Composée comme suit :
M. le Juge Almiro Rodrigues, Président
M. le Juge Fouad Riad
Mme le Juge Patricia Wald
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision rendue le :
19 octobre 2001
Le Bureau du Procureur :
M. Mark Ierace
Le Conseil de la Défense :
Mme Mara Pilipovic
M. Pilleta-Zanin
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal pénal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le «Tribunal »), saisie de la «Requête de la Défense aux fins d’indiquer qu’il convient de considérer les annexes 1 et 2 à l’Acte d’accusation daté du 10 octobre 2001 comme l’acte d’accusation modifié» (la «Requête»), datée du 12 octobre 2001, requête qui s’oppose au «Dépôt par le Procureur d’annexes modifiées à l’acte d’accusation», dans lequel l’Accusation présente une liste modifiée des incidents détaillés dans les annexes 1 et 2 de l’Acte d’accusation, décrivant des incidents précis de tirs isolés et de bombardement,
VU les écritures des parties,
REND SA DÉCISION ÉCRITE.
1. Le 26 mars 1999, un acte d’accusation a été dressé contre Stanislav GALIC pour sa responsabilité présumée, en tant que commandant, dans les bombardements et les tirs isolés dont Sarajevo fut la cible du 10 septembre 1992 au 10 août 1994 («l’acte d’accusation»). Il est accusé d’avoir commis des violations des lois ou coutumes de la guerre, en répandant illégalement la terreur parmi la population civile (Chef d’accusation 1), des crimes contre l’humanité et des violations des lois ou coutumes de la guerre, en menant une campagne d’attaques de tireurs embusqués contre la population civile de Sarajevo (Chef d’accusation 2, assassinats qualifiés de crimes contre l’humanité ; Chef d’accusation 3, actes inhumains qualifiés de crimes contre l’humanité ; Chef d’accusation 4, attaques contre des civils qualifiées de violations des lois ou coutumes de la guerre), et une campagne de tirs d’artillerie et de bombardements au mortier contre les zones civiles de Sarajevo (Chef d’accusation 5, assassinats qualifiés de crimes contre l’humanité ; Chef d’accusation 6, actes inhumains qualifiés de crimes contre l’humanité ; Chef d’accusation 7, attaques contre des civils qualifiées de violations des lois ou coutumes de la guerre).
2. Deux annexes sont jointes à l’acte d’accusation (les «annexes»). L’annexe 1 énumère les incidents de tirs isolés, et l’annexe 2, les bombardements. Chaque incident figurant dans les annexes mentionne la date et le lieu de l’incident, ainsi que le nombre et le nom, s’ils sont connus, des victimes.
3. Il est précisé au paragraphe 15 de l’acte d’accusation que «?tgous les chefs ?…g prennent en compte la totalité des campagnes de tirs embusqués et de bombardement contre la population civile, mais l’ampleur de celles-ci était telle que les annexes relatives à chaque type de chefs d’accusation n’énumèrent qu’un petit nombre d’événements jugés représentatifs, pour conserver aux conclusions leur précision». L’acte d’accusation précise également sous chaque groupe de chefs que «?dges exemples précis de ce type d’attaques sont exposés dans l’annexe 1/l’annexe 2».
4. Lors de la conférence de mise en état du 15 mars 2001, l’Accusation a informé la Chambre et la Défense de son intention de supprimer certains incidents spécifiques énumérés dans les annexes. Elle a également indiqué qu’elle envisageait encore d’ajouter d’autres incidents et que, le cas échéant, elle en informerait la Chambre et la Défense dans un délai d’un mois. La Défense a pris note du délai proposé par l’Accusation 1.
5. Le 10 octobre 2001, c’est-à-dire 5 jours avant l’expiration du délai de dépôt du Mémoire préalable au procès de l’Accusation prescrit par la Chambre, l’Accusation a déposé deux annexes modifiées à l’acte d’accusation.
6. S’agissant de l’annexe 1 modifiée, l’Accusation a ajouté cinq nouveaux incidents , en a supprimé dix autres, et a apporté des détails supplémentaires dans quatre cas. Tous les incidents sont survenus durant la période couverte par l’acte d’accusation . Le premier incident rajouté se rapporte à des tirs isolés dans un secteur qui n’était pas mentionné à l’annexe 1 initiale2. Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième incidents se rapportent à des tirs isolés qui se sont produits dans des quartiers mentionnés à l’annexe 1 antérieure dans les mois qui ont suivi la période mentionnée pour les incidents initiaux dans ces régions3.
7. À l’annexe 2 modifiée, l’Accusation a supprimé un incident et apporté des détails supplémentaires et des corrections concernant les autres incidents. Aucun nouvel incident n’y est décrit.
8. La Défense estime que les annexes font partie de l’acte d’accusation et que modifier les listes revient à revoir et compléter l’acte d’accusation. Elle affirme que l’Accusation devrait être priée de demander l’autorisation de modifier l’acte d’accusation, en application de l’article 50 A) i) c) du Règlement, et qu’elle-même dispose d’un nouveau délai de 30 jours pour déposer d’éventuelles exceptions préjudicielles relatives à la forme de l’acte d’accusation, en application de l’article 50 C). Elle a également demandé que le délai imposé aux Parties par la Chambre pour le dépôt de leurs Mémoires préalables au procès soit prorogé en conséquence.
9. La Chambre de première instance doit tout d’abord déterminer si les informations contenues dans les annexes font partie intégrante de l’acte d’accusation.
10. La Chambre fait remarquer que la Chambre de première instance III a conclu, dans Le Procureur c/ Damir Dosen et Dragan Kolundzija, que l’annexe à l’acte d’accusation dans cette affaire particulière faisait partie de l’acte d’accusation 4. Toutefois, la question de savoir si les annexes font partie de l’acte d’accusation ne peut être tranchée avant d’en avoir examiné le contenu.
11. L’article 18 du Statut dispose que «le Procureur établit un acte d’accusation dans lequel il expose succinctement les faits et le crime ou les crimes qui sont reprochés à l’accusé en vertu du Statut». L’article 47 C) du Règlement réaffirme cette obligation et dispose que «Sl’Cacte d’accusation précise le nom du suspect et les renseignements personnels le concernant et présente une relation concise des faits de l’affaire et de la qualification qu’ils revêtent».
12. Le Tribunal a interprété ces articles comme faisant obligation au Procureur d’établir un «acte d’accusation dans lequel il expose succinctement les faits et le crime ou les crimes qui sont reprochés à l’accusé»5.
13. Le Tribunal a reconnu en plusieurs occasions que, même si un acte d’accusation particulier aurait dû fournir autant de détails que possible, les crimes ont été commis sur une si grande échelle que l’on ne peut exiger un haut degré de précision 6.
14. Il est néanmoins souligné dans le jugement Kupreskic et consorts, s’agissant du crime de persécution, que «l’Accusation ne peut se contenter d’une inculpation générale de «persécution» pour présenter sa cause. Cela contreviendrait au principe de la légalité. Pour que celui-ci soit respecté, elle doit fonder ses inculpations sur des actes précis S…C. Lesdits actes doivent être présentés de manière suffisamment détaillée pour permettre à l’accusé de préparer pleinement sa défense»7. Cela découle également du droit de la Défense, en vertu de l’article 21 4) a) du Statut, «à être informée, dans le plus court délai, S…C et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle».
15. Au vu de ces conditions, la Chambre de première instance II a établi une distinction entre les faits essentiels, qui doivent tous être exposés dans l’acte d’accusation , et les moyens de preuve présentés lors du procès pour établir ces faits, qui ne doivent pas nécessairement y figurer8. Tandis qu’un changement apporté aux faits essentiels est considéré comme une modification de l’acte d’accusation, le rajout ou la modification de moyens de preuve ne l’est pas. Cependant, il devrait exister des limites clairement définies à la possibilité pour l’Accusation de rajouter des victimes et des incidents, même s’ils sont considérés comme de simples éléments de preuve.
16. La Chambre de première instance II s’est fondée sur deux critères pour déterminer si un incident particulier ou l’identité d’un témoin était un fait essentiel ou un élément de preuve : le lien de l’accusé avec le crime présumé et la généralité de l’infraction pour laquelle sa responsabilité est engagée9. Un incident ne figurant pas dans l’acte d’accusation pourrait être versé au dossier si le crime présumé est général et si l’accusé n’a pas de lien étroit avec ledit crime. En réalité, cet incident pourrait corroborer les faits figurant dans l’acte d’accusation, et aider à établir l’existence d’une ligne de conduite délibérée, tel que le prévoit l’article 93 du Règlement. La Chambre de première instance II a toutefois précisé que ce moyen de preuve pouvait être admis à la condition que la Défense soit prévenue suffisamment tôt : lorsque «l’Accusation veut, pour établir une infraction générale retenue contre l’accusé, rapporter la preuve d’un incident qui n’est pas mentionné dans l’acte d’accusation à propos de ladite infraction, elle peut le faire sous réserve que l’accusé ait été clairement informé de ses intentions »10.
17. Dès lors, la Chambre considère que tandis que l’Accusation était tenue de fournir des détails sur certains incidents de tirs isolés et de bombardements dans l’acte d’accusation, elle n’avait nullement l’obligation d’énumérer tous les incidents spécifiques.
18. La Chambre estime toutefois que l’Accusation ne peut se permettre de modifier les annexes et qu’elle-même doit vérifier si les changements apportés peuvent être qualifiés de modifications.
19. La Chambre accepte le fait que l’Accusation ait supprimé certains incidents des annexes initiales. Les éléments ajoutés à l’annexe 2 ne font que compléter ou corriger des informations particulières figurant déjà à l’annexe initiale. Dès lors , la Chambre estime que les modifications apportées à l’annexe 2 ne changent en rien les faits essentiels reprochés à l’accusé, ni son plaidoyer lors de sa comparution initiale. En outre, les modifications ne portent en rien préjudice à la préparation de la Défense, qui a été informée dès le départ des incidents qui seraient présentés au procès.
20. La Chambre estime que les incidents rajoutés à l’annexe 1, qui portent essentiellement sur les mêmes quartiers et périodes que pour les incidents mentionnés à l’annexe 1 initiale, ne modifient en rien le plaidoyer de l’accusé. En conséquence, les incidents 2, 3, 8 et 16 sont versés au dossier.
21. L’incident 1 se serait produit dans un secteur non mentionné dans l’annexe 1 initiale. La Chambre estime que rajouter l’incident 1 à l’annexe 1 revient à modifier l’acte d’accusation, ce pour quoi l’Accusation aurait dû demander l’autorisation , en application de l’article 50 du Règlement.
22. La Chambre souligne qu’il est contraire à une bonne administration de la justice d’autoriser indéfiniment la modification de l’acte d’accusation. En l’espèce, la Chambre fait remarquer que la modification a été présentée plusieurs mois après que l’Accusation a fait part de son intention à ce sujet, et seulement quelques jours avant l’expiration du délai prescrit par la Chambre pour le dépôt du Mémoire préalable au procès de l’Accusation. Faire droit à la modification troublerait le déroulement prévu par l’Ordonnance portant calendrier du 5 octobre 2001, et retarderait indûment l’ouverture du procès. Une bonne administration de la justice requiert donc que l’acte d’accusation ne soit pas modifié. Par conséquent, la Chambre ne peut autoriser de modification à ce stade de la procédure.
23. Toutefois, la Chambre reconnaît que cet incident peut être utilisé par l’Accusation pour démontrer une ligne de conduite délibérée, en application de l’article 93 du Règlement, à condition que la Défense soit prévenue suffisamment tôt, ce qui est le cas en l’espèce.
Par ces motifs,
EN APPLICATION de l’article 21 du Statut et de l’article 50 du Règlement,
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
FAIT DROIT aux modifications apportées aux annexes, notamment les incidents portant les numéros 2, 3, 8 et 16 rajoutés à l’annexe 1 modifiée,
REJETTE l’incident portant le numéro 1 rajouté à l’annexe 1 modifiée,
RECONNAÎT que l’incident portant le numéro 1 peut être utilisé pour démontrer l’existence d’une ligne de conduite délibérée.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Président de la Chambre de première instance
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Almiro Rodrigues
Fait le 19 octobre 2001
La Haye (Pays-Bas)
[Sceau du Tribunal]