Affaire No.: IT-01-47-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit:
M. le Juge Jean-Claude Antonetti
Mme le Juge Vonimbolana Rasoazanany
M. le Juge Albertus Swart

Assistée de:
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le:
28 janvier 2004

LE PROCUREUR

c/

ENVER HADZIHASANOVIC

AMIR KUBURA

________________________________________

DÉCISION SUR LA REQUETE DE LA DEFENSE AUX FINS D’ÉCLAIRCISSEMENT DE LA DÉCISION RENDUE ORALEMENT LE 17 DÉCEMBRE 2003 CONCERNANT LA PORTÉE DU CONTRE-INTERROGATOIRE AU SENS DE L’ARTICLE 90 (H) DU RÈGLEMENT

________________________________________

Le Bureau du Procureur:

M. Ekkehard Withopf
M. Daryl Mundis
M. Chester Stamp
Mme Tekla Henry-Benjamin

Le Conseil de la Défense:

Mme Edina Residovic et M. Stéphane Bourgon pour Enver Hadzihasanovic
MM. Fahrudin Ibrisimovic et Rodney Dixon pour Amir Kubura

La Chambre de première instance II (« Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (« Tribunal »),

SAISIE de la « Requête conjointe de la Défense aux fins d’éclaircissement de la Décision rendue oralement par la Chambre de Première Instance le 17 décembre 2003 concernant la portée du contre-interrogatoire au sens de l’Article 90(H) du Règlement », déposée conjointement par les conseils des deux accusés (« Défense ») le 19 décembre 2003 (« Requête »), par laquelle la Défense demande à la Chambre de première instance d’éclaircir sa Décision orale du 17 décembre 2003 et de confirmer que les contre-interrogatoires menés par la Défense continueront d’être régis par l’Article 90 H) du Règlement de Procédure et de Preuve (« Règlement »);

VU la « Réponse de l’Accusation à la requête conjointe de la Défense aux fins d’éclaircissement de la Décision rendue oralement par la Chambre de première instance le 17 décembre 2003 concernant la portée du contre-interrogatoire au sens de l’article 90 h) du règlement », déposée par le Bureau du Procureur (« Accusation ») le 5 janvier 2004 (« Réponse »)1, dans laquelle l’Accusation prie la Chambre de première instance de se prononcer également sur l’admissibilité des preuves par ouï-dire, de dire que l’article 90 H) du Règlement impose à la partie procédant au contre-interrogatoire de confronter les témoins cités par l’autre partie aux éléments dont elle dispose, pour autant qu’elle puisse établir la pertinence et la valeur probante des éléments de preuve présentés, et que les questions que la Défense cherchait à poser au témoin Franjo Krizanac sur les événements d’Ahmici étaient sans rapport avec les questions soulevées en l’espèce;

VU la « Réplique conjointe de la Défense à la Réponse de l’Accusation », déposée conjointement par la Défense le 12 janvier 2004 (« Réplique »)2;

VU que, lors du contre-interrogatoire du témoin Franjo Krizanac le 17 décembre 2003, la Défense a tenté d’interroger ce témoin sur des attaques qu’aurait commis le HVO en Bosnie Centrale à l’encontre de la population civile musulmane;

VU que l’Accusation s’est opposée à la soumission de ce type de question en rappelant que toute question posée lors du contre-interrogatoire doit être pertinente par rapport aux charges auxquelles l’accusé doit faire face dans le présent procès, et en soulevant que la Défense essaye d’évoquer un moyen de défense impropre, étant la défense de tu quoque3;

VU la Décision orale de la Chambre, rendue le 17 décembre 2003 4;

VU que, dans sa Requête5, la Défense rappelle l’argumentaire déjà présenté dans son Mémoire préalable au procès6, soulignant l’importance primordiale du contexte historique, politique et militaire dans lequel les actions et les décisions prises par les Accusés se sont inscrites, pour apprécier la responsabilité d’un commandant au sens de l’article 7 3) du Règlement, et qu’elle estime, par conséquence, que les questions de contexte sont pertinentes en vertu de l’article 90 H) i) du Règlement7;

VU que l’Accusation ainsi que la Défense dans leurs écritures demandent à la Chambre de déclarer la preuve indirecte, ou par ouï-dire admissible 8;

VU que, dans sa Réplique, la Défense indique qu’elle n’a pas l’intention d’invoquer le principe du tu quoque9;

ATTENDU que l’article 90 H) i) du Règlement ne limite pas le contre-interrogatoire aux points évoqués dans l’interrogatoire principal, mais qu’il permet également des questions ayant trait à la crédibilité du témoin et à la cause de la partie procédant au contre-interrogatoire;

ATTENDU que, sur la base de l’article 90 H) iii), la Chambre peut également autoriser des questions sur d’autres sujets;

ATTENDU qu’en vertu de l’article 89 C) du Règlement tout élément de preuve doit être pertinent et d’une valeur probante, et que l’article 90 H) ii) du Règlement oblige la partie qui contre interroge un témoin qui est en mesure de déposer sur un point ayant trait à sa cause, de le confronter aux éléments dont elle dispose qui contredisent ses déclarations;

ATTENDU que la jurisprudence du Tribunal n’admet pas comme moyen de défense le principe de tu quoque, selon lequel un accusé est fondé à exciper du fait que l’adversaire a commis des crimes similaires10;

ATTENDU que, par ailleurs, la jurisprudence a admis sur des points non redondants et tout à fait circonscrits, des éléments de preuve se rapportant à des crimes supposés avoir été commis par d’autres parties au conflit lorsque ceux-ci visent, inter alia, à réfuter les allégations de l’Accusation relative aux faits11,

ATTENDU que cette même jurisprudence a exigé que la Défense, avant d’interroger un témoin sur une telle question, explique à la Chambre dans quel but elle souhaite le faire,12

ATTENDU que selon l’article 90 F) du Règlement il appartient à la Chambre d’exercer un contrôle sur les modalités de l’interrogatoire des témoins afin de permettre l’établissement de la vérité, tout en évitant toute perte de temps inutile13;

ATTENDU que les faits reprochés aux Accusés concernent leur responsabilité en tant que supérieurs selon l’article 7 (3) du Statut du Tribunal et que les circonstances qui prévalaient dans la zone dans laquelle les Accusés opéraient au moment des faits, peuvent être pertinentes;

ATTENDU que la pertinence de la question posée au témoin Franjo Krizanac sur les évènements d’Ahmici n’a pas été suffisamment explicitée lors de l’audience du 17 décembre 2003;

ATTENDU que la Chambre admettra les questions visant à établir le contexte historique, politique et militaire à l’époque des faits, à la condition que la partie menant le contre-interrogatoire en explique à la Chambre le but et la pertinence et ce, avant d’interroger le témoin sur lesdites questions;

ATTENDU que ces questions de « contexte » sont susceptibles d’entraîner des témoignages qualifiés de « ouï-dire » ou de « preuve indirecte » (« hearsay »);

ATTENDU qu’il est bien établi que la preuve par ouï-dire est recevable sur la base de l’article 89 C) du Règlement lorsque la Chambre en admet la pertinence et la valeur14;

ATTENDU que l’article 89 C) du Règlement s’applique indifféremment à la preuve directe ou indirecte et que le caractère indirect d’un témoignage n’est qu’un des nombreux éléments que la Chambre de première instance doit prendre en considération pour évaluer la valeur probante de ce témoignage15;

ATTENDU que la Chambre souhaiterait, pour en apprécier la valeur probante, connaître la source des informations données, à savoir, dans la mesure du possible, l’identité du déclarant initial, ses possibilités d’avoir pris connaissance des faits et du nombre d’intermédiaires par lesquels le témoignage a été transmis;

PAR CES MOTIFS

EN APPLICATION des articles 89 C) et 90 F) et H) du Règlement,

CLARIFIE sa décision orale du 17 décembre 2003 en déclarant que :

1. les questions de contexte sont admissibles lors du contre-interrogatoire en vertu de l’article 90 H) du Règlement, à condition que la partie menant le contre-interrogatoire explique à la Chambre, avant de poser ses questions, dans quel but elle demande à le faire, leur utilité et pertinence;

2. les témoignages par ouï-dire ou indirects sont, en principe, admissibles, à la condition que, dans la mesure du possible, la partie menant le contre-interrogatoire fasse part à la Chambre de tout élément utile et susceptible de l’éclairer sur la source à l’origine de l’information.

Fait en anglais et en français, la version en français faisant foi.

Le 28 janvier 2004
Fait à La Haye (Pays-Bas)

_____________
Le Juge présidant
Jean-Claude Antonetti

[Sceau du Tribunal]


1 - La Chambre accepte la présentation de la Réponse de l’Accusation en retard, ainsi que demandé dans la Requête confidentielle de l’Accusation aux fins de prorogation des délais du 29 décembre 2003. La Chambre a ordonné que la Réponse soit enregistrée confidentiellement le 15 janvier 2004, voir aussi T. 1523-1524.
2 - En dépit du fait que la Défense n’a pas demandé l’autorisation de la Chambre pour présenter une réplique, ainsi que prescrit dans une ordonnance du Juge de la mise en état du 9 novembre 2001, la Chambre accepte la présentation de cette écriture. Voir aussi T. 1401-1403. Dans la Réplique la Défense demande à la Chambre d’ordonner le retrait, des documents publics du Tribunal, de la Réponse de l’Accusation.
3 - T.1127, 1128, 1130.
4 - La Chambre a déclaré l’objection formée par l’Accusation recevable et ordonné à la Défense de « contre-interroger le témoin sur des points qui ont donné lieu à son interrogatoire principal. Et il ne faut pas, par une question qui serait très développée, comme nous l’avons constaté à quelques reprises, faire dire au témoin ou faire confirmer au témoin des faits dont il n’a eu connaissance sinon, eu connaissance par ouï-dire, qui en l’espèce ne serait pas recevable. Voilà, j’indique donc à la Défense que nous avons estimé que la question qui était posée ne pouvait être admise. Donc vous pouvez continuer votre interrogatoire uniquement à partir des faits qui ont fait l’objet de l’interrogatoire mené par l’Accusation.» T.1133.
5 - Requête, paras.18-23.
6 - Mémoire préalable au procès déposé par Enver Hadzihasanovic en application de l’article 65 ter f) du Règlement, paras.19-24
7 - T.1131.
8 - Réponse, paras.4-7, et Réplique, paras.8-19.
9 - Réplique, para.21.
10 - Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, Jugement, Affaire n° IT-95-16-T, 14 janvier 2000, paras. 515 à 520, et 765; le Procureur c/ Dario Kordic et Cerkez, Jugement, Affaire n° IT-95-14/2-T, 26 février 2001, para. 520. 
11 - Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, Décision relative aux éléments de preuve portant sur la moralité de l’Accusé et le moyen de défense de tu quoque, Affaire n° IT-95-16-T, 17 février 1999 (ci-après Décision Kupreskic).
12 - Décision Kupreskic.
13 - Décision Kupreskic.
14 - Le Procureur c/ Zlatko Aleksovski, Arrêt relatif à l’appel du Procureur concernant l’admissibilité d’éléments de preuve, Affaire n° IT-95-14/1-T, 16 février 1999, para.15; Le Procureur c/ Blaskic, Décision sur la requête de la Défense portant opposition de principe à la recevabilité des témoignages par ouï-dire sans conditions quant à leur fondement et à leur fiabilité, Affaire n° IT-95-14-T, 21 janvier 1998 (ci-après Décision Blaskic).
15 - Décision Blaskic, para.10.