Affaire n°: IT-01-47-T
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Jean-Claude Antonetti

Mme le Juge Vonimbolana Rasoazanany
M. le Juge Albertus Swart

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
11 février 2004

LE PROCUREUR

c/

ENVER HADZIHASANOVIC
AMIR KUBURA

__________________________________________

DÉCISION CONCERNANT LE RAPPORT DE L’EXPERT DE L’ACCUSATION KLAUS REINHARDT

__________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Ekkehard Withopf
M. Daryl Mundis
M. Chester Stamp
Mme Tekla Henry-Benjamin

Les Conseils de la Défense :

Mme Edina Residovic et M. Stéphane Bourgon pour Enver Hadzihasanovic
MM. Fahrudin Ibrisimovic et Rodney Dixon pour Amir Kubura

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II (« Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (« Tribunal »),

VU le rapport de l’expert militaire, le général Klaus Reinhardt («Rapport ») présenté par le Bureau du Procureur («Procureur») en application de l’article 94bis du Règlement de procédure et de preuve («Règlement») dans sa «Requête aux fins de modifier ses listes de témoins et de pièces à conviction» du 8 décembre 2003 »1;

VU la « Décision relative à la Requête de l’Accusation aux fins de modifier ses listes de témoins et de pièces à conviction » prise par la Chambre le 23 janvier 2004, dans laquelle la Chambre avait décidé de reporter sa décision concernant l’admissibilité du Rapport jusqu’à ce qu’elle reçoive la réponse de la Défense en application de l’article 94bis du Règlement;

VU l’«Ordonnance relative à l’exclusion des témoignages précédents des accusés » rendue confidentiellement par la Chambre le 21 janvier 2004, dans laquelle la Chambre prenait acte de l’intention du Procureur de déposer une nouvelle version du Rapport du Général Reinhardt dans laquelle toutes les références aux témoignages précédents des accusés seraient supprimées;

VU la « Notification conjointe de la Défense en application de l’article 94bis concernant le rapport d’expert du Général à la retraite Klaus Reinhardt  » du 12 janvier 2004 («Notification»), dans laquelle la Défense déclare ne pas accepter le Rapport du Général Reinhardt, et vouloir le contre-interroger2;

VU les arguments de la Défense concernant la qualité d’expert du témoin et la pertinence de certaines parties de son Rapport, selon lesquels:

  1. l’expert n’est pas compétent pour émettre des conclusions sur la culpabilité des accusés3,
  2. l’expert ne possède pas les qualifications requises pour présenter une opinion juridique sur l’interprétation du droit interne de la Bosnie-Herzégovine et le droit international humanitaire4,
  3. les commentaires de l’expert sur les évènements de Dusina concernant Amir Kubura ne sont pas pertinents, Amir Kubura n’étant pas mis en accusation pour des faits intervenus à Dusina5,
  4. le témoin n’est pas compétent pour présenter un avis informé sur les «mujahiddins » et leur relation présumée avec l’armée de Bosnie-Herzégovine6,

VU la Réponse du Procureur à la Notification, présentée le 26 janvier 2004, dans laquelle le Procureur déclare que:

  1. le Procureur reconnaît que les parties du rapport relatives à la culpabilité des accusés devraient être enlevées du Rapport7,
  2. l’expert n’est pas appelé en tant qu’expert juridique sur le droit de Bosnie-Herzégovine ou en droit international humanitaire, et devrait être autorisé à exprimer son avis en se fondant sur les dispositions de divers règlements nationaux militaires8,
  3. même si Amir Kubura ne peut être reconnu responsable des crimes commis à Dusina, cette partie du Rapport est pertinente quant au devoir d’un commandant militaire de prévenir d’autres crimes9,
  4. la question des liens de subordination des « mujahiddins » fait partie du champ de compétences de l’expert10;

VU la « liste complète de documents fournis au Général Reinhardt »11 pour remplir sa mission présentée confidentiellement par le Procureur le 6 février 2004, à la demande de la Chambre;

ATTENDU que le Général à la retraite Klaus Reinhardt a été commandant de forces allemandes au sein de l’IFOR et la SFOR, forces de l’OTAN postées en Bosnie -Herzégovine, exercé des fonctions de commandement dans le cadre de la FORPRONU, et qu’il a, à l’époque de ses fonctions, eu de nombreuses discussions avec des officiers en Bosnie-Herzégovine, et qu’ainsi, de par ses qualifications et expérience professionnelle, le Général Reinhardt peut être considéré comme un expert militaire;

ATTENDU que la Chambre prend acte de l’accord entre les parties d’éliminer toute référence dans le Rapport aux témoignages précédents des accusés dans l’affaire Blaskic, aussi bien dans le corps du Rapport que dans les notes de bas de page12;

ATTENDU qu’un témoin-expert ne peut être autorisé à se prononcer sur la responsabilité pénale des accusés, question qui relève uniquement de la compétence de la Chambre à l’issue du procès13, point sur lequel le Procureur et la Défense s’accordent;

ATTENDU par conséquent que toute conclusion relative à la responsabilité (pénale) des accusés dans le Rapport14, y compris dans son titre, doit être éliminée, ainsi que le reconnaît le Procureur en Réponse à la Notification de la Défense;

ATTENDU qu’un expert peut apporter tout élément d’appréciation aux juges, notamment pour un expert militaire, concernant les structures militaires, chaîne de commandement, et procédures disciplinaires d’une armée, ainsi que sur la responsabilité militaire découlant de telles dispositions15;

ATTENDU que comme le fait remarquer le Procureur dans sa Réponse, un tel expert est habilité à se prononcer sur le contexte juridique et militaire pertinents, et peut apporter des éléments d’appréciation sur les instruments mis à la disposition d’un commandant militaire en Bosnie-Herzégovine;

ATTENDU que les éléments apportés par le Général Reinhardt sur le point de savoir si Amir Kubura était au courant des crimes présumés commis à Dusina en janvier 1993 (pour lesquels il n’est pas mis en accusation) alors qu’il ne serait devenu commandant de la 7e brigade musulmane de montagne que postérieurement16, sont susceptibles d’éclairer la Chambre dans son appréciation des obligations incombant à un tel commandant militaire, dans le cadre de l’article 7 3) du Statut du Tribunal ;

ATTENDU que l’expert peut valablement fournir ses conclusions, en se fondant sur l’analyse des documents communiqués par le Procureur, sur la question de la subordination, qui fait naturellement partie du champ de compétence d’un expert militaire, et que dans ce contexte, un expert militaire peut s’exprimer sur des questions de droit;

ATTENDU que le Général Reinhardt peut fournir des éléments à la Chambre susceptibles de l’éclairer sur la question de savoir si des liens de subordination existaient entre les « mujahiddines » et l’ABiH, et qu’il n’y a pas lieu par conséquent, d’éliminer le point 4 du Rapport pour cette raison, ainsi que demandé par la Défense;

ATTENDU que la Chambre, en vertu de l’article 90 du Règlement, « exerce un contrôle sur les modalités de l’interrogatoire des témoins et de la présentation des éléments de preuve […] de manière à i) rendre l’interrogatoire et la présentation des moyens de preuve efficaces pour l’établissement de la vérité et ; ii) éviter toute perte de temps inutile »;

PAR CES MOTIFS

EN APPLICATION des articles 89, 90 et 94bis du Règlement,

  1. PREND ACTE de l’accord entre les parties d’exclure du Rapport tout élément fondé sur le témoignage précédent des accusés dans l’affaire Blaskic,
  2. PREND ACTE de l’accord entre les parties selon lequel le Général Reinhardt ne devrait pas se prononcer sur la question de la responsabilité pénale des accusés,
  3. ORDONNE au Procureur de demander au Général Reinhardt de modifier son Rapport en tenant compte des attendus de cette décision;
  4. PREND ACTE de la volonté de la Défense de contre-interroger le Général Reinhardt ;
  5. DEMANDE au Procureur de faire venir témoigner le Général Reinhardt dès que possible;
  6. INVITE le Procureur à informer la Chambre et la Défense, avant l’audition du Général Reinhardt, de la durée estimée de l’interrogatoire principal ainsi que de son plan, en faisant référence aux documents pertinents listés dans son écriture du 6 février 2004, sujet par sujet, et en indiquant, à titre indicatif, lesquels seront éventuellement versés à la procédure pendant le témoignage du Général Reinhardt.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
______________
Jean-Claude Antonetti

Le 11 février 2004
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Document numéro 108 de la liste de documents additionnels présentée par l’Accusation.
2 - Notification, para. 3.
3 - Notification, paras. 5(a) et 6-9; Notamment aux points 8 et 10 du Rapport.
4 - Notification, paras. 5(b) et 10-13.
5 - Notification, para. 5(c) et 14-16; Points 8.3 à 8.6 du Rapport.
6 - Notification, para. 5(d) et 17-18; Point 4 du Rapport.
7 - Réponse, paras. 6-8.
8 - Réponse, paras. 3-4.
9 - Réponse, paras. 9-10.
10 - Réponse, para. 5.
11 - « Confidential Prosecution’s Consolidated List of Documents Provided to General Reinhardt ».  
12 - Concernant Enver Hadzihasanovic (PT 1236), voir notes 7, 30, 74, 75, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 137, 138, 139, 141, 142, 143, 157, 160, 161, 162; concernant Amir Kubura (PT 1224), voir notes 35, 50, 70, 71, 72, 134, 135, 136, 146. Les passages à réviser incluent non seulement les références directes aux témoignages des accusés dans l’affaire Blaskic, notamment les points 8.1, 8.3-8.11, 8.13, 8.20-8.21, mais aussi les commentaires fondés sur ces témoignages, voir par exemple, les points 4.29 et 8.4.
13 - Le Procureur c/ Dario Kordic et Mario Cerkez, IT-95-14/2-T, T. 13306-307 (28/01/00).
14 - Par conséquent, la référence dans le titre du Rapport à « la responsabilité d’Enver Hadzihasanovic et d’Amir Kubura dans les crimes qui ont été commis dans leur zone de responsabilité » ainsi que les références à la responsabilité des accusés aux points 10.3 et 10.4 devraient être éliminées.
15 - Voir Le Procureur c/ Radislav Krstic, IT-98-33-T, Jugement, 2 août 2001, entre autres, para. 621.
16 - Voir para. 6 du Troisième acte d’accusation modifié du 6 octobre 2003.