LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit : Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba, Président
M. le Juge Antonio Cassese
M. le Juge Richard May
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le : 16 juillet 1998
LE PROCUREUR
c/
ANTO FURUNDZIJA
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DÉCISION
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Le Bureau du Procureur :
Mme Brenda Hollis
M. Michael Blaxill
Le Conseil de la Défense :
M. Luka Misetic
M. Sheldon Davidson
I. INTRODUCTION
1. La Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international") est saisie de la "Requête du défendeur aux fins de supprimer la déposition du Témoin A en raison dune faute de lAccusation ou, dans le cas dune condamnation, aux fins dun nouveau procès", déposée le 10 juillet 1998 (Registre général du Greffe ("RG"), cote D1603 - D1642) ("Requête") et de la "Réponse du Procureur à la Requête de la Défense aux fins de supprimer la déposition du Témoin "A" ou dordonner un nouveau procès, datée du 9 juillet 1998", déposée le 13 juillet 1998 (RG cote D1652 - D1666) ("Réponse").
2. Le procès dAnto Furundzija sest terminé le 22 juin 1998. À cette date, les réquisitoires et plaidoiries des parties ont été entendus et laudience a été déclarée close, la Chambre de première instance mettant son jugement en délibéré. Le 29 juin 1998, le Bureau du Procureur ("Accusation") a communiqué à la Défense un certificat expurgé, datant du 11 juillet 1995, et une déclaration de témoin, datant du 16 septembre 1995, faite par un psychologue du Centre médical pour femmes Medica, situé à Zenica en Bosnie-Herzégovine ; ce certificat concernait le Témoin A et le traitement quelle y recevait ("Pièces"). La Requête et la Réponse traitent de la communication tardive de ces pièces.
3. Le 14 juillet 1998, la Chambre de première instance, après avoir examiné la Requête et la Réponse, et après avoir entendu les conclusions des parties lors dune audience publique, a rendu une décision orale et sest engagée à mettre par écrit les motifs de sa décision. Suite à la décision orale, la Défense a demandé à la Chambre de première instance de reconsidérer sa décision ordonnant la réouverture du procès, arguant du fait que cette mesure de réparation ne convenait pas. La Chambre de première instance a refusé de reconsidérer sa décision et REND sa décision écrite.
III. ARGUMENTS DES PARTIES
A. La Défense
4. La Défense a fait valoir que lAccusation, en omettant sciemment et intentionnellement de communiquer des éléments de preuve jetant un doute sur la bonne mémoire du Témoin A, a enfreint larticle 68 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ("Règlement"). Aux termes de larticle 68 du Règlement, lAccusation "informe la défense aussitôt que possible de l'existence d'éléments de preuve dont il a connaissance qui sont de nature à disculper en tout ou en partie l'accusé ou qui pourraient porter atteinte à la crédibilité des moyens de preuve à charge".
5. Selon la Défense, cette faute de lAccusation a porté préjudice à laccusé et la privé de son droit à un procès équitable. Lincapacité présumée du Témoin A à se souvenir avec précision des événements était un élément essentiel invoqué par laccusé pour se défendre des accusations portées contre lui ; de plus, ces pièces, communiquées tardivement, portent directement atteinte à la crédibilité de ce témoin et auraient été utilisées par la Défense si cette dernière avait eu connaissance de leur contenu. La Défense a dès lors été privée de toute possibilité de mener une enquête avant le procès sur létat de santé mentale du Témoin A, sur le traitement médical quelle avait suivi et sur les déclarations quelle avait faites au sujet de sa captivité à des personnes se trouvant au centre Médica. La Défense a également été privée de la possibilité, dune importance capitale, de procéder au contre-interrogatoire de ce témoin et des autres témoins à charge sur ces questions.
6. Le fait que lAccusation ait omis de communiquer ces pièces comme il convenait a eu des répercussions sur toute la stratégie suivie par la Défense au cours de ce procès pour réfuter les allégations de lAccusation. Dans sa Requête, la Défense a cité deux exemples montrant le préjudice quelle a subi. Si elle avait eu connaissance avant le procès du traitement médicamenteux suivi par le Témoin A, la Défense aurait appelé un témoin expert à la barre afin quil dépose au sujet des effets dun traitement de ce type sur la mémoire ; de surcroît, le témoin expert quelle a cité, le Dr Elizabeth Loftus, aurait pu directement aborder la question de la crédibilité des souvenirs du Témoin A à la lumière de ces informations.
7. Les affaires ci-après, jugées aux États-Unis dAmérique, ont été citées par la Défense pour étayer ses conclusions : United States v. Lindstrom, 698 F.2d 1154 (11th Cir. 1983), United States v. Partin, 493 F.2d 750 (5th Cir. 1974), Greene v. Wainwright, 634 F.2d 272.
8. Lors de sa réfutation verbale, la Défense sest inscrite en faux contre les déclarations factuelles de lAccusation quaucune déclaration sous serment ou déclaration de témoin ne venait corroborer et sest élevée contre labsence du Substitut du Procureur qui avait pris la décision de ne pas communiquer les pièces.
9. La Défense a demandé, à titre de réparation, que la Chambre de première instance soit "supprime" le témoignage du témoin A, soit ordonne un nouveau procès en cas de condamnation.
B. LAccusation
10. Dans sa Réponse, lAccusation déclare que sa décision de ne pas divulguer les Pièces se fondait sur une évaluation professionnelle de son contenu. Mme Patricia Viseur-Sellers qui a pris cette décision était en vacances et ne pouvait donc sadresser personnellement à la Chambre. Elle avait conclu que "rien dans ces pièces ne distinguait la situation du témoin A de celle dautres victimes de viols". Il était également à craindre, entre autres, que ces Pièces ne puissent être admises parce que leur valeur probante minimale était des plus limitées et parce que leur divulgation aurait constitué une violation grave de la vie privée du témoin. Cette décision na pas été prise de mauvaise foi dans un but illégitime ni afin de sassurer un avantage tactique. Cest le Procureur lui-même qui en a finalement demandé la communication "afin que ces questions puissent être tranchées par la Chambre".
11. LAccusation a contesté que les Pièces entrent dans le champ dapplication de larticle 68 du Règlement, comme le déclarait la Défense, ainsi que limportance "très" exagérée donnée aux Pièces. Selon lAccusation, rien dans les Pièces ne permet de douter de la crédibilité du témoin A.
12. Les affaires citées par la Défense étaient différentes de la présente affaire.
13. Bien que lAccusation ait refusé de convenir que les Pièces auraient dû être divulguées en vertu de larticle 68 du Règlement, elle a fait valoir que la Défense en avait reçu une notification comme il convenait aux termes de cet article. Avant le commencement du procès, lAccusation avait verbalement informé la Défense de contacts entre le témoin A et Medica et lui avait communiqué une déclaration de témoin de 1995. Les divulgations récentes sont de nature redondante : elle n"ajoutent rien dimportant".
14. LAccusation nie que cette communication tardive ait porté préjudice à la Défense. Les Pièces doivent être restituées dans leur contexte et non considérées isolément. Même si les Pièces ne lui ont pas été fournies, la Défense était au fait des questions quelles traitaient. LAccusation a fait valoir que la Défense avait la possibilité dinterroger les témoins à charge sur létat mental du témoin A, sa stabilité mentale et sa capacité à se souvenir des événements de manière précise et que, comme le montre le compte rendu daudience, elle la effectivement fait.
15. Dans le cas où la Chambre de première instance déciderait que la Défense sest vu refuser le droit de contre-interroger les témoins sur les questions traitées dans les pièces, lAccusation suggère quil conviendrait, à titre de réparation appropriée, de rouvrir le procès plutôt que de supprimer la déposition du Témoin A comme la suggéré la Défense. Le Témoin A serait alors cité à nouveau à comparaître pour traiter toute question laissée en suspens. "Supprimer" les éléments de preuve apportés par le témoin A irait à lencontre de la mission du Tribunal international qui est de rechercher la vérité et ne se justifierait pas en lespèce puisque lAccusation nétait pas de mauvaise foi.
III. CONCLUSIONS
16. La Chambre de première instance estime que lAccusation a commis une faute grave. Larticle 66 C) du Règlement donne loccasion à lAccusation de demander conseil à huis clos à la Chambre de première instance sur toute question portant sur un élément de preuve ou un document ou tout autre question important à lAccusation si elle nest pas sûre quune telle pièce ou information puisse être communiquée. Cest la procédure qui aurait du être suivie en lespèce. Le texte de larticle 66 C) est le suivant :
Dans le cas où la communication de pièces se trouvant en la possession du Procureur pourrait nuire à de nouvelles enquêtes ou à des enquêtes en cours, ou pourrait, pour toute autre raison, être contraire à lintérêt public ou porter atteinte à la sécurité dun État, le Procureur peut demander à la Chambre de première instance siégeant à huis clos de le dispenser de lobligation de communication visée au paragraphe B) ci-dessus. En formulant sa demande, le Procureur fournira à la Chambre de première instance (mais uniquement à la Chambre de première instance) les pièces dont la confidentialité est demandée.
17. Larticle 68 du Règlement traite de la communication des pièces à décharge :
Le Procureur informe la défense aussitôt que possible de lexistence déléments de preuve dont il a connaissance qui sont de nature à disculper en tout ou en partie laccusé ou qui pourraient porter atteinte à la crédibilité des moyens de preuve à charge.
De toute évidence, les Pièces "pourraient porter atteinte à la crédibilité des moyens de preuve à charge" et lAccusation devait en application de larticle 68 soit informer la Défense de ce que ces documents étaient en sa possession soit lui en fournir une copie dans le cadre de la procédure de communication. Cette méconnaissance du Règlement constitue une faute grave de la part de lAccusation.
18. Le témoin A a survécu à des événements extrêmement traumatisants, dont une partie est à lorigine des accusations portées contre laccusé. Sa déposition constituait la pierre angulaire du dossier de lAccusation. Dans le cours de la procédure préalable au procès et durant celui-ci, il est apparu à lévidence quelle faisait lobjet soutien psychologique ou dun traitement en raison de ce quelle avait enduré. La défense de laccusé a reposé sur lidée que la mémoire du témoin A était défaillante. Tout élément de preuve concernant le traitement médical, psychiatrique ou psychologique ou un soutien psychologique de ce témoin est donc manifestement pertinent et aurait du être communiqué à la Défense. La Chambre de première instance conclut donc que lAccusation ne sest pas acquittée de ses obligations de communication.
19. La Défense a donc subi un préjudice puisquelle na pas pu procéder à un contre-interrogatoire complet des témoins à charge concernés ni proposer des moyens de preuve concernant tout traitement médical, psychiatrique ou psychologique ou tout soutien psychologique que le témoin A pourrait avoir reçu. Le droit dinterroger, ou de faire interroger les témoins à charge fait partie des droits fondamentaux de tout accusé ; il est garanti par larticle 20 du Statut du Tribunal international. La Chambre de première instance estime que larticle 20 du Statut envisage une situation dans laquelle lAccusation a communiqué comme il se doit et en temps voulu tous les éléments de preuves visés. La Chambre de première instance a remarqué que la tactique de la Défense durant le procès se fondait sur les pièces que lAccusation lui avait fournies avant le procès et que le traitement du dossier de la défense reflétait cette stratégie. La Chambre de première instance est consciente quil est capital déviter de porter préjudice à laccusé et quil est absolument nécessaire dempêcher une erreur judiciaire.
20. La Défense demande, à titre de réparation, que la Chambre de première instance soit "supprime" la déposition du témoin A soit ordonne un nouveau procès en cas de condamnation. LAccusation a en lespèce commis une grave erreur de procédure et la Chambre de première instance estime que le témoin concerné, qui en loccurrence se trouve être une victime, ne devrait pas voir son témoignage invalidé en conséquence dune telle faute. De plus, aucune condamnation na été prononcée en lespèce et la Chambre de première instance na pas prévu de date pour le prononcé du jugement. Elle estime donc quil ne serait pas approprié dorganiser un nouveau procès en cas de condamnation. De toute manière, il nentre pas dans les pouvoirs de la Chambre dordonner un nouveau procès ; larticle 117 C) du Règlement dispose que "lorsque les circonstances le requièrent, la Chambre dappel peut renvoyer laffaire devant la Chambre de première instance pour un nouveau procès."
21. En lespèce, la Chambre de première instance estime quil est dans lintérêt de la justice dexiger la réouverture des débats. Cette réouverture permettrait de réparer le préjudice causé à laccusé dans la mesure où elle donnerait à la Défense loccasion de citer et dinterroger de nouveau tout témoin à charge, y compris le témoin A, mais ce, uniquement sur les questions ayant trait aux Pièces. La Défense est également autorisée à rappeler des témoins ou à citer de nouveaux témoins afin dévoquer les questions de traitement médical, psychiatrique ou psychologique ou de soutien psychologique quaurait pu recevoir le témoin A, ou de traiter toute question en rapport avec les Pièces. LAccusation peut citer des témoins pour réfuter la déposition des témoins à décharge.
IV. DISPOSITIF
Par ces motifs, la Chambre de première instance
A. ORDONNE la réouverture du procès, étant entendu que celle-ci se limite à ce qui suit :
1. La Défense peut citer à laudience et contre-interroger tout témoin à charge sur tout traitement médical, psychologique ou psychiatrique ou sur tout soutien psychologique reçu par le témoin A après mai 1993 ;
2. La Défense peut citer à nouveau tout témoin à décharge pour parler de tout traitement médical, psychologique ou psychiatrique ou de tout soutien psychologique reçu par le témoin A après mai 1993 et peut proposer de nouveaux éléments de preuve sur ces questions ;
3. Laccusation peut citer des témoins pour la réplique, si besoin est ;
B. ORDONNE EN OUTRE que :
1. Le 31 juillet 1998 au plus tard, lAccusation communique tout autre document en sa possession en rapport avec les pièces et concernant la question de tout traitement médical, psychologique ou psychiatrique ou tout soutien psychologique reçu par le témoin A après mai 1993 ;
2. Dans lattente dune Ordonnance fixant une date ferme, les parties sont informées de ce que la semaine qui commence le 31 août 1998 est réservée pour la réouverture du procès, étant entendu que les parties sont en droit de demander à la Chambre de première instance de repousser cette date si elles ne sont pas prêtes à ce moment-là.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Président de la Chambre de première instance
(signé)
Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
Fait le 16 juillet 1998
La Haye (Pays-Bas)
[ Sceau du Tribunal]