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1 Le vendredi 10 mars 2006
2 [Jugement]
3 [Audience publique]
4 --- L'audience est ouverte à 9 heures 03.
5 M. LE JUGE KWON : [interprétation] Monsieur le Greffier, veuillez annoncer
6 l'affaire inscrite au rôle.
7 M. LE GREFFIER : [interprétation] Affaire IT-95-14-R77.2, le Procureur
8 contre Markica Rebic et Ivica Marijacic.
9 M. LE JUGE KWON : [interprétation] Merci.
10 Les représentants des parties peuvent-ils se présenter, s'il vous plaît ?
11 M. AKERSON : [interprétation] Bonjour, Messieurs les Juges. David Akerson,
12 Salvatore Cannata, Rebecca Graham et Sebastian van Hooydonk pour
13 l'Accusation.
14 M. LE JUGE KWON : [interprétation] Merci, Monsieur Akerson.
15 M. IVANOVIC : [interprétation] Bonjour, Messieurs les Juges. Je m'appelle
16 Marin Ivanovic et je représente les intérêts d'Ivica Marijacic aujourd'hui.
17 M. KRSNIK : [interprétation] Bonjour à tous. Je m'appelle Kresimir Krsnik
18 et je représente les intérêts de M. Markica Rebic.
19 M. LE JUGE KWON : [interprétation] Merci, Maître Ivanovic. Merci, Maître
20 Krsnik.
21 La Chambre de première instance est réunie aujourd'hui en application de
22 l'article 98 ter du Règlement du Tribunal pour rendre son jugement dans
23 l'affaire concernant Ivica Marijacic et Markica Rebic, tous deux accusés
24 d'outrage au Tribunal, une infraction punissable en vertu du pouvoir
25 inhérent du Tribunal et en application de l'article 77(A)(ii) de son
26 règlement. M. Marijacic et M. Rebic ont renoncé à leur droit d'assister à
27 la présente audience, mais ils sont représentés par leur conseil respectif.
28 Des copies du jugement écrit seront mises à la disposition des parties et
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1 du public à l'issue de l'audience. Je vais maintenant résumer le jugement
2 rendu en l'espèce.
3 Le 18 novembre 2004, Hrvatski List, un journal croate, a publié un article
4 concernant un officier de l'armée néerlandaise, Johannes van Kuijk, qui
5 avait témoigné à huis clos devant le Tribunal en décembre 1997 dans le
6 cadre de l'affaire Blaskic. L'article en question avait été rédigé par
7 Ivica Marijacic, rédacteur en chef du journal Hrvatski List, et contenait
8 une interview de Markica Rebic, présentée comme la source des informations
9 contenues dans l'article. En sus de dévoiler l'identité du lieutenant Van
10 Kuijk, le journal a publié des extraits d'une déclaration écrite faite par
11 ce dernier à l'Accusation en août 1997. En couverture du numéro de Hrvatski
12 List paru le 18 novembre 2004, on pouvait lire que le journal se proposait
13 de publier un "document secret," cette même mention revenant dans l'article
14 d'Ivica Marijacic. Dans son interview avec Markica Rebic, le journaliste de
15 Hrvatski List a déclaré que ce dernier avait communiqué à la rédaction du
16 journal deux documents, à savoir, la déclaration du témoin et le compte
17 rendu de sa déposition dans l'affaire Blaskic.
18 Suite à l'apparition du numéro incriminé de Hrvatski List, l'Accusation a
19 mené une enquête. Le 26 avril 2005, le Tribunal a confirmé l'acte
20 d'accusation établi contre Ivica Marijacic et Markica Rebic. Il leur était
21 reproché d'avoir délibérément et sciemment entravé le cours de la justice
22 en violant, en connaissance de cause, une ordonnance d'une Chambre, à
23 savoir, en divulguant l'identité d'un témoin protégé, la déclaration de ce
24 témoin et le fait que ledit témoin avait déposé en audience non publique
25 devant le Tribunal, et de s'être ainsi rendus coupables d'outrage. Après
26 modification de l'acte d'accusation en octobre 2005, il a été précisé
27 qu'Ivica Marijacic avait rendu public l'identité du témoin protégé et sa
28 déclaration, tandis que Markica Rebic avait divulgué son identité et
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1 communiqué ses déclarations et le compte rendu de sa déposition faite à
2 huis clos.
3 Il est indiqué, dans l'acte d'accusation modifié, que les deux accusés, par
4 leurs actes, ont enfreint trois décisions prises par la Chambre dans le
5 cadre du procès Blaskic, à savoir, la décision relative à la protection des
6 témoins datée du 6 juin 1997, l'ordonnance rendue oralement le 16 décembre
7 1997, autorisant le lieutenant Van Kuijk à déposer à huis clos, et enfin,
8 l'ordonnance rendue par écrit le 1er décembre 2000.
9 Le procès des deux accusés s'est tenu les 17, 18 et 19 janvier 2006, devant
10 la Chambre de première instance. Juste avant l'ouverture de celui-ci, à la
11 demande de l'Accusation, la Chambre d'appel a rendu une décision levant les
12 mesures de protection octroyées au lieutenant Van Kuijk, de manière à
13 permettre que son identité et le contenu de sa déposition soient évoqués
14 ouvertement au procès. Au cours du procès, la Chambre de première instance
15 a ouï les arguments juridiques présentés par l'Accusation et la Défense,
16 entendu deux témoins à charge et examiné plusieurs documents. Elle a
17 également pris en compte divers arguments exposés par les parties dans
18 leurs écritures préalables au procès.
19 Il est de jurisprudence constante que le Tribunal a le pouvoir de
20 sanctionner l'outrage, et il est inutile de revenir sur cette question.
21 L'outrage, au sens de l'article 77 du règlement, est défini comme le fait
22 d'entraver délibérément et sciemment le cours de la justice. Le paragraphe
23 (A)(ii) de l'article 77 dispose expressément que toute personne qui
24 divulgue des informations relatives aux procédures du Tribunal en violant,
25 en connaissance de cause, une ordonnance d'une Chambre, se rend coupable
26 d'un tel comportement. L'élément matériel de cette forme d'outrage est donc
27 constitué par l'acte de divulgation, c'est-à-dire le fait de révéler une
28 information jusque-là confidentielle, lorsque cette divulgation revient à
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1 enfreindre une ordonnance d'une Chambre. L'élément moral est constitué par
2 le fait de savoir que la divulgation des informations en cause enfreint une
3 ordonnance d'une Chambre.
4 L'existence d'une ou plusieurs ordonnances susceptibles d'être
5 enfreintes par la divulgation de l'information concernant le lieutenant Van
6 Kuijk est au cœur du dossier présenté par l'Accusation contre les accusés.
7 Au cours du procès, l'Accusation a renoncé à l'argument selon lequel la
8 décision du 6 juin 1997 s'appliquait au lieutenant Van Kuijk. L'Accusation
9 a cependant maintenu sa position selon laquelle la deuxième décision,
10 rendue oralement le 16 décembre 1997 et imposant le huis clos, avait pour
11 objet de protéger l'identité du témoin, Van Kuijk, ainsi que la teneur de
12 sa déposition et de sa déclaration. Après avoir examiné les arguments
13 avancés par la Défense selon lesquels la tenue d'une audience à huis clos
14 ne signifiait pas pour autant que l'identité du témoin et le contenu de sa
15 déclaration écrite étaient protégés, la Chambre de première instance estime
16 que lorsqu'un témoin dépose entièrement à huis clos sans jamais être exposé
17 au regard du public, et que son nom ne figure que dans le compte rendu
18 confidentiel de sa déposition, son identité est bel et bien protégée. De
19 plus, quand la déposition à huis clos d'un témoin reprend en grande partie
20 la déclaration écrite qu'il a faite à l'Accusation, l'une et l'autre sont
21 protégées par l'ordonnance imposant le huis clos, et leur contenu ne doit
22 donc pas être publié, qu'il s'agisse du compte rendu de la déposition ou
23 d'extraits de la déclaration écrite.
24 En ce qui concerne l'ordonnance imposant le huis clos, la Défense a fait
25 valoir de manière générale que le Tribunal n'était pas habilité à rendre
26 des ordonnances ayant force exécutoire pour les journalistes et le public.
27 La Chambre de première instance rappelle néanmoins les pouvoirs conférés au
28 Tribunal par le Conseil de sécurité de l'ONU dans le statut, ainsi que les
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1 dispositions du règlement, qui permettent au Chambre de rendre toutes les
2 ordonnances qu'elle juge nécessaires, y compris celles interdisant aux
3 journalistes et au public d'avoir accès à certaines informations. Pourtant,
4 la Chambre de première instance estime que lorsqu'une Chambre ordonne qu'un
5 témoin dépose à huis clos, et que, ce faisant, toutes les informations
6 liées à sa déposition deviennent confidentielles, l'ordonnance s'applique à
7 toutes les personnes qui entrent en possession des informations protégées.
8 Quant à la troisième décision datée du 1er décembre 2000, que l'Accusation
9 reproche aux accusés d'avoir également enfreinte, la Chambre de première
10 instance estime que cette ordonnance ne mentionnait aucune mesure de
11 protection supplémentaire en faveur du lieutenant Van Kuijk et n'est pas
12 convaincue que l'ordonnance en question s'appliquait à Hrvatski List. En
13 conséquence, la Chambre estime que les accusés ne sauraient être tenus
14 responsables d'outrage pour avoir enfreint cette ordonnance.
15 La Chambre de première instance est convaincue que pour les deux accusés,
16 l'élément matériel de l'outrage a été établi. Markica Rebic a communiqué à
17 Hrvatski List le compte rendu de la déposition à huis clos du lieutenant
18 Van Kuijk ainsi que la déclaration écrite de celui-ci. Ivica Marijacic a
19 ensuite publié un article dans lequel il mentionnait des points abordés par
20 le lieutenant Van Kuijk dans sa déposition, accompagné d'extraits de sa
21 déclaration. Par ces actes, les accusés ont violé l'ordonnance imposant le
22 huis clos.
23 La Chambre de première instance est convaincue que les deux accusés ont
24 sciemment publié des informations protégées. Vu l'interview de Markica
25 Rebic publiée dans Hrvatski List, la rédaction du journal savait que la
26 publication des informations fournies par Markica Rebic constituait une
27 violation des décisions du Tribunal et que le compte rendu de la déposition
28 du lieutenant Van Kuijk portait clairement la mention "huis clos." Ivica
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1 Marijacic a qualifié le document qu'il a publié de "document secret." Dans
2 un numéro de Hrvatski List paru par la suite, Ivica Marijacic a indiqué que
3 Markica Rebic et lui-même avaient longuement pesé le pour et le contre
4 avant de publier ces informations. Alors qu'il savait que ces informations
5 étaient confidentielles, il a néanmoins décidé de les publier. Pour sa
6 part, Markica Rebic a dit à une autre agence de presse qu'il savait ce
7 qu'il faisait lorsqu'il avait communiqué les informations en question à
8 Hrvatski List en novembre 2004. Il a également qualifié ces documents de
9 protégés et a déclaré qu'il aurait peut-être à répondre des conséquences de
10 leur divulgation.
11 Enfin, la Chambre de première instance a conclu que les deux accusés
12 avaient délibérément divulgué des informations protégées dont la Chambre
13 Blaskic avait ordonné qu'elles soient communiquées à huis clos. Aucun
14 journaliste ni aucun tiers ne saurait violer une ordonnance de la Chambre
15 imposant le huis clos, pour ensuite tenter de se justifier en déformant le
16 sens de l'ordonnance.
17 En fixant la peine, la Chambre de première instance a tenu compte du fait
18 qu'en l'espèce, le lieutenant Van Kuijk n'a eu à souffrir ni de la
19 révélation de son identité ni de la divulgation du contenu de sa déposition
20 faite à huis clos. Cependant, le fait qu'Ivica Marijacic et Markica Rebic
21 aient sciemment et délibérément enfreint l'ordonnance imposant le huis clos
22 est un acte grave qui tend à saper l'autorité de la Chambre de première
23 instance saisie de l'affaire Blaskic. En outre, la confiance du public dans
24 l'efficacité des mesures de protection ordonnées par le Tribunal est
25 essentielle à la réussite de la mission de celui-ci. La Chambre de première
26 instance doit donc prendre les mesures qui s'imposent pour dissuader les
27 accusés de récidiver et pour dissuader toute autre personne d'agir de même.
28 La Chambre de première instance déclare, en conséquence, Ivica Marijacic et
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1 Markica Rebic coupables d'outrage au Tribunal et les condamne chacun à une
2 amende de 15 000 euros payables au Greffier du Tribunal dans les 30 jours
3 suivant le présent jugement.
4 Je viens de donner lecture du résumé du jugement. L'audience est
5 levée.
6 --- L'audience du Jugement est levée à 9 heures 20.
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