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1 Le lundi 15 septembre 2008
2 [Jugement] [
3 [L'accusé est introduit dans le prétoire]
4 --- L'audience est ouverte à 14 heures 31.
5 M. LE JUGE MOLOTO : [interprétation] Bonjour à toutes les personnes ici
6 présentes et autour du prétoire.
7 Veuillez citer l'affaire.
8 Mme LA GREFFIÈRE : [interprétation] Bonjour, Monsieur le Président, Madame,
9 Monsieur les Juges. Affaire IT-04-83-T, le Procureur contre Rasim Delic.
10 M. LE JUGE MOLOTO : [interprétation] Merci beaucoup. Je vais demander aux
11 parties de se présenter, à commencer par l'Accusation.
12 M. MUNDIS : [interprétation] Merci, Monsieur le Président. Bonjour, Madame
13 et Monsieur les Juges. Bonjour à la Défense. Bonjour au Général Delic et à
14 toutes les personnes de ce prétoire et autour de ce prétoire.
15 Je m'appelle M. Mundis et je suis avec M. Wood, Aditya Menon et Mme
16 Sartorio, et nous avons Fraser McIlwraith comme commis à l'affaire.
17 M. LE JUGE MOLOTO : [interprétation] Merci. Et ce sera pour la Défense.
18 Mme VIDOVIC : [interprétation] Monsieur le Président, bonjour. Aux
19 représentants du bureau du Procureur, à vous aussi. Je m'appelle Vasvija
20 Vidovic et je suis ici en présence de Nicholas Robson pour défendre les
21 intérêts de M. Delic, en présence également de nos assistants juridiques.
22 M. LE JUGE MOLOTO : [interprétation] Merci beaucoup.
23 La Chambre de première instance est réunie aujourd'hui pour rendre son
24 jugement dans l'affaire le Procureur contre Rasim Delic. Je vais donner
25 lecture du résumé des constatations et conclusions de la Chambre de
26 première instance.
27 Je tiens à souligner que ceci ne constitue qu'un résumé et que seul fait
28 autorité le jugement écrit dont des copies seront distribuées à l'issue de
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1 l'audience.
2 Le procès en l'espèce s'est ouvert le 9 juillet 2007 et a pris fin le 11
3 juin 2008, période pendant laquelle la Chambre de première instance a tenu
4 114 jours d'audience et a admis le versement au dossier de 1 399 pièces à
5 conviction. Elle a entendu en tout 64 témoins à charge et 13 témoins à
6 décharge.
7 Rasim Delic devait répondre de quatre chefs de violation des lois ou
8 coutumes de la guerre, sanctionnés par l'article 3 du Statut du Tribunal
9 international. Il est allégué qu'en sa qualité de commandant de l'état-
10 major principal de l'armée de Bosnie-Herzégovine, que nous appellerons
11 ABiH, Rasim Delic est individuellement pénalement responsable au regard de
12 l'article 7(3) du Statut du Tribunal pour ne pas avoir empêché la
13 commission des crimes exposés dans l'acte d'accusation et/ou ne pas en
14 avoir puni les auteurs.
15 Les chefs 1 et 2 de l'acte d'accusation mettent en cause la responsabilité
16 pénale de Rasim Delic pour des faits de meurtre et traitements cruels
17 commis au cours de trois incidents distincts, à savoir celui de Maline-
18 Bikosi en juin 1993; de celui de Livade et du camp de Kamenica en juillet
19 et août 1995; et troisièmement, celui de Kesten en septembre 1995 ainsi
20 qu'au camp de Kamenica.
21 Le premier incident concerne le meurtre de quelque 24 civils croates de
22 Bosnie et soldats du Conseil de défense croate, HVO, par des combattants
23 musulmans étrangers connus sous le nom de Moudjahidines, qui auraient
24 également blessé par balle six autres Croates de Bosnie. Il est allégué que
25 les crimes se sont produits en juin 1993 dans le village de Bikosi situé
26 dans la municipalité de Travnik en Bosnie centrale.
27 Le second incident concerne le meurtre de trois soldats de l'armée de la
28 Republika Srpska, la VRS, qui avaient été faits prisonniers, et les
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1 traitements cruels infligés en juillet et août 1995 par les Moudjahidines
2 du Détachement dit El Moudjahid, le DEM, dont l'Accusation affirme qu'il
3 était intégré dans l'ABiH. Ces crimes auraient été commis dans le village
4 de Livade de la municipalité de Zavidovici et dans un camp administré par
5 le DEM dans la vallée de Gostovic à proximité de Zavidovici. Ce camp était
6 aussi connu sous le nom de camp de Kamenica. Les auteurs présumés de ces
7 crimes sont des membres du Détachement El Moudjahid.
8 Le troisième incident se serait produit en septembre 1995. Il concerne le
9 meurtre de deux soldats de la VRS près du village de Kesten dans la
10 municipalité de Zavidovici, le traitement [comme interprété] avec le
11 traitement cruel de quelque 52 soldats de la VRS qui avaient été faits
12 prisonniers, le meurtre d'un homme âgé serbe de Bosnie et des faits de
13 traitements cruels de dix soldats de la VRS prisonniers au camp de
14 Kamenica. Ici aussi, les auteurs présumés sont des membres du Détachement
15 El Moudjahid.
16 Les chefs 3 et 4 mettent en cause la responsabilité pénale individuelle de
17 Rasim Delic pour des faits de viol et traitements cruels. Ces crimes
18 auraient été commis en septembre 1995 sur trois femmes serbes de Bosnie
19 détenues au camp de Kamenica. Dans le jugement d'acquittement qu'elle a
20 rendu le 26 février 2008, la Chambre de première instance a conclu que
21 Rasim Delic n'avait pas à répondre du crime de viol visé au chef 3. Par
22 conséquent, pour ce qui est des faits concernant ces trois femmes, la seule
23 accusation retenue contre Rasim Delic est celle de traitements cruels aux
24 titres du chef 4 de l'acte d'accusation.
25 La Chambre de première instance se propose de faire un bref rappel du
26 contexte dans lequel s'inscrivent les faits de l'espèce.
27 Les événements exposés dans le présent acte d'accusation ont eu lieu
28 dans le contexte de la désintégration de l'ex-République socialiste
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1 fédérative de Yougoslavie. En avril 1992, un conflit armé a éclaté en
2 Bosnie-Herzégovine entre les forces serbes et les forces de la République
3 de Bosnie-Herzégovine.
4 Au cours de l'été 1992 sont arrivés les premiers Moudjahidines
5 étrangers dans les régions de Travnik et de Zenica en Bosnie centrale, leur
6 objectif principal étant d'apporter leur concours à la lutte armée contre
7 les adversaires des Musulmans de Bosnie. Ils se sont installés à divers
8 endroits sans former d'entité homogène. Il y avait plusieurs groupes
9 distincts composés de Moudjahidines étrangers et/ou locaux en activité en
10 Bosnie centrale de 1993 à 1995, il y a eu notamment, à compter de la fin de
11 1992 ou du début de 1993, un groupe de Moudjahidines étrangers qui ont
12 établi un camp au lieu-dit de Poljanice à quelques centaines de mètres
13 [comme interprété] du village de Mehurici dans la municipalité de Travnik.
14 Il semblerait que même s'il leur est arrivé de combattre côte à côte, les
15 différents groupes de Moudjahidines étaient résolus à maintenir chacun leur
16 propre identité.
17 La présence de combattants étrangers en Bosnie centrale et leur
18 participation à l'effort de guerre n'ont pas manqué d'être remarquées par
19 le 3e Corps de l'ABiH et l'état-major principal de l'ABiH à Sarajevo. Si
20 l'on en croit un rapport datant du milieu de l'année 1993, ces étrangers
21 avaient "une conduite indigne des membres de l'ABiH."
22 Le 18 juin 1993, la question de la présence de "soldats venant de
23 pays étrangers" a été discutée lors d'une réunion de l'état-major principal
24 de l'ABiH. Les participants à cette réunion ont proposé à Rasim Delic, qui
25 avait été nommé commandant de l'état-major le 8 juin 1993, de renvoyer ces
26 "ressortissants étrangers" dans les pays d'où ils venaient ou d'en faire
27 une unité qui soit intégrée dans l'ABiH.
28 Le 23 juillet 1993, Rasim Delic a donné par écrit l'autorisation à Sakib
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1 Mahmuljin, qui était alors membre du commandement du 3e Corps, d'entamer
2 des négociations avec les représentants de "l'Unité Moudjahidine de Zenica"
3 sur les points suivants : premièrement, l'intégration de l'Unité
4 Moudjahidine dans l'ABiH; deuxièmement, son utilisation dans "la lutte
5 commune contre les Chetniks"; et, troisièmement, le mode de resubordination
6 de cette unité au commandement du 3e Corps.
7 Le 12 août 1993, Enver Hadzihasanovic, commandant du 3e Corps, a envoyé à
8 l'état-major principal de Sarajevo une proposition écrite visant à
9 rassembler tous les volontaires étrangers se trouvant dans la zone de
10 responsabilité du 3e Corps au sein d'un détachement de l'ABiH. Le
11 lendemain, le 13 août 1993, Rasim Delic a signé un ordre autorisant la
12 formation d'un détachement appelé El Moudjahid. Une fois établi, le
13 Détachement El Moudjahid a vu ses effectifs s'accroître considérablement
14 pour compter, en 1995, environ 1 000 hommes.
15 Tout au long de l'année 1993, l'ABiH a combattu sur plusieurs fronts contre
16 la VRS et contre le HVO. La Bosnie centrale s'est ainsi trouvée, en
17 réalité, isolée du reste du monde, ce qui eut de lourdes conséquences
18 humanitaires sur la population civile locale. Les hostilités opposant
19 l'ABiH et le HVO ont pris fin avec l'accord dit de Washington signé le 18
20 mars 1994. Au cours de l'été de 1995, l'ABiH a intensifié ses activités
21 militaires dans ce qu'on a appelé la poche de Vozuca en Bosnie centrale,
22 qui était alors tenue par les forces serbes. En septembre 1995, l'ABiH a
23 lancé deux opérations appelées Uragan et Farz. Elles furent couronnées de
24 succès et eurent pour effet de chasser les forces de la VRS de la poche de
25 Vozuca. Et le détachement a largement contribué au succès de ces
26 opérations. L'accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine,
27 également connu sous le nom d'accord de Dayton, fut signé le 14 décembre
28 1995 et mit finalement un terme au conflit.
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1 La Chambre de première instance va maintenant examiner les crimes allégués
2 dans l'acte d'accusation.
3 Les événements survenus le 8 juin 1993 à Maline-Bikosi ont eu lieu dans le
4 contexte d'une offensive déclenchée par les forces de l'ABiH contre le HVO
5 dans la vallée de la Bila. Les éléments du dossier montrent que ce jour-là
6 ou vers cette date plusieurs groupes de Moudjahidines, dont celui du camp
7 de Poljanice près de Mehurici et le groupe d'Abu Hamza basé à Guca Gora ou
8 celui de la Guérilla turque de Zenica, étaient également engagés dans des
9 combats en plusieurs endroits de la vallée de la Bila.
10 Après avoir pris le contrôle du village de Maline dans la matinée du 8 juin
11 1993, des soldats de l'ABiH ont escorté des civils croates de Bosnie et des
12 soldats du HVO de Maline vers Mehurici en groupes séparés. Avant d'arriver
13 à Mehurici, alors qu'ils traversaient Poljanice, ces groupes ont été
14 interceptés par des Moudjahidines étrangers et locaux armés. Les
15 Moudjahidines ont forcé une trentaine de personnes qui faisaient partie de
16 ces groupes, dont quelques soldats blessés, à sortir de ces groupes et ils
17 les ont sommés de rebrousser chemin en direction de Bikosi.
18 Alors que ce groupe se dirigeait vers Bikosi, une femme répondant au nom
19 d'Ana Pranjes, qui avait été ajoutée en route au groupe de prisonniers, a
20 été prise à partie par deux Moudjahidines étrangers pour finir par être
21 tuée d'une rafale d'armes automatiques. Ana Pranjes portait un brassard de
22 la Croix-Rouge.
23 Quand le groupe est parvenu à Bikosi, un autre prisonnier qui essayait de
24 s'enfuir a été abattu. Peu de temps après, un des prisonniers, pris d'une
25 crise d'épilepsie, s'est mis à hurler. La réaction des Moudjahidines fut
26 d'ouvrir le feu sur le groupe tout entier; 24 personnes ont ainsi été tuées
27 et au moins cinq grièvement blessées par balle.
28 La Chambre de première instance a conclu que l'Accusation avait établi au-
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1 delà de tout doute raisonnable les éléments constitutifs de meurtre et de
2 traitements cruels en tant que violations des lois ou coutumes de la guerre
3 visés aux chefs 1 et 2 de l'acte d'accusation.
4 En ce qui concerne l'indentification des Moudjahidines auteurs de ces
5 faits, les éléments de preuve ne montrent pas clairement à quel groupe ou
6 unité ils appartenaient. La Chambre de première instance a pris en compte
7 plusieurs facteurs en vue de déterminer l'identité des auteurs et a conclu,
8 pour des raisons exposées dans le jugement écrit, qu'il n'avait pas été
9 établi au-delà de tout doute raisonnable que ces auteurs étaient des
10 Moudjahiddines du camp de Poljanice.
11 A présent, la Chambre de première instance va examiner les événements
12 survenus à Livade et au camp de Kamenica en juillet et août 1995.
13 Le 21 juillet 1995, à la suite d'une opération militaire dans la
14 poche de Vozuca, dite Proljece II, des Moudjahiddines ont capturé 12
15 membres de la VRS, dont un médecin et un auxiliaire médical qu'ils ont
16 enfermé à Livade dans une maison d'un étage pendant deux jours. Pour les
17 raisons exposées dans le jugement écrit, la Chambre de première instance
18 est convaincue que ces 12 détenus ont été placés sous la garde du DEM.
19 Le 21 juillet 1995, à deux reprises, un des Moudjahiddines a apporté
20 dans la pièce où se trouvaient les détenus une tête d'homme d'où
21 jaillissait encore du sang. Ces deux têtes étaient celles de Momir Mitrovic
22 et de Predrag Knezevic. Bien que les détenus n'aient pas assisté à la
23 décapitation de Momir Mitrovic et de Predrag Knezevic, la Chambre de
24 première instance est convaincue, pour les raisons exposées dans le
25 jugement, que ces deux hommes ont été délibérément tués par des membres du
26 DEM. La Chambre de première instance a conclu que l'Accusation avait établi
27 au-delà de tout doute raisonnable les éléments constitutifs du meurtre en
28 tant que violation des lois ou coutumes de la guerre visé au chef 1 de
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1 l'acte d'accusation.
2 Du 21 au 23 juillet 1995, des membres du DEM ont détenu les 12 prisonniers
3 de la VRS dans des positions très inconfortables et les ont soumis à de
4 multiples sévices, notamment en les rouant de coups et en leur montrant les
5 têtes de Momir Mitrovic et Predrag Knezevic qu'ils venaient de décapiter.
6 La Chambre de première instance est convaincue que ce traitement a provoqué
7 chez les détenus des souffrances physiques et morales graves, des blessures
8 et constitue une atteinte grave à la dignité humaine. La Chambre de
9 première instance a, par conséquent, conclu que l'Accusation avait établi
10 au-delà de tout doute raisonnable les éléments constitutifs de traitements
11 cruels en tant que violation des lois et coutumes de la guerre visés au
12 chef 2 de l'acte d'accusation.
13 Le 23 juillet 1995, les Moudjahiddines ont transféré les 12
14 prisonniers de Livade au camp de Kamenica où ceux-ci ont été détenus dans
15 une maison abandonnée. Cette nuit-là, un Moudjahiddine a abattu de sang-
16 froid un des détenus, qui s'appelait Gojko Vujicic. Gojko Vujicic a alors
17 été décapité et sa tête posée sur son ventre. Plus tard, les autres
18 prisonniers ont été forcés d'embrasser la tête coupée. Les soldats de la
19 VRS détenus au camp de Kamenica ont subi toutes sortes de sévices et
20 d'humiliations. Ils ont notamment été soumis à de violents passages à tabac
21 et à des décharges électriques.
22 Le 24 août 1995, ils ont été transférés au camp KP Dom de Zenica. La
23 Chambre de première instance est convaincue qu'en ce qui concerne le
24 meurtre de Gojko Vujicic, l'Accusation a établi au-delà de tout doute
25 raisonnable les éléments constitutifs du meurtre en tant que violation aux
26 lois et coutumes de la guerre visé au chef 1 de l'acte d'accusation.
27 En ce qui concerne les 12 membres de la VRS qui avaient été faits
28 prisonniers, la Chambre est convaincue que l'Accusation a établi les
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1 éléments constitutifs de traitements cruels en tant que violation des lois
2 et coutumes de la guerre visés au chef 2 de l'acte d'accusation.
3 La Chambre de première instance va maintenant examiner les faits qui se
4 sont produits à Kesten et au camp de Kamenica en septembre 1995.
5 Dans l'après-midi du 11 septembre 1995, le lendemain du début des
6 opérations Uragan et Farz, des soldats du 5e Bataillon de la 328e Brigade de
7 l'ABiH et des Moudjahiddines ont capturé une soixantaine de soldats serbes
8 et des civils, dont trois femmes, les Témoins
9 DRW-1, DRW-2 et DRW-3, à proximité du village de Kesten. Ces prisonniers
10 ont reçu l'ordre de former une colonne et d'aller en direction de Kesten.
11 En chemin, deux des prisonniers Milenko Stanic et Zivinko Todorovic ont été
12 abattus. La Chambre de première instance a conclu qu'un membre du DEM avait
13 tué Milinko Stanic et que l'Accusation avait établi au-delà de tout doute
14 raisonnable les éléments constitutifs du meurtre en tant que violation des
15 lois et coutumes de la guerre visé au chef 1 de l'acte d'accusation.
16 Cependant, la Chambre a conclu que l'Accusation n'avait pas prouvé au-delà
17 de tout doute raisonnable que Zivinko Todorovic avait été tué par un soldat
18 du Détachement El Moudjahid, contrairement à ce qu'affirme l'acte
19 d'accusation.
20 Les Moudjahiddines et les soldats de l'ABiH ont ensuite amené 52 soldats de
21 la VRS à Kesten, dans une grande salle où ils ont été placés sous la garde
22 de soldats du 5e Bataillon de la 328e Brigade de l'ABiH. A un moment donné,
23 une vingtaine de Moudjahiddines armés ont fait irruption dans la salle et
24 se sont emparés des prisonniers surveillés par l'ABiH sous la menace des
25 armes. Ces détenus ont été placés dans deux camions et amenés au camp de
26 Kamenica.
27 Au camp de Kamenica, certains ou la totalité des 52 prisonniers ont été
28 incarcérés sur deux étages d'une maison abandonnée. Des éléments de preuve
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1 indirects, dont des éléments provenant d'exhumation, indiquent que ces 52
2 prisonniers finirent par être tués. A la lumière de l'ensemble des éléments
3 de preuve et des raisons exposées dans le jugement écrit, la Chambre de
4 première instance est convaincue que les 52 hommes serbes dont les noms se
5 trouvent à l'annexe C de l'acte d'accusation ont été intentionnellement
6 tués par des membres du DEM au camp de Kamenica entre le 11 septembre et le
7 14 décembre 1995. Par conséquent, la Chambre de première instance a conclu
8 que l'Accusation avait établi au-delà de tout doute raisonnable les
9 éléments constitutifs du meurtre en tant que violation des lois ou coutumes
10 de la guerre visé au chef 1 de l'acte d'accusation.
11 Toutefois, en raison de l'insuffisance des preuves apportées pour prouver
12 que les détenus avaient subi des mauvais traitements, la Chambre a conclu
13 que, concernant ces 52 prisonniers, l'Accusation n'avait pas prouvé au-delà
14 de tout doute raisonnable les éléments constitutifs de traitements cruels
15 en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre visés au chef 2 de
16 l'acte d'accusation.
17 Le 17 septembre 1995 ou vers cette date, un autre groupe de dix prisonniers
18 serbes de Bosnie est arrivé au camp de Kamenica, ces hommes ont été détenus
19 au rez-de-chaussée de la maison abandonnée. Les membres du DEM leur ont
20 systématiquement infligé des sévices causant de graves souffrances mentales
21 et physiques, notamment en les frappant avec une violence brutale et en se
22 servant de décharges électriques. De plus, Nenad Jovic qui avait été amené
23 au camp de Kamenica plusieurs jours après le 17 septembre a succombé aux
24 passages à tabac ou à l'absorption d'eau impropre à la consommation, ou
25 suite à ces deux facteurs, auxquels s'ajoutent les conditions de détention
26 dans le camp de Kamenica. En ce qui concerne Nenad Jovic, la Chambre de
27 première instance est convaincue que l'Accusation à prouver au-delà de tout
28 doute raisonnable les éléments constitutifs du meurtre en tant que
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1 violation aux lois ou coutumes de la guerre visé au chef 1 de l'acte
2 d'accusation.
3 La Chambre conclut aussi que l'Accusation a prouvé au-delà de tout doute
4 raisonnable, s'agissant des 10 prisonniers dont les noms figurent à
5 l'annexe D de l'acte d'accusation, les éléments constitutifs de traitements
6 cruels en tant que violation aux lois ou coutumes de la guerre visés au
7 chef 2.
8 En ce qui concerne le chef 4, la Chambre de première instance est parvenue
9 aux conclusions suivantes. Le 11 septembre 1995, trois femmes serbes de
10 Bosnie, les témoins DRW-1, DRW-2 et DRW-3, ont été amenées au camp de
11 Kamenica, mais elles ne faisaient pas partie du groupe de 52 soldats de la
12 VRS dont il vient d'être question. Ces femmes ont été enfermées dans une
13 remise en bois et systématiquement soumises à des actes constitutifs de
14 souffrances mentales et physiques graves par des membres du DEM qui leur
15 ont infligé des passages à tabac ainsi que des décharges électriques. Par
16 conséquent, la Chambre conclut que l'Accusation a prouvé au-delà de tout
17 doute raisonnable les éléments constitutifs de traitements cruels en tant
18 que violation des lois ou coutumes de la guerre visés au chef 4.
19 La Chambre de première instance va maintenant aborder la question de savoir
20 si Rasim Delic est individuellement pénalement responsable au regard de
21 l'article 7(3) du Statut, parce qu'il se serait abstenu d'empêcher la
22 commission des crimes que nous venons de décrire ou/et parce qu'il se
23 serait abstenu d'en punir les auteurs.
24 La Chambre va d'abord examiner la question de savoir, premièrement, s'il
25 existait un rapport de subordination entre Rasim Delic et les auteurs de
26 ces crimes; deuxièmement, si Rasim Delic savait ou avait des raisons de
27 savoir que ces crimes étaient sur le point d'être commis ou l'avaient déjà
28 été; et dans l'affirmative, troisièmement, s'il a pris les mesures
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1 nécessaires et raisonnables pour empêcher ces crimes ou en punir les
2 auteurs.
3 En ce qui concerne l'existence d'un rapport de subordination entre Rasim
4 Delic et les auteurs des crimes de Bikosi en 1993, la Chambre de première
5 instance rappelle qu'elle a précédemment conclu qu'il n'avait pas été
6 prouvé au-delà de tout doute raisonnable que les auteurs étaient bien,
7 comme l'affirmait l'acte d'accusation, des Moudjahidines du groupe de
8 Poljanice. La Chambre de première instance a néanmoins examiné les éléments
9 présentés par l'Accusation en vue de prouver que le 8 juin 1993 les
10 Moudjahidines de Poljanice étaient de facto subordonnés au 3e Corps. A cet
11 égard, la Chambre de première instance constate l'absence de preuves
12 précises attestant d'ordres donnés par des unités de l'ABiH aux
13 Moudjahidines de Poljanice. Plus concrètement, les éléments de preuve
14 montrent seulement que le 8 juin 1993 des Moudjahidines du camp de
15 Poljanice ont participé à des combats contre le HVO dans la vallée de la
16 Bila en même temps que des unités de l'ABiH. De plus, si les éléments de
17 preuve montrent bien que les Moudjahidines du camp de Poljanice avaient
18 connaissance de la présence des soldats de l'ABiH, et vice versa, ils ne
19 permettent pas d'établir clairement si ces groupes ont opéré de concert.
20 Par conséquent, la Chambre de première instance n'est pas convaincue que
21 les Moudjahidines de Poljanice étaient de facto subordonnés à Rasim Delic.
22 En ce qui concerne les groupes de Moudjahidines en général, la Chambre de
23 première instance n'est pas non plus convaincue que ces groupes étaient de
24 facto subordonnés à Rasim Delic. Elle conclut qu'il convient de qualifier
25 le rapport existant entre les groupes de Moudjahidines étrangers quels
26 qu'ils soient et l'ABiH de rapport de coopération entre entités militaires
27 séparées et indépendantes plutôt que de rapport de subordination des
28 Moudjahidines au sein d'une seule structure militaire.
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1 La Chambre de première instance a également conclu que les éléments du
2 dossier ne prouvaient pas au-delà de tout doute raisonnable que Rasim Delic
3 était déjà commandant de l'état-major principal de l'ABiH au moment des
4 crimes de Bikosi, le 8 juin 1993. Spécifiquement, les éléments montrent que
5 ces meurtres ont été commis au cours de l'après-midi du 8 juin 1993, alors
6 que la présidence de la République de Bosnie-Herzégovine a élu Rasim Delic
7 commandant de l'état-major principal de l'ABiH peu après 14 heures ce jour-
8 là. Ce n'est qu'entre 19 heures et 21 heures ce jour-là que Rasim Delic a
9 pris ses fonctions.
10 En conclusion, la Chambre de première instance a conclu qu'il n'existait
11 pas de rapport de subordination entre Rasim Delic et les auteurs des
12 meurtres de Bikosi le 8 juin 1993. Par conséquent, Rasim Delic n'est pas
13 individuellement pénalement responsable au regard de l'article 7(3) du
14 Statut du Tribunal des crimes perpétrés le 8 juin 1993 à Bikosi.
15 Face à la question de savoir s'il existait un rapport de subordination
16 entre Rasim Delic et les membres du DEM qui se sont rendus coupables des
17 crimes commis entre juillet et septembre 1995, la Chambre de première
18 instance rappelle que le DEM avait été constitué en tant qu'unité du 3e
19 Corps de l'ABiH en vertu d'un ordre signé par Rasim Delic le 13 août 1993.
20 La Chambre de première instance est convaincue qu'à partir du moment où il
21 fut établi en août 1993 jusqu'au moment de sa dissolution en décembre 1995,
22 le DEM était une unité subordonnée de jure au 3e Corps de l'ABiH ou à l'une
23 des unités qui était elle-même subordonnée au 3e Corps de l'ABiH. Rasim
24 Delic étant de jure le supérieur hiérarchique du 3e Corps, il s'ensuit que
25 le DEM était de jure subordonné à Rasim Delic.
26 La Chambre de première instance a dû ensuite répondre à l'un des
27 questions fondamentales de l'espèce : le DEM était-il placé sous la
28 direction et le contrôle effectif de Rasim Delic, comme l'affirme l'acte
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1 d'accusation ? A cet effet, la Chambre a analysé un certain nombre
2 d'indicateurs qu'elle a jugé pertinents pour statuer sur l'existence d'un
3 contrôle effectif dans le cas présent. Ces indicateurs sont énumérés dans
4 le jugement écrit et incluent, notamment, le respect par le DEM de divers
5 ordres de l'ABiH, la participation du détachement aux opérations de combat
6 de l'ABiH, le niveau d'assistance mutuelle et les relations existant entre
7 l'ABiH et le détachement, la procédure de compte rendu suivie par le DEM,
8 les relations du détachement avec les autorités autres que l'ABiH, la
9 capacité d'enquêter sur les membres du DEM et de les sanctionner, les
10 nominations, promotions et décorations accordées aux membres du détachement
11 par l'ABiH et, enfin, la dissolution du détachement.
12 Sur la base de ces éléments, la Chambre de première instance a conclu
13 à la majorité de ses membres, le Juge Moloto étant en désaccord, que l'on
14 avait assisté à une nette amélioration de la structure, de l'organisation
15 ainsi que de la direction et du contrôle au sein de l'ABiH à partir de la
16 nomination de Rasim Delic au poste de commandant de l'état-major principal
17 le 8 juin 1993 et jusqu'à la dissolution du DEM en décembre 1995, à la fin
18 du conflit armé en Bosnie-Herzégovine. Pour la majorité des Juges de la
19 Chambre, au moment de la perpétration des crimes de Livade et de Kamenica
20 en juillet et en septembre 1995, Rasim Delic bénéficiait d'une position
21 renforcée qui lui permettait d'imposer ses décisions à ses subordonnés et
22 notamment au Détachement El Moudjahid et à ses membres.
23 Au cours de l'opération Farz menée sous la direction et le contrôle
24 global de Rasim Delic, le DEM, faisant fi des ordres de combat, n'a pas
25 procédé au transfert des prisonniers qu'il avait faits dans les rangs
26 ennemis. Ces derniers ont ensuite été l'objet des crimes commis par les
27 membres du DEM en juillet, août et septembre 1995. Des officiers de l'ABiH
28 se sont vu refuser l'accès à ces prisonniers au cours de leur détention au
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1 camp de Kamenica.
2 Plusieurs témoins ont estimé que l'on ne pouvait rien faire pour mettre au
3 pas le DEM, car toute mesure coercitive aurait déclenché un violent conflit
4 avec le détachement. Or, ce point de vue n'est pas confirmé par les
5 éléments du dossier. Loin de penser que rien ne pouvait être fait pour
6 contrecarrer l'indiscipline des membres du DEM, la majorité des Juges de la
7 Chambre conclut que rien n'a été fait ou qu'on n'a rien tenté de faire,
8 notamment au sujet des violations présumées du droit humanitaire
9 international commises au cours de la détention de soldats et de civils
10 ennemis par le DEM. A cet égard, la majorité des Juges de la Chambre
11 rappellent que certains étrangers membres du DEM avaient fait l'objet de
12 procédures pénales suite à des agissements illicites, même s'il ne
13 s'agissait pas de violations du droit humanitaire international. Aux yeux
14 de la majorité des Juges, ceci confirme que les supérieurs hiérarchiques
15 avaient la capacité matérielle de prévenir et/ou de sanctionner les crimes
16 commis par le détachement.
17 Par ces motifs exposés de manière plus circonstanciée dans son jugement
18 écrit, la Chambre de première instance, à la majorité de ses membres, le
19 Juge Moloto étant en désaccord, conclut au-delà de tout doute raisonnable
20 que Rasim Delic exerçait un contrôle effectif sur le Détachement El
21 Moudjahid au cours de la période allant de juillet à décembre 1995 [comme
22 interprété]. En conséquence, la majorité des Juges de la Chambre est
23 convaincue qu'il existait une relation de subordination entre Rasim Delic
24 et les membres du DEM ayant commis les crimes visés à l'acte d'accusation
25 en juillet, août et septembre 1995.
26 Le Juge Moloto, dans son opinion dissidente, estime que Rasim Delic n'a à
27 aucun moment exercé un contrôle effectif sur le DEM entre le moment où il a
28 pris ses fonctions de commandant de l'état-major principal de l'ABiH le 8
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1 juin 1993 jusqu'à la dissolution du DEM en décembre 1995. Il observe que
2 tout au long de l'année 1995, le DEM a respecté de manière irrégulière les
3 ordres de l'ABiH et a subordonné sa participation au combat à certaines
4 exigences. Le DEM exécutait les missions qui lui étaient confiées par
5 l'ABiH lorsqu'il choisissait de le faire. Les éléments du dossier montrent
6 que tout ordre de l'ABiH était précédé d'un "accord" avec le DEM. Selon le
7 Juge Moloto, ceci n'est pas compatible avec l'existence d'un système de
8 direction et de contrôle.
9 Le Juge Moloto relève également que pour conclure que Rasim Delic exerçait
10 un contrôle effectif, la majorité des Juges s'est appuyée sur le fait qu'il
11 n'avait pris aucune mesure contre le DEM alors qu'il aurait pu le faire. Il
12 fait respectueusement valoir que vu la totalité des éléments du dossier,
13 l'inaction de Rasim Delic ne fait que confirmer l'absence de contrôle
14 effectif de sa part. A cet égard, il rappelle que même s'il est arrivé à
15 l'ABiH d'entamer des enquêtes sur les membres du DEM, toutes les tentatives
16 entreprises pour sanctionner les membres du DEM pour leurs agissements
17 criminels ont été vouées à l'échec.
18 Le Juge Moloto fait respectueusement valoir que la majorité des Juges de la
19 Chambre n'a pas montré concrètement que Rasim Delic avait la capacité
20 matérielle de sanctionner les membres du Détachement El Moudjahid.
21 La majorité des Juges de la Chambre va maintenant déterminer si Rasim Delic
22 savait ou avait des raisons de savoir que des membres du DEM s'apprêtaient
23 à commettre des crimes de meurtre et de traitements cruels ou les avaient
24 commis entre juillet et septembre 1995.
25 En ce qui concerne les crimes commis à Livade et au camp de Kamenica en
26 juillet et août 1995, les éléments de preuve montrent que des informations
27 relatives à la capture de soldats de la VRS par le DEM en juillet 1995 ont
28 été communiquées à l'administration chargée de la sécurité au sein de
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1 l'état-major principal. Ces rapports ont servi à la préparation du bulletin
2 137, envoyé au poste de commandement de Kakanj le 22 juillet 1995 avec la
3 consigne de le transmettre à Rasim Delic. Le bulletin informait Rasim Delic
4 que des soldats de la VRS étaient détenus par le Détachement El Moudjahid
5 qui empêchait quiconque d'entrer en contact avec eux. Le document ne
6 faisait, en revanche, aucune référence aux crimes commis par le DEM sur les
7 détenus.
8 La majorité des Juges n'est pas convaincue que Rasim Delic ait eu
9 connaissance des crimes en juillet et août 1995. Il n'existe, en effet,
10 aucun élément de preuve direct ou non permettant de conclure que Rasim
11 Delic savait que des membres du DEM s'apprêtaient à commettre ces crimes ou
12 l'avaient déjà fait.
13 La majorité des Juges va donc examiner la question de savoir si Rasim Delic
14 avait des raisons de savoir, c'est-à-dire s'il disposait d'informations
15 suffisamment préoccupantes pour l'avertir que ses subordonnées risquaient
16 de commettre des crimes.
17 La majorité des Juges de la Chambre rappelle qu'aux termes de la
18 jurisprudence du Tribunal, pour conclure qu'un supérieur hiérarchique
19 savait, il suffit que les informations pertinentes aient été disponibles,
20 communiquées au supérieur ou en sa possession. Il n'est pas nécessaire
21 qu'il en ait effectivement eu connaissance. Par les motifs détaillés dans
22 le jugement, la majorité des Juges de la Chambre est convaincue que les
23 informations figurant dans le bulletin 137 ont bien été transmises à Rasim
24 Delic.
25 La question qui se pose alors est de savoir si Rasim Delic disposait
26 d'autres éléments propre à rendre suffisamment préoccupantes les
27 informations relatives à la capture des soldats de la VRS contenues dans le
28 bulletin 137. A cet effet, la majorité des Juges s'est demandé si Rasim
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1 Delic avait connaissance des agissements passés de ses subordonnés et s'il
2 avait négligé de les sanctionner. Les Juges ont donc tenu compte,
3 premièrement, des crimes commis à Bikosi en 1993; deuxièmement, du meurtre
4 d'un travailleur humanitaire en 1994; et troisièmement, d'autres cas
5 illustrant les penchants criminels des membres du DEM.
6 Pour ce qui est des crimes de Bikosi, les preuves montrent qu'en
7 octobre 1993 Rasim Delic a diligenté une enquête relative à l'exécution
8 présumée d'un groupe de Croates par les Moudjahidines après en avoir reçu
9 la demande du président Izetbegovic. A l'issue de l'enquête, Rasim Delic a
10 été informé que 25 civils croates de Bosnie étaient décédés au cours
11 d'opérations de combat vers le 8 juin 1993.
12 L'Accusation soutient qu'il ne s'agissait pas là d'une "véritable enquête"
13 et que Rasim Delic avait, en tout état de cause, était personnellement
14 informé de ces crimes par l'un de ses adjoints au début de l'été 1993. La
15 majorité des Juges de la Chambre jette cet argument de l'Accusation et
16 observe qu'aucune allégation concrète relative aux meurtres n'a été portée
17 à l'attention de Rasim Delic après l'enquête. En outre, même à supposer que
18 les allégations de son adjoint aient remis en question la crédibilité de
19 l'enquête, les informations dont disposait Rasim Delic indiquaient que les
20 auteurs des crimes en question étaient les Moudjahidines et ne permettaient
21 pas de conclure qu'il s'agissait des hommes qui formeraient plus tard le
22 Détachement El Moudjahid.
23 En conséquence, le fait que Rasim Delic n'ait pas mené d'enquête
24 supplémentaire sur les allégations faites en 1993 ne saurait être considéré
25 comme un élément indiquant qu'il disposait d'informations suffisamment
26 préoccupantes pour l'amener à penser que des crimes analogues pourraient
27 être ultérieurement commis par le DEM en 1995, plus de deux ans après les
28 événements de Bikosi.
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1 La majorité des Juges a ensuite déterminé si le meurtre présumé du
2 travailleur humanitaire britannique, Paul Goodall, par des membres du DEM
3 était susceptible de fournir à Rasim Delic des informations suffisamment
4 préoccupantes. Début 1994, une force conjointe militaire au civil a arrêté
5 trois suspects dont deux ont été identifiés comme étant des membres du DEM.
6 La majorité des Juges de la Chambre a pris en compte le fait que Rasim
7 Delic savait que des mesures appropriées avaient été prises pour punir les
8 auteurs des faits et qu'au cours des 16 mois suivants aucun cas de meurtre
9 commis par les membres du DEM ne lui avait été signalé. Aux yeux de la
10 majorité des Juges de la Chambre, ces éléments ne permettent pas de
11 conclure qu'il avait des raisons de savoir que des crimes analogues
12 seraient commis en juillet et août 1995 par le même groupe de subordonnés.
13 La majorité des Juges de la Chambre s'est également penchée sur d'autres
14 cas où Rasim Delic a été informé par les bulletins de l'administration
15 chargée de la sécurité, de comportements répréhensibles des membres du DEM
16 dont certains constituaient des infractions au pénal et notamment des
17 agressions physiques. La majorité des Juges estiment que ces incidents
18 justifiaient une enquête supplémentaire de la part de Rasim Delic notamment
19 pour prévenir la perpétration de crimes de guerre par des membres du DEM.
20 La majorité des Juges est donc convaincue que les crimes et délits commis
21 antérieurement par le DEM constituaient des informations propres à rendre
22 suffisamment préoccupant le rapport relatif à la capture de soldats ennemis
23 figurant dans le bulletin 137 pour justifier une intervention immédiate de
24 la part de Rasim Delic afin de déterminer si le DEM s'apprêtait à commettre
25 ou avait commis des crimes en juillet et août 1995. En négligeant de mener
26 une enquête supplémentaire, Rasim Delic a accepté le risque que ces crimes
27 soient commis. Plus précisément, à la lumière de la totalité des preuves,
28 la majorité des Juges est convaincue au-delà de tout doute raisonnable que
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1 Rasim Delic avait des raisons de savoir que des membres du DEM
2 s'apprêtaient à commettre ou avaient commis le crime de traitements cruels
3 contre ces prisonniers. Cependant, comme cela est expliqué de manière plus
4 détaillée dans le jugement, la majorité des Juges a conclu que les
5 informations dont disposait Rasim Delic sur les penchants criminels des
6 membres du DEM n'étaient pas suffisamment préoccupantes pour l'avertir de
7 la perpétration possible du crime de meurtre par les membres du
8 détachement.
9 La majorité des Juges conclut également que Rasim Delic n'a pas pris les
10 mesures nécessaires et raisonnables pour prévenir les crimes en juillet et
11 août 1995 ou pour en punir les auteurs après leur perpétration. A cet
12 égard, la majorité des Juges est convaincue qu'aucun élément de preuve
13 n'indique que Rasim Delic ait réagi de quelque manière que ce soit aux
14 informations figurant dans le bulletin 137 du 22 juillet 1995 au sujet de
15 la capture de soldats de la VRS par le DEM, pas plus qu'il n'existe
16 d'éléments de preuve portant à croire que Rasim Delic ait tenté d'en savoir
17 plus sur le sort des prisonniers détenus par le Détachement El Moudjahid.
18 S'agissant des crimes commis à Kesten et au camp de Kamenica en septembre
19 1995 par des membres du DEM, les éléments de preuve montrent que
20 l'administration chargée de la sécurité au sein de l'état-major principal a
21 reçu un rapport du service de sécurité du 3e Corps, le 16 septembre 1995.
22 Il contenait un fax du DEM qui avait été intercepté et indiquait, je cite :
23 "Les Moudjahidines ont gagné du terrain et sont entrés dans plusieurs
24 villages serbes et ont fait 60 prisonniers après les meurtres."
25 Or, cette information ne figurait pas dans les bulletins envoyés à Rasim
26 Delic, au lieu de quoi, le rapport du 16 septembre 1995 a finalement été
27 remis au service du contre-renseignement de l'administration chargée de la
28 sécurité.
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1 Aucun élément de preuve n'indique que Rasim Delic était informé que le DEM
2 avait fait des prisonniers et encore moins que des crimes avaient été
3 commis contre eux. La majorité des Juges de la Chambre n'est pas convaincue
4 que, comme l'affirme l'Accusation, l'administration chargée de la sécurité
5 au sein de l'état-major principal ou toute autre source ait informé Rasim
6 Delic de la capture et du meurtre des prisonniers.
7 La majorité des Juges relève qu'à la différence des bulletins remis
8 expressément à Rasim Delic aucun élément de preuve n'indique qu'il ait
9 disposé des informations en possession du 3e Corps où des deux articles
10 publiés dans des journaux de l'ABiH ni qu'on en ait porté le contenu à son
11 intention.
12 Enfin, la majorité des Juges de la Chambre s'est penchée sur un certain
13 nombre de bulletins reçus par Rasim Delic entre août et septembre 1995 et
14 renfermant des informations relatives aux agissements criminels des membres
15 du Détachement El Moudjahid. Mais la majorité des Juges a conclu qu'en
16 l'absence d'éléments prouvant que Rasim Delic savait que des soldats et des
17 civils serbes de Bosnie étaient détenus par le DEM, les informations
18 contenues dans les bulletins n'étaient pas à elles seules suffisamment
19 préoccupantes pour l'avertir que des crimes risquaient d'être commis à
20 Kesten et au camp de Kamenica en septembre 1995.
21 La majorité des Juges a estimé qu'on ne pouvait conclure au-delà de tout
22 doute raisonnable que Rasim Delic avait des raisons de savoir que le DEM
23 s'apprêtait à mettre ou avait commis les crimes de meurtre et de
24 traitements cruels contre des soldats et des civils serbes de Bosnie à
25 Kesten au camp de Kamenica en septembre 1995.
26 Pour résumer, la majorité des Juges de la Chambre a uniquement conclu au-
27 delà de tout doute raisonnable que Rasim Delic, en tant que supérieur
28 hiérarchique, avait des raisons d'avoir connaissance des traitements cruels
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1 infligés par les membres du DEM à 12 détenus de la VRS et qu'il a négligé
2 de prévenir ce crime et d'en punir les auteurs. La responsabilité pénale
3 individuelle de Rasim Delic est donc engagée pour le crime de traitements
4 cruels en application de l'article 7(3) du Statut du Tribunal.
5 La majorité des Juges de la Chambre de première instance va maintenant
6 examiner la question de la peine.
7 S'agissant de la gravité des crimes, la majorité des Juges rappellent
8 notamment le caractère épouvantable et odieux des mauvais traitements
9 infligés aux 12 soldats de la VRS pendant une période de plus d'un mois
10 ainsi que les souffrances physiques et psychiques endurées par les victimes
11 soumises à ces pratiques effroyables au cours de leur détention à Livade et
12 au camp de Kamenica.
13 La majorité des Juges relèvent également que les victimes qui étaient
14 placés sous la garde exclusive du DEM, ce qui les rendait d'autant plus
15 vulnérables. La majorité des Juges a également tenu compte du fait qu'elle
16 avait conclu que Rasim Delic avait une connaissance implicite et non pas
17 effective de ces crimes.
18 L'Accusation soutient que le fait que Rasim Delic ait occupé, je cite : "Le
19 poste militaire le plus élevé" au sein de l'ABiH, doit être considéré comme
20 une circonstance aggravante. Mais la majorité des Juges de la Chambre
21 rappellent la conclusion de la Chambre d'appel selon laquelle, je cite :
22 "Dans le cadre d'une déclaration de culpabilité prononcée en application de
23 l'article 7(3) du Statut, le pouvoir hiérarchique ne saurait être retenu
24 comme circonstance aggravante puisqu'il constitue en soi un élément de la
25 responsabilité pénale."
26 C'est l'abus par le supérieur de ce pouvoir qui peut être retenu. Or, en
27 l'espèce, aucun élément de preuve ne laisse penser que Rasim Delic ait
28 abusé de son autorité.
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1 Aux titres des circonstances atténuantes, la majorité des Juges de la
2 Chambre a tenu compte de la reddition volontaire de Rasim Delic, de sa
3 situation familiale, de son casier judiciaire vierge et de sa bonne
4 moralité illustrés, notamment par ses efforts pour faire connaître le droit
5 humanitaire international dans les rangs de l'ABiH et par son importante
6 contribution à la négociation des accords de paix et notamment à celle de
7 l'accord de Dayton.
8 La majorité des Juges de la Chambre a également pris en compte les
9 obstacles et les difficultés exceptionnels auxquels Rasim Delic a été
10 confronté à partir du moment où il a pris ses fonctions de commandant de
11 l'état-major principal de l'ABiH le 8 juin 1993.
12 Ceci recouvre notamment la désorganisation de l'ABiH, le manque
13 d'équipement et la grande réticence manifestée par un certain nombre
14 d'officiers supérieurs avant d'accepter de reconnaître son autorité.
15 Rasim Delic, veuillez vous lever.
16 Rasim Delic, la Chambre de première instance, après l'examen de la totalité
17 des éléments de preuve et des arguments des parties et sur la base des
18 constatations factuelles, des conclusions juridiques figurant dans le
19 jugement, vous déclare à l'unanimité non coupable en application de
20 l'article 7(3) du Statut du Tribunal et vous acquitte donc des chefs
21 d'accusation suivants :
22 Chef 1 : Meurtre, une violation des lois ou coutumes de la guerre
23 sanctionnée par l'article 3 du Statut du Tribunal;
24 Chef 2 : Traitements cruels, une violation des lois ou coutumes de la
25 guerre sanctionnée par l'article 3 du Statut du Tribunal pour les
26 événements de Bikosi, du 8 juin 1993 ainsi que pour les événements de
27 Kesten et du camp de Kamenica en septembre 1995.
28 Chef 4 : Traitements cruels, une violation des lois ou coutumes de la
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1 guerre sanctionnée par l'article 3 du Statut du Tribunal.
2 Rasim Delic, la Chambre de première instance, à la majorité de ses
3 membres, le Juge Moloto étant en désaccord, vous déclare coupable en
4 application de l'article 7(3) du Statut du Tribunal du chef d'accusation
5 suivant :
6 Chef 2 : Traitements cruels, une violation des lois ou coutumes de la
7 guerre sanctionnée par l'article 3 du Statut du Tribunal pour les
8 événements de Livade et du camp de Kamenica de juillet et août 1995.
9 La Chambre de première instance, à la majorité de ses membres, le
10 Juge Moloto étant en désaccord, vous condamne, Rasim Delic, à une peine
11 unique de trois ans d'emprisonnement. Vous avez passé 488 jours en
12 détention. Conformément à l'article 101(c) du Règlement, la période que
13 vous avez passée en détention sera déduite de votre peine. En application
14 de l'article 103(c) du Règlement, vous resterez sous la garde du Tribunal
15 dans l'attente de la conclusion d'un accord pour votre transfert vers
16 l'Etat où vous devrez purger votre peine.
17 Le Juge Moloto joint une opinion dissidente. Il souhaite préciser aux
18 fins de la présente audience qu'il a participé aux délibérations portant
19 sur l'avertissement reçu par Rasim Delic et sur son manquement à
20 l'obligation de prévenir et de punir. Il adhère à toutes les conclusions
21 issues de cette délibération.
22 Cependant, à la lumière de sa propre conclusion sur le contrôle
23 effectif qui est exposé en détail dans son opinion dissidente, il est en
24 désaccord avec la peine prononcée contre Rasim Delic par la majorité des
25 Juges de la Chambre de première instance.
26 L'audience est suspendue.
27 --- L'audience est levée à 15 heures 31.
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