Tribunal Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia

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  1   Le lundi 15 septembre 2008

  2   [Jugement] [Audience publique]

  3   [L'accusé est introduit dans le prétoire]

  4   --- L'audience est ouverte à 14 heures 31.

  5   M. LE JUGE MOLOTO : [interprétation] Bonjour à toutes les personnes ici

  6   présentes et autour du prétoire.

  7   Veuillez citer l'affaire.

  8   Mme LA GREFFIÈRE : [interprétation] Bonjour, Monsieur le Président, Madame,

  9   Monsieur les Juges. Affaire IT-04-83-T, le Procureur contre Rasim Delic.

 10   M. LE JUGE MOLOTO : [interprétation] Merci beaucoup. Je vais demander aux

 11   parties de se présenter, à commencer par l'Accusation.

 12   M. MUNDIS : [interprétation] Merci, Monsieur le Président. Bonjour, Madame

 13   et Monsieur les Juges. Bonjour à la Défense. Bonjour au Général Delic et à

 14   toutes les personnes de ce prétoire et autour de ce prétoire.

 15   Je m'appelle M. Mundis et je suis avec M. Wood, Aditya Menon et Mme

 16   Sartorio, et nous avons Fraser McIlwraith comme commis à l'affaire.

 17   M. LE JUGE MOLOTO : [interprétation] Merci. Et ce sera pour la Défense.

 18   Mme VIDOVIC : [interprétation] Monsieur le Président, bonjour. Aux

 19   représentants du bureau du Procureur, à vous aussi. Je m'appelle Vasvija

 20   Vidovic et je suis ici en présence de Nicholas Robson pour défendre les

 21   intérêts de M. Delic, en présence également de nos assistants juridiques.

 22   M. LE JUGE MOLOTO : [interprétation] Merci beaucoup.

 23   La Chambre de première instance est réunie aujourd'hui pour rendre son

 24   jugement dans l'affaire le Procureur contre Rasim Delic. Je vais donner

 25   lecture du résumé des constatations et conclusions de la Chambre de

 26   première instance.

 27   Je tiens à souligner que ceci ne constitue qu'un résumé et que seul fait

 28   autorité le jugement écrit dont des copies seront distribuées à l'issue de

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  1   l'audience.

  2   Le procès en l'espèce s'est ouvert le 9 juillet 2007 et a pris fin le 11

  3   juin 2008, période pendant laquelle la Chambre de première instance a tenu

  4   114 jours d'audience et a admis le versement au dossier de 1 399 pièces à

  5   conviction. Elle a entendu en tout 64 témoins à charge et 13 témoins à

  6   décharge.

  7   Rasim Delic devait répondre de quatre chefs de violation des lois ou

  8   coutumes de la guerre, sanctionnés par l'article 3 du Statut du Tribunal

  9   international. Il est allégué qu'en sa qualité de commandant de l'état-

 10   major principal de l'armée de Bosnie-Herzégovine, que nous appellerons

 11   ABiH, Rasim Delic est individuellement pénalement responsable au regard de

 12   l'article 7(3) du Statut du Tribunal pour ne pas avoir empêché la

 13   commission des crimes exposés dans l'acte d'accusation et/ou ne pas en

 14   avoir puni les auteurs.

 15   Les chefs 1 et 2 de l'acte d'accusation mettent en cause la responsabilité

 16   pénale de Rasim Delic pour des faits de meurtre et traitements cruels

 17   commis au cours de trois incidents distincts, à savoir celui de Maline-

 18   Bikosi en juin 1993; de celui de Livade et du camp de Kamenica en juillet

 19   et août 1995; et troisièmement, celui de Kesten en septembre 1995 ainsi

 20   qu'au camp de Kamenica.

 21   Le premier incident concerne le meurtre de quelque 24 civils croates de

 22   Bosnie et soldats du Conseil de défense croate, HVO, par des combattants

 23   musulmans étrangers connus sous le nom de Moudjahidines, qui auraient

 24   également blessé par balle six autres Croates de Bosnie. Il est allégué que

 25   les crimes se sont produits en juin 1993 dans le village de Bikosi situé

 26   dans la municipalité de Travnik en Bosnie centrale.

 27   Le second incident concerne le meurtre de trois soldats de l'armée de la

 28   Republika Srpska, la VRS, qui avaient été faits prisonniers, et les

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  1   traitements cruels infligés en juillet et août 1995 par les Moudjahidines

  2   du Détachement dit El Moudjahid, le DEM, dont l'Accusation affirme qu'il

  3   était intégré dans l'ABiH. Ces crimes auraient été commis dans le village

  4   de Livade de la municipalité de Zavidovici et dans un camp administré par

  5   le DEM dans la vallée de Gostovic à proximité de Zavidovici. Ce camp était

  6   aussi connu sous le nom de camp de Kamenica. Les auteurs présumés de ces

  7   crimes sont des membres du Détachement El Moudjahid.

  8   Le troisième incident se serait produit en septembre 1995. Il concerne le

  9   meurtre de deux soldats de la VRS près du village de Kesten dans la

 10   municipalité de Zavidovici, le traitement [comme interprété] avec le

 11   traitement cruel de quelque 52 soldats de la VRS qui avaient été faits

 12   prisonniers, le meurtre d'un homme âgé serbe de Bosnie et des faits de

 13   traitements cruels de dix soldats de la VRS prisonniers au camp de

 14   Kamenica. Ici aussi, les auteurs présumés sont des membres du Détachement

 15   El Moudjahid.

 16   Les chefs 3 et 4 mettent en cause la responsabilité pénale individuelle de

 17   Rasim Delic pour des faits de viol et traitements cruels. Ces crimes

 18   auraient été commis en septembre 1995 sur trois femmes serbes de Bosnie

 19   détenues au camp de Kamenica. Dans le jugement d'acquittement qu'elle a

 20   rendu le 26 février 2008, la Chambre de première instance a conclu que

 21   Rasim Delic n'avait pas à répondre du crime de viol visé au chef 3. Par

 22   conséquent, pour ce qui est des faits concernant ces trois femmes, la seule

 23   accusation retenue contre Rasim Delic est celle de traitements cruels aux

 24   titres du chef 4 de l'acte d'accusation.

 25   La Chambre de première instance se propose de faire un bref rappel du

 26   contexte dans lequel s'inscrivent les faits de l'espèce.

 27   Les événements exposés dans le présent acte d'accusation ont eu lieu

 28   dans le contexte de la désintégration de l'ex-République socialiste

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  1   fédérative de Yougoslavie. En avril 1992, un conflit armé a éclaté en

  2   Bosnie-Herzégovine entre les forces serbes et les forces de la République

  3   de Bosnie-Herzégovine.

  4   Au cours de l'été 1992 sont arrivés les premiers Moudjahidines

  5   étrangers dans les régions de Travnik et de Zenica en Bosnie centrale, leur

  6   objectif principal étant d'apporter leur concours à la lutte armée contre

  7   les adversaires des Musulmans de Bosnie. Ils se sont installés à divers

  8   endroits sans former d'entité homogène. Il y avait plusieurs groupes

  9   distincts composés de Moudjahidines étrangers et/ou locaux en activité en

 10   Bosnie centrale de 1993 à 1995, il y a eu notamment, à compter de la fin de

 11   1992 ou du début de 1993, un groupe de Moudjahidines étrangers qui ont

 12   établi un camp au lieu-dit de Poljanice à quelques centaines de mètres

 13   [comme interprété] du village de Mehurici dans la municipalité de Travnik.

 14   Il semblerait que même s'il leur est arrivé de combattre côte à côte, les

 15   différents groupes de Moudjahidines étaient résolus à maintenir chacun leur

 16   propre identité.

 17   La présence de combattants étrangers en Bosnie centrale et leur

 18   participation à l'effort de guerre n'ont pas manqué d'être remarquées par

 19   le 3e Corps de l'ABiH et l'état-major principal de l'ABiH à Sarajevo. Si

 20   l'on en croit un rapport datant du milieu de l'année 1993, ces étrangers

 21   avaient "une conduite indigne des membres de l'ABiH."

 22   Le 18 juin 1993, la question de la présence de "soldats venant de

 23   pays étrangers" a été discutée lors d'une réunion de l'état-major principal

 24   de l'ABiH. Les participants à cette réunion ont proposé à Rasim Delic, qui

 25   avait été nommé commandant de l'état-major le 8 juin 1993, de renvoyer ces

 26   "ressortissants étrangers" dans les pays d'où ils venaient ou d'en faire

 27   une unité qui soit intégrée dans l'ABiH.

 28   Le 23 juillet 1993, Rasim Delic a donné par écrit l'autorisation à Sakib

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  1   Mahmuljin, qui était alors membre du commandement du 3e Corps, d'entamer

  2   des négociations avec les représentants de "l'Unité Moudjahidine de Zenica"

  3   sur les points suivants : premièrement, l'intégration de l'Unité

  4   Moudjahidine dans l'ABiH; deuxièmement, son utilisation dans "la lutte

  5   commune contre les Chetniks"; et, troisièmement, le mode de resubordination

  6   de cette unité au commandement du 3e Corps.

  7   Le 12 août 1993, Enver Hadzihasanovic, commandant du 3e Corps, a envoyé à

  8   l'état-major principal de Sarajevo une proposition écrite visant à

  9   rassembler tous les volontaires étrangers se trouvant dans la zone de

 10   responsabilité du 3e Corps au sein d'un détachement de l'ABiH. Le

 11   lendemain, le 13 août 1993, Rasim Delic a signé un ordre autorisant la

 12   formation d'un détachement appelé El Moudjahid. Une fois établi, le

 13   Détachement El Moudjahid a vu ses effectifs s'accroître considérablement

 14   pour compter, en 1995, environ 1 000 hommes.

 15   Tout au long de l'année 1993, l'ABiH a combattu sur plusieurs fronts contre

 16   la VRS et contre le HVO. La Bosnie centrale s'est ainsi trouvée, en

 17   réalité, isolée du reste du monde, ce qui eut de lourdes conséquences

 18   humanitaires sur la population civile locale. Les hostilités opposant

 19   l'ABiH et le HVO ont pris fin avec l'accord dit de Washington signé le 18

 20   mars 1994. Au cours de l'été de 1995, l'ABiH a intensifié ses activités

 21   militaires dans ce qu'on a appelé la poche de Vozuca en Bosnie centrale,

 22   qui était alors tenue par les forces serbes. En septembre 1995, l'ABiH a

 23   lancé deux opérations appelées Uragan et Farz. Elles furent couronnées de

 24   succès et eurent pour effet de chasser les forces de la VRS de la poche de

 25   Vozuca. Et le détachement a largement contribué au succès de ces

 26   opérations. L'accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine,

 27   également connu sous le nom d'accord de Dayton, fut signé le 14 décembre

 28   1995 et mit finalement un terme au conflit.

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  1   La Chambre de première instance va maintenant examiner les crimes allégués

  2   dans l'acte d'accusation.

  3   Les événements survenus le 8 juin 1993 à Maline-Bikosi ont eu lieu dans le

  4   contexte d'une offensive déclenchée par les forces de l'ABiH contre le HVO

  5   dans la vallée de la Bila. Les éléments du dossier montrent que ce jour-là

  6   ou vers cette date plusieurs groupes de Moudjahidines, dont celui du camp

  7   de Poljanice près de Mehurici et le groupe d'Abu Hamza basé à Guca Gora ou

  8   celui de la Guérilla turque de Zenica, étaient également engagés dans des

  9   combats en plusieurs endroits de la vallée de la Bila.

 10   Après avoir pris le contrôle du village de Maline dans la matinée du 8 juin

 11   1993, des soldats de l'ABiH ont escorté des civils croates de Bosnie et des

 12   soldats du HVO de Maline vers Mehurici en groupes séparés. Avant d'arriver

 13   à Mehurici, alors qu'ils traversaient Poljanice, ces groupes ont été

 14   interceptés par des Moudjahidines étrangers et locaux armés. Les

 15   Moudjahidines ont forcé une trentaine de personnes qui faisaient partie de

 16   ces groupes, dont quelques soldats blessés, à sortir de ces groupes et ils

 17   les ont sommés de rebrousser chemin en direction de Bikosi.

 18   Alors que ce groupe se dirigeait vers Bikosi, une femme répondant au nom

 19   d'Ana Pranjes, qui avait été ajoutée en route au groupe de prisonniers, a

 20   été prise à partie par deux Moudjahidines étrangers pour finir par être

 21   tuée d'une rafale d'armes automatiques. Ana Pranjes portait un brassard de

 22   la Croix-Rouge.

 23   Quand le groupe est parvenu à Bikosi, un autre prisonnier qui essayait de

 24   s'enfuir a été abattu. Peu de temps après, un des prisonniers, pris d'une

 25   crise d'épilepsie, s'est mis à hurler. La réaction des Moudjahidines fut

 26   d'ouvrir le feu sur le groupe tout entier; 24 personnes ont ainsi été tuées

 27   et au moins cinq grièvement blessées par balle.

 28   La Chambre de première instance a conclu que l'Accusation avait établi au-

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  1   delà de tout doute raisonnable les éléments constitutifs de meurtre et de

  2   traitements cruels en tant que violations des lois ou coutumes de la guerre

  3   visés aux chefs 1 et 2 de l'acte d'accusation.

  4   En ce qui concerne l'indentification des Moudjahidines auteurs de ces

  5   faits, les éléments de preuve ne montrent pas clairement à quel groupe ou

  6   unité ils appartenaient. La Chambre de première instance a pris en compte

  7   plusieurs facteurs en vue de déterminer l'identité des auteurs et a conclu,

  8   pour des raisons exposées dans le jugement écrit, qu'il n'avait pas été

  9   établi au-delà de tout doute raisonnable que ces auteurs étaient des

 10   Moudjahiddines du camp de Poljanice.

 11   A présent, la Chambre de première instance va examiner les événements

 12   survenus à Livade et au camp de Kamenica en juillet et août 1995.

 13   Le 21 juillet 1995, à la suite d'une opération militaire dans la

 14   poche de Vozuca, dite Proljece II, des Moudjahiddines ont capturé 12

 15   membres de la VRS, dont un médecin et un auxiliaire médical qu'ils ont

 16   enfermé à Livade dans une maison d'un étage pendant deux jours. Pour les

 17   raisons exposées dans le jugement écrit, la Chambre de première instance

 18   est convaincue que ces 12 détenus ont été placés sous la garde du DEM.

 19   Le 21 juillet 1995, à deux reprises, un des Moudjahiddines a apporté

 20   dans la pièce où se trouvaient les détenus une tête d'homme d'où

 21   jaillissait encore du sang. Ces deux têtes étaient celles de Momir Mitrovic

 22   et de Predrag Knezevic. Bien que les détenus n'aient pas assisté à la

 23   décapitation de Momir Mitrovic et de Predrag Knezevic, la Chambre de

 24   première instance est convaincue, pour les raisons exposées dans le

 25   jugement, que ces deux hommes ont été délibérément tués par des membres du

 26   DEM. La Chambre de première instance a conclu que l'Accusation avait établi

 27   au-delà de tout doute raisonnable les éléments constitutifs du meurtre en

 28   tant que violation des lois ou coutumes de la guerre visé au chef 1 de

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  1   l'acte d'accusation.

  2   Du 21 au 23 juillet 1995, des membres du DEM ont détenu les 12 prisonniers

  3   de la VRS dans des positions très inconfortables et les ont soumis à de

  4   multiples sévices, notamment en les rouant de coups et en leur montrant les

  5   têtes de Momir Mitrovic et Predrag Knezevic qu'ils venaient de décapiter.

  6   La Chambre de première instance est convaincue que ce traitement a provoqué

  7   chez les détenus des souffrances physiques et morales graves, des blessures

  8   et constitue une atteinte grave à la dignité humaine. La Chambre de

  9   première instance a, par conséquent, conclu que l'Accusation avait établi

 10   au-delà de tout doute raisonnable les éléments constitutifs de traitements

 11   cruels en tant que violation des lois et coutumes de la guerre visés au

 12   chef 2 de l'acte d'accusation.

 13   Le 23 juillet 1995, les Moudjahiddines ont transféré les 12

 14   prisonniers de Livade au camp de Kamenica où ceux-ci ont été détenus dans

 15   une maison abandonnée. Cette nuit-là, un Moudjahiddine a abattu de sang-

 16   froid un des détenus, qui s'appelait Gojko Vujicic. Gojko Vujicic a alors

 17   été décapité et sa tête posée sur son ventre. Plus tard, les autres

 18   prisonniers ont été forcés d'embrasser la tête coupée. Les soldats de la

 19   VRS détenus au camp de Kamenica ont subi toutes sortes de sévices et

 20   d'humiliations. Ils ont notamment été soumis à de violents passages à tabac

 21   et à des décharges électriques.

 22   Le 24 août 1995, ils ont été transférés au camp KP Dom de Zenica. La

 23   Chambre de première instance est convaincue qu'en ce qui concerne le

 24   meurtre de Gojko Vujicic, l'Accusation a établi au-delà de tout doute

 25   raisonnable les éléments constitutifs du meurtre en tant que violation aux

 26   lois et coutumes de la guerre visé au chef 1 de l'acte d'accusation.

 27   En ce qui concerne les 12 membres de la VRS qui avaient été faits

 28   prisonniers, la Chambre est convaincue que l'Accusation a établi les

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  1   éléments constitutifs de traitements cruels en tant que violation des lois

  2   et coutumes de la guerre visés au chef 2 de l'acte d'accusation.

  3   La Chambre de première instance va maintenant examiner les faits qui se

  4   sont produits à Kesten et au camp de Kamenica en septembre 1995.

  5   Dans l'après-midi du 11 septembre 1995, le lendemain du début des

  6   opérations Uragan et Farz, des soldats du 5e Bataillon de la 328e Brigade de

  7   l'ABiH et des Moudjahiddines ont capturé une soixantaine de soldats serbes

  8   et des civils, dont trois femmes, les Témoins

  9   DRW-1, DRW-2 et DRW-3, à proximité du village de Kesten. Ces prisonniers

 10   ont reçu l'ordre de former une colonne et d'aller en direction de Kesten.

 11   En chemin, deux des prisonniers Milenko Stanic et Zivinko Todorovic ont été

 12   abattus. La Chambre de première instance a conclu qu'un membre du DEM avait

 13   tué Milinko Stanic et que l'Accusation avait établi au-delà de tout doute

 14   raisonnable les éléments constitutifs du meurtre en tant que violation des

 15   lois et coutumes de la guerre visé au chef 1 de l'acte d'accusation.

 16   Cependant, la Chambre a conclu que l'Accusation n'avait pas prouvé au-delà

 17   de tout doute raisonnable que Zivinko Todorovic avait été tué par un soldat

 18   du Détachement El Moudjahid, contrairement à ce qu'affirme l'acte

 19   d'accusation.

 20   Les Moudjahiddines et les soldats de l'ABiH ont ensuite amené 52 soldats de

 21   la VRS à Kesten, dans une grande salle où ils ont été placés sous la garde

 22   de soldats du 5e Bataillon de la 328e Brigade de l'ABiH. A un moment donné,

 23   une vingtaine de Moudjahiddines armés ont fait irruption dans la salle et

 24   se sont emparés des prisonniers surveillés par l'ABiH sous la menace des

 25   armes. Ces détenus ont été placés dans deux camions et amenés au camp de

 26   Kamenica.

 27   Au camp de Kamenica, certains ou la totalité des 52 prisonniers ont été

 28   incarcérés sur deux étages d'une maison abandonnée. Des éléments de preuve

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  1   indirects, dont des éléments provenant d'exhumation, indiquent que ces 52

  2   prisonniers finirent par être tués. A la lumière de l'ensemble des éléments

  3   de preuve et des raisons exposées dans le jugement écrit, la Chambre de

  4   première instance est convaincue que les 52 hommes serbes dont les noms se

  5   trouvent à l'annexe C de l'acte d'accusation ont été intentionnellement

  6   tués par des membres du DEM au camp de Kamenica entre le 11 septembre et le

  7   14 décembre 1995. Par conséquent, la Chambre de première instance a conclu

  8   que l'Accusation avait établi au-delà de tout doute raisonnable les

  9   éléments constitutifs du meurtre en tant que violation des lois ou coutumes

 10   de la guerre visé au chef 1 de l'acte d'accusation.

 11   Toutefois, en raison de l'insuffisance des preuves apportées pour prouver

 12   que les détenus avaient subi des mauvais traitements, la Chambre a conclu

 13   que, concernant ces 52 prisonniers, l'Accusation n'avait pas prouvé au-delà

 14   de tout doute raisonnable les éléments constitutifs de traitements cruels

 15   en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre visés au chef 2 de

 16   l'acte d'accusation.

 17   Le 17 septembre 1995 ou vers cette date, un autre groupe de dix prisonniers

 18   serbes de Bosnie est arrivé au camp de Kamenica, ces hommes ont été détenus

 19   au rez-de-chaussée de la maison abandonnée. Les membres du DEM leur ont

 20   systématiquement infligé des sévices causant de graves souffrances mentales

 21   et physiques, notamment en les frappant avec une violence brutale et en se

 22   servant de décharges électriques. De plus, Nenad Jovic qui avait été amené

 23   au camp de Kamenica plusieurs jours après le 17 septembre a succombé aux

 24   passages à tabac ou à l'absorption d'eau impropre à la consommation, ou

 25   suite à ces deux facteurs, auxquels s'ajoutent les conditions de détention

 26   dans le camp de Kamenica. En ce qui concerne Nenad Jovic, la Chambre de

 27   première instance est convaincue que l'Accusation à prouver au-delà de tout

 28   doute raisonnable les éléments constitutifs du meurtre en tant que

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  1   violation aux lois ou coutumes de la guerre visé au chef 1 de l'acte

  2   d'accusation.

  3   La Chambre conclut aussi que l'Accusation a prouvé au-delà de tout doute

  4   raisonnable, s'agissant des 10 prisonniers dont les noms figurent à

  5   l'annexe D de l'acte d'accusation, les éléments constitutifs de traitements

  6   cruels en tant que violation aux lois ou coutumes de la guerre visés au

  7   chef 2.

  8   En ce qui concerne le chef 4, la Chambre de première instance est parvenue

  9   aux conclusions suivantes. Le 11 septembre 1995, trois femmes serbes de

 10   Bosnie, les témoins DRW-1, DRW-2 et DRW-3, ont été amenées au camp de

 11   Kamenica, mais elles ne faisaient pas partie du groupe de 52 soldats de la

 12   VRS dont il vient d'être question. Ces femmes ont été enfermées dans une

 13   remise en bois et systématiquement soumises à des actes constitutifs de

 14   souffrances mentales et physiques graves par des membres du DEM qui leur

 15   ont infligé des passages à tabac ainsi que des décharges électriques. Par

 16   conséquent, la Chambre conclut que l'Accusation a prouvé au-delà de tout

 17   doute raisonnable les éléments constitutifs de traitements cruels en tant

 18   que violation des lois ou coutumes de la guerre visés au chef 4.

 19   La Chambre de première instance va maintenant aborder la question de savoir

 20   si Rasim Delic est individuellement pénalement responsable au regard de

 21   l'article 7(3) du Statut, parce qu'il se serait abstenu d'empêcher la

 22   commission des crimes que nous venons de décrire ou/et parce qu'il se

 23   serait abstenu d'en punir les auteurs.

 24   La Chambre va d'abord examiner la question de savoir, premièrement, s'il

 25   existait un rapport de subordination entre Rasim Delic et les auteurs de

 26   ces crimes; deuxièmement, si Rasim Delic savait ou avait des raisons de

 27   savoir que ces crimes étaient sur le point d'être commis ou l'avaient déjà

 28   été; et dans l'affirmative, troisièmement, s'il a pris les mesures

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  1   nécessaires et raisonnables pour empêcher ces crimes ou en punir les

  2   auteurs.

  3   En ce qui concerne l'existence d'un rapport de subordination entre Rasim

  4   Delic et les auteurs des crimes de Bikosi en 1993, la Chambre de première

  5   instance rappelle qu'elle a précédemment conclu qu'il n'avait pas été

  6   prouvé au-delà de tout doute raisonnable que les auteurs étaient bien,

  7   comme l'affirmait l'acte d'accusation, des Moudjahidines du groupe de

  8   Poljanice. La Chambre de première instance a néanmoins examiné les éléments

  9   présentés par l'Accusation en vue de prouver que le 8 juin 1993 les

 10   Moudjahidines de Poljanice étaient de facto subordonnés au 3e Corps. A cet

 11   égard, la Chambre de première instance constate l'absence de preuves

 12   précises attestant d'ordres donnés par des unités de l'ABiH aux

 13   Moudjahidines de Poljanice. Plus concrètement, les éléments de preuve

 14   montrent seulement que le 8 juin 1993 des Moudjahidines du camp de

 15   Poljanice ont participé à des combats contre le HVO dans la vallée de la

 16   Bila en même temps que des unités de l'ABiH. De plus, si les éléments de

 17   preuve montrent bien que les Moudjahidines du camp de Poljanice avaient

 18   connaissance de la présence des soldats de l'ABiH, et vice versa, ils ne

 19   permettent pas d'établir clairement si ces groupes ont opéré de concert.

 20   Par conséquent, la Chambre de première instance n'est pas convaincue que

 21   les Moudjahidines de Poljanice étaient de facto subordonnés à Rasim Delic.

 22   En ce qui concerne les groupes de Moudjahidines en général, la Chambre de

 23   première instance n'est pas non plus convaincue que ces groupes étaient de

 24   facto subordonnés à Rasim Delic. Elle conclut qu'il convient de qualifier

 25   le rapport existant entre les groupes de Moudjahidines étrangers quels

 26   qu'ils soient et l'ABiH de rapport de coopération entre entités militaires

 27   séparées et indépendantes plutôt que de rapport de subordination des

 28   Moudjahidines au sein d'une seule structure militaire.

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  1   La Chambre de première instance a également conclu que les éléments du

  2   dossier ne prouvaient pas au-delà de tout doute raisonnable que Rasim Delic

  3   était déjà commandant de l'état-major principal de l'ABiH au moment des

  4   crimes de Bikosi, le 8 juin 1993. Spécifiquement, les éléments montrent que

  5   ces meurtres ont été commis au cours de l'après-midi du 8 juin 1993, alors

  6   que la présidence de la République de Bosnie-Herzégovine a élu Rasim Delic

  7   commandant de l'état-major principal de l'ABiH peu après 14 heures ce jour-

  8   là. Ce n'est qu'entre 19 heures et 21 heures ce jour-là que Rasim Delic a

  9   pris ses fonctions.

 10   En conclusion, la Chambre de première instance a conclu qu'il n'existait

 11   pas de rapport de subordination entre Rasim Delic et les auteurs des

 12   meurtres de Bikosi le 8 juin 1993. Par conséquent, Rasim Delic n'est pas

 13   individuellement pénalement responsable au regard de l'article 7(3) du

 14   Statut du Tribunal des crimes perpétrés le 8 juin 1993 à Bikosi.

 15   Face à la question de savoir s'il existait un rapport de subordination

 16   entre Rasim Delic et les membres du DEM qui se sont rendus coupables des

 17   crimes commis entre juillet et septembre 1995, la Chambre de première

 18   instance rappelle que le DEM avait été constitué en tant qu'unité du 3e

 19   Corps de l'ABiH en vertu d'un ordre signé par Rasim Delic le 13 août 1993.

 20   La Chambre de première instance est convaincue qu'à partir du moment où il

 21   fut établi en août 1993 jusqu'au moment de sa dissolution en décembre 1995,

 22   le DEM était une unité subordonnée de jure au 3e Corps de l'ABiH ou à l'une

 23   des unités qui était elle-même subordonnée au 3e Corps de l'ABiH. Rasim

 24   Delic étant de jure le supérieur hiérarchique du 3e Corps, il s'ensuit que

 25   le DEM était de jure subordonné à Rasim Delic.

 26   La Chambre de première instance a dû ensuite répondre à l'un des

 27   questions fondamentales de l'espèce : le DEM était-il placé sous la

 28   direction et le contrôle effectif de Rasim Delic, comme l'affirme l'acte

Page 9019

  1   d'accusation ? A cet effet, la Chambre a analysé un certain nombre

  2   d'indicateurs qu'elle a jugé pertinents pour statuer sur l'existence d'un

  3   contrôle effectif dans le cas présent. Ces indicateurs sont énumérés dans

  4   le jugement écrit et incluent, notamment, le respect par le DEM de divers

  5   ordres de l'ABiH, la participation du détachement aux opérations de combat

  6   de l'ABiH, le niveau d'assistance mutuelle et les relations existant entre

  7   l'ABiH et le détachement, la procédure de compte rendu suivie par le DEM,

  8   les relations du détachement avec les autorités autres que l'ABiH, la

  9   capacité d'enquêter sur les membres du DEM et de les sanctionner, les

 10   nominations, promotions et décorations accordées aux membres du détachement

 11   par l'ABiH et, enfin, la dissolution du détachement.

 12   Sur la base de ces éléments, la Chambre de première instance a conclu

 13   à la majorité de ses membres, le Juge Moloto étant en désaccord, que l'on

 14   avait assisté à une nette amélioration de la structure, de l'organisation

 15   ainsi que de la direction et du contrôle au sein de l'ABiH à partir de la

 16   nomination de Rasim Delic au poste de commandant de l'état-major principal

 17   le 8 juin 1993 et jusqu'à la dissolution du DEM en décembre 1995, à la fin

 18   du conflit armé en Bosnie-Herzégovine. Pour la majorité des Juges de la

 19   Chambre, au moment de la perpétration des crimes de Livade et de Kamenica

 20   en juillet et en septembre 1995, Rasim Delic bénéficiait d'une position

 21   renforcée qui lui permettait d'imposer ses décisions à ses subordonnés et

 22   notamment au Détachement El Moudjahid et à ses membres.

 23   Au cours de l'opération Farz menée sous la direction et le contrôle

 24   global de Rasim Delic, le DEM, faisant fi des ordres de combat, n'a pas

 25   procédé au transfert des prisonniers qu'il avait faits dans les rangs

 26   ennemis. Ces derniers ont ensuite été l'objet des crimes commis par les

 27   membres du DEM en juillet, août et septembre 1995. Des officiers de l'ABiH

 28   se sont vu refuser l'accès à ces prisonniers au cours de leur détention au

Page 9020

  1   camp de Kamenica.

  2   Plusieurs témoins ont estimé que l'on ne pouvait rien faire pour mettre au

  3   pas le DEM, car toute mesure coercitive aurait déclenché un violent conflit

  4   avec le détachement. Or, ce point de vue n'est pas confirmé par les

  5   éléments du dossier. Loin de penser que rien ne pouvait être fait pour

  6   contrecarrer l'indiscipline des membres du DEM, la majorité des Juges de la

  7   Chambre conclut que rien n'a été fait ou qu'on n'a rien tenté de faire,

  8   notamment au sujet des violations présumées du droit humanitaire

  9   international commises au cours de la détention de soldats et de civils

 10   ennemis par le DEM. A cet égard, la majorité des Juges de la Chambre

 11   rappellent que certains étrangers membres du DEM avaient fait l'objet de

 12   procédures pénales suite à des agissements illicites, même s'il ne

 13   s'agissait pas de violations du droit humanitaire international. Aux yeux

 14   de la majorité des Juges, ceci confirme que les supérieurs hiérarchiques

 15   avaient la capacité matérielle de prévenir et/ou de sanctionner les crimes

 16   commis par le détachement.

 17   Par ces motifs exposés de manière plus circonstanciée dans son jugement

 18   écrit, la Chambre de première instance, à la majorité de ses membres, le

 19   Juge Moloto étant en désaccord, conclut au-delà de tout doute raisonnable

 20   que Rasim Delic exerçait un contrôle effectif sur le Détachement El

 21   Moudjahid au cours de la période allant de juillet à décembre 1995 [comme

 22   interprété]. En conséquence, la majorité des Juges de la Chambre est

 23   convaincue qu'il existait une relation de subordination entre Rasim Delic

 24   et les membres du DEM ayant commis les crimes visés à l'acte d'accusation

 25   en juillet, août et septembre 1995.

 26   Le Juge Moloto, dans son opinion dissidente, estime que Rasim Delic n'a à

 27   aucun moment exercé un contrôle effectif sur le DEM entre le moment où il a

 28   pris ses fonctions de commandant de l'état-major principal de l'ABiH le 8

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  1   juin 1993 jusqu'à la dissolution du DEM en décembre 1995. Il observe que

  2   tout au long de l'année 1995, le DEM a respecté de manière irrégulière les

  3   ordres de l'ABiH et a subordonné sa participation au combat à certaines

  4   exigences. Le DEM exécutait les missions qui lui étaient confiées par

  5   l'ABiH lorsqu'il choisissait de le faire. Les éléments du dossier montrent

  6   que tout ordre de l'ABiH était précédé d'un "accord" avec le DEM. Selon le

  7   Juge Moloto, ceci n'est pas compatible avec l'existence d'un système de

  8   direction et de contrôle.

  9   Le Juge Moloto relève également que pour conclure que Rasim Delic exerçait

 10   un contrôle effectif, la majorité des Juges s'est appuyée sur le fait qu'il

 11   n'avait pris aucune mesure contre le DEM alors qu'il aurait pu le faire. Il

 12   fait respectueusement valoir que vu la totalité des éléments du dossier,

 13   l'inaction de Rasim Delic ne fait que confirmer l'absence de contrôle

 14   effectif de sa part. A cet égard, il rappelle que même s'il est arrivé à

 15   l'ABiH d'entamer des enquêtes sur les membres du DEM, toutes les tentatives

 16   entreprises pour sanctionner les membres du DEM pour leurs agissements

 17   criminels ont été vouées à l'échec.

 18   Le Juge Moloto fait respectueusement valoir que la majorité des Juges de la

 19   Chambre n'a pas montré concrètement que Rasim Delic avait la capacité

 20   matérielle de sanctionner les membres du Détachement El Moudjahid.

 21   La majorité des Juges de la Chambre va maintenant déterminer si Rasim Delic

 22   savait ou avait des raisons de savoir que des membres du DEM s'apprêtaient

 23   à commettre des crimes de meurtre et de traitements cruels ou les avaient

 24   commis entre juillet et septembre 1995.

 25   En ce qui concerne les crimes commis à Livade et au camp de Kamenica en

 26   juillet et août 1995, les éléments de preuve montrent que des informations

 27   relatives à la capture de soldats de la VRS par le DEM en juillet 1995 ont

 28   été communiquées à l'administration chargée de la sécurité au sein de

Page 9022

  1   l'état-major principal. Ces rapports ont servi à la préparation du bulletin

  2   137, envoyé au poste de commandement de Kakanj le 22 juillet 1995 avec la

  3   consigne de le transmettre à Rasim Delic. Le bulletin informait Rasim Delic

  4   que des soldats de la VRS étaient détenus par le Détachement El Moudjahid

  5   qui empêchait quiconque d'entrer en contact avec eux. Le document ne

  6   faisait, en revanche, aucune référence aux crimes commis par le DEM sur les

  7   détenus.

  8   La majorité des Juges n'est pas convaincue que Rasim Delic ait eu

  9   connaissance des crimes en juillet et août 1995. Il n'existe, en effet,

 10   aucun élément de preuve direct ou non permettant de conclure que Rasim

 11   Delic savait que des membres du DEM s'apprêtaient à commettre ces crimes ou

 12   l'avaient déjà fait.

 13   La majorité des Juges va donc examiner la question de savoir si Rasim Delic

 14   avait des raisons de savoir, c'est-à-dire s'il disposait d'informations

 15   suffisamment préoccupantes pour l'avertir que ses subordonnées risquaient

 16   de commettre des crimes.

 17   La majorité des Juges de la Chambre rappelle qu'aux termes de la

 18   jurisprudence du Tribunal, pour conclure qu'un supérieur hiérarchique

 19   savait, il suffit que les informations pertinentes aient été disponibles,

 20   communiquées au supérieur ou en sa possession. Il n'est pas nécessaire

 21   qu'il en ait effectivement eu connaissance. Par les motifs détaillés dans

 22   le jugement, la majorité des Juges de la Chambre est convaincue que les

 23   informations figurant dans le bulletin 137 ont bien été transmises à Rasim

 24   Delic.

 25   La question qui se pose alors est de savoir si Rasim Delic disposait

 26   d'autres éléments propre à rendre suffisamment préoccupantes les

 27   informations relatives à la capture des soldats de la VRS contenues dans le

 28   bulletin 137. A cet effet, la majorité des Juges s'est demandé si Rasim

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  1   Delic avait connaissance des agissements passés de ses subordonnés et s'il

  2   avait négligé de les sanctionner. Les Juges ont donc tenu compte,

  3   premièrement, des crimes commis à Bikosi en 1993; deuxièmement, du meurtre

  4   d'un travailleur humanitaire en 1994; et troisièmement, d'autres cas

  5   illustrant les penchants criminels des membres du DEM.

  6   Pour ce qui est des crimes de Bikosi, les preuves montrent qu'en

  7   octobre 1993 Rasim Delic a diligenté une enquête relative à l'exécution

  8   présumée d'un groupe de Croates par les Moudjahidines après en avoir reçu

  9   la demande du président Izetbegovic. A l'issue de l'enquête, Rasim Delic a

 10   été informé que 25 civils croates de Bosnie étaient décédés au cours

 11   d'opérations de combat vers le 8 juin 1993.

 12   L'Accusation soutient qu'il ne s'agissait pas là d'une "véritable enquête"

 13   et que Rasim Delic avait, en tout état de cause, était personnellement

 14   informé de ces crimes par l'un de ses adjoints au début de l'été 1993. La

 15   majorité des Juges de la Chambre jette cet argument de l'Accusation et

 16   observe qu'aucune allégation concrète relative aux meurtres n'a été portée

 17   à l'attention de Rasim Delic après l'enquête. En outre, même à supposer que

 18   les allégations de son adjoint aient remis en question la crédibilité de

 19   l'enquête, les informations dont disposait Rasim Delic indiquaient que les

 20   auteurs des crimes en question étaient les Moudjahidines et ne permettaient

 21   pas de conclure qu'il s'agissait des hommes qui formeraient plus tard le

 22   Détachement El Moudjahid.

 23   En conséquence, le fait que Rasim Delic n'ait pas mené d'enquête

 24   supplémentaire sur les allégations faites en 1993 ne saurait être considéré

 25   comme un élément indiquant qu'il disposait d'informations suffisamment

 26   préoccupantes pour l'amener à penser que des crimes analogues pourraient

 27   être ultérieurement commis par le DEM en 1995, plus de deux ans après les

 28   événements de Bikosi.

Page 9024

  1   La majorité des Juges a ensuite déterminé si le meurtre présumé du

  2   travailleur humanitaire britannique, Paul Goodall, par des membres du DEM

  3   était susceptible de fournir à Rasim Delic des informations suffisamment

  4   préoccupantes. Début 1994, une force conjointe militaire au civil a arrêté

  5   trois suspects dont deux ont été identifiés comme étant des membres du DEM.

  6   La majorité des Juges de la Chambre a pris en compte le fait que Rasim

  7   Delic savait que des mesures appropriées avaient été prises pour punir les

  8   auteurs des faits et qu'au cours des 16 mois suivants aucun cas de meurtre

  9   commis par les membres du DEM ne lui avait été signalé. Aux yeux de la

 10   majorité des Juges de la Chambre, ces éléments ne permettent pas de

 11   conclure qu'il avait des raisons de savoir que des crimes analogues

 12   seraient commis en juillet et août 1995 par le même groupe de subordonnés.

 13   La majorité des Juges de la Chambre s'est également penchée sur d'autres

 14   cas où Rasim Delic a été informé par les bulletins de l'administration

 15   chargée de la sécurité, de comportements répréhensibles des membres du DEM

 16   dont certains constituaient des infractions au pénal et notamment des

 17   agressions physiques. La majorité des Juges estiment que ces incidents

 18   justifiaient une enquête supplémentaire de la part de Rasim Delic notamment

 19   pour prévenir la perpétration de crimes de guerre par des membres du DEM.

 20   La majorité des Juges est donc convaincue que les crimes et délits commis

 21   antérieurement par le DEM constituaient des informations propres à rendre

 22   suffisamment préoccupant le rapport relatif à la capture de soldats ennemis

 23   figurant dans le bulletin 137 pour justifier une intervention immédiate de

 24   la part de Rasim Delic afin de déterminer si le DEM s'apprêtait à commettre

 25   ou avait commis des crimes en juillet et août 1995. En négligeant de mener

 26   une enquête supplémentaire, Rasim Delic a accepté le risque que ces crimes

 27   soient commis. Plus précisément, à la lumière de la totalité des preuves,

 28   la majorité des Juges est convaincue au-delà de tout doute raisonnable que

Page 9025

  1   Rasim Delic avait des raisons de savoir que des membres du DEM

  2   s'apprêtaient à commettre ou avaient commis le crime de traitements cruels

  3   contre ces prisonniers. Cependant, comme cela est expliqué de manière plus

  4   détaillée dans le jugement, la majorité des Juges a conclu que les

  5   informations dont disposait Rasim Delic sur les penchants criminels des

  6   membres du DEM n'étaient pas suffisamment préoccupantes pour l'avertir de

  7   la perpétration possible du crime de meurtre par les membres du

  8   détachement.

  9   La majorité des Juges conclut également que Rasim Delic n'a pas pris les

 10   mesures nécessaires et raisonnables pour prévenir les crimes en juillet et

 11   août 1995 ou pour en punir les auteurs après leur perpétration. A cet

 12   égard, la majorité des Juges est convaincue qu'aucun élément de preuve

 13   n'indique que Rasim Delic ait réagi de quelque manière que ce soit aux

 14   informations figurant dans le bulletin 137 du 22 juillet 1995 au sujet de

 15   la capture de soldats de la VRS par le DEM, pas plus qu'il n'existe

 16   d'éléments de preuve portant à croire que Rasim Delic ait tenté d'en savoir

 17   plus sur le sort des prisonniers détenus par le Détachement El Moudjahid.

 18   S'agissant des crimes commis à Kesten et au camp de Kamenica en septembre

 19   1995 par des membres du DEM, les éléments de preuve montrent que

 20   l'administration chargée de la sécurité au sein de l'état-major principal a

 21   reçu un rapport du service de sécurité du 3e Corps, le 16 septembre 1995.

 22   Il contenait un fax du DEM qui avait été intercepté et indiquait, je cite :

 23   "Les Moudjahidines ont gagné du terrain et sont entrés dans plusieurs

 24   villages serbes et ont fait 60 prisonniers après les meurtres."

 25   Or, cette information ne figurait pas dans les bulletins envoyés à Rasim

 26   Delic, au lieu de quoi, le rapport du 16 septembre 1995 a finalement été

 27   remis au service du contre-renseignement de l'administration chargée de la

 28   sécurité.

Page 9026

  1   Aucun élément de preuve n'indique que Rasim Delic était informé que le DEM

  2   avait fait des prisonniers et encore moins que des crimes avaient été

  3   commis contre eux. La majorité des Juges de la Chambre n'est pas convaincue

  4   que, comme l'affirme l'Accusation, l'administration chargée de la sécurité

  5   au sein de l'état-major principal ou toute autre source ait informé Rasim

  6   Delic de la capture et du meurtre des prisonniers.

  7   La majorité des Juges relève qu'à la différence des bulletins remis

  8   expressément à Rasim Delic aucun élément de preuve n'indique qu'il ait

  9   disposé des informations en possession du 3e Corps où des deux articles

 10   publiés dans des journaux de l'ABiH ni qu'on en ait porté le contenu à son

 11   intention.

 12   Enfin, la majorité des Juges de la Chambre s'est penchée sur un certain

 13   nombre de bulletins reçus par Rasim Delic entre août et septembre 1995 et

 14   renfermant des informations relatives aux agissements criminels des membres

 15   du Détachement El Moudjahid. Mais la majorité des Juges a conclu qu'en

 16   l'absence d'éléments prouvant que Rasim Delic savait que des soldats et des

 17   civils serbes de Bosnie étaient détenus par le DEM, les informations

 18   contenues dans les bulletins n'étaient pas à elles seules suffisamment

 19   préoccupantes pour l'avertir que des crimes risquaient d'être commis à

 20   Kesten et au camp de Kamenica en septembre 1995.

 21   La majorité des Juges a estimé qu'on ne pouvait conclure au-delà de tout

 22   doute raisonnable que Rasim Delic avait des raisons de savoir que le DEM

 23   s'apprêtait à mettre ou avait commis les crimes de meurtre et de

 24   traitements cruels contre des soldats et des civils serbes de Bosnie à

 25   Kesten au camp de Kamenica en septembre 1995.

 26   Pour résumer, la majorité des Juges de la Chambre a uniquement conclu au-

 27   delà de tout doute raisonnable que Rasim Delic, en tant que supérieur

 28   hiérarchique, avait des raisons d'avoir connaissance des traitements cruels

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  1   infligés par les membres du DEM à 12 détenus de la VRS et qu'il a négligé

  2   de prévenir ce crime et d'en punir les auteurs. La responsabilité pénale

  3   individuelle de Rasim Delic est donc engagée pour le crime de traitements

  4   cruels en application de l'article 7(3) du Statut du Tribunal.

  5   La majorité des Juges de la Chambre de première instance va maintenant

  6   examiner la question de la peine.

  7   S'agissant de la gravité des crimes, la majorité des Juges rappellent

  8   notamment le caractère épouvantable et odieux des mauvais traitements

  9   infligés aux 12 soldats de la VRS pendant une période de plus d'un mois

 10   ainsi que les souffrances physiques et psychiques endurées par les victimes

 11   soumises à ces pratiques effroyables au cours de leur détention à Livade et

 12   au camp de Kamenica.

 13   La majorité des Juges relèvent également que les victimes qui étaient

 14   placés sous la garde exclusive du DEM, ce qui les rendait d'autant plus

 15   vulnérables. La majorité des Juges a également tenu compte du fait qu'elle

 16   avait conclu que Rasim Delic avait une connaissance implicite et non pas

 17   effective de ces crimes.

 18   L'Accusation soutient que le fait que Rasim Delic ait occupé, je cite : "Le

 19   poste militaire le plus élevé" au sein de l'ABiH, doit être considéré comme

 20   une circonstance aggravante. Mais la majorité des Juges de la Chambre

 21   rappellent la conclusion de la Chambre d'appel selon laquelle, je cite :

 22   "Dans le cadre d'une déclaration de culpabilité prononcée en application de

 23   l'article 7(3) du Statut, le pouvoir hiérarchique ne saurait être retenu

 24   comme circonstance aggravante puisqu'il constitue en soi un élément de la

 25   responsabilité pénale."

 26   C'est l'abus par le supérieur de ce pouvoir qui peut être retenu. Or, en

 27   l'espèce, aucun élément de preuve ne laisse penser que Rasim Delic ait

 28   abusé de son autorité.

Page 9028

  1   Aux titres des circonstances atténuantes, la majorité des Juges de la

  2   Chambre a tenu compte de la reddition volontaire de Rasim Delic, de sa

  3   situation familiale, de son casier judiciaire vierge et de sa bonne

  4   moralité illustrés, notamment par ses efforts pour faire connaître le droit

  5   humanitaire international dans les rangs de l'ABiH et par son importante

  6   contribution à la négociation des accords de paix et notamment à celle de

  7   l'accord de Dayton.

  8   La majorité des Juges de la Chambre a également pris en compte les

  9   obstacles et les difficultés exceptionnels auxquels Rasim Delic a été

 10   confronté à partir du moment où il a pris ses fonctions de commandant de

 11   l'état-major principal de l'ABiH le 8 juin 1993.

 12   Ceci recouvre notamment la désorganisation de l'ABiH, le manque

 13   d'équipement et la grande réticence manifestée par un certain nombre

 14   d'officiers supérieurs avant d'accepter de reconnaître son autorité.

 15   Rasim Delic, veuillez vous lever.

 16   Rasim Delic, la Chambre de première instance, après l'examen de la totalité

 17   des éléments de preuve et des arguments des parties et sur la base des

 18   constatations factuelles, des conclusions juridiques figurant dans le

 19   jugement, vous déclare à l'unanimité non coupable en application de

 20   l'article 7(3) du Statut du Tribunal et vous acquitte donc des chefs

 21   d'accusation suivants :

 22   Chef 1 : Meurtre, une violation des lois ou coutumes de la guerre

 23   sanctionnée par l'article 3 du Statut du Tribunal;

 24   Chef 2 : Traitements cruels, une violation des lois ou coutumes de la

 25   guerre sanctionnée par l'article 3 du Statut du Tribunal pour les

 26   événements de Bikosi, du 8 juin 1993 ainsi que pour les événements de

 27   Kesten et du camp de Kamenica en septembre 1995.

 28   Chef 4 : Traitements cruels, une violation des lois ou coutumes de la

Page 9029

  1   guerre sanctionnée par l'article 3 du Statut du Tribunal.

  2   Rasim Delic, la Chambre de première instance, à la majorité de ses

  3   membres, le Juge Moloto étant en désaccord, vous déclare coupable en

  4   application de l'article 7(3) du Statut du Tribunal du chef d'accusation

  5   suivant :

  6   Chef 2 : Traitements cruels, une violation des lois ou coutumes de la

  7   guerre sanctionnée par l'article 3 du Statut du Tribunal pour les

  8   événements de Livade et du camp de Kamenica de juillet et août 1995.

  9   La Chambre de première instance, à la majorité de ses membres, le

 10   Juge Moloto étant en désaccord, vous condamne, Rasim Delic, à une peine

 11   unique de trois ans d'emprisonnement. Vous avez passé 488 jours en

 12   détention. Conformément à l'article 101(c) du Règlement, la période que

 13   vous avez passée en détention sera déduite de votre peine. En application

 14   de l'article 103(c) du Règlement, vous resterez sous la garde du Tribunal

 15   dans l'attente de la conclusion d'un accord pour votre transfert vers

 16   l'Etat où vous devrez purger votre peine.

 17   Le Juge Moloto joint une opinion dissidente. Il souhaite préciser aux

 18   fins de la présente audience qu'il a participé aux délibérations portant

 19   sur l'avertissement reçu par Rasim Delic et sur son manquement à

 20   l'obligation de prévenir et de punir. Il adhère à toutes les conclusions

 21   issues de cette délibération.

 22   Cependant, à la lumière de sa propre conclusion sur le contrôle

 23   effectif qui est exposé en détail dans son opinion dissidente, il est en

 24   désaccord avec la peine prononcée contre Rasim Delic par la majorité des

 25   Juges de la Chambre de première instance.

 26   L'audience est suspendue.

 27   --- L'audience est levée à 15 heures 31.

 28