Affaire n°: IT-01-47-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Jean-Claude Antonetti

Mme le Juge Vonimbolana Rasoazanany
M. le Juge Albertus Swart

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
27 février 2004

LE PROCUREUR

c/

ENVER HADZIHASANOVIC
AMIR KUBURA

_____________________________________

DÉCISION RELATIVE AU CONSTAT JUDICIAIRE DE FAITS ADMIS DANS D’AUTRES AFFAIRES

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Le Bureau du Procureur :

M. Ekkehard Withopf
M. Daryl Mundis
M. Chester Stamp
Mme Tecla Henry-Benjamin

Les Conseils de la Défense :

Mme Edina Residovic et M. Stéphane Bourgon pour Enver Hadzihasanovic
MM. Fahrudin Ibrisimovic et Rodney Dixon pour Amir Kubura

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II (« Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (« Tribunal »),

SAISIE de la « Requête conjointe de la Défense relative au constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires» déposée par les conseils des deux Accusés (« Défense « ) le 12 janvier 2004 (« Requête ») dans laquelle la Défense prie la Chambre, en vertu de l’article 94 B) du Règlement de Procédure et de Preuve (« Règlement  »), de dresser le constat judiciaire de 237 faits admis lors d’autres affaires portées devant le Tribunal et figurant dans l’Annexe A de la Requête (« Faits Provisoirement Proposés »),

VU que la Défense soutient dans la Requête qu’un tel constat judiciaire s’impose car i) il réduirait le nombre de témoins cités à comparaître par la Défense, permettant ainsi une économie des moyens judiciaires en raccourcissant la durée du procès, ii) il réduirait le temps nécessaire au Bureau du Procureur (« Accusation ») pour interroger les témoins comparaissant durant le procès, iii) le raccourcissement de la durée du procès résultant permettrait à la Chambre de se conformer avec l’article 20 du Statut du Tribunal, qui prévoit qu’une Chambre de première instance doit veiller à ce qu’un procès soit équitable et rapide, et iv) ce raccourcissement du procès servirait aussi l’intérêt général, en permettant que d’autres procès impliquant d’autres accusés comparaissant devant le Tribunal puissent débuter plus rapidement1 ;

VU que la Défense soutient aussi que i) les Faits Provisoirement Proposés sont pertinents à l’affaire en cours et permettent de mieux apprécier les circonstances et le contexte dans lesquels les Accusés ont exercés leurs responsabilités militaires pendant la période couverte par l’Acte d’accusation, ii) tous les Faits Provisoirement Proposés ont été réellement tranchés et ne sont pas fondés sur un accord de plaidoyer, iii) les Faits Provisoirement Proposés ne contiennent aucune conclusion juridique, et iv) bien que le consentement des parties puisse s’avérer utile à la Chambre de première instance, il n’est pas requis pour que l’article 94 B) du Règlement puisse s’appliquer2 ;

VU que la Défense précise de plus que les Faits Provisoirement Proposés sont tirés des jugements rendus par des Chambres de première instance dans les affaires Le Procureur contre Zoran Kupreskic et consorts3 (« Kupreskic »), Le Procureur contre Tihomir Blaskic 4 (« Blaskic ») ainsi que Le Procureur contre Dario Kordic et Mario Cerkez 5 (« Kordic »), et que lesdites affaires Blaskic et Kordic n’ont pas fait l’objet d’une décision définitive en cause d’appel par le Tribunal6 ;

VU que la Défense soutient que la Chambre peut dresser le constat judiciaire des Faits Provisoirement Proposés tirés des affaires Blaskic et Kordic , bien que les procédures d’appel relatives à ces dernières ne se soient pas achevées, car i) l’article 94 B) du Règlement n’impose pas expressément à la Chambre de ne dresser le constat judiciaire que de faits tirés de jugements pour lesquels la procédure d’appel est close, et ii) eu égard à l’article 89 D) du Règlement, rien n’empêche une Chambre de première instance d’exclure tout fait admis dans une autre affaire et dont le constat judiciaire a été dressé, ou de modifier la valeur probante qui lui a été accordée, lorsque le fait en question est tiré d’un jugement faisant l’objet d’une procédure d’appel en cours et que la Chambre d’appel vient à le rejeter ou à en modifier la valeur probante7 ;

VU que dans la « Réponse du Procureur à la requête conjointe de la Défense relative au constat judiciaire des faits admis dans d’autres affaires » déposée le 26 janvier 2004 (« Réponse »), l’Accusation demande à la Chambre de rejeter la Requête en avançant que i) l’article 94 B) du Règlement n’autorise la Chambre à dresser le constat judiciaire d’un fait admis dans une autre affaire portée devant le Tribunal que si celui-ci est pertinent, ii) la Défense n’a pas satisfait à la charge qui lui incombait de démontrer la pertinence des Faits Provisoirement Proposés par rapport au procès en cours, iii) que même si la Chambre considérait que des Faits Provisoirement Proposés étaient pertinents, la Défense a omis de démontrer que ceux-ci satisfaisaient aux critères énoncés par la Chambre de première d’instance dans l’affaire Le Procureur contre Momcilo Krajisnik8 (« Krajisnik »), et iv) loin de permettre une économie des moyens judiciaires, le constat judiciaire des Faits Provisoirement Proposés ne ferait qu’étendre inutilement le champ des questions soulevées dans l’affaire en cours et pourrait amener l’Accusation à demander à faire comparaître des témoins additionnels afin de préciser le contexte des Faits Provisoirement Proposés9 ;

VU qu’après y avoir été autorisée par la Chambre le 29 janvier 2004,10 la Défense a déposé le 5 février 2004 une « Réplique conjointe de la Défense à la réponse du Procureur concernant la requête conjointe de la Défense relative au constat judiciaire des faits admis dans d’autres affaires » (« Réplique ») dans laquelle elle i) soutient que les Faits Provisoirement Proposés sont pertinents car si, comme l’allègue l’Accusation, des soldats sous la responsabilité des Accusés ont commis des crimes, les Faits Provisoirement Proposés permettront de préciser le contexte dans lequel les Accusés ont exercé leur commandement et d’apprécier si lesdits Accusés avaient pris les mesures nécessaires et raisonnables en vertu de l’article 7(3) du Statut, et ii) accepte néanmoins, et ce afin de faciliter la tâche de la Chambre, de ne pas demander que le constat judiciaire de 13 des Faits Provisoirement Proposés soit dressé sur la base de leur pertinence11 ;

VU aussi que la Défense, dans cette même Réplique, i) accepte, comme le soutien l’Accusation dans la Réponse, que les critères énoncés par une autre Chambre de première instance dans l’affaire Krajisnik peuvent aider la présente Chambre dans sa décision d’accéder ou non à la demande formulée par la Défense, ii) accepte, à la lumière des critères formulés dans l’affaire Krajisnik et afin de faciliter la tâche de la Chambre, de ne pas demander que le constat judiciaire de 18 Faits Provisoirement Proposés soit dressé et de modifier 36 autres de ces faits, iii) précise qu’à la suite desdites modifications apportées aux Faits Provisoirement Proposés, une liste définitive de 206 faits a été établie et jointe à la Réplique (« Faits Définitivement Proposés »), iv) soutient que l’argument développé par l’Accusation qu’accéder à la demande de la Défense ne permettrait pas l’économie des moyens judiciaires est mal fondé, et v) demande que la Chambre dresse le constat judiciaire des Faits Définitivement Proposés12 ;

VU que l’Accusation a indiqué oralement en audience le 11 février 2004, au regard de la Réplique, qu’elle maintenait sa position exprimée dans la Réponse13 ;

ATTENDU que l’article 94 B) du Règlement stipule qu’une Chambre de première instance peut, d’office ou à la demande d’une partie, et après audition des parties, décider de dresser le constat judiciaire de faits ou de moyens de preuve documentaires admis lors d’autres affaires portées devant le Tribunal et en rapport avec l’instance ;

ATTENDU qu’à l’inverse de l’article 94 A) du Règlement qui, par exemple, prévoit que dresser le constat judiciaire est une obligation, fondée sur la notoriété publique des faits considérés, dresser le constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires en vertu de l’article 94 B) du Règlement n’est qu’« une possibilité »14 ouverte aux Chambres de première instance ;

ATTENDU qu’en dressant le constat judiciaire d’un fait admis dans une autre affaire, une Chambre de première instance part de la présomption que ce fait est exact, que celui-ci ne devra donc plus être établi au procès mais que, dans la mesure où il s’agit d’une présomption, il pourra être contesté au procès15 ;

ATTENDU qu’en vertu de l’article 89 C) du Règlement, la Chambre a pour obligation de vérifier la pertinence et la valeur probante d’un fait dont le constat judiciaire est demandé ;

ATTENDU aussi que, dans sa décision en date du 28 janvier 2004, la Chambre a précisé que des éléments ayant trait au contexte historique, politique et militaire à l’époque des faits peuvent être pertinents par rapport à la responsabilité pénale alléguée des Accusés, car ces éléments peuvent permettre d’établir les circonstances qui prévalaient dans la zone dans laquelle les Accusés opéraient au moment des faits16 ;

ATTENDU que la question de savoir quel est le contexte pertinent pour apprécier la responsabilité alléguée des Accusés divise l’Accusation et la Défense depuis le début du procès ;

ATTENDU que ladite question dépasse le cadre des Faits Définitivement Proposés pour s’appliquer, par exemple, aux questions pouvant être posées aux témoins en audience et aux éléments de preuve pouvant être admis et qu’il est, en conséquence, souhaitable que la Chambre apporte des précisions supplémentaires susceptibles d’éclairer les parties ;

ATTENDU que dans sa Réplique, la Défense a fait valoir « qu’ il semble que l’ Accusation confonde le “contexte”, au sens strict du terme, dans lequel les crimes auraient été commis et le “contexte” dans lequel les Accusés – des commandants de haut rang – exerçaient leurs fonctions, ce qui est la vraie question en l’espèce  »17 et « que l’activité politique des Croates de Bosnie – visant a l’éclatement de la Bosnie-Herzégovine – et la tendance des Croates de Bosnie à alarmer la population croate sont des faits très pertinents s’agissant des tensions qui en ont résulté entre les Musulmans de Bosnie et les Croates de Bosnie, du déplacement des populations en Bosnie centrale, de la destruction de leurs propres maisons et biens par les Croates de Bosnie qui y mettaient le feu en quittant leurs villages sur les ordres des dirigeants croates de Bosnie et, enfin, de la capacité des commandants militaires à prendre les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que des crimes ne soient commis ou en punir les auteurs »18 ;

ATTENDU, donc, que la Défense soutient que le constat judiciaire des Faits Définitivement Proposés permettrait d’éclairer la Chambre sur le contexte dans lequel les Accusés exerçaient leur fonction de commandant de haut rang ;

ATTENDU que cette affirmation de la Défense est globale et abstraite et qu’il convient de la préciser ;

ATTENDU que la Chambre, afin d’être pleinement informée mais désireuse de respecter la stratégie de la Défense, invite celle-ci, si elle le désire, à expliquer la pertinence directe ou indirecte de chacun des Faits Définitivement Proposés, dans le cadre du contexte invoqué, par rapport aux points suivants : (i) infractions mentionnées dans l’Acte d’accusation, (ii) lien de subordination, (iii) raison de savoir qu’un subordonné avait commis une infraction ou s’apprêtait à la commettre, (iv) mesures susceptibles d’être prises pour prévenir la commission d’infractions, (v) mesures susceptibles d’être prises pour punir les auteurs d’infractions, et (vi) tout autre motif justifiant que le constat judiciaire soit dressé du fait en question ;

PAR CES MOTIFS

EN APPLICATION des articles 89 C) et 94 B) du Règlement,

LA CHAMBRE INVITE la Défense, si elle le souhaite, à fournir avant le 12 mars 2004 les précisions demandées dans une écriture ne dépassant pas 20 pages ;

AUTORISE l’Accusation, dans l’hypothèse où la Défense fournirait les précisions demandées, à faire valoir ses observations avant le 19 mars 2004 dans une réponse écrite ne dépassant pas 20 pages ;

 

Fait en anglais et en français, la version en français faisant foi.

Le Président de la Chambre
____________
Jean-Claude Antonetti

Le 27 février 2004
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Voir les paras. 5, et 14 – 16 de la Requête.
2 - Voir les paras. 5, 8, 17 - 19 et 23 de la Requête.
3 - Affaire no. IT-95-16-T.
4 - Affaire no. IT-95-14-T.
5 - Affaire no. IT-95-14/2-T.
6 - Voir les paras. 4 et 21 de la Requête.
7 - Voir les paras. 20 et 22 de la Requête.
8 - Affaire no. IT-00-39-PT.
9 - Voir les paras. 2 – 21 de la Réponse.
10 - T. 2166.
11 - Voir les paras. 7 – 9 et 14 de la Réplique.
12 - Voir les paras. 16 – 24 de la Réplique.
13 - T. 2713.
14 - Le Procureur contre Slobodan Milosevic, Affaire no. IT-02-54-AR73.5, Décision relative à l’appel interlocutoire interjeté par l’Accusation contre le décision relative à la requête visant à faire dresser constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires rendue le 10 avril 2003 par la Chambre de première instance, rendue le 28 octobre 2003 (« Décision Milosevic »).
15 - Voir Décision Milosevic.
16 - Voir la Décision sur la requête de la Défense aux fins d’éclaircissement de la décision rendue oralement le 17 décembre 2003 concernant la portée du contre-interrogatoire au sens de l’article 90 H) du Règlement, rendue le 28 janvier 2004.
17 - Voir le para. 12 de la Réplique.
18 - Voir le para. 13 de la Réplique.