Affaire n° : IT-94-2-AR73

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Theodor Meron, Président

M. le Juge Fausto Pocar
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge Mehmet Güney
M. le Juge Amin El Mahdi

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
5 juin 2003

LE PROCUREUR

c/

DRAGAN NIKOLIC

_______________________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À L’APPEL INTERLOCUTOIRE CONCERNANT LA LÉGALITÉ DE L’ARRESTATION

________________________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Upawansa Yapa

Les Conseils de l’accusé :

M. Howard Morrison
Mme Tanja Radosavljevic

I. Rappel de la procédure

1. La Chambre d’appel du Tribunal pénal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (respectivement, la « Chambre d’appel » et le « Tribunal international ») est saisie d’un mémoire d’appel contre une décision rendue le 9 octobre 2002 par la Chambre de première instance (Appellant’s Brief on Appeal Against a Decision of the Trial Chamber Dated 9th October 2002 ), déposé par le conseil de Dragan Nikolic (respectivement, la « Défense » et l’ « Accusé » ou l’« Appelant ») le 27 janvier 2003 (l’« Appel »), en application de l’article 73 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement »).

2. L’Appel vise une décision rendue le 9 octobre 2002 par la Chambre de première instance II sur la légalité de l’arrestation de l’Accusé par la Force de stabilisation (respectivement, la « Décision contestée » et la « SFOR »). L’Accusé, mis en accusation le 1er novembre 1994 par le Tribunal international pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre, a été arrêté par la SFOR en Bosnie-Herzégovine le 20 avril 2000 ou vers cette date1. Dans la Décision contestée, la Chambre de première instance a conclu que l’Appelant avait été « arrêté et enlevé illégalement sur le territoire de la RFY par des inconnus avant d’être transféré par leurs soins sur le territoire de la BosnieHerzégovine » et que «  ni la SFOR ni l’Accusation n’étaient impliqués dans ces actes2  ». Elle a également jugé que, puisque l’Accusé était « “entré en contact avec la SFOR”, celle-ci était tenue de l’arrêter, de le détenir et de procéder à son transfert à La Haye »3. Elle a estimé que l’enlèvement de l’Accusé ne s’était accompagné ni d’une violation de la souveraineté de la Serbie -et-Monténégro4 imputable à la SFOR ou au Bureau du Procureur, ni d’une violation des droits de l’homme reconnus à l’Accusé ou de son droit fondamental à une procédure régulière5. Pour toutes ces raisons, elle a conclu qu’il n’existait « aucun obstacle juridique à l’exercice par le Tribunal international de sa compétence sur l’Accusé6  ».

3. La question soulevée par cet appel est de savoir si le Tribunal international peut exercer sa compétence à l’égard de l’Appelant en dépit des violations de la souveraineté de la Serbie-et-Monténégro et des droits de l’homme reconnus à l’Accusé prétendument commises par la SFOR et, par extension, par le Bureau du Procureur, en collusion avec les inconnus qui ont enlevé l’Accusé en Serbie-et-Monténégro.

4. En ce qui concerne la procédure qui a précédé cet appel, il convient de se rappeler ce qui suit. Le 9 octobre 2002, l’Appelant a déposé un acte d’appel de la Décision contestée en application de l’article 108 et/ou de l’article 72 du Règlement7. L’Accusation a répondu le 18 novembre 20028. Le 9 janvier 2003, la Chambre d’appel a rejeté l’acte d’appel au motif que la Défense aurait dû le déposer en application non pas de l’article 108 ni de l’article 72 mais de l’article 73 du Règlement9.

5. Le 14 janvier 2003, l’Appelant a demandé à la Chambre de première instance une certification l’autorisant à interjeter appel10. Le Bureau du Procureur a répondu le 17 janvier 200311. La Défense a répliqué le 20 janvier 200312. Le 17 janvier 2003, la Chambre de première instance a accordé la certification13. Le 27 janvier 2003, l’Appelant a déposé son acte d’appel. L’Accusation a répondu le 3 février 2003 (la « Réponse »)14. La Défense n’a pas déposé de réplique.

II. Conclusions des parties

1er moyen d’appel - La Chambre d’appel a commis une erreur en jugeant que le comportement de tiers qui avaient illégalement enlevé l’Accusé en traversant des frontières d’État ne pouvait être attribué ni à la SFOR ni au Bureau du Procureur.

6. La Défense soutient que la Chambre de première instance a commis une erreur en jugeant que le comportement des personnes qui avaient appréhendé l’Appelant ne devait être imputé ni à la SFOR ni, par extension, au Bureau du Procureur. Elle affirme que l’utilisation par la Chambre de première instance du projet d’articles de la Commission du droit international (la « CDI ») sur la responsabilité des États15 pour décider si le comportement de tiers pouvait être imputé à la SFOR ou au Bureau du Procureur était inopportun parce que ce projet d’articles n’est reconnu ni comme droit coutumier ni comme droit des traités. Elle soutient que la Chambre d’appel devrait appliquer un critère différent. Elle considère que la SFOR savait que l’Accusé avait été victime d’un enlèvement illégal et violent, et qu’en le détenant, elle a participé par collusion à l’infraction originale. De plus, elle affirme qu’on ne peut exonérer la SFOR de sa responsabilité au simple motif qu’elle exécutait son mandat.

7. L’Accusation soutient que la Chambre de première instance a eu raison de juger que le projet d’articles de la CDI constitue une indication valable de l’état du droit international coutumier et une synthèse utile de la pratique des États. Elle considère que, de toute façon, dès lors que la Chambre de première instance a reconnu les limites du projet d’articles de la CDI comme source formelle du droit, aucune erreur ne peut lui être imputée.

8. En ce qui concerne la collusion de la SFOR avec les « inconnus », l’Accusation signale que les parties ont présenté à la Chambre de première instance (le 12 juillet 2002) un accord selon lequel « l’arrestation Sde l’AccuséC et son transport sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine ont été effectués par des inconnus n’ayant aucun lien avec la SFOR ni le Tribunal16  » (l’« Accord »). Elle ajoute que, même en l’absence d’un tel accord, le simple fait de détenir un accusé livré par des tiers ne peut être considéré comme une adoption ou une approbation de toute irrégularité préalable de leur part.

2e moyen d’appel - La Chambre de première instance a commis une erreur en jugeant que la SFOR s’est acquittée de ses obligations en vertu du Statut et du Règlement du Tribunal international et qu’il n’y a eu aucune collusion ni implication officielle de sa part dans les faits illégaux allégués.

9. Comme dans le moyen d’appel précédent, la Défense soutient que la SFOR savait que l’Accusé avait été enlevé illégalement, et que son arrestation démontre la collusion de la SFOR dans cet acte illégal. Cette collusion, selon la Défense, constitue un abus de procédure. L’Accusation répond que la SFOR ignorait l’identité des ravisseurs de l’Accusé et que son mandat l’obligeait à l’arrêter dès qu’elle avait eu confirmation qu’il était bien mis en accusation par le Tribunal international.

3e moyen d’appel - La Chambre de première instance a commis une erreur en n’examinant pas la relation entre la SFOR et le Bureau du Procureur.

10. La Défense affirme que s’il y a eu collusion entre les ravisseurs de l’Accusé et la SFOR, la Chambre de première instance aurait dû se pencher sur la nature de la relation entre la SFOR et le Bureau du Procureur pour décider s’il convenait d’accorder une suspension de la procédure. À cet égard, elle renvoie aux conclusions qu’elle a présentées à la Chambre de première instance, soutenant que la SFOR agit en tant qu’agent à la fois de facto et de jure du Tribunal international et du Bureau du Procureur lorsqu’elle arrête et détient des accusés17. Elle ajoute que, de toute façon, la Chambre de première instance aurait dû traiter la question de la relation entre la SFOR et le Bureau du Procureur pour arriver à une conclusion motivée sur la question de savoir si les droits de l’Accusé avaient vraiment été lésés et s’il y avait vraiment eu abus de procédure.

11. L’Accusation répond qu’en l’absence d’acte répréhensible de la part de la SFOR, la nature de sa relation avec le Bureau du Procureur est hors de propos. S’il est vrai que la SFOR et le Bureau du Procureur collaborent et coopèrent activement l’une avec l’autre, les actes de la SFOR ne sont pas pour autant automatiquement imputables au Bureau du Procureur.

4e moyen d’appel - La Chambre de première instance a commis une erreur en concluant que la SFOR n’avait pas porté atteinte à la souveraineté d’un État.

12. La Défense prétend que la constitution de la Serbie-et-Monténégro interdit le transfèrement de personnes recherchées par le Tribunal et que l’arrestation de l’Accusé a privé un national de Serbie-et-Monténégro de la garantie de procédure régulière fournie par son pays et de son droit de contester la légalité de son arrestation devant les tribunaux de celui-ci.

13. La Défense soutient également qu’en arrêtant des personnes mises en accusation telles que l’Accusé, la SFOR s’assimile à la force publique d’un État. En exerçant son mandat, la SFOR a violé la souveraineté de la Serbie-et-Monténégro en privant cette dernière de son droit de protéger ses nationaux d’une violation du droit international telle que la collusion dans un enlèvement transfrontalier.

14. L’Accusation affirme que même si la SFOR a violé la souveraineté de la Serbie -et-Monténégro, celle-ci était dans l’obligation de remettre l’Accusé au Tribunal international dès qu’il se trouvait sous sa garde. Dans un tel cas, le droit d’épuiser les voies de recours internes est supplanté par les obligations de transfèrement qui incombent à la Serbie-et-Monténégro.

5e moyen d’appel - La Chambre de première instance a commis une erreur en jugeant que les circonstances de l’arrestation de l’Accusé n’atteignaient pas le niveau de gravité requis pour justifier qu’elle use de son pouvoir discrétionnaire pour suspendre la procédure.

15. La Défense affirme que la Chambre de première instance a commis une erreur en jugeant que les circonstances de l’arrestation de l’Accusé n’atteignaient pas le niveau de gravité requis pour justifier qu’elle use de son pouvoir discrétionnaire pour suspendre la procédure. Elle soutient qu’en suivant le raisonnement de la Chambre d’appel du Tribunal pénal international (« TPIR ») dans l’affaire Barayagwiza, un tribunal peut se déclarer incompétent lorsque les violations des droits d’un accusé sont à ce point flagrantes que l’exercice de sa compétence nuirait à la bonne administration de la justice. Elle fait valoir que l’enlèvement constitue une violation flagrante de cet ordre. Elle souligne qu’afin d’empêcher que de tels enlèvements se reproduisent à l’avenir, le Tribunal international ne devrait se déclarer compétent qu’à l’égard des accusés qui lui ont été remis en toute légalité. En exerçant sa compétence en l’espèce, le Tribunal cautionnerait les enlèvements exécutés sans trop de violence.

16. L’Accusation répond que la Chambre de première instance, conformément au raisonnement de la Chambre d’appel du TPIR dans l’affaire Barayagwiza, a conclu à raison que les circonstances de l’arrestation de l’Accusé ne répondaient pas aux critères d’une « violation flagrante ». De toute façon, selon l’Accusation, une violation du droit international commise par une entité autre que la SFOR ne prive en rien le Tribunal international de sa compétence à l’égard des accusés.

III. Examen

a) Considérations préliminaires

17. En résumé, la Défense soutient que la SFOR et, par extension, le Bureau du Procureur ont agi en collusion avec les individus qui ont enlevé l’Accusé en Serbie-et-Monténégro et l’ont livré à la SFOR en Bosnie-Herzégovine. La SFOR savait que l’Accusé avait été enlevé. En le détenant, elle a en fait admis cet enlèvement commis en violation de la souveraineté de la Serbie-et-Monténégro et des droits de l’Accusé. Il convient donc de déclarer le Tribunal incompétent.

18. La Chambre d’appel fait observer que les conclusions de la Défense reposent sur l’hypothèse qu’en se déclarant incompétent, le Tribunal international réparerait comme il se doit les violations de la souveraineté de l’État et/ou des droits de l’homme qui auraient été commises en l’espèce. Cette hypothèse mérite un examen approfondi. En effet, si la déclaration d’incompétence ne constitue pas le remède approprié pour de telles violations, alors, même en présumant que celles-ci ont eu lieu et que la Défense a raison d’affirmer que la responsabilité de l’enlèvement de l’Accusé est imputable à la SFOR, le Tribunal n’est pas tenu de décliner sa compétence. Par conséquent, la première question à traiter est de savoir dans quelles circonstances, le cas échéant, le Tribunal international devrait se déclarer incompétent parce le transfèrement d’un accusé s’est accompagné d’une violation de la souveraineté d’un État ou des droits de l’homme. Une fois établi le critère qui justifie que le Tribunal décline sa compétence, la Chambre d’appel devra décider si les faits en l’espèce, s’ils sont démontrés, justifient une telle mesure. Si c’est le cas, la Chambre d’appel devra alors déterminer si les violations sous-jacentes sont attribuables à la SFOR et, par extension, au Bureau du Procureur.

19. Cependant, avant de traiter ces questions, la Chambre d’appel souhaite préciser que ce n’est pas la compétence ratione materiae qui est en cause ici mais bien la compétence ratione personae. La compétence ratione materiae se fonde sur la nature des crimes reprochés. L’Accusé est mis en cause pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, à l’égard desquels il est incontestable que le Statut attribue au Tribunal international une compétence ratione materiae . L’existence de la compétence ratione personae en l’espèce dépendra de la conclusion de la Chambre d’appel quant à savoir s’il existe des circonstances liées à l’Accusé qui justifient que le Tribunal n’exerce pas sa compétence et que l’Accusé soit remis en liberté. C’est cette question que la Chambre va maintenant aborder.

b) Dans quelles circonstances la violation de la souveraineté d’un État exige-t-elle de la juridiction saisie qu’elle se déclare incompétente ?

20. L’incidence d’une violation de la souveraineté d’un État sur l’exercice de la compétence est une question nouvelle pour le Tribunal. Il n’y a pas de précédent portant directement sur cette question, et le Statut et le Règlement ne fournissent guère d’indications en la matière. L’article 29 du Statut, entre autres, impose à tous les États de collaborer avec le Tribunal international dans la recherche et le jugement des personnes accusées d’avoir commis des violations graves du droit international humanitaire. Il exige également des États qu’ils répondent sans retard à toute demande d’assistance ou à toute ordonnance émanant d’une Chambre de première instance, concernant notamment l’arrestation ou la détention de personnes. Le Statut ne prévoit toutefois aucune mesure de réparation en cas de manquement à ces obligations. Le Statut, le Règlement et la jurisprudence du Tribunal n’étant pas clairs à ce sujet, la Chambre d’appel se tournera vers le droit interne, qui a souvent à traiter de la question qui nous intéresse, afin de définir la pratique des États en la matière.

21. Dans plusieurs affaires internes, les tribunaux ont estimé qu’il ne convenait pas de décliner compétence, même en cas d’irrégularités possibles dans la manière dont l’accusé avait été déféré devant eux. Dans l’affaire Argoud, la Cour de Cassation française (Chambre criminelle) a conclu que la violation alléguée de la souveraineté allemande par des citoyens français au cours de l’opération qui avait abouti à l’arrestation de l’accusé ne constituait pas un obstacle à l’exercice de la compétence de la juridiction saisie à l’égard de celui-ci, et qu’il revenait au pays lésé (l’Allemagne), et non à l’accusé, d’intenter une action en réparation à l’échelon international18. La Cour de Sûreté, la juridiction inférieure, avait en fait constaté que l’État concerné (l’Allemagne) n’avait pas introduit de plainte officielle et qu’en définitive, la question avait été traitée par la voie diplomatique19. Dans l’affaire Stocke, la Cour constitutionnelle fédérale allemande (Bundesverfassungsgericht ) a confirmé une décision par laquelle la Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof ) avait rejeté le recours introduit par un accusé, un citoyen allemand résidant en France, prétendant avoir été victime d’une collusion illégale entre les autorités allemandes et un informateur qui, usant de manœuvres dolosives, l’avait amené sur le territoire allemand. La Cour a estimé que, même s’il existait des décisions diamétralement opposées, selon la pratique internationale, en général, les tribunaux ne déclinent leur compétence à l’égard d’un accusé qui a été enlevé que dans le cas où un État tiers s’est plaint de cet enlèvement et a demandé le retour de l’accusé20. Dans l’affaire opposant les États-Unis à Alvarez-Machain, la Cour suprême des États -Unis a conclu que l’enlèvement d’un accusé, un citoyen mexicain, bien que susceptible d’avoir violé le droit international général, n’exigeait pas de la juridiction saisie qu’elle se déclare incompétente à l’égard de l’accusé, alors même que le Mexique avait demandé son retour21.

22. En revanche, il y a eu des cas où la compétence a été déclinée. Dans l’affaire Jacob-Salomon, un ancien citoyen allemand avait été enlevé sur le territoire suisse et amené en Allemagne, où il avait été retenu en vue d’y être jugé pour trahison. Les autorités suisses avaient vigoureusement protesté, affirmant que des agents secrets allemands avaient participé à l’enlèvement, et elles avaient demandé le retour de Jacob-Salomon. Bien que niant toute intervention d’agents allemands sur le territoire helvétique, les autorités allemandes ont consenti (sans arbitrage) à remettre Jacob-Salomon aux autorités suisses22. Plus récemment, dans l’affaire State v. Ebrahim, la Cour suprême d’Afrique du Sud n’a pas hésité à se déclarer incompétente à l’égard d’un accusé enlevé au Swaziland par les services de sécurité23. De même, dans l’affaire Bennet, la Chambre des Lords a fait droit au recours introduit par un citoyen néo-zélandais, qui avait été arrêté par la police en Afrique du Sud et envoyé de force au Royaume-Uni sous prétexte de son extradition vers la Nouvelle-Zélande. Elle a estimé que si les moyens mis en œuvre pour traduire un accusé en justice méconnaissaient la procédure d’extradition, le tribunal était en droit de suspendre les poursuites engagées contre l’accusé et d’ordonner sa remise en liberté24.

23. S’agissant d’affaires en rapport avec des crimes similaires à ceux relevant de la compétence du Tribunal international, référence peut être faite aux affaires Eichmann et Barbie. Dans l’affaire Eichmann, la Cour suprême d’Israël a décidé d’exercer sa compétence à l’égard de l’accusé, alors même que la souveraineté de l’État argentin avait manifestement été violée à l’occasion de son enlèvement25. Pour fonder cette décision, la Cour a avancé deux motifs principaux. Premièrement, l’accusé était une personne qui se dérobait à la justice et à qui l’on reprochait des « crimes de caractère universel […] ouvertement condamnés par le monde civilisé 26». Deuxièmement, l’Argentine avait « toléré la violation de sa souveraineté nationale et avait renoncé à exercer une voie de droit, notamment à demander le retour de l’appelant. De ce fait, toute violation des règles du droit international susceptible de s’être produite à l’occasion de cet événement a[vait] donc été écartée 27». Dans l’affaire Barbie, en dépit de l’allégation selon laquelle l’accusé avait été victime d’une extradition déguisée, la Cour de cassation française (Chambre criminelle) s’est déclarée compétente à son égard, en raison, entre autres, de la nature particulière des crimes reprochés à l’accusé, à savoir des crimes contre l’humanité28.

24. Bien qu’il soit difficile de dégager une tendance claire de cette jurisprudence, et que l’on ne puisse généraliser qu’avec la plus grande circonspection, deux principes semblent étayés par la pratique des États, comme l’illustre la jurisprudence de leurs tribunaux. Premièrement, dans des affaires portant sur des crimes tels que le génocide, le crime contre l’humanité et les crimes de guerre, qui sont universellement reconnus et condamnés en tant que tels (les « crimes universellement reconnus »), les tribunaux semblent voir en la nature particulière de ces crimes et, sans doute, en leur gravité, une bonne raison pour ne pas se déclarer incompétents. Deuxièmement, il est plus aisé aux juridictions de se déclarer incompétentes si l’État dont la souveraineté à été violée n’a exercé aucune voie de droit ou si une solution diplomatique a été trouvée. Le vice initial a été en quelque sorte purgé, et le risque de devoir rendre l’accusé au pays d’origine n’existe plus. Sur la base de ces indications tirées de la pratique des États, la Chambre d’appel fait les observations suivantes.

25. Les crimes universellement condamnés sont un sujet de préoccupation partagé par la communauté internationale dans son ensemble29. Que les personnes accusées de ces crimes soient traduites en justice rapidement est une attente légitime. L’obligation de rendre compte de ces crimes est une condition nécessaire à la réalisation d’une justice internationale, laquelle joue un rôle clé dans la réconciliation et la reconstruction fondées sur le principe de la primauté du droit dans les États et les sociétés déchirés par des conflits internationaux et de destruction réciproque.

26. Cette attente légitime doit être mise en balance avec le principe de la souveraineté des États ainsi qu’avec les droits de l’homme fondamentaux dont jouit l’accusé, qui seront abordés sous le titre « c » ci-dessous. La Chambre d’appel estime que le tort qui serait causé à la justice internationale si les personnes en fuite accusées de violations graves du droit international humanitaire n’étaient pas appréhendées est comparativement plus important que l’atteinte éventuelle portée à la souveraineté d’un État par une intrusion limitée sur son territoire, tout particulièrement lorsque cette intrusion survient à défaut de coopération de l’État considéré. En conséquence, la Chambre d’appel n’estime pas qu’il convienne, dans le cadre de crimes universellement condamnés, de décliner la compétence au motif qu’il y a eu violation de la souveraineté d’un État lorsque ladite violation survient lors de l’arrestation de personnes se soustrayant à la justice internationale, quelles qu’en soient les répercussions sur la responsabilité internationale de l’État ou de l’organisation concernés. C’est d’autant plus vrai dans les cas comme celui qui nous intéresse, où l’État dont la souveraineté aurait été violée n’a pas émis de réclamation et, de ce fait, a accepté l’exercice par le Tribunal international de sa compétence30. A fortiori, si l’on met pour l’instant de côté toute considération relative aux droits de l’homme, la juridiction saisie ne devrait pas se déclarer incompétente en cas d’enlèvements réalisés par des particuliers dont les actes, sauf s’ils sont fomentés, acceptés ou tolérés par un État, une organisation internationale ou une autre entité, ne violent pas nécessairement en soi la souveraineté de l’État.

27. C’est pourquoi, même à supposer que la conduite des ravisseurs de l’accusé doive être attribuée à la SFOR et que celle-ci soit responsable de la violation de souveraineté de la Serbie-et-Monténégro, la Chambre d’appel ne voit nullement pourquoi, en l’espèce, elle devrait décliner sa compétence.

c) Dans quelles circonstances la violation des droits de l’homme exige-t-elle de la juridiction saisie qu’elle se déclare incompétente ?

28. Se penchant maintenant sur la question de savoir si la violation des droits de l’homme dont jouit l’accusé nécessite que le Tribunal international se déclare incompétent à son égard, la Chambre d’appel renvoie tout d’abord à l’analyse de la Chambre de première instance, laquelle avait estimé que le traitement de l’Appelant n’avait pas été tel qu’il pouvait faire obstacle à l’exercice de sa compétence à son égard. Toutefois, la Chambre de première instance n’a pas exclu la possibilité de ne pas l’exercer dans certains cas. Elle a déclaré ce qui suit :

le fait qu’un accusé fasse l’objet de mauvais traitements graves, voire même inhumains, cruels ou dégradants, ou d’actes de torture avant d’être livré au Tribunal, peut constituer un obstacle juridique à l’exercice de sa compétence sur un tel accusé. Cela serait certainement le cas si des personnes agissant au service de la SFOR ou de l’Accusation participaient à des mauvais traitements d’une telle gravité.31

29. La Chambre d’appel fait observer que cette approche est compatible avec la considération incidente de la Cour d’appel fédérale américaine dans l’affaire Toscanino 32. Dans cette affaire, la Cour a jugé que « [la régularité de la procédure exigeait à présent d’un tribunal qu’il] se déclare[…] incompétent à l’égard d’un accusé dès lors que celui-ci n’avait pu être saisi qu’au prix d’une atteinte délibérée, injustifiée et déraisonnable de la part des pouvoirs publics aux droits constitutionnels de l’accusé 33». La Chambre de première instance du Tribunal international saisie de l’affaire Dokmanovic a également adopté cette approche34. Dans le même esprit, la Chambre d’appel du TPIR saisie de l’affaire Barayagwiza a estimé qu’un tribunal pouvait refuser d’exercer sa compétence lorsqu’« au vu des violations graves et flagrantes dont les droits de l’accusé font l’objet, l’exercice d’une telle compétence pourrait s’avérer préjudiciable à l’intégrité de la Chambre 35».

30. La Chambre d’appel partage ces avis. Bien que l’évaluation de la gravité des violations des droits de l’homme dépende des circonstances de chaque espèce et ne puisse se faire in abstracto36, certaines de ces violations sont à ce point graves qu’elles exigent de la juridiction saisie qu’elle se déclare incompétente. Une cour ne saurait décemment juger les victimes de pareils abus. Toutefois, la Chambre d’appel estime que, mis à part ces cas exceptionnels, la solution consistant pour la juridiction saisie à se déclarer incompétente est, de manière générale, disproportionnée. Il convient donc de maintenir un juste équilibre entre les droits fondamentaux de l’accusé et l’intérêt primordial de la communauté internationale qui s’attache à la poursuite de personnes présumées responsable de violations graves du droit international humanitaire.

31. En l’espèce, la Chambre de première instance a examiné les faits sur lesquels les deux parties se sont entendues. Elle a estimé que la manière dont l’Appelant avait été traité n’était pas telle qu’elle puisse en soi faire obstacle à l’exercice de la compétence. La Défense n’a pas présenté à la Chambre d’appel une thèse différente ou plus complète sur les faits qui pourrait prouver que la Chambre de première instance a commis une erreur d’appréciation. Toutefois, la Chambre d’appel, par souci d’équité envers l’accusé, a proprio motu examiné tous les faits de l’espèce. Après cet examen, la Chambre d’appel s’accorde avec la Chambre de première instance pour dire que les circonstances de l’affaire ne justifient pas, eu égard aux normes définies ci-dessus, qu’elle décline sa compétence.

32. Dans ces circonstances, les éléments de preuve présentés ne permettent pas à la Chambre d’appel de conclure que les droits de l’accusé ont été violés de manière flagrante lors de son arrestation. En conséquence, la manière dont il a été arrêté ne prive pas la Chambre de première instance de sa compétence à son égard.

33. Ainsi, même à supposer que la conduite des ravisseurs de l’Accusé doive être attribuée à la SFOR, et que cette dernière, de ce fait, soit responsable de la violation des droits de l’Accusé, la Chambre d’appel estime que rien ne justifie que la juridiction saisie se déclare incompétente.

IV. Dispositif

34. Par ces motifs, l’appel est rejeté.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 5 juin 2003
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre d’appel
_________
Juge Theodor Meron

[Sceau du Tribunal]


1 - Le Procureur c/ Dragan Nikolic, affaire n° IT-94-2-PT, « Décision relative à l’exception d’incompétence du Tribunal soulevée par la Défense », 9 octobre 2002.
2 - Supra n° 1, p. 49.
3 - Ibid.
4 - Le nom de République fédérale de Yougoslavie (RFY) ayant été officiellement remplacé le 4 février 2003 par celui de Serbie-et-Monténégro, cette décision, sauf lorsqu’elle cite des passages de la Décision contestée, fera uniquement référence à l’Union des États de Serbie-et-Monténégro.
5 - Ibid.
6 - Ibid.
7 - Le Procureur c/ Dragan Nikolic, affaire n° IT-94-AR72, « Acte d'appel, déposé en application de l'article 108 du Règlement de procédure et de preuve, contre la décision datée du 9 octobre 2002 rendue par la Chambre de première instance II relativement à l'exception d'incompétence soulevée par la Défense », 7 novembre 2002.
8 - Le Procureur c/ Dragan Nikolic, affaire n° IT-94-AR72, Prosecution Response to the Two Defence Documents filed on 8 November 2002 purporting to be a Notice of Appeal pursuant to Rule 108 and a Motion for Extension of Time under Rule 127 Respectively, 18 novembre 2002.
9 - Le Procureur c/ Dragan Nikolic, affaire n° IT-94-AR72, « Décision relative à l’acte d’appel ».
10 - Le Procureur c/ Dragan Nikolic, affaire n° IT-94-AR72, Motion for Certification and Relief under Provisions of Rules 73 and 127 of the Rules, 20 janvier 2003.
11 - Le Procureur c/ Dragan Nikolic, affaire n° IT-94-2-PT, Prosecution’s Response to the Defence Motion for Certification and Relief Under the Provisions of Rules 73 and 127 of the Rules of Procedure and Evidence, 17 janvier 2003.
12 - Le Procureur c/ Dragan Nikolic, affaire n° IT-94-2-PT, Reply to Response of the Prosecutor, filed on the 17th January 2003 to the Devence Motion Filed on the 14th January 2003 for Certification and Relief under Rules 73 and 127 of the Rules of Procedure and Evidence, 20 janvier 2003.
13 - Le Procureur c/ Dragan Nikolic, affaire n° IT-94-AR72, « Décision certifiant la nécessité de former appel contre la "Décision relative à l'exception d'incompétence du Tribunal soulevée par la Défense" rendue par la Chambre de première instance », 17 janvier 2003.
14 - Le Procureur c/ Dragan Nikolic, affaire n° IT-94-2-AR73, Prosecution Response to ‘Appelant’s Brief on Appeal Against a Decision of the Trial Chamber Dated 09 October 2002’, 3 février 2003.
15 - Projet d’articles de la Commission du droit international sur la question de la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite et commentaire, adopté par la CDI lors de sa cinquante-troisième session en 2001 (voir les Documents officiels de l’Assemblée générale, cinquante-sixième session, Supplément n° 10 (A/56/10), chap. IV.E.2).
16 - Le Procureur c/ Dragan Nikolic, affaire n° IT-94-2-PT, Motion to Determine Issues as Agreed Between the Parties and the Trial Chamber as Being Fundamental to the Resolution of the Accused’s Status Before the Tribunal in Respect of the Jurisdiction of the Tribunal under Rule 72 and Generally, the Nature of the Relationship between the OTP and SFOR and the Consequences of any Illegal Conduct Material to the Accused, his Arrest and Subsequent Detention, 29 octobre 2001.
17 - Supra n° 7, p. 6.
18 - Affaire Argoud, Cass.crim. 4 juin 1964 (Bull.crim. n° 192 p. 413).
19 - Voir les passages pertinents de l’arrêt rendu par la Cour de Sûreté, 30 décembre 1963, dans le Journal du Droit International, « Pratique comparée des États », vol. 13, 1964, p. 191.
20 - Voir respectivement l’Arrêt du 17 juillet 1985, AZ : 2 BvR 1190/84, Bundesverfassungsgericht (Cour constitutionnelle fédérale), par. 1 c) et l’Arrêt du 2 août 1984, Az : 4 StR 120/83, Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice), par. 2 b). La Bundesgerichtshof avait conclu que la compétence des tribunaux allemands aurait uniquement été mise en doute si la République française avait demandé réparation pour une violation présumée du traité d’extradition franco-allemand. L’affaire a ensuite été portée devant la Commission européenne des droits de l’homme (la « Commission ») ; voir affaire Stocke contre la République fédérale d’Allemagne, Commission, Décision sur la recevabilité, requête n° 11755/85, 9 juillet 1987. La Commission l’a déclarée recevable et, à son tour l’a renvoyée devant la Cour européenne des Droits de l’Homme (la « CEDH »). Cette dernière l’a rejetée sans toutefois aborder la question débattue en l’espèce. Voir affaire Stocke contre Allemagne, CEDH, Arrêt du 18 février 1991, par. 54.
21 - United States v. Alvarez-Machain, 504 U.S. p. 655 (1992). Voir également United States v. Matta Ballesteros, 71 F.3d p. 754 (1997), et United States v. Noriega, 117 F.3d p. 1206 (11th Cir. 1997).
22 - Voir Lawrence Preuss, « Settlement of the Jacob Kidnapping Case (Switzerland-Germany) », American Journal of International Law, 1936, vol.30/1, p. 123 et 124 et, du même auteur, « Kidnapping of Fugitives From Justice on Foreign Territory », American Journal of International Law, 1935, Vol. 29/3, p. 502 à 507.
23 - State v. Ebrahim, Cour suprême (division des appels), Opinion, 16 février 1991. Voir International Legal Materials, vol. 31, n° 4, juillet 1992, p. 890 à 899.
24 - Re Bennet, Chambre des Lords, 24 juin 1993, All England Law Reports (1993) 3, p. 138 et 139. Voir également Lowe Vaughan, « Circumventing Extradition Procedures is an Abuse of Process », Cambridge Law Journal, 1993, p. 371 à 373.
25 - J.E.S., Fawcett The Eichmann Case, British Yearbook of International Law, vol. 38, 1962, p. 181 à 215.
26 - People of Israel v/ Eichmann, Cour suprême d’Israël, Arrêt du 29 mai 1962 dans l’ILR, vol. 36, p. 306.
27 - Ibid.
28 - Fédération Nationale des Déportés et Internés Résistants et Patriotes et autres c/ Barbie, Cour de cassation (Chambre criminelle), Arrêt du 6 octobre 1983, Bull. Crim. n° 239. Voir également Benedetto Conforti, « International Law and the Role of Domestic Legal System » Martinus Nijhoff Publishers, p. 157.
29 - Voir Rosalyn Higgins « Problems & Process (International Law and How We Use it) », Clarendon Press, Oxford, 1995, p. 72.
30 - Voir à cet égard Ocalan v. Turkey, CEDH, Arrêt du 12 mars 2003, par. 97.
31 - Décision contestée, par. 114.
32 - 500 F.2d 267 (2d Cir. 1974), p. 275.
33 - Ibid.
34 - Le Procureur c/ Slavko Dokmanovic, affaire n° IT-95-13a-PT, « Décision relative à la requête aux fins de mise en liberté déposée par l’accusé Slavko Dokmanovic », rendue le 22 octobre 1997 par la Chambre de première instance I, par. 70 à 75.
35 - Le Procureur c/ Jean-Bosco Barayagwiza, affaire n° ICTR-97-19-AR72, « Décision », 3 novembre 1999, par. 74. La Chambre d’appel a appliqué ce principe pour ordonner la mise en liberté de l’accusé du fait que ses droits de l’homme avaient été violés : sa détention préalable avait été d’une durée excessive et il n’avait pas été dûment informé des accusations formulées à son encontre. A la demande du Procureur, cette décision a fait l’objet d’un examen par la Chambre d’appel dans son arrêt du 31 mars 2000. En se fondant sur les nouveaux faits présentés par l’Accusation, la Chambre d’appel y a annulé les mesures de réparation qu’elle avait précédemment ordonnées. Ces nouveaux faits jetaient une lumière nouvelle sur les atteintes aux droits de l’accusé et sur les manquements du Procureur. Toutefois, dans son arrêt de mars 2000, la Chambre d’appel a « confirmé sa décision du 3 décembre 1999 sur la base des faits sur lesquels elle était fondée » (par. 51).
36 - Soering v. United Kingdom, CEDH, Arrêt du 26 juin 1989, par. 100.