droits de l’homme" dans le souci de plaire aux gouvernements européens et à l’opinion occidentale. "Nous n’avons plus besoin de prouver quoi que ce soit à l’Europe", a-t-il affirmé. "Nous allons défendre nos frontières quel qu’en soit le prix … et partout où nos hommes se trouvent ; telle est la situation" ».

« En particulier, Brdanin a déclaré être en train de rédiger des lois visant à expulser les nonSerbes des logements d’État afin de faire place aux 15 000 réfugiés serbes et les familles des combattants nationaux. C’est dans cette perspective que des fonctionnaires ont récemment commencé à mesurer la superficie des appartements appartenant à des Musulmans pour s’assurer que chaque résident n’occupait pas plus de 12 à 15  mètres carrés ».

[traduction non officielle]

iii) Le 17 août 2001, M. Randal s’est entretenu avec le Bureau du Procureur auquel il a notamment déclaré :

a) « Je pense qu’il est important de remarquer que, dans mon article, toutes les citations attribuées à M. Brdanin reprennent ses propres mots. En plus de 40 ans de métier, j’ai couvert des guerres et d’autres événements obscènes, et j’ai eu particulièrement à cœur de veiller à ce que toutes les citations reprises soient absolument authentiques. Les citations sont la clef de voûte de la profession, en particulier dans les situations de guerre ». ?traduction non officielleg

b) « Je suis disposé à parler aux enquêteurs du Tribunal mais, en tant que journaliste, j’hésite à témoigner devant la Chambre. Je préférerais que ma déclaration et l’article suffisent. Cependant, si cela s’avère impossible, je serais prêt à attester que les citations attribuées à Brdanin sont authentiques et exactes ». ?traduction non officielleg

iv) Dans ses conclusions écrites et à l’audience du 10 mai 2002 devant la Chambre, M. Randal se départit de sa déclaration précédente selon laquelle il pouvait attester que les citations attribuées à l’accusé Brdanin sont authentiques et exactes, affirmant désormais que, s’il est cité comme témoin, il ne pourra fournir qu’un témoignage indirect contre Brdanin puisqu’il ne lui a pas parlé directement, mais par l’intermédiaire de X. Il admet toutefois qu’il pourrait parler du comportement de l’accusé pendant l’interview, et qu’il n’a aucune raison de mettre en doute l’interprétation par X, du serbo-croate vers l’anglais, des propos de Brdanin repris dans l’article.

v) M. Randal n’a déclaré ni dans ses conclusions écrites du 8 mai 2002 ni à l’audience consacrée à l’exposé de ses arguments le 10 mai 2002 qu’il détenait des informations liées à son article, reçues en confidence, qui ont été publiées ou sont restées secrètes, et/ou que, s’il était contraint de témoigner, il devrait révéler une source confidentielle.

vi) La quasi-totalité de la jurisprudence citée et/ou mentionnée par M. Randal, y compris l’affaire Goodwin66, évoque la protection des sources journalistiques comme une des conditions essentielles de la liberté des médias, ainsi que la nécessité de limiter la divulgation obligatoire de sources aux affaires dans lesquelles l’intérêt public supérieur le justifie. À la lumière des conclusions présentées à la Chambre, il est plus qu’évident que cette question fondamentale ne se pose pas dans le cas de M. Randal. En fait, dans le passage pertinent de l’article au sujet duquel l’Accusation souhaite l’interroger comme témoin, le journaliste identifie lui-même ses sources comme étant Brdanin et X, dont il ne met pas en doute la fiabilité en tant qu’interprète. Il ne s’agit donc pas d’une affaire dans laquelle, si M. Randal est contraint de témoigner, il peut prétendre avoir un intérêt dans la non-divulgation de ses sources confidentielles, ainsi que le droit de ne pas devoir les révéler en vertu de son droit fondamental à la liberté d’expression : ses sources sont déjà connues et c’est lui-même qui les a dévoilées. L’affaire ne porte pas non plus sur l’obligation de déposer au sujet d’informations non publiées - M. Randal lui-même ne l’a pas suggéré. Plus exactement, en l’espèce, c’est le journaliste en personne qui a décidé de divulguer, dans le Washington Post, ce qu’il prétend être les propos de Brdanin.

B. Absolument rien n’indique que si on l’oblige à témoigner en l’espèce, M. Randal pourrait être exposé à des dangers physiques ou à tout autre préjudice ou péril  :

i) M. Randal lui-même reconnaît qu’il est maintenant à la retraite.

ii) M. Randal admet également qu’après la publication de son article, il est retourné à Banja Luka à plusieurs reprises sur une période de quatre ans, période pendant laquelle, plutôt que d’éviter Brdanin, il a cherché

à le rencontrer de nouveau. Il déclare également que l’accusé n’a jamais accepté de lui reparler, et qu’une fois au moins, il lui a été relativement hostile. À l’exception de cet incident isolé, rien n’indique que M. Randal se soit senti en danger, physique ou autre, à un quelconque moment avant, pendant ou après ses visites à Banja Luka en raison de ce qu’on pourrait considérer objectivement ou subjectivement comme une conséquence de la publication de ce qu’il prétend être les détails de l’interview de Brdanin. Si la situation a évolué depuis, c’est que Brdanin est désormais sous la compétence du Tribunal.

29. Le deuxième point soulevé par la Chambre est que dans les circonstances particulières de l’espèce, la Requête de M. Randal est mal fondée. Il classe indifféremment sous la même rubrique, qu’il appelle « immunité relative des journalistes », tous les scénarios qui ont incité une multitude de journalistes et de journaux à revendiquer une immunité absolue ou relative. Il n’essaie même pas d’établir une distinction entre les affaires mettant en jeu des questions fondamentales, comme le fait de contraindre des reporters à révéler des sources confidentielles et des informations non publiées ou de perquisitionner les bureaux et les archives de journaux, d’affaires comme la sienne, lui qui n’a eu aucun problème pour révéler au monde entier les déclarations alléguées de Brdanin dans une publication, et qui tente désormais d’éviter de devoir les confirmer. Selon M. Randal, les conséquences d’une injonction sont les mêmes, que le journaliste souhaite préserver la confidentialité de ses sources et des informations obtenues en confidence, ou qu’il décide de les publier. D’après lui, dans les deux cas, l’obligation de témoigner devant une juridiction internationale comme le Tribunal ou la CPI compromet l’indépendance du journaliste et pourrait nuire gravement à sa faculté de recueillir des informations crédibles et utiles. De même, dans les deux cas, le journaliste peut être mis en danger si l’on apprend qu’il est un témoin potentiel. M. Randal estime également que, dans l’une ou l’autre des situations, l’immunité relative dont il dit qu’elle devrait être affirmée par la Chambre, servira à protéger et préserver la sécurité des journalistes et renforcera leur faculté de recueillir et diffuser des informations d’intérêt primordial sur le plan international. Il reconnaît que dans son cas en particulier, puisqu’il est à la retraite, ces dangers sont moindres, mais il soutient que la sécurité d’autres journalistes et leur faculté de continuer à recueillir des informations seraient compromises si on le citait à comparaître, comme si c’était la première fois qu’un reporter était obligé de témoigner sur ce qu’il a effectivement publié. Malheureusement pour lui, M. Randal n’explique pas comment cela pourrait se produire en l’espèce s’il est contraint de témoigner. Pis encore, il attend de la Chambre qu’elle affirme l’immunité relative telle qu’il la conçoit, en fondant sa revendication sur une collection hétérogène de décisions issues principalement de la jurisprudence des États-Unis, et qui portent presque entièrement sur des affaires et des situations complètement différentes de l’espèce.

30. En fait, la Chambre est pleinement consciente du rôle important qu’elle joue dans l’affirmation et le renforcement de droits de l’homme internationaux, à savoir les droits fondamentales qui sont très souvent enfreints dans le cadre des affaires qui ont été portées et continueront à l’être devant le Tribunal, les droits substantiels et procéduraux des accusés, les droits des victimes, mais également tous les autres droits et libertés fondamentaux qu’elle est amenée à protéger dans l’exercice de ses fonctions, notamment la liberté d’expression. Dans ce contexte, la Chambre comprend bien pourquoi M. Randal demande au Tribunal de se prononcer pour la toute première fois sur son concept d’immunité relative du journaliste. Cependant, comme on l’a déjà dit, l’argument dans son ensemble est mal fondé. En vertu de son rôle tel qu’exposé ci-dessus, la Chambre admet toutefois que, sans être tenue par les lois et les décisions judiciaires d’aucun État, elle a pour devoir de rester informée des derniers développements en matière de droits de l’homme internationaux.

31. Les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme sont particulièrement intéressantes sur ce point, et la décision rendue dans l’affaire Goodwin fixe indubitablement une norme en matière d’immunité des journalistes pour les années à venir. De fait, en acceptant une norme moindre que celle consacrée dans l’affaire Goodwin, la Chambre adopterait une position aberrante, rétrograde et porterait un coup sérieux à la liberté d’expression des journalistes et à la liberté des médias. Cependant, la décision Goodwin ne peut venir appuyer l’argument de M. Randal que si celui-ci dispose d’informations confidentielles qu’il n’a pas publiées et qu’on lui demande de divulguer, ou s’il prétend avoir préservé l’anonymat d’une source confidentielle occultée dont il ne souhaite pas révéler l’identité. Quel que soit le cas, l’immunité relative reconnue dans l’affaire Goodwin est toujours subordonnée à l’exigence absolue de divulgation dans l’intérêt du public. Toutefois, la Chambre estime, puisque les faits qui lui sont présentés n’appuient pas l’application de l’immunité relative établie dans l’affaire Goodwin, qu’elle ne devrait pas se prononcer plus avant sur cette affaire, ni sur l’ampleur de l’immunité relative des journalistes qui y est définie, parce que cela ne serait pas strictement nécessaire à trancher en bonne et due forme la question qu’elle examine en l’espèce.

32. Enfin, M. Randal fait valoir qu’en tout état de cause, son témoignage ne peut pas être essentiel, ni même important, tant pour l’Accusation que pour la Défense. Il avance également que la Chambre n’a même pas entrepris d’étudier cette possibilité avant de décerner son injonction. En l’espèce, d’un côté l’Accusation soutient que la déclaration, et notamment les citations attribuées par M. Randal à Brdanin concernent directement les accusations portées contre lui, tandis que, de l’autre, l’accusé prétend n’avoir jamais tenu les propos que le journaliste lui prête dans son article. Il ne peut y avoir aucun doute sur la pertinence des déclarations alléguées de Brdanin pour la cause de l’Accusation si leur authenticité est prouvée, comme on l’a expliqué durant l’exposé des arguments, et si cette authenticité est prouvée, la conséquence est double : premièrement, la Chambre ne peut empêcher l’Accusation de verser l’article de M. Randal au dossier, ni de citer le journaliste pour en confirmer le contenu, et, deuxièmement, il serait particulièrement injuste envers la Défense que M. Randal n’ait pas à déposer si, comme il le fait valoir, sa déclaration au Bureau du Procureur et son article suffisent. En outre, contrairement à ce que le journaliste semble suggérer, il convient de noter que toutes ces questions ont été soumises et débattues avant que la Chambre ne décide de décerner l’injonction. Dans ces circonstances, dans la mesure où il a décidé de publier les déclarations alléguées de Brdanin et où il les a effectivement publiées, M. Randal n’est pas en droit de prétendre ne pas pouvoir être interrogé sur les informations publiées aux motifs qu’étant journaliste, il préférerait ne pas déposer et qu’il jouit d’une immunité qui dépasse nettement le cadre de l’immunité reconnue dans l’affaire Goodwin, immunité qui, en tout état de cause, comme on l’a expliqué précédemment, n’est pas applicable en l’espèce.

33. Randal a fait valoir devant la Chambre plusieurs autres conclusions qui, dans les circonstances propres à la Requête, ne sont pas pertinentes et n’ont pas besoin d’être examinées, et encore moins tranchées.

IV. DISPOSITIF

Par ces motifs,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II rejette la Requête.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Fait le 7 juin 2002
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
_______________
M. le Juge Carmel Agius

[Sceau du Tribunal]


1 - Compte rendu d’audience en anglais, version non officielle (« CR »), p. 652.
2 - CR, p. 651 et 652.
3 - CR, p. 652 et 653, p. 927.
4 - CR, p. 927.
5 - Injonction à comparaître confidentielle, 29 janvier 2002.
6 - CR, p. 2283 et 2284. Les parties sont convenues de ne pas mentionner le nom du journaliste (CR, p. 5361 à 5363).
7 - CR, p. 653.
8 - CR, p. 2520 à 2524, Le Procureur c/ Brdanin et Talic, affaire n IT-99-36-PT, Version corrigée du quatrième acte d’accusation modifié, 10 décembre 2001.
9 - CR, p. 2528.
10 - CR, p. 2285.
11 - CR, p. 2527 et 2528, p. 5408.
12 - CR, p. 2529.
13 - CR, p. 2535.
14 - CR, p. 2535.
15 - CR, p. 2534.
16 - CR, p. 2530.
17 - CR, p. 2531.
18 - CR, p. 2531 à 2533.
19 - CR, p. 3546 et 3547, p. 4281.
20 - Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’injonction à comparaître datée du 29 janvier 2002, 8 mai 2002, par. 3 et 47.
21 - Ibid., par. 11, 15 et 23.
22 - Ibid., par. 15 à 20, citant Le Procureur c/ Blaskic, affaire n°IT-95-14-AR, Arrêt relatif à la requête de la République de Croatie aux fins d’examen de la décision de la Chambre de première instance II du 18 juillet 1997, 29 octobre 1997 ; Le Procureur c/ Simic et consorts, affaire n°IT-95-9-PT, Décision (ex parte et confidentielle) relative à la requête de l’Accusation en application de l’article 73 du Règlement concernant la déposition d’un témoin, 27 juillet 1999 ; Le Procureur c/ Delalic et consorts, affaire n°IT-96-21-T, Décision relative à la requête non contradictoire du conseil de Zdravko Mucic concernant la délivrance d’une assignation à comparaître à un interprète, 8 juillet 1997 ; Le Procureur c/ Delalic et consorts, affaire n°IT-96-21-AR, Arrêt relatif à la requête aux fins de conservation et de communication d’éléments de preuve, 22 avril 1999 ; Le Procureur c/ Blaskic, affaire n°IT-95-14-T, Décision de la Chambre de première instance I aux fins de mesures de protection en faveur du général Philippe Morillon, témoin de la Chambre, 12 mai 1999.
23 - Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’injonction à comparaître datée du 29 janvier 2002, 8 mai 2002, par. 11.
24 - Ibid., par. 12. Projet final de règlement de procédure et de preuve, adopté le 23 juin 2000 par la Commission préparatoire à la Cour pénale internationale.
25 - Ibid., par. 12.
26 - Ibid., par. 12, 26 et 41. CR, p. 5370 à 5375.
27 - Ibid., par. 23.
28 - Ibid., par. 25. CR, p. 5387.
29 - CR, p. 5403.
30 - CR, p. 5368 et 5403.
31 - CR, p. 5438.
32 - CR, p. 5369 à 5376.
33 - Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes de conflit armés internationaux, 8 juin 1977.
34 - Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950.
35 - (1996) 22 EHRR 123 (« l’affaire Goodwin »).
36 - Compulsory Membership in an Association Prescribed by Law for the Practice of Journalism, Avis consultatif OC 5/85, 13 novembre 1985, Inter. Am. Ct.H.R. (Ser.A) N° 5 (1985). CR, p. 5372.
37 - Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’injonction à comparaître datée du 29 janvier 2002, 8 mai 2002, par. 32 à 41.
38 - Ibid., par. 4.
39 - Ibid., par. 13.
40 - Ibid., par. 13.
41 - CR, p. 5370 et 5379.
42 - CR, p. 5405.
43 - Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’injonction à comparaître datée du 29 janvier 2002, 8 mai 2002, par. 9.
44 - Ibid., par. 42 à 46.
45 - Ibid., par. 43.
46 - Ibid., par. 46.
47 - Réponse de l’Accusation aux « Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’"injonction à comparaître" datée du 29 janvier 2002 », 9 mai 2002, par. 4.
48 - Ibid., par 6 à 8. L’Accusation a indiqué de surcroît qu’ ayant signé « une déclaration dans laquelle il se dit prêt à venir témoigner (bien qu’avec réticence) », M. Randal est un témoin effectif et non simplement « potentiel ».
49 - CR, p. 5407 et 5408.
50 - Réponse de l’Accusation aux « Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’"injonction à comparaître" datée du 29 janvier 2002 », 9 mai 2002, par. 8.
51 - Ibid., par. 10.
52 - Ibid., par  11. M. Randal a déclaré qu’après la publication de l’interview, l’accusé avait fait preuve d’hostilité à son égard et qu’il l’avait évité. Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’injonction à comparaître datée du 29 janvier 2002, 8 mai 2002, par. 6 et CR, p. 5370.
53 - Tribunal pénal international chargé de juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d’États voisins entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994.
54 - M. Randal reconnaît qu’aucune information confidentielle n’est ici en jeu (CR, p. 5371).
55 - Réponse de l’Accusation aux « Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’"injonction à comparaître" datée du 29 janvier 2002 », 9 mai 2002, par. 28.
56 - Ibid., par. 13 à 15.
57 - Ibid., par. 16 à 22.
58 - CR, p. 5409.
59 - CR., p. 5415 et 5421.
60 - Réponse de l’Accusation aux « Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’"injonction à comparaître" datée du 29 janvier 2002, 9 mai 2002, par. 19.
61 - CR, p. 5426.
62 - Réponse de l’Accusation aux « Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’"injonction à comparaître" datée du 29 janvier 2002 », 9 mai 2002, par. 30 à 32.
63 - Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’injonction à comparaître datée du 29 janvier 2002, 8 mai 2002, par. 41.
64 - Ibid., par. 41.
65 - Ibid., par. 41.
66 - Cf. note 35 supra.