LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Alphons Orie

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
22 novembre 2002

LE PROCUREUR
c/
RANKO CESIC

_________________________________________

DÉCISION RELATIVE À L’EXCEPTION PRÉJUDICIELLE RELATIVE À LA COMPÉTENCE ET AUX VICES DE FORME DE L’ACTE D’ACCUSATION, AINSI QU’À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS D’AUTORISATION DE MODIFIER L’ACTE D’ACCUSATION

_________________________________________

 

Le Bureau du Procureur :

M. Mark B. Harmon

Le Conseil de l’accusé :

M. Vojislav Nedic

1. Introduction

1. La Chambre de première instance I (la « Chambre de première instance) du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie d’une exception préjudicielle (l’« Exception préjudicielle ») déposée le 18 juillet 2002 par la Défense de l’accusé Ranko Cesic (la « Défense ») en application de l’article 72 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »). Dans l’Exception préjudicielle, la Défense conteste tant la forme de l’acte d’accusation que la compétence du Tribunal.

2. Le 30 juillet 2002, l’Accusation a déposé la « Réponse de l’Accusation à l’exception préjudicielle de la Défense » (Prosecution’s Response to Defence Preliminary Motion) (la « Réponse »). Le même jour, elle a déposé une « Requête aux fins de modification de l’acte d’accusation » (Motion to Amend Indictment), par laquelle elle demande l’autorisation, en vertu de l’article 50 A) i) c) du Règlement, de modifier l’acte d’accusation établi contre l’accusé Ranko Cesic (l’« Accusé  ») « pour répondre à plusieurs des points soulevés par Cesic et apporter des précisions sur la nature de la cause de l’Accusation »1. Le 11 août 2002, la Défense a déposé sa « Réplique de la Défense à la réponse de l’Accusation à l’exception préjudicielle de la Défense, et réplique à la requête de l’Accusation aux fins d’autorisation de modifier l’acte d’accusation » (Response of the Defence to the Prosecution’s Response to the Defence Preliminary Motion and to the Prosecution’s Motion to Amend the Indictment) (la « Réplique »).

2. Objection à la forme de l’acte d’accusation

3. Le 21 juillet 1995, l’acte d’accusation initial établi contre Goran Jelisic et Ranko Cesic a été confirmé. Le 20 octobre 1998, l’Accusation a déposé un deuxième acte d’accusation modifié (l’« Acte d’accusation ») à l’encontre de Goran Jelisic et de l’Accusé.

4. L’Acte d’accusation comprend quarante-quatre chefs, dont douze concernent l’Accusé et portent à sa charge des violations des lois ou coutumes de la guerre (six chefs ) et des crimes contre l’humanité (six chefs) visés, respectivement, aux articles  3 et 5 du Statut du Tribunal (le « Statut »). Tous les actes ou omissions reprochés dans l’Acte d’accusation seraient survenus en mai et juin 1992, période durant laquelle la responsabilité de l’Accusé pour ces crimes était engagée en application de l’article 7 1) du Statut2. Le Procureur affirme également qu’en mai et juin 1992, l’Accusé, agissant seul ou de concert avec d’autres personnes, a participé aux crimes allégués dans l’Acte d’accusation et qu’il occupait un poste de supérieur hiérarchique au camp de Luka, sous l’autorité apparente de la police de Brcko3.

5. D’une manière générale, la Défense soutient que l’Acte d’accusation est entaché de vices de forme. En particulier, elle affirme que le Procureur se fourvoie en ce qui concerne la position d’autorité de l’Accusé, et donc la forme de responsabilité à lui imputer. La Défense soutient également que l’Acte d’accusation n’est pas suffisamment précis quant aux coauteurs et victimes présumés des crimes, ce qui remet en question la nature du mode défense de l’Accusé.

6. Le Procureur a reconnu que certains griefs formulés par la Défense étaient fondés et a demandé l’autorisation de modifier l’Acte d’accusation pour indiquer l’étendue qu’il en propose4. La Chambre de première instance répondra tant à l’Exception préjudicielle qu’à la « Requête aux fins de modification de l’acte d’accusation » déposée par le Procureur.

a. Le droit

7. L’article 18 4) du Statut dit, entre autres, que « le Procureur établit un acte d’accusation dans lequel il expose succinctement les faits et le crime ou les crimes qui sont reprochés à l’accusé en vertu du Statut ». Aux termes de l’article 47 C ) du Règlement, « [l]’acte d’accusation précise le nom du suspect et les renseignements personnels le concernant et présente une relation concise des faits de l’affaire et de la qualification qu’ils revêtent ». La Chambre d'appel a déclaré que « [l]’obligation qui est faite à l’Accusation de faire dans l’acte d’accusation un exposé concis des faits de l’espèce doit être interprétée à la lumière des dispositions des articles  21 2), 4 a) et b) du Statut, lesquelles précisent que toute personne contre laquelle des accusations sont portées a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, et, plus particulièrement, à être informée de la nature et des motifs des accusations portées contre elle et à disposer du temps et des moyens nécessaires à la préparation de sa défense5 ». Elle a ajouté que

[l]a jurisprudence du Tribunal impose dès lors à l’Accusation de présenter les faits essentiels qui fondent les accusations portées dans l’acte d’accusation, mais non les éléments de preuve qui doivent établir ces faits. Dès lors, pour qu’un acte d’accusation soit suffisamment précis, il faut en particulier qu’il expose de manière suffisamment circonstanciée les faits incriminés essentiels pour informer clairement un accusé des accusations portées contre lui afin qu’il puisse préparer sa défense 6.

8. La Chambre de première instance reconnaît qu’« [i]l existe un seuil en dessous duquel le niveau d’information ne peut tomber si l’acte d’accusation se veut valide quant à la forme7 ». Cependant, comme on l’a vu, il existe une différence entre les faits pertinents sur lesquels l’Accusation s’appuie et les moyens de preuve qui permettent de les établir : les faits pertinents étayant chacune des allégations doivent être présentés, mais pas les éléments qui permettront de les établir8. « Un élément décisif pour déterminer le degré de précision avec lequel l’Accusation est tenue de détailler les faits de l’espèce dans l’acte d’accusation est la nature du comportement criminel reproché à l’accusé9. » En particulier, « [u]n fait est essentiel ou non selon que l’accusé est plus ou moins étroitement lié aux événements dont il est tenu pénalement responsable10  ». Les conditions juridiques préalables, qui s’appliquent aux crimes reprochés, constituent des faits essentiels et doivent également être exposées11.

9. La Chambre de première instance souligne que, bien que la communication de pièces avant le procès soit une phase essentielle du processus de communication et puisse aider la Défense à mieux comprendre les détails des crimes reprochés à un accusé, un acte d’accusation doit tout d’abord présenter le degré requis de spécificité et de précision, comme le prévoient le Statut et le Règlement12.

b. Les vices de forme de l’Acte d’accusation allégués par la Défense

Le poste de supérieur hiérarchique de l’accusé

10. La Défense affirme que le paragraphe 8 de l’Acte d’accusation ne précise pas la position occupée par l’Accusé au camp de Luka. Elle demande qu’il soit ordonné à l’Accusation d’indiquer « la position de Ranko Cesic, c’est-à-dire l’autorité qu’il exerçait, et la période précise » à laquelle il aurait occupé cette position, puisqu’elle soutient que l’Accusé n’a jamais été un membre de la police de Brcko durant la période alléguée13.

11. D’une part, l’Accusation répond que « le poste de l’Accusé au camp de Luka n’est pas pertinent pour ce qui est des accusations portées contre lui14  » puisque Cesic n’est pas poursuivi en application de l’article 7 3) du Statut. D’autre part, elle affirme que « les litiges sur des points de faits doivent être examinés au procès, et non dans le cadre d’une exception préjudicielle pour vices de forme de l’acte d’accusation, déposée lors de la phase préalable au procès15  ». L’Accusation admet toutefois la présence d’une contradiction dans l’Acte d’accusation, qui dit que l’Accusé occupait un poste de supérieur hiérarchique. Elle se propose donc de supprimer du paragraphe 8 de l’Acte d’accusation le membre de phrase « et occupait un poste de supérieur hiérarchique au camp de Luka »16 ainsi que les termes « ordonné » et « incité à commettre » des chefs 26, 27, 28, 29, 34, 35, 42 et 43.

12. La Chambre de première instance accepte les modifications proposées, qui répondent de manière satisfaisante au grief de la Défense.

La forme de responsabilité individuelle

13. La Défense se plaint de ce que le paragraphe 11 de l’Acte d’accusation est trop vague et, d’une manière générale, que les chefs ne précisent pas la forme de responsabilité imputée à l’Accusé17. Elle prétend se fonder sur la Première décision Krnojelac18 et l’Arrêt Kupreskic19 pour demander que l’Accusation définisse et décrive les actes reprochés aux chefs 26, 27, 28, 29, 34, 35, 42 et 4320.

14. L’Accusation répond que le paragraphe 11 de l’Acte d’accusation a pour objet « d’informer l’Accusé, dans des termes généraux, de la nature de la responsabilité pénale qui lui est imputée [et que] [l]es faits essentiels étayant sa participation à chacune des infractions alléguées figurent sous chaque chef21  ».

15. Au vu de l’Acte d’accusation sous sa forme actuelle, le grief de la Défense est fondé. Les chefs 26, 27, 28, 29, 34, 35, 42 et 43 sont imprécis. La Chambre de première instance fait toutefois observer que la suppression proposée des termes « incité à commettre » et « ordonné » à ces chefs répond de manière satisfaisante au grief de la Défense22. De même, le paragraphe 11, dans lequel l’Accusation prétend exposer le comportement de l’Accusé, est général et ne précise pas suffisamment la responsabilité invoquée. Il est donc ordonné à l’Accusation de préciser davantage quelles sont, parmi les formes de responsabilité énoncées à l’article 7 1) du Statut, celles qu’elle invoque.

Le manque de précision quant à l’identité de victimes et de coauteurs

16. La Défense affirme qu’à plusieurs chefs de l’Acte d’accusation, le Procureur ne précise pas l’identité des victimes et des coauteurs présumés des crimes imputés à l’Accusé.

Chefs 2 et 3

17. Selon la Défense, le paragraphe 15 de l’Acte d’accusation, qui décrit les actes étayant les accusations portées aux chefs 2 et 3, n’est pas « assez clair, dans la mesure où l’Accusation n’a pas fourni le nom des victimes »23. L’Accusation ne répond pas à ce grief.

18. Il est dit au paragraphe 15 de l’Acte d’accusation :

Vers le 5 mai 1992, Ranko Cesic, s'est rendu à la salle de sport Partizan de Br~ ko, dans laquelle étaient enfermés des civils musulmans et a emmené à l'extérieur de la salle de sport le détenu musulman Sakib Becirevic (alias Kibe), ainsi que quatre autres hommes dénommés « Pepa », « Sale » et les deux fils d'un homme appelé Avdo. Ranko Cesic a forcé les cinq détenus à s’aligner et les a abattus en tirant par rafales […].

La Chambre de première instance estime que ce paragraphe décrit suffisamment les accusations portées aux chefs 2 et 3 de l’Acte d’accusation. En conséquence, le grief de la Défense quant à ce paragraphe est rejeté.

Chefs 28 et 29

19. S’agissant des chefs 28 et 29 de l’Acte d’accusation, la Défense affirme également que le paragraphe 28 « n’indique pas le nom des victimes présumées (il n’évoque que les détenus musulmans A et B) »24.

20. L’Accusation souligne qu’elle n’a pas communiqué le nom des détenus A et B dans l’Acte d’accusation parce qu’ils ont été victimes d’abus sexuels et pour protéger leur identité. Toutefois, elle fournit maintenant ces noms dans une annexe confidentielle à la Réponse25.

21. La Chambre de première instance estime que l’Accusation répond de manière satisfaisante au grief de la Défense.

Chefs 34 et 35

22. S’agissant des chefs 34 et 35 de l’Acte d’accusation, la Défense affirme que le paragraphe 31 « ne précise pas le nom de l’"autre personne" avec qui l’Accusé Ranko Cesic aurait battu un détenu26  ».

23. L’Accusation fait observer que le nom de cette « autre personne » a été fourni à l’Accusé à la page 75 du recueil de pièces justificatives, et se propose de modifier l’Acte d’accusation de façon à donner le nom du coauteur, à savoir Slobodan Popkostic 27.

24. Pour la Chambre de première instance, la modification proposée par l’Accusation répond de manière satisfaisante au grief de la Défense.

Chefs 42 et 43

25. Enfin, s’agissant des chefs 42 et 43, la Défense affirme que le paragraphe 35 de l’Acte d’accusation, cité ci-après, n’est pas assez clair.

Entre le 1er et le 6 juin 1992 environ, Ranko Cesic a fait sortir de l'immeuble de bureaux situé dans le camp de Luka, quatre détenus dont l'identité est inconnue et les a emmenés sur la route à revêtement en dur devant le hangar principal et, avec l'aide de deux gardiens, il a abattu au moins deux des détenus […].

Elle fait valoir que ce paragraphe ne donne pas l’identité des victimes présumées et des gardes, qu’il n’indique pas non plus qui, des deux gardes et de l’Accusé, a tiré les coups de feu fatals et qu’il ne précise pas sur quoi le Procureur se fonde pour dire que l’Accusé a tué au moins deux des détenus28.

26. L’Accusation répond qu’il est clair, au vu de l’Acte d’accusation, qu’elle ignore le nom des quatre détenus. À cela, la Défense réplique que l’Accusation devrait au moins fournir des informations sur le « sexe, l’âge, le lieu de résidence permanente ou temporaire ou toute autre circonstance permettant de déterminer l’identité des victimes présumées29 ». S’agissant de l’identité des deux gardes, l’Accusation fait observer qu’elle l’a indiquée à l’Accusé à la page 71 du recueil de pièces justificatives, et se propose de modifier l’Acte d’accusation pour nommer ces deux individus comme étant Cajevic et Pudic. Quant à savoir qui, des trois coauteurs, a tiré les coups de feu fatals, les éléments dont l’Accusation dispose ne l’établissent pas. Cependant, l’Accusation soutient que « cette question doit être examinée au procès, et que les faits essentiels présentés au paragraphe 35 ont été exposés avec un degré de précision suffisant pour que l’Accusé puisse préparer sa défense à ce sujet30  ».

27. La Chambre de première instance reconnaît que l’Accusation a fait de son mieux pour apporter des précisions sur les faits essentiels exposés aux chefs 42 et 43. Il est courant, dans le contexte d’un conflit armé, d’ignorer l’identité de victimes. Les éléments de preuve produits au procès devraient permettre à la Défense d’interroger les témoins à charge sur les faits décrits au paragraphe 35 de l'Acte d'accusation et, le cas échéant, sur le rôle exact joué par l’Accusé à cette occasion. La Chambre de première instance estime qu’à ce stade de la procédure, l’Accusé peut préparer sa défense concernant ces faits. Elle rejette donc partiellement l’objection de la Défense relative au manque de précision des chefs 42 et 43.

L’acceptation du plaidoyer de l’Accusé

28. La Défense affirme qu’en général, en raison du manque de précision quant à l’identité des victimes et des coauteurs, l’Accusé « n’est pas en mesure de prononcer un plaidoyer  »31.

29. La Chambre de première instance ne sait pas au juste si la Défense conteste la validité du plaidoyer de non-culpabilité prononcé par l’Accusé au motif qu’il ne disposait pas d’informations suffisantes, ou si l’Accusé souhaite présenter un mode de défense différent à la lumière des renseignements supplémentaires fournis par l’Accusation. La Chambre partira du principe que la Défense a besoin d’indications quant à la signification du plaidoyer prononcé pour certaines charges retenues dans un acte d’accusation, dont la forme est modifiée ultérieurement.

30. Lorsqu’il présente son mode de défense, un accusé indique aux juges s’il accepte les charges32 retenues contre lui et renonce ainsi à son droit au procès, ou s’il rejette ces charges et est donc prêt à mettre la cause de l’Accusation à l’épreuve en contre-interrogeant les témoins et à exposer ses propres moyens. Lorsque l’Accusation modifie un acte d’accusation pour y inclure une nouvelle charge, elle doit communiquer les pièces justificatives qui l’étayent, et l’accusé doit prononcer son plaidoyer à ce sujet33. En revanche, l’apport de précisions relatives aux faits essentiels à al base d’accusations déjà existantes ne requiert pas d’un accusé qu’il prononce un nouveau plaidoyer. Cependant, et bien que la formulation d’une nouvelle charge n’exige pas en tant que telle la communication de pièces justificatives supplémentaires, une chambre de première instance peut conclure que l’ajout de faits pertinents invoqués à l’appui d’une accusation ou la réorganisation des chefs d’un acte d’accusation justifient une nouvelle comparution pour aider l’accusé dans la préparation de sa défense34.

31. En l’espèce, l’Accusé a plaidé non coupable des charges retenues dans l’Acte d’accusation sous sa forme actuelle. Des précisions doivent être apportées sur les faits pertinents étayant ces charges35. Bien qu’une présentation plus précise des faits pertinents permette une meilleure préparation de la défense, la Chambre de première instance n’estime pas que l’ajout de ces précisions appelle une nouvelle comparution. Les précisions proposées par la Défense concernant l’identité de plusieurs victimes et coauteurs figuraient déjà dans les pièces justificatives qui lui avaient été communiquées. De même, dans une certaine mesure, c’est mettre l’Accusé hors de cause que de supprimer les termes « inciter à commettre » et « ordonner » des chefs pertinents de l’Acte d’accusation. Ces précisions clarifient l’Acte d’accusation, mais la situation dans laquelle la Défense se trouve maintenant pour préparer sa cause n’est guère différente de ce qu’elle était. La Chambre de première instance est convaincue que le plaidoyer de l’Accusé est valide sous sa forme actuelle. Cesic peut toutefois souhaiter le revoir à la lumière des précisions apportées à l’Acte d’accusation. En conséquence, la Chambre l’invite à indiquer dès que possible s’il désire présenter un autre mode de défense.

Question soulevée d’office

32. La Chambre de première instance fait observer que les charges retenues contre le coaccusé de Cesic ont déjà fait l’objet d’une décision définitive36. Elle estime que l’Acte d’accusation ne doit contenir aucune référence à Goran Jelisic, désormais condamné, sauf si cela se révèle nécessaire. Il est donc ordonné au Procureur de supprimer dans l’Acte d’accusation toute référence au condamné Goran Jelisic.

3. Exception d’incompétence (objection relative à la qualification juridique )

33. La Défense avance de manière confuse que, bien qu’elle connaisse la jurisprudence du Tribunal, l’Accusation devrait se montrer plus précise dans la qualification juridique « des actes criminels reprochés à l’accusé Ranko Cesic » parce que celui -ci « ne peut être poursuivi par application ni de l’article 3 du Statut du TPIY ni de l’article 3 1) a) des Conventions de Genève, dans la mesure où ces actes ne sont réellement prévus qu’à l’article 5 du Statut du TPIY »37. Dans sa Réplique, la Défense souligne que « les références de l’Accusation à l’article 3 du Statut, intitulé "Violations des lois ou coutumes de la guerre", sont trop larges et n’ont aucun fondement factuel38  ».

34. L’Accusation fait observer que la Défense semble confondre l’article 3 du Statut du Tribunal et l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 (l’« Article  3 commun »), et elle fait valoir que la Chambre d'appel a conclu qu’en vertu de l’article 3 du Statut, le Tribunal était compétent pour juger les infractions aux interdictions énumérées à l’Article 3 commun39. L’Accusation affirme également que, d’après la jurisprudence du Tribunal, le cumul de qualifications est généralement permis. Dans l’Arrêt Celebici, la Chambre d'appel a conclu que le cumul de qualifications pour des mêmes actes « [étai]t autorisé parce que, avant la présentation de l’ensemble des moyens de preuve, on ne p[ouvai]t déterminer avec certitude laquelle des accusations portées contre l’accusé sera[it] prouvée40 ».

35. La Chambre de première instance estime que la position de l’Accusation est conforme à la jurisprudence établie du Tribunal. L’exception préjudicielle d’incompétence soulevée par la Défense est donc rejetée.

EN APPLICATION des articles 50, 54 et 72 du Règlement,

PAR CES MOTIFS, LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

1. REJETTE l’exception préjudicielle d’incompétence,

2. FAIT partiellement DROIT à l’exception préjudicielle pour vices de forme de l’Acte d’accusation, dans les limites exposées dans la présente Décision,

3. FAIT partiellement DROIT à la Requête de l’Accusation aux fins de modification de l’acte d’accusation, dans les limites exposées dans la présente Décision,

4. ORDONNE à l’Accusation de déposer un troisième acte d’accusation modifié dans un délai de quatorze jours à compter du dépôt de la présente Décision, et

5. INVITE l’Accusé à indiquer s’il souhaite changer son mode de défense.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
______________
Juge Liu Daqun

Fait le 22 novembre 2002
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Requête aux fins de modification de l’acte d’accusation, p. 1.
2 - Acte d’accusation, par. 11.
3 - Acte d’accusation, par. 8.
4 - Cf. par. 2 supra.
5 - Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, affaire n° IT-95-16-A, Arrêt (l’« Arrêt Kupreskic »), 23 octobre 2001, par 88. L’article 21 2) du Statut dit : « Toute personne contre laquelle des accusations sont portées a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sous réserve des dispositions de l’article 22 du Statut » (l’article 22 du Statut porte sur la protection des victimes et des témoins). L’article 21 4) du Statut dit : « Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent Statut a droit, en pleine égalité, aux moins aux garanties suivantes : a) à être informée dans le plus court délai, dans une langue qu’elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle ; b) à disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix ; […] ».
6 - Arrêt Kupreskic, par. 88 (notes de bas de page omises).
7 - Le Procureur c/ Miroslav Kvocka et consorts, affaire n° IT-98-30-PT, Décision relative aux exceptions préjudicielles de la Défense portant sur la forme de l’acte d’accusation (la « Décision Kvocka »), 12 avril 1999, par. 14. Dans cette affaire, la Chambre de première instance a estimé que « l’article 18 4) du Statut et l’article 47 C) du Règlement paraissent peu exigeants, puisqu’il suffit d’une relation concise des faits de l’affaire et de la qualification qu’ils revêtent. Cependant, un minimum d’informations y est requis. Il existe un seuil en dessous duquel le niveau d’information ne peut tomber si l’acte d’accusation se veut valide quant à la forme ». La Chambre de première instance a également déclaré qu’il s’agissait là toujours d’une description précise même au vu de la distinction établie entre faits essentiels et moyens de preuve, au paragraphe 12 de la Décision relative à l’exception préjudicielle de la Défense pour vices de forme de l’acte d’accusation (la « Première décision Krnojelac ») rendue le 24 février 1998 dans Le Procureur c/ Krnojelac, affaire n° IT-97-25-PT.
8 - Le Procureur c/ Rahim Ademi, affaire n° IT-01-46-PT, Décision relative à l’exception de la Défense fondée sur un vice de forme de l’acte d’accusation (la « Première décision Ademi »), 12 novembre 2001, p. 4 (et références y relatives). Cf. aussi Le Procureur c/ Stanislav Galic, affaire n° IT-98-29-AR72, Décision relative à la requête de la Défense aux fins d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel (la « Décision Galic »), 30 novembre 2002, par. 15.
9 - Arrêt Kupreskic, par. 89.
10 - Décision Galic, par. 15, faisant référence à Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-PT, Décision relative à l’exception préjudicielle soulevée par Momir Talic pour vices de forme de l’acte d’accusation modifié (la « Première décision Talic »), 20 février 2001, par. 18, et à l’Arrêt Kupreskic, par. 88 à 90.
11 - Le Procureur c/ Enver Hadzihasanovic et consorts, affaire n° IT-01-47-PT, Décision relative à la forme de l’acte d’accusation (la « Décision Hadzihasanovic »), 7décembre 2001, par. 10 ; Le Procureur c/ Momcilo Krajisnik et Biljana Plavsic, affaire n° IT 00-39&40-PT, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins d’autorisation de modifier l’acte d’accusation consolidé (la « Deuxième décision Krajisnik »), 4 mars 2002, par. 9.
12 - Cf. aussi Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-PT, Décision relative à l’exception préjudicielle soulevée par Radoslav Brdjanin pour vices de forme de l’acte d’accusation modifié, 23 février 2001, par. 11 à 13.
13 - Exception préjudicielle, p. 2.
14 - Réponse, par. 4 b), p 2.
15 - Réponse, par. 11.
16 - Réponse, par. 10.
17 - Par. 11, 27, 28, 31 et 35. Exception préjudicielle, p. 2.
18 - La Défense fait valoir que, dans la Première décision Krnojelac, la Chambre de première instance a déclaré : « Il ne suffit pas qu’un accusé soit informé de la thèse à établir sur la base de l’un des chefs d’accusation mis en avant. En l’espèce, s’agissant de la responsabilité individuelle, le Procureur doit clairement préciser les agissements de l’accusé lui-même ou la ligne de conduite qui sont censés engager cette responsabilité », Exception préjudicielle, p. 3.
19 - Exception préjudicielle, p. 3.
20 - Exception préjudicielle, p. 2 et 3.
21 - Réponse, par. 13.
22 - Au paragraphe 11 de l’Acte d’accusation [en anglais], l’Accusation utilise « initiating », qui semble être un autre terme pour « instigating ».
23 - Exception préjudicielle, p. 3.
24 - Exception préjudicielle, p. 4.
25 - Réponse, par. 19.
26 - Exception préjudicielle, p. 4.
27 - Réponse, par. 20.
28 - Exception préjudicielle, p. 4.
29 - Réplique, p. 2 et 3.
30 - Réponse, par. 22 et 23.
31 - Exception préjudicielle, p. 3 et 4.
32 - [non souligné dans l’original].
33 - L’article 50 B) du Règlement dit clairement qu’une nouvelle comparution aura lieu pour permettre à un accusé de présenter son mode de défense si « l’acte d’accusation modifié contient de nouveaux chefs d’accusation ».
34 - Cf., par exemple, Le Procureur c/ Naletilic et Martinovic, affaire n° 98-34-PT, « Décision relative à la requête de l’accusation aux fins de modification du chef 5 de l’acte d’accusation », 28 novembre 2000. La Chambre de première instance a autorisé l’Accusation à modifier le chef 5 de l’acte d’accusation initial pour y ajouter une charge, en indiquant que la définition de « charge supplémentaire » n’était pas clairement établie. Le Procureur a donc déposé un acte d’accusation modifié daté du 4 novembre 2000 et chaque accusé a plaidé « non coupable » de cette nouvelle charge le 7 décembre 2000 ; cf. aussi Le Procureur c/ Ljubicic, affaire n° IT-00-41-PT, Décision relative à la requête aux fins d’autorisation de modifier l’acte d’accusation, 2 août 2002.
35 - Les termes « inciter à commettre » et « ordonner » doivent être supprimés de l’Acte d’accusation modifié dans les passages et aux chefs qui concernent l’Accusé. L’identité de deux victimes et de trois coauteurs est désormais précisée.
36 - Cf. Le Procureur c/ Goran Jelisic, affaire n° IT-95-10-A, Arrêt, 5 juillet 2001.
37 - Exception préjudicielle, p. 1.
38 - Réplique, p. 2.
39 - Réponse, note de bas de page 10, citant Le Procureur c/ Dusan Tadic, affaire n° IT-94-1-AR72, Arrêt relatif à l’appel de la Défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence, 2 octobre 1995, par. 89.
40 - Le Procureur c/ Delalic et consorts, affaire n° IT-96-21-A, Arrêt Celebici, par. 400.