Page 70
1 TRIBUNAL PENAL INTERNATIONAL Affaire IT-95-10-T
2 POUR L’EX-YOUGOSLAVIE
3
4 LE PROCUREUR
5 c/
6 JELISIC
7
8 Mardi 01 décembre 1998
9
10 La séance est ouverte à 10 heures 10.
11 M. Abtahi. - L’audience du Tribunal Pénal International pour
12 l'ex-Yougoslavie est ouverte.
13 M. le Président. - Je voudrais saluer nos amis interprètes et
14 savoir s'ils m'entendent.
15 Interprètes. - Bonjour, Monsieur le Président, nous vous
16 entendons parfaitement bien.
17 M. le Président. - Conseils de la défense et de l'accusation, je
18 vous salue. Faites entrer l'accusé, s'il vous plaît.
19 (L'accusé est introduit dans le prétoire.)
20 (Le témoin était déjà dans le prétoire avant l'entrée des
21 Juges.)
22 M. le Président. - Je crois que nous pouvons reprendre, Maître
23 Tocilovsky.
24 Témoin A, vous m'entendez d'abord.
25 Témoin A (interprétation). - Je vous entends, Monsieur le
Page 71
1 Président.
2 M. le Président. - Vous vous êtes reposé ?
3 Témoin A (interprétation). - Oui Monsieur le Président.
4 M. le Président. - Maître Tocilovsky, vous poursuivez et vous ne
5 faites pas répéter au témoin ce qu'il a vécu, vous essayer d'apporter par
6 vos questions uniquement les points qui vous paraissent soit demeurés
7 obscures, soit qui ne permettent pas d'étayer votre accusation et
8 uniquement ces points-là. Merci, allez-y.
9 M. Tocilovsky (interprétation). - Monsieur A, hier, vous nous
10 avez dit que Goran Jelisic portait un uniforme. Pouvez-vous décrire
11 l'uniforme qu'il portait ?
12 Témoin A (interprétation). - C'était de...
13 M. le Président. - Attendez, je voudrais quand même appeler
14 l'attention du greffe sur le fait que des documents nous ont été donnés,
15 Monsieur le greffier, documents sur le témoin A et dans lesquels figure
16 semble-t-il le nom du témoin, alors ces documents peuvent circuler.
17 M. Abtahi. - Ce sont des documents qui ont été distribués
18 uniquement à votre attention et à l'attention de la défense ce matin.
19 C'est pour faciliter la procédure aujourd'hui et l'autre document qui sera
20 distribué est celui que je passerai au témoin A.
21 M. le Président. - Bon, eh bien écoutez, je crois qu'à ce
22 moment-là il faut que nous fassions attention à ce que ces documents
23 restent le plus confidentiel. Il faut faire attention. De façon générale,
24 je crois, Monsieur le Procureur, pour vous aujourd'hui, Maître Londrovic,
25 lorsque vous donnez les documents, peut-être qu'il vaut mieux ne pas
Page 72
1 préciser le nom tout simplement. Les Juges sauront retrouver et puis c'est
2 "witness A" à l'avenir, parce que ça circule beaucoup quand même. Voilà
3 tout ce que je peux dire. Bien, donc nous reprenons, excusez-
4 moi.
5 M. Tocilovsky (interprétation). - Témoin A, pourriez-vous, je
6 vous prie, décrire l'uniforme ?
7 Témoin A (interprétation). - Cet uniforme était le même que
8 celui que portaient les miliciens, c'est-à-dire les policiers de l'ex-
9 Yougoslavie. C'était un uniforme bleu avec une chemise bleue à manches
10 courtes et des pantalons de couleur bleue un peu plus foncée et aux pieds
11 des bottes. Et alors qu'il était officiellement chef du camp, il portait
12 cet uniforme, mais, par la suite, il a porté l'uniforme de camouflage
13 militaire, c'est tout.
14 M. Tocilovsky (interprétation). - Pouvez-vous dire aux Juges sur
15 quelle partie de son bras vous avez vu la cicatrice ? Sur quelle partie du
16 bras de Goran Jelisic lui avez-vous vu cette cicatrice ?
17 Témoin A (interprétation). - Comme cela est écrit dans ma
18 déclaration, cette cicatrice se trouve sur le bras gauche à peu près à
19 cette hauteur-là.
20 (Le témoin indique la partie située au-dessus du coude.)
21 C'est lui qui m'a montré cette cicatrice personnellement. Et
22 dans mon souvenir, il n'avait pas autant de poils sur le bras que j'en ai
23 vu ici.
24 M. Tocilovsky (interprétation). - Vous rappelez vous avec
25 exactitude de quel bras il s'agissait ? Du gauche ou du droit ?
Page 73
1 Témoin A (interprétation). – Je ne me rappelle pas avec une
2 exactitude absolue, mais je crois que c'est le bras gauche.
3 M. Tocilovsky (interprétation). - Mais si vous n'êtes pas sûr de
4 votre réponse, est-ce que cela signifie que le bras peut être le gauche ou
5 le droit indifféremment ?
6 Témoin A (interprétation). - Oui.
7 M. Tocilovsky (interprétation). - Je demanderai, Monsieur le
8 Président, l'aide de l'huissier pour présenter au témoin une pièce à
9 conviction de l'accusation, dont j'aimerais
10 qu'elle soit également distribuée aux membres de la défense.
11 (L’huissier s’exécute.)
12 M. le Président. - Oui, Maître Londrovic ?
13 M. Londrovic (interprétation). – Monsieur le Président, dans
14 l'intérêt du compte rendu, je demanderai qu'il soit inscrit que le témoin
15 a indiqué par un geste que l'accusé portait une cicatrice dans la partie
16 supérieure du bras gauche, au-dessus du coude. Sur le bras, à proprement
17 parler. C’est tout ce que je voulais dire, Monsieur le Président.
18 M. le Président. – Eh bien, écoutez, vous l'avez dit.
19 Maître Tocilovsky, pas d'opposition ?
20 M. Tocilovsky (interprétation). – Non, il n'y a pas d'objection
21 parce que le témoin a dit qu'il n'était pas sûr de savoir s'il s'agissait
22 de bras droit ou du bras gauche.
23 M. le Président. - Le témoin a émis deux incertitudes : bras
24 droit ou bras gauche. Et si j’ai bien compris, les poils sur le bras qui
25 lui apparaissaient, vus de loin hier… Mais nous avons renoncé à faire une
Page 74
1 identification. Les Juges ont renoncé à faire une reconstitution
2 d’identification. Mais cela dit, Maître Londrovic cela est inscrit au
3 compte rendu.
4 Bien, avançons un petit peu, s’il vous plaît.
5 Est-ce que la pièce a été distribuée ?
6 M. Abtahi. – Oui et il s'agit de la pièce numéro 3.
7 M. le Président. – 3 ? Pièce numéro 3. Elle est mise sur le
8 rétroprojecteur ? C'est une pièce qui peut être présentée également… c’est
9 une pièce publique, n'est-ce pas Maître Tocilovsky ?
10 M. Tocilovsky (interprétation). - Oui, c'est une pièce publique,
11 Monsieur le Président.
12 M. le Président. – Il faut qu’elle apparaisse sur le moniteur,
13 s’il vous plaît. Allez, posez vos questions, Maître Tocilovsky.
14 M. Tocilovsky (interprétation). – Monsieur A, je vous demanderai
15 de bien vouloir dire aux Juges si l'uniforme de la personne que l'on voit
16 sur cette photographie est bien le même que celui que vous avez vu porter
17 par Goran Jelisic ?
18 Témoin A (interprétation). - Oui.
19 M. Tocilovsky (interprétation). - Est-ce que vous voyez ce
20 pansement sur le bras de la personne que l'on voit sur la photographie ?
21 Témoin A (interprétation). – Oui, je le vois.
22 M. Tocilovsky (interprétation). - La cicatrice de Goran Jelisic
23 se trouvait-elle au même emplacement du bras que ce qu’on voit ici, sur la
24 photographie ? Au même niveau ?
25 Témoin A (interprétation). - Je redis ce que j'ai déjà dit tout
Page 75
1 à l'heure, c’est-à-dire que je suis dans l'incapacité de me souvenir avec
2 une absolue exactitude, compte tenu du temps qui a passé et en raison
3 aussi de la terreur que j'ai vécue à ce moment-là et de tout ce que j'ai
4 vécu. Donc, j'ai essayé par la suite d’oublier tout cela. De sorte que je
5 ne suis pas absolument capable de me rappeler si c'était à cet endroit que
6 se trouvait la cicatrice, parce que quand il m'a montré, à moi et aux
7 autres membres de groupes de détenus, où se trouvait sa cicatrice, il
8 n'avait pas de pansement. Aucun bandage.
9 Maintenant, est-ce que la cicatrice était sur le bras gauche ou
10 le bras droit, comme je viens de le dire ? Je n'en suis pas absolument
11 sûr. Donc, c'est tout ce que je peux dire sur ce sujet.
12 M. Tocilovsky (interprétation). – Monsieur A, vous avez dit
13 hier, au cours de votre déposition, qu'un camion frigorifique était
14 utilisé pour transporter les corps des personnes tuées. Pouvez-vous
15 décrire ce camion ?
16 Témoin A (interprétation). – Moi j'ai vu ce camion frigorifique
17 depuis sa partie arrière, c'est-à-dire depuis la partie du camion où se
18 trouvait la porte qui était ouverte. Et la première fois, la deuxième
19 fois, la troisième fois que j'ai transporté des corps de détenus tués pour
20 les placer dans le camion frigorifique, la porte de ce camion était déjà
21 ouverte et il se trouvait déjà d'autres corps sans vie à l’intérieur.
22 Mais j'avais vu aussi des camions frigorifiques avant la guerre.
23 C’était des camions de marque Bimex utilisés par les abattoirs et destinés
24 au transport de la viande. Et eux, voilà, à cause de leur plan criminel,
25 ils ont utilisé ces camions pour transporter les corps sans vie des
Page 76
1 détenus.
2 M. Tocilovsky (interprétation). - Vous rappelez-vous la couleur
3 de ce camion ?
4 Témoin A (interprétation). – La couleur était blanche.
5 M. Tocilovsky (interprétation). - Je demanderai, Monsieur le
6 Président, l’aide de l'huissier pour remettre au témoin une pièce à
7 conviction de l'accusation, dont je demande également qu'elle soit
8 distribuée aux membres de la défense.
9 (L'huissier s'exécute)
10 M. Abtahi. - Il s'agit de la pièce 4.
11 M. Tocilovsky (interprétation). - Je demanderais que l'on voit
12 surtout la partie située en haut à gauche de cette photographie sur le
13 rétroprojecteur. Très bien.
14 Témoin A, pouvez-vous nous dire si le véhicule que l'on voit en
15 haut à gauche sur cette photographie ressemble au camion frigorifique dans
16 lequel vous avez entassé des corps ?
17 Témoin A (interprétation). - Ce n'est pas qu'il ressemble à ce
18 camion, mais il est identique à ce camion. Peut-être y a-t-il uniquement
19 une différence au niveau de la plaque d'immatriculation, mais le camion
20 que j'ai vu moi avait le haillon arrière, la porte arrière ouverte, je
21 parle bien de la porte arrière de ce camion frigorifique.
22 M. Tocilovsky (interprétation). - Hier, vous avez décrit à notre
23 intention les assassinats qui se sont produits la première nuit de votre
24 arrivée au camp. Vous rappelez-vous, au cours de cette nuit-là, combien de
25 fois les soldats sont venus chercher des volontaires dans le hangar et
Page 77
1 combien de ces personnes ne sont jamais revenues ?
2 Témoin A (interprétation). - Je pense qu'aucun d'entre nous,
3 aucun des détenus, ne peut citer un nombre exact, mais il a dû y avoir 25
4 à 30 sorties de détenus au cours de la nuit. Après chacune de ces sorties,
5 un ou deux détenus revenaient dans le hangar. A aucun moment, il n'était
6 possible de savoir combien de détenus allaient revenir dans le hangar
7 après ces sorties et combien il resterait de détenus vivants, ne serait-ce
8 que un ou deux. Mais moi, si je multiplie 25 à 30 sorties, c'est-à-dire 25
9 à 30 fois 4, puisqu'il s'agissait chaque fois de groupes de quatre
10 détenus, cela signifie au moins 100 détenus et la moitié ou moins de ces
11 détenus est revenue.
12 M. Tocilovsky (interprétation). - Monsieur A, j'aimerais vous
13 interroger au sujet d'un incident particulier. Vous avez parlé hier du
14 moment où Goran, après avoir tué un détenu, a dit : "Un Balija de moins".
15 Vous rappelez-vous si Jelisic a utilisé la force pour maintenir
16 le corps de cet homme au sol ?
17 Témoin A (Interprétation). - Oui, tout comme cet homme a été
18 forcé, contraint donc, de s'allonger sur le sol et de placer sa tête sur
19 la grille. Mais comme il se débattait, Goran lui a placé son genou sur la
20 partie supérieure du dos, de façon à le maintenir allongé sur l'asphalte.
21 M. Tocilovsky (interprétation). - Pourriez-vous décrire à
22 l'intention des Juges l'incident au cours duquel une personne mariée à un
23 Serbe ou à une Serbe a été tuée ?
24 Témoin A (interprétation). - Oui, cela s'est passé trois ou
25 quatre jours après mon arrivée au camp. Un des gardes est entré dans le
Page 78
1 hangar et en parlant très fort, de façon à ce que chacun de nous l'entende
2 bien, il a demandé : "Y a-t-il quelqu'un ici qui est mariée à une
3 Serbe. ?"
4 A ce moment-là, un jeune homme qui n'avait sans doute pas plus
5 de 20 ans s'est levé, il souriait et il a dit : "Moi, je suis marié à une
6 Serbe". Le garde lui a donné l'ordre de sortir du hangar. Ce jeune homme a
7 couru dehors. En fait, en tout cas c'est ce que je suppose, il
8 s'est imaginé que son épouse était venue pour le sortir du camp et
9 l'emmener à la maison. Mais il se trompait, comme nous nous sommes tous
10 trompés d'ailleurs, parce que dehors nous avons entendu des bruits, des
11 insultes.
12 Je dois d'ailleurs demander aux Juges de bien vouloir m'excuser
13 parce que je vais citer des propos tenus par Ivan Repic, Goran Jelisic et
14 d'autres gardes. Ces mots ne sont pas des mots employés par quelqu'un de
15 civilisé. Ces mots étaient les suivants : "Balija", "Ce Balija couche avec
16 une de nos Serbes, il méprise notre voisin, fait des enfants à une de nos
17 Serbes" et on entendait des cris, des hurlements : "Ne faites pas ça, ma
18 femme sait que je suis un bon mari, ma femme sait que je n’ai fait aucun
19 mal à la moindre Serbe, elle peut le confirmer comme peuvent le confirmer
20 les membres de sa famille", mais personne n'écoutait ce qu'il disait.
21 Les coups les injures ont continué et à un moment donné, une
22 phrase déjà bien connue s’est fait entendre :"Allonge-toi et mets la tête
23 sur la grille". Mais moi, je n'ai pas vu ce qui s'est passé à ce moment-
24 là, parce que j'étais resté à l’intérieur. Et après cela on a entendu un
25 coup de feu, mais cette fois-là, c'est sans doute un fusil ou un revolver
Page 79
1 sans silencieux qui a été utilisé ; le coup de feu a été entendu plus fort
2 et cet homme n'est pas revenu. Nous avons pensé que lui aussi s'était fait
3 tuer.
4 M. Tocilovsky (interprétation). - Est-ce que vous pourriez
5 reconnaître la voix de la personne qui a dit à cet homme de mettre la tête
6 sur la grille ?
7 Témoin A (interprétation). - A ce moment-là, moi-même et
8 d'autres détenus avons entendu cette voix à plusieurs reprises au cours de
9 la nuit et c'est une voix que nous pourrons toujours reconnaître, c'était
10 la voix de Goran Jelisic.
11 Quand on entend cette voix tous les jours, au moins dix à quinze
12 fois, il devient impossible de la confondre avec une autre.
13 M. Tocilovsky (interprétation). - Monsieur A. pourriez-vous
14 décrire aux Juges
15 l'incident au cours duquel une personne qui allait chercher de l'eau s’est
16 fait tuer ?
17 Témoin A (interprétation). - Comme c'était le cas tous les
18 jours, nous avions l'autorisation de sortir pour aller aux toilettes ou
19 pour boire un peu d’eau. Dans ces cas-là, nous sortions un par un, ils ne
20 laissaient jamais sortir deux ou trois détenus ensemble. Ce qu'ils
21 faisaient, c'était de laisser sortir un détenu s'il avait besoin d'aller
22 aux toilettes et lorsque ce détenu arrivait jusqu'à la porte du hangar au
23 retour, ils en laissaient sortir un autre.
24 Donc c'est ce qui s'est passé ce jour-là également, nous
25 faisions la queue l'un derrière l'autre à l'intérieur du hangar à côté de
Page 80
1 la porte, moi j'étais le troisième ou le quatrième à partir de la porte et
2 la porte était ouverte, mais entrouverte en fait, simplement de façon à
3 laisser passer un homme.
4 Cet homme qui est sorti est revenu en portant deux bouteilles
5 d'eau. Au milieu du chemin, une des bouteilles à glissé de ses mains et
6 est tombée au sol. Est-ce que cette bouteille est tombée parce qu'elle
7 était humide, parce qu'au moment où il l'a remplie, de l'eau a débordé et
8 a donc mouillé les parois de la bouteille, ou bien est-ce qu'elle a glissé
9 de ses mains parce qu'il n'avait plus suffisamment de force en raison des
10 coups qu'il aurait reçus de la part d'un garde dans la période
11 précédente ? Je ne peux pas le dire avec certitude.
12 Mais en tout cas cette bouteille est tombée et l'homme a reçu
13 des coups encore plus violents. Après avoir été frappé avec une grande
14 violence, il a été traîné jusqu'à la grille et s'est fait tuer comme les
15 autres au niveau de cette grille. La seule différence étant, comme ce que
16 j'ai raconté il y a quelques instants, qu'ils n'ont pas utilisé un
17 silencieux sur leur arme.
18 Maintenant, est-ce que cette arme était un revolver ou un fusil,
19 je ne peux pas le dire, je ne l'ai pas vu, en fait je n'ai vu cet homme
20 que très peu de temps pendant cet incident au moment où les gardes le
21 frappaient.
22 J'étais moi dans la queue, à l'intérieur du hangar à ce moment-
23 là, mais par la suite la porte a été fermée et je n'ai plus réussi à le
24 voir, mais on entendait des cris : "Ne me frappez
25 pas, ne faites pas ça, je ne suis pas coupable, la bouteille est tombée
Page 81
1 parce qu'elle était humide" et il n'osait même pas faire référence aux
2 coups que nous recevions tous, parce que c'était chose courante pour nous
3 de nous faire frapper lorsque nous allions aux toilettes; à l'aller et au
4 retour. Mais toutes ces supplications n'ont rien donné, nous avons entendu
5 simplement des coups de feu et cet homme n'est plus revenu dans le hangar,
6 il n'est pas rentré, nous ne l'avons plus revu vivant.
7 M. Tocilovsky (interprétation). - Avez-vous reconnu la voix de
8 la personne qui a donné l'ordre à cet homme de se diriger vers la grille ?
9 Témoin A (interprétation). - Oui. C'était la même voix, la voix
10 de Goran Jelisic.
11 M. Tocilovsky (interprétation). - Témoin A, vous avez parlé d'un
12 jour, dans votre déposition hier, où Goran est entré dans le camp et a
13 annoncé qu'un ordre avait été donné, l'ordre d'arrêter les massacres.
14 Quelle était la date de cette journée ?
15 Témoin A (interprétation). – Eh bien, il pourrait s'agir du
16 16 mai 1992. Parce que ce 16 mai est le jour où un autre prisonnier, qui
17 était déjà passé à tabac, qui n'en pouvait plus, est arrivé. Et d'après ce
18 que ce prisonnier a raconté par la suite, il m'a dit qu'il s'était fait
19 arrêter le 16 mai 1992 aux premières heures du matin. Donc, cela me permet
20 de dire que cette journée devait être celle du 16 mai 1992.
21 M. Tocilovsky (interprétation). - Est-ce que vous aviez une
22 montre ou un calendrier pour déterminer la date ? Ou bien votre impression
23 ne se fonde-t-elle que sur ce que vous a dit cette personne ?
24 Témoin A (interprétation). – Non. Sur nous, nous n'avions rien
25 de personnel, même pas nos documents d'identité. Donc, nous n'avions
Page 82
1 aucune chance d'avoir un montre ou un calendrier. Tout nous avait été pris
2 à notre arrivée dans le camp. Tous les objets de valeur. De sorte que ce
3 que je dis ici se fonde sur mon souvenir et sur les propos tenus par ce
4 prisonnier qui est arrivé ce jour-là ou, pour être plus précis, c’est
5 l'identité de cette personne qui
6 me sert de preuve. Je ne vais pas mentionner son nom ou son prénom. Cet
7 homme, vraiment, est passé par trop de choses pour risquer d'être placé
8 dans la situation où il devrait revivre ces choses-là. Je ne souhaite cela
9 à aucune des personnes qui étaient avec moi.
10 M. Tocilovsky (interprétation). – Monsieur A, après avoir été
11 détenu dans le camp de Luka, vous avez été détenu également dans le camp
12 de Batkovic, n’est-ce pas ?
13 Témoin A (interprétation). - Il s'agissait du camp de Batkovic
14 près de Bijeljina. Peut-être y a-t-il une faute d'orthographe dans la
15 déclaration écrite, mais en tout cas il s'agit du camp de Batkovic avec un
16 "b".
17 M. Tocilovsky (interprétation). – Savez-vous si Goran Jelisic
18 s'est rendu dans le camp de Batkovic pendant que vous y étiez enfermé ?
19 Témoin A (interprétation). – Il me faudrait apporter une réponse
20 un peu plus longue à cette question. C'est pendant la première quinzaine
21 du mois de juillet 1992 que nous avons été transférés à Batkovic. Je me
22 rappelle que, le 16 août, je me suis enfui du camp avec un autre détenu,
23 je me suis évadé. Mais trois jours plus tard, ils nous ont rattrapés. Et
24 ce jour-là, ils nous ont passés à tabac avec une très grande violence, ils
25 nous ont assommés complètement. Mais selon les propos tenus par les autres
Page 83
1 détenus enfermés à Batkovic, parce que moi je n'étais pas là le jour où
2 Goran Jelisic est arrivé dans le camp, j'étais en fait gardé au secret
3 dans une ferme qui se trouvait à trois ou quatre kilomètres du camp de
4 Batkovic ; on m'avait caché là-bas.
5 Pourquoi ? Parce que ce jour-là la Croix-Rouge internationale
6 était venue rendre visite aux prisonniers du camp et nous, nous étions
7 dans un état tel que notre mère n'aurait pas pu nous reconnaître. C'est
8 pour cela qu'ils nous ont mis à l'écart et je n'étais pas dans le camp.
9 Mais les autres prisonniers nous ont dits qu'il est venu dans le camp de
10 Batkovic et qu'il a demandé s'il y avait là des détenus qui avaient
11 survécu au mois de mai 1992, des détenus précédemment enfermés dans le
12 camp de Luka.
13 M. Tocilovsky (interprétation). – Monsieur le Président, j'en ai
14 maintenant terminé de mon interrogatoire principal et je demanderai à ce
15 que les pièces qui ont été soumises à votre examen, et à celui du témoin,
16 soient versées au dossier. Je crois que je vais maintenant céder la parole
17 à la défense qui pourra poser ses questions.
18 M. le Président. - Avant de donner la parole à la défense, mes
19 collègues et moi-même avons demandé à M. le greffier de récupérer tout ce
20 dossier que vous avez donné pour que soient enlevés les noms des témoins
21 qui y figurent. Donc, je demanderai à la défense, à nous-mêmes d'ailleurs
22 les Juges, de nous rendre ces dossiers et vous nous les restituerez
23 lorsque les noms auront été ôtés. N'est-ce pas ?
24 (Le greffier s'exécute)
25 M. le Président. - Vous le ferez par les procédés que vous
Page 84
1 jugerez utiles de faire.
2 Bien. Il n'y a pas d'objections à ce que soient versées les
3 pièces à conviction numérotées. Monsieur le greffier ? De 1 à 4 ?
4 Pas d’objection, Maître Greaves ? Et vous, Maître Londrovic ?
5 Pas d'objection ?
6 M. Greaves (interprétation). – Pardon, Monsieur le Président, je
7 m’enroue quelque peu, mais non, pas d'objection.
8 M. le Président. – Maître Greaves, vous avez la parole. C'est
9 vous qui procédez au contre-interrogatoire. Allez-y.
10 M. Greaves (interprétation). – Monsieur le Président, vous vous
11 rappellerez qu'hier, vous avez précisé que si j'avais besoin d'un peu plus
12 de temps, je pourrais obtenir un petit délai et je voudrais simplement
13 préciser qu’hier nous avons travaillé très tard. Je n’ai pu m’entretenir
14 avec l’accusé que pendant très peu de temps. Pourriez-vous m’accorder une
15 demi-heure avant que je ne commence mon contre-interrogatoire ?
16 M. le Président. – Oui, tout à fait, tout à fait,
17 Maître Greaves.
18 D'ailleurs, Monsieur le greffier, vous allez pouvoir occulter
19 les noms des pièces à conviction, ce qui nous permettra de vous les
20 restituer pour votre contre-interrogatoire et l'audience va reprendre à
21 11 heures 15.
22 L'audience, suspendue à 10 heures 45, est reprise à 11 heures 25.
23 M. le Président. - Merci, Monsieur le greffier, de nous avoir
24 restitué ces pièces à conviction où ne figure plus le nom des témoins.
25 Maître Greaves, le Tribunal dans son indulgence vous a laissé un
Page 85
1 peu plus de temps que nécessaire pour vous permettre de vous préparer.
2 M. Greaves (interprétation). - Je vous suis très reconnaissant,
3 Monsieur le Président, Messieurs les Juges, vraiment.
4 M. le Président. - Vous pouvez commencer, vous en avez à peu
5 près pour combien de temps, Maître Greaves ?
6 Maître Tocilovsky, vous voulez intervenir ?
7 M. Tocilovsky (interprétation). - Monsieur le Président, il
8 conviendrait de faire entrer l'accusé.
9 M. le Président. - Bien sûr, faites entrer l'accusé. Merci de me
10 le rappeler, Maître Tocilovsky. Voilà. M. Jelisic est là.
11 (L'accusé est introduit dans le prétoire.)
12 Maître Greaves, c'est à vous, vous en avez à peu près pour
13 combien de temps ?
14 M. Greaves (interprétation). - Nous avons toujours beaucoup de
15 difficulté à être précis, mais j'espère en avoir terminé d'ici la pause
16 déjeuner.
17 M. le Président. - Commencez.
18 M. Greaves (interprétation). - Merci beaucoup, Monsieur le
19 Président. Bonjour,
20 Témoin A.
21 Témoin A (interprétation). - Bonjour.
22 M. Greaves (interprétation). - Témoin A, je représente ici
23 M. Jelisic et je vais vous poser un certain nombre de questions en son
24 nom. Si vous ne comprenez pas mes questions, n'hésitez pas à me demander
25 de les répéter ou de les reformuler, n'ayez aucune crainte, je vous
Page 86
1 demanderai de ne pas hésiter à le faire. Vous m'avez bien compris ?
2 Témoin A (interprétation). - Oui.
3 M. Greaves (interprétation). - Témoin A, je voudrais vous poser
4 des questions relatives à la façon dont vous en êtes arrivé à faire une
5 déclaration écrite aux membres du bureau du Procureur. Vous avez bien fait
6 une telle déclaration le 24 mai de cette année, n'est-ce pas ? 21 mai (se
7 corrige l'interprète)
8 Témoin A (interprétation). - Je ne me souviens pas exactement de
9 la date, car je n'ai pas donné une seule déclaration, mais les deux.
10 M. Greaves (interprétation). - Eh bien nous disposons d'une
11 déclaration qui semble avoir été recueillie le 21 mai. C'est celle-ci qui
12 m'intéresse plus particulièrement. Je crois que les deux personnes qui
13 vous ont interrogé étaient MM. Basham et Buckley, est-ce que cela vous
14 rafraîchit la mémoire ?
15 Témoin A (interprétation). - Oui.
16 M. Greaves (interprétation). - Merci beaucoup. Je vais procéder
17 de la façon suivante : je vais vous soumettre la version en anglais de
18 cette déclaration, cette version porte un certain nombre de signatures,
19 d'ailleurs je vais demander tout de suite à l'huissier de vous faire
20 passer cette version anglaise de votre déclaration du 21 mai.
21 (L'huissier s'exécute)
22 Témoin A (interprétation). - Excusez-moi, je peux poser une
23 question, Monsieur le Président ?
24 M. Greaves (interprétation). - Monsieur le Président, le témoin
25 a une question à vous poser.
Page 87
1 M. le Président. - Simplement, les Juges étaient en train de
2 délibérer sur la question de savoir si eux-mêmes ne souhaiteraient pas
3 avoir cette déclaration ou qu'au moins elle soit mise sur le
4 rétroprojecteur. Mais, cela étant, maintenant j'écoute le témoin.
5 Témoin A, vous voulez nous poser une question, nous vous
6 écoutons.
7 Témoin A (interprétation). - Je ne vois pas la raison pour
8 laquelle il faudrait que je voie cette déclaration en langue anglaise,
9 étant donné que je ne comprend pas l'anglais et je ne vois pas pourquoi je
10 devrais la voir. Je pense qu'il n'y en a pas besoin.
11 M. le Président. - Oui, cela étant, elle a été signée par vous,
12 je pense ? Elle a été signée par vous, je suppose.
13 Témoin A (interprétation). - Oui.
14 M. le Président. - Elle a été signée par vous en langue
15 anglaise, mais, d'ordinaire, il y a, me semble-t-il, une sorte de
16 codicille en serbo-croate. Monsieur le greffier, pouvez-vous nous préciser
17 comment est rédigée cette déclaration ?
18 On va vous aider, Témoin A. Il faut comprendre une chose c'est
19 que, sous le contrôle du Procureur, on recueille votre déclaration avec un
20 interprète serbo-croate, bien entendu, et puis ensuite évidemment le
21 bureau du Procureur traduit cette déclaration, fait une première
22 traduction dans l'une des deux langues officielles du Tribunal qui sont le
23 français ou l'anglais, généralement l'anglais.
24 Et puis bien entendu, je parle sous votre contrôle Messieurs,
25 bien entendu, on vous a certainement lu cette déclaration avec
Page 88
1 l'interprète. Elle a été simplement retraduite en anglais. Si aujourd'hui
2 la défense a besoin de vous interroger sur cette déclaration, il faut que
3 vous compreniez, Témoin A, que c'est son droit d'abord, mais qu'on va vous
4 aider, c'est-à-dire qu'à ce moment-là, l'interprète de cabine, ne serait-
5 ce que l'interprète de cabine et si vous aviez encore besoin d'un passage
6 traduit plus spécialement, on vous aiderait. Qu'en pensez-vous, Monsieur
7 le Procureur, de cette méthode ?
8 M. Tocilovsky (interprétation). - Parfaitement, Monsieur le
9 Président. Les témoins qui sont interrogés par les enquêteurs du bureau du
10 Procureur sont assistés d'un interprète et l’interprète bien sûr traduit
11 tout ce qui est dit par le témoin et ensuite lui relit sa déclaration dans
12 une langue qu'il comprend.
13 M. le Président. - Je vous remercie, Monsieur le Procureur. Nous
14 allons peut-être soumettre cette déclaration au témoin et, sur le passage
15 que va vous indiquer M. Greaves, défenseur de Goran Jelisic, vous aurez en
16 même temps la traduction.
17 Maître Greaves va lire le passage en anglais et vous aurez la
18 traduction en serbo-croate et s'il faut la retraduire deux fois, nous la
19 retraduirons deux fois, prenez votre temps. Il faut que vous soyez bien au
20 clair, que vous entendiez bien ce qu’on dit et si vous avez besoin d'aide,
21 on vous aidera et vous prendrez votre temps. N’ayez aucune crainte pour
22 cela, on est habitués à le faire ainsi pour tous les témoins qui viennent
23 du pays de l'ex-Yougoslavie et ont parfois ces difficultés-là. On va
24 essayer de vous aider. Maître Greaves, vous voulez dire quelque chose ?
25 M. Greaves (interprétation). - Je peux ajouter, Monsieur le
Page 89
1 Président, que je dispose d'une version serbo-croate de cette déclaration
2 que je lui ferai passer dès qu'il aura identifié et authentifié la version
3 en anglais.
4 M. le Président. - Vous pouvez de surcroît, si vous avez une
5 version croate, la fournir au témoin. Simplement faisons attention, les
6 débats sont publics, que des noms ne soient pas révélés, des noms qui
7 pourraient être impliqués et pour lesquels il pourrait y avoir des
8 conséquences préjudiciables. Allez-y, M. Greaves.
9 M. Greaves (interprétation). - En fait, Monsieur le Président,
10 je voudrais simplement que le témoin reconnaisse publiquement que la
11 version en anglais de ce document est bien une version authentique de la
12 déclaration qu'il a faite devant les enquêteurs du bureau du Procureur.
13 S'il peut le faire rapidement, je lui ferai immédiatement passer
14 une version serbo-croate de cette déclaration, c'est ce que j'avais prévu
15 de faire. Mon intention est d'aider le témoin.
16 M. Tocilovsky (interprétation). - Aucune objection à formuler,
17 Monsieur le Président, mais gardons tout de même à l'esprit que la
18 numérotation est différente dans la version en anglais et la version en
19 serbo-croate, donc ça peut poser également un problème.
20 M. Greaves (interprétation). - Je suis tout à fait conscient de
21 ce problème et je donnerai au témoin tout le temps dont il a besoin pour
22 se repérer dans la version serbo-croate et dans la version en anglais ; je
23 sais bien que les pages portent des numéros différents.
24 M. le Président. - Allez-y, Maître Greaves.
25 M. Greaves (interprétation). - Merci beaucoup, Monsieur le
Page 90
1 Président.
2 Témoin A, comprenez-moi bien, je n'essaie pas de vous tendre un
3 piège en vous faisant passer cette version en anglais de votre
4 déclaration. Ce n'est qu'une première étape, je vous demande
5 d'authentifier cette version en anglais de votre déclaration et ensuite je
6 vous ferai parvenir une version en serbo-croate. Nous nous comprenons
7 bien ?
8 Témoin A (interprétation). - Oui.
9 M. Greaves (interprétation). - Merci infiniment. Ma première
10 question est la suivante : veuillez regarder la première page de cette
11 déclaration, elle porte l'indication "déclaration du témoin" et votre nom
12 apparaît. Ne dites pas votre nom, mais regardez la signature qui apparaît
13 en bas et à droite de ce document. Est-ce bien la vôtre ?
14 Témoin A (interprétation). - Oui, c'est ma signature.
15 M. Greaves (interprétation). - Veuillez maintenant regarder
16 chacune des pages qui constituent cette déclaration, regardez toujours en
17 bas et à droite. Voyez-vous votre paraphe en
18 bas et à droite de chacune des pages de cette déclaration ?
19 Témoin A (interprétation). - Oui. Nous avons mis les initiales
20 parce que cela aurait trop long de lire en entier, on m'avait proposé de
21 mettre juste les initiales, donc la première page est signée et les autres
22 portent mes initiales.
23 M. Greaves (interprétation). - Parfait. Maintenant, veuillez
24 regarder les deux dernières pages du document que vous avez entre les
25 mains, les deux dernières pages.
Page 91
1 (Le témoin s'exécute)
2 Sur l'avant dernière page, on voit votre signature, n'est-ce
3 pas ? On voit également une date et les signatures des deux enquêteurs
4 auprès desquels vous avez fait cette déclaration ?
5 Témoin A (interprétation). - Oui.
6 M. Greaves (interprétation). - Enfin, sur la dernière page,
7 n'est-il pas exact que l'on voit la signature de l'interprète qui a
8 travaillé ?
9 Témoin A (interprétation). - Oui.
10 M. Greaves (interprétation). - Et maintenant, reportons-nous une
11 nouvelle fois sur la première page de cette déclaration. Une date y
12 apparaît, il me semble, une date qui indique que cette déclaration a été
13 faite dans le courant du mois de mai 1998. Je sais que vous ne parlez pas
14 anglais, mais sans doute pourriez-vous repérer ce passage ?
15 Merci beaucoup. Je crois que maintenant nous allons pouvoir vous
16 faire passer une version en serbo-croate de votre déclaration et c'est sur
17 cette version que nous allons pouvoir travailler.
18 (L'huissier s'exécute)
19 Monsieur le Président, j'ai omis de me préoccuper de la
20 possibilité de vous faire parvenir un exemplaire en français de cette
21 déclaration, je m'en excuse. Je tâcherai d'aller lentement, afin que
22 chacun puisse saisir ce qui est dit dans cette déclaration dans toutes les
23 langues.
24 M. le Président. - Nous allons mettre la version anglaise sur le
25 rétroprojecteur puisque le témoin dispose de la version... simplement
Page 92
1 faisons attention au nom.
2 M. Greaves (interprétation). - Monsieur le Président, c'est un
3 peu délicat, il ne faudrait pas que le document placé sur le
4 rétroprojecteur soit diffusé sur les écrans du public.
5 M. le Président. - Faites-moi passer la version anglaise,
6 Monsieur le greffier.
7 (Le greffier s'exécute)
8 M. le Président. – Allez-y.
9 M. Greaves (interprétation). – Témoin A, Me Tocilovsky a très
10 justement précisé que les pages, dans les versions anglaise ou serbo-
11 croate de ce document, peuvent être différentes donc, n’hésitez pas à
12 prendre tout votre temps pour trouver le passage auquel je vous renvoie.
13 Si vous ne vous y retrouvez pas, nous ferons tout notre possible
14 pour vous aider. Vous m'avez bien compris ?
15 Témoin A (interprétation). – Oui.
16 M. Greaves (interprétation). - Très bien. Témoin A, je voudrai
17 tout d’abord vous poser des questions relatives à votre arrivée dans le
18 camp de Luka et j’aimerai revenir sur ce que vous nous avez dit à ce
19 propos hier.
20 Lors de l’audience d'hier, vous avez déclaré qu’après votre
21 arrivée dans le camp, on vous avait fait vous aligner contre un mur…
22 Un instant, s’il vous plaît, Monsieur le Président, il faut que
23 je me retrouve dans mes notes.
24 Oui, vous nous avez donc dit, hier, que le soldat sous le
25 contrôle duquel vous avez été placé a commencé à vous insulter et les
Page 93
1 autres soldats ont fait de même. Ils vous ont traité de Chetnik, ils ont
2 commencé à vous frapper, ils vous ont menacé de vous tuer, ils vous ont
3 dit que personne n’allait intervenir en votre faveur et vous sauver.
4 Vous vous rappelez de nous avoir dit tout cela hier ?
5 Témoin A (interprétation). - Excusez-moi, je me dois de vous
6 corriger : ils ne nous appelaient pas des Chetniks parce que c'était eux
7 qui étaient des Chetniks. Ils nous ont appelés Balija, bande de Turcs, un
8 peuple inventé, un peuple qui n'existait pas. Oui, comme je l'ai déjà dit
9 lors de ma déposition hier, ils nous ont battus, ils nous ont appelés par
10 les noms que j’ai cités tout à l'heure, comme je l'ai dit d'ailleurs hier.
11 Ils ont dit également que nous n'allions pas survivre. Voilà.
12 M. Greaves (interprétation). - Vous avez parfaitement raison,
13 vous avez bien précisé que c'était les soldats entre eux qui s'appelaient
14 des Chetniks. C’est une erreur dont je suis entièrement responsable.
15 Je vais vous renvoyer à un passage qui se trouve à la page 3,
16 Monsieur le Président, de la version en anglais. C’est le troisième
17 paragraphe en partant du bas de la page 3. Deuxième et troisième
18 paragraphes en partant du bas de la page.
19 Témoin A, je vous renvoie au paragraphe qui commence par la
20 phrase suivante : "Nous sommes arrivés à Luka dans le courant de l’après-
21 midi...".
22 Prenez votre temps pour vous retrouver, mais dites-nous
23 exactement à quel moment vous avez trouvé ce passage.
24 Témoin A (interprétation). - Je l'ai trouvé.
25 M. Greaves (interprétation). – Parfait. Je vais vous demander de
Page 94
1 bien vouloir lire, non pas à haute voix, mais de vous lire les deux
2 paragraphes auxquels je viens de vous renvoyer.
3 (Le témoin s'exécute)
4 Témoin A (interprétation). - Est-ce que je dois lire jusqu'à la
5 fin de la page ? Ou comment ?
6 M. Greaves (interprétation). - Nous allons regarder l'ensemble
7 de la déclaration.
8 Pour le moment, ma question est celle-ci : le récit que vous avez fait
9 dans le cadre de votre déclaration du 21 mai ne contient aucune référence
10 aux menaces qui ont été proférées à votre encontre par les soldats. Il
11 n'est pas dit que ceux-ci vous ont menacés ou qu’ils vous ont dit que
12 personne n'allait intervenir en votre faveur.
13 Témoin A (interprétation). – Eh bien, au moment où j’ai présenté
14 la déclaration, on m'avait demandé tout simplement de ne pas parler trop
15 longtemps, que j'allais être cité devant le Tribunal et que, par
16 conséquent, je vais pouvoir parler beaucoup plus largement, beaucoup plus
17 en détails. Si la déclaration devait contenir tout ce que j'avais dit,
18 alors cette déclaration, elle contiendrait 150 pages au moins.
19 M. Greaves (interprétation). - Je comprends bien. J'essaie
20 simplement de m'assurer du fait que vous êtes un témoin fiable et
21 crédible. Donc, faites preuve d'un peu de patience à mon égard, si vous
22 voulez bien.
23 Témoin A (interprétation). – D’accord.
24 M. Greaves (interprétation). - Bien. Témoin A, à la page
25 suivante, il apparaît que vous avez été frappé par certains des gardes ;
Page 95
1 c’est ce que vous m'avez dit tout à l'heure, et je le reconnais tout à
2 fait, je ne veux pas du tout être injuste à votre égard. Je vais
3 maintenant vous poser des questions relatives aux paroles qui ont été
4 prononcées par M. Jelisic lorsque il est venu vous voir, juste après votre
5 arrivée dans le camp de Luka. Je vais vous rappeler ce que vous avez dit
6 hier.
7 M. le Président. – Les Juges souhaiteraient, Maître Greaves, que
8 vous essayiez de rester le plus possible le mieux adapté au cadre de
9 l'interrogatoire principal. Alors bien entendu, les Juges comprennent que
10 vous preniez la déclaration préalable de l’accusé pour, bien entendu,
11 l'interroger sur ce point-là. Mais essayez, autant que possible, de vous
12 raccorder à des points de l’interrogatoire principal, s’il vous plaît.
13 M. Greaves (interprétation). - Bien sûr Monsieur le Président,
14 mais j'avais
15 l'impression que c'était ce que j'étais en train de faire. Je me réfère à
16 ce qu'il a dit hier. J'essaie simplement de comparer ce qui nous a été dit
17 hier avec ce qui apparaît dans sa déclaration préalable. Alors je suis
18 peut-être trop susceptible, peut-être. Je m'excuse, Monsieur le Président.
19 Merci beaucoup, Monsieur le Président.
20 Témoin A, est-ce que vous arrivez à retrouver le passage où vous
21 dites : "Goran Jelisic s'est présenté à nous comme étant Goran Jelisic ?"
22 Ce passage suit le passage que nous venons de lire.
23 Témoin A (interprétation). - Oui.
24 M. Greaves (interprétation). - Ce passage se poursuit de la
25 façon suivante, je cite : "Il nous a dit qu'il était le commandant du
Page 96
1 centre de rassemblement où nous allions être interrogés. Si nous étions
2 innocents, nous allions être renvoyés chez nous, si nous étions déclarés
3 coupables, nous allions être condamnés". fin de citation
4 Est-ce que c'est bien ce que vous avez dit ? Est-ce que
5 j'interprète fidèlement les propos que vous avez tenu en serbo-croate ?
6 Témoin A (interprétation). - Oui, c'est cela.
7 M. Greaves (interprétation). - Dans le cadre de votre déposition
8 hier, vous avez déclaré, je cite : "On nous a dit qu'on allait nous
9 interroger, on nous a dit que ceux qui allaient être déclarés coupables
10 seraient tués. On nous a dit également que ceux qui seraient déclarés non
11 coupables allaient être remis en liberté. Il nous a précisé que, d'après
12 lui, aucun d'entre nous n'était innocent".
13 Est-ce que vous êtes d'accord avec moi pour dire que ces deux
14 versions diffèrent ?
15 Témoin A (interprétation). - Oui, ces deux versions diffèrent,
16 parce, comme je l'ai dit tout à l'heure, tout ce que j'avais dit pas n'a
17 pas été mis dans cette déclaration parce que qu'on m'a dit que lors de
18 l'audience devant le Tribunal, on allait me poser des questions, que
19 j'allais pouvoir décrire tout ce qui s'était passé, tous les événements
20 auxquels j'ai assisté.
21 M. Greaves (interprétation). - Très bien. Penchons-nous
22 maintenant sur un autre partie de votre déclaration. J'essaie de vous
23 signaler ce qui me semble être certaines différences.
24 Hier, M. Tocilovsky vous a demandé de nous expliquer le terme
25 "balija" et vous avez répondu, je cite : "En fait, il voulait dire que
Page 97
1 tous les Balija étaient coupables, qu'ils devaient tous disparaître,
2 qu'ils devaient tous mourir. Il a dit qu'il devaient tous être éradiqués.
3 En fait, "Balija", pour lui, signifiait "Musulmans" et il voulait dire que
4 les Musulmans étaient tous coupables, que cette nation n'existait pas, que
5 nous avions été inventés, que nous descendions des Turcs. Voilà ce qu'il
6 voulait dire par là. Il voulait dire que les Musulmans étaient coupables
7 du simple fait qu'ils étaient en vie". fin de citation
8 C'est ce que vous avez dit hier. Or, rien de tout cela ne figure
9 dans la déclaration que vous avez faite le 21 mai dernier. Vous êtes
10 d'accord avec moi, Témoin A ?
11 Témoin A (interprétation). - Oui, mais si vous voyez en peu plus
12 de près, c'était la première fois où il s'est présenté dans le camp. La
13 deuxième fois, quand il est présenté, quand nous étions dans le hangar,
14 quand il s'est présenté et qu'il a dit qu'il était Goran Jelisic, surnommé
15 l'Adolf et que c'était lui qui était avec le premier groupe qui avait
16 détruit le pont sur la rivière Save, où il y avait une centaine de
17 personnes qui ont été tuées. C'est là devant le hangar qu'il y avait ces
18 menaces qui on été proférées et ça correspondait parfaitement à la
19 question qui m'a été posée par l'avocat Tocilovsky. C'est les deux fois
20 qu'il s'était présenté. C'était la deuxième fois, au moment où nous avons
21 été alignés contre le mur devant le hangar.
22 M. Greaves (interprétation). - Très bien. Nous allons nous
23 pencher maintenant sur une autre partie de votre déposition d'hier. Vous
24 avez précisé que, plus tard au cours de la première journée que vous avez
25 passée dans le camp, vous êtes resté assis dans le hangar et vous avez
Page 98
1 précisé que la porte dudit hangar était fermée. Vous vous rappelez nous
2 avoir dit cela ?
3 Témoin A (interprétation). - Comment vous voulez le dire que
4 nous étions dans le hangar ou à l'extérieur du hangar ? Nous n'étions pas
5 devant. Nous étions debout devant le hangar, nous sommes restés une ou
6 deux heures à peu près devant le hangar, parce que les minutes était pour
7 nous des heures et les heures comme les journées, les journées comme des
8 années.
9 M. Greaves (interprétation). - Je crois qu'à ce moment-là, vous
10 étiez déjà dans le hangar, vous étiez assis dans le hangar et que ce n'est
11 qu'ensuite que la porte du hangar a été fermée ?
12 Témoin A (interprétation). - C'est exact, oui, mais la porte
13 n'était pas fermée complètement.
14 M. Greaves (interprétation). - Je vous demanderai de regarder le
15 bas de la page que nous avons étudiée jusqu'à présent. Regardez le
16 paragraphe qui commence par la phrase, je cite : "Une heure environ après
17 notre arrivée..." fin de citation.
18 (Le témoin s'exécute)
19 Témoin A (interprétation). - Oui, je l'ai lu.
20 M. Greaves (interprétation). - Je vais vous demander de lire le
21 paragraphe qui suit ce passage. En fait, lisez votre déclaration jusqu'à
22 la phrase qui précise : "Les Serbes ont fermé la porte jusqu'à 20 heures
23 environ." Vous n'avez pas besoin de lire ce passage à haute voix.
24 (Le témoin s'exécute)
25 Témoin A (interprétation). - Oui.
Page 99
1 M. Greaves (interprétation). - Merci, Témoin A. Hier dans le
2 cadre de votre déposition, vous avez déclaré que vous pouviez entendre ce
3 qui se passait à l'extérieur, même après que la porte a été fermée. Je
4 vais vous rappeler ce que vous avez dit, je cite : "A l'extérieur, on
5 entendait des gens chanter des chansons chetniks, en fait c'étaient des
6 provocations, ils nous disaient : Voilà, espèce de Balijas, il ne vous
7 reste plus rien, vous allez être exterminés. On entendait un magnétophone,
8 il y avait de la musique qui était diffusée" et ensuite, vous avez déclaré
9 qu'au cours de la nuit, vos biens personnels vous avaient été volés.
10 Témoin A, dans votre déclaration du 21 mai aux enquêteurs du
11 bureau du Procureur, aucune référence n'est faite aux menaces de type
12 raciste dont vous avez dit hier qu'elles étaient proférées à votre égard.
13 Êtes-vous d'accord avec moi pour dire qu'il y a une différence
14 entre ce que vous avez dit hier et ce qui apparaît dans votre déclaration
15 préalable ?
16 Témoin A (interprétation). - Oui, il y a une différence, parce
17 que, comme je l'ai dit tout à l'heure, il fallait que je donne une
18 déclaration préalable très brève et qu'elle porte tout simplement sur un
19 certain nombre d'événements qui se réfèrent à l'accusé présent. Et de
20 l'autre côté, je considère que je suis cultivé un peu plus que les gardes
21 ou les accusés. Et par conséquent, je ne voulais pas utiliser les mots en
22 présence d'une dame et les paroles qu'ils avaient utilisées, qui étaient
23 les paroles que je ne voulais pas prononcer devant une dame et devant
24 quelqu'un qui ne devait pas entendre ça.
25 Et même aujourd'hui d'ailleurs, je ne pouvais pas prononcer tout
Page 100
1 ça parce que je vois qu'il y a plein de dames ici dans le prétoire et cela
2 me gène.
3 M. le Président. - Témoin A, soyez tout à fait rassuré, les
4 Juges qu'ils soient des hommes, des femmes, les auxiliaires de la justice
5 peuvent tout entendre. C'est leur métier de tout entendre. Vous pouvez
6 vous exprimer comme vous le souhaitez et dire ce que vous avez entendu.
7 C'est tout ce que je peux vous dire. Mais j'aimerais consulter mes
8 collègues sur un autre point.
9 (Les Juges se consultent sur le Siège)
10 M. le Président. - Oui, Maître Greaves, les Juges délibéraient
11 bien sur un point concernant le présent cas, vous vous en doutez, ce que
12 peut-être les Juges, qui commencent à avoir l'expérience maintenant de ce
13 Tribunal, voulaient vous dire, c'était qu'il n'y avait pas
14 d'impossibilité totale à ce qu'il y ait des contradictions évidemment
15 entre une déclaration qui a été faite il y a plusieurs mois peut-être.
16 Elle a été faite quand, cette déclaration écrite, Maître Tocilovsky ?
17 M. Tocilovsky (interprétation). - Au mois de mai, Monsieur le
18 Président. Cette déclaration a été donnée le 21 mai de cette année.
19 M. le Président. - Inutile de vous dire que les droits de
20 l'accusé sont aussi préoccupants pour nous que les droits de l'accusation.
21 Simplement peut-être ce que souhaiteraient les Juges, c'est que si vous
22 voulez souligner des contradictions, voire des incohérences. Il faudrait
23 que vous le fassiez sur des points larges, si vous voulez, en voyant les
24 choses de haut, parce que sinon, évidemment, entre une déclaration, entre
25 des faits douloureux qui datent de plusieurs années, une déclaration ou
Page 101
1 plusieurs déclarations qui ont été faites il y a plusieurs mois et
2 troisièmement, la charge émotive que le témoin subit -sachant d'ailleurs
3 que dans la salle se trouve l'accusé-, évidemment c'est votre droit, bien
4 entendu, nous ne vous empêcherons pas de le faire, soyez rassuré, mais je
5 crois que vous trouverez immanquablement sur tel ou tel détail une
6 contradiction.
7 Donc ce qu'attendent les Juges, pour lesquels la manifestation
8 de la vérité est bien entendu leur première mission, ce qu'ils attendent
9 est que si vous estimez qu'il peut y avoir des contradictions, il faut
10 qu'elles se marquent d'une façon large, Maître Greaves.
11 Cela étant, ce n'est pas du tout pour vous empêcher de faire
12 comme vous avez envie de faire. C'était une observation qui nous
13 permettait de dire pourquoi nous avions tenu à délibérer sur le Siège et à
14 faire part de nos propres observations. Cela étant, vous pouvez
15 poursuivre.
16 M. Greaves (interprétation). - Au vu de ce que vous venez de
17 préciser, Monsieur le Président, Messieurs les Juges...
18 M. Rodrigues (interprétation). – Excusez-moi, Maître Greaves,
19 mais ma
20 préoccupation, c'est surtout une préoccupation de communication. Les
21 déclarations que vous utilisez maintenant ne sont pas connues du public,
22 ne sont pas connus des Juges. Donc, s’il était attendu que le témoin
23 disait, ici dans le prétoire, ce qu'il a dit dans une déclaration, peut-
24 être on pourrait acquérir les déclarations et c'était un document.
25 C'est une question de communication vraiment et pour avoir une
Page 102
1 communication, il faut partager les documents à la fin. Donc, je crois que
2 le contre-interrogatoire devrait se centrer dans les questions que le
3 témoin a répondu ici dans le prétoire, à mon avis.
4 Mais de toute façon, vous avez le droit de continuer comme M. le
5 Président a dit. Excusez-moi. Merci beaucoup.
6 M. Greaves (interprétation). – Visiblement, Monsieur le
7 Président, vous êtes très préoccupé par ma façon d'agir alors… mais je
8 vous interromps à nouveau.
9 (Les Juges se consultent sur le Siège).
10 M. le Président. – Maître Greaves, oui, donc, c'est un point…
11 Excusez-nous Témoin A, mais nous sommes au tout début du procès, c'est
12 compliqué pour vous, mais il s'agit pour les Juges de maintenir une
13 balance très égale entre les droits de l'accusation et les droits de la
14 défense. Et nous essayons aussi de faciliter le travail de tous les
15 auxiliaires de la justice ; c’est-à-dire les Conseils aussi bien de
16 l'accusation que de la défense.
17 Bien, poursuivez, Maître Greaves.
18 M. Greaves (interprétation). – Monsieur le Président, Messieurs
19 les Juges, vous venez de nous faire part de vos préoccupations. Alors,
20 laissez-moi peut-être vous expliquer quelle est ma démarche, ainsi vous
21 comprendrez peut-être mieux mes objectifs.
22 Il va falloir que je fasse un commentaire relatif à la
23 déposition du témoin. Mes collègues voudront bien m’excuser, mais il est
24 nécessaire que je fasse ce commentaire. Il y a deux chose à préciser.
25 La première chose, c’est que, comme vous l'avez fort bien fait
Page 103
1 remarquer, les Juges
2 de ce Tribunal doivent essayer d’établir la vérité. Nous sommes ici dans
3 un processus d’établissement de la vérité. Pour parvenir à la vérité, vous
4 devez essayer d'évaluer ce que vous disent tous les témoins qui
5 comparaissent devant vous.
6 La première chose à faire, c'est de savoir s’il s'agit de
7 témoins qui sont crédibles et dignes de foi. Je n'essaie pas de dire à ce
8 témoin que je ne crois pas ce qu'il est en train de me dire, mais j’essaie
9 de voir si les précisions qu'il nous donne sont exactes et fidèles à la
10 réalité.
11 La deuxièmement chose que je souhaite préciser est la suivante :
12 l'accusé est accusé de génocide. Un des points sur lequel vous devrez vous
13 prononcer est le fait de savoir si, effectivement, un génocide a été
14 perpétré à la période qui nous intéresse. Et il s'agit, notamment, de
15 savoir si les exécutions qui ont été perpétrées visaient un groupe en
16 particulier.
17 Le commentaire que je souhaite faire est le suivant : le témoin
18 allègue qu'un certain nombre de menaces de type raciste ont été proférées
19 à l'égard des détenus. Il a dit cela à plusieurs reprises dans le cadre de
20 sa déposition. Ces menaces racistes, il n'y a pas fait référence lorsqu’il
21 a fait une première déclaration relative à tous ces faits. Or ce sont là
22 des éléments qui vous seront extrêmement importants au moment de savoir si
23 ce témoin vous livre des informations précises et dignes de foi.
24 Le fait que le témoin n'ait pas fait référence à ces menaces
25 lorsque des questions lui ont été posées pour la première fois sur les
Page 104
1 événements qu'il a traversés est un point extrêmement important. Il faut
2 que vous l'ayez à l'esprit au moment où il vous faudra vous poser la
3 question de la précision dont a fait preuve le témoin et de l'exactitude
4 des faits qu'il vous a rapportés.
5 J'essaie d'aider le témoin à vous livrer des informations
6 précises, je n'essaie pas de dire qu'il ment.
7 M. le Président. - Bien. Vous pouvez poursuivre.
8 M. Greaves (interprétation). - Merci, Monsieur le Président, de
9 m'avoir permis de
10 faire ces quelques remarques et merci de me permettre de poursuivre.
11 Témoin A, peut-être que nous pouvons essayer d'aller un petit
12 peu plus vite plutôt que de nous pencher sur tous les points qui, d'après
13 moi, diffèrent selon que vous les avez dits dans votre déclaration
14 préalable ou dans votre déposition.
15 Je vais vous poser une question très précise : est-ce que vous
16 avez discuté de la nature de l'acte d'accusation qui a été dressé à
17 l'encontre de M. Jelisic avec qui que ce soit ?
18 Témoin A (interprétation). - Je ne comprends pas tout à fait la
19 question ; avec qui j'aurais dû discuter la question ?
20 M. Greaves (interprétation). - Eh bien par exemple, avez-vous
21 discuté de l'importance que revêt pour le chef d'accusation de génocide
22 l'élément racial ? Est-ce que vous avez discuté de ce point précis avec,
23 par exemple, un membre du bureau du Procureur, un enquêteur ?
24 Témoin A (interprétation). - Eh bien en ce qui concerne le
25 génocide, moi j'ai donné ma déclaration. On m'avait interrogé sur ce que
Page 105
1 M. Jelisic avait fait. Et comme vous avez dit tout à l'heure, moi je n'ai
2 pas vu les menaces et les insultes. Cela ne peut pas être vu, ça peut être
3 entendu.
4 Et comme j'ai déjà répondu à votre première question, ma
5 déclaration préalable qui date du 21 mai était une déclaration brève,
6 parce que, bien évidemment, on peut entrer en détails dans le prétoire. Et
7 ce n'est que plus tard que j'ai appris que l'accusé avait reconnu tout,
8 sauf le génocide.
9 Qu'est-ce que vous pensez, Maître, qu'est-ce que vous comprenez
10 sous le terme génocide ? C'est le fait de tuer les membres d'un peuple.
11 Est-ce que vous avez demandé M. l'accusé, s'il avait tué un
12 Serbe ? C'était en grande partie des Musulmans et quelques Croates, mais
13 c'étaient des êtres humains également qui pour lui-même ne représentaient
14 rien. Rien.
15 Eh bien moi, je pense que c'est ça le génocide, et sans vouloir
16 insulter qui que ce soit sur la base nationale et sans qu'il y ait des
17 menaces et des insultes qui ont été proférées "la mère croate, la mère de
18 Musulmans" ; indépendamment du fait qu'il ait tué autant de Musulmans,
19 posez-lui la question s'il avait donné un coup de poing à un Serbe, s'il
20 avait tué un Serbe, s'il avait insulté un Serbe, s'il avait injurié sa
21 mère de "Chetniks" ?
22 Non, ça ne s'est pas produit ; c'était les mains de Croates, de
23 Balija turcs, enfin c'est comme ça qu'il les a appelées.
24 M. Greaves (interprétation). - Témoin A, essayez de m'aider.
25 Comment savez-vous que l'accusé a plaidé coupable pour certains meurtres,
Page 106
1 mais non coupable de génocide ?
2 Comment êtes-vous arrivé en possession de ces éléments
3 d'information ?
4 Témoin A (interprétation). - Eh bien, je ne suis pas fou, hier
5 et aujourd'hui, j'ai pu entendre et j'ai une intelligence suffisante pour
6 pouvoir comprendre qu'on parle du génocide. Et personne ne parle du
7 chiffre, du nombre de personnes qui ont été tuées, on ne parle que du
8 génocide.
9 Par conséquent, il est le plus probable qu'il avait tout
10 simplement plaidé coupable pour les autres chefs d'accusation et pas pour
11 le génocide. En ce qui me concerne moi-même, le génocide et le meurtre,
12 c'est la même chose et j'ai dit qu'il n'a tué aucun Serbe, je l'ai déjà
13 précisé.
14 Par conséquent, il ne faut pas être trop intelligent pour en
15 déduire quelque chose et savoir ce qu'il avait fait, ce qu'il n'a pas
16 fait, ce qu'il a reconnu et ce qu'il n'a pas reconnu. C'est mon hypothèse
17 et j'ai supposé qu'il avait reconnu les autres chefs d'accusation.
18 M. le Président. - Poursuivez.
19 M. Greaves (interprétation). - Merci, Monsieur le Président.
20 Témoin A vous venez d'évoquer le nombre de personnes qui ont
21 peut-être été tuées et aujourd'hui, je crois, vous nous avez dit que, au
22 cours du début de votre période de détention à Luka, certains détenus ont
23 été emmenés à l'extérieur du hangar et certains ne sont jamais revenus.
24 Vous vous rappelez les questions qui ont été posées par Me Tocilovsky sur
25 ce sujet ?
Page 107
1 Témoin A (interprétation). - Je me dois de vous corriger. Je
2 n'ai pas dit : "Au cours d'une nuit", j'ai dit : "Au cours d'une nuit,
3 chaque nuit, plus de cent personnes devaient sortir et il n'y en avait que
4 la moitié qui revenait dans le hangar. Chaque nuit. Et ce n'était pas
5 simplement au début, car je l'ai appris plus tard par d'autres détenus, le
6 camp de Luka était un camp de rassemblement du peuple musulman et des
7 Croates, même avant que j'arrive, alors que moi je suis arrivé le 11 mai à
8 cet endroit-là.
9 M. Greaves (interprétation). - Êtes-vous en train de nous dire
10 que cent personnes au total ont été sorties du hangar et, sur ces cent
11 personnes, seules cinquante personnes sont revenues ? Est-ce que vous
12 parlez là de quelque chose qui s'est passé sur l'ensemble de votre période
13 de détention à Luka ou de quelque chose qui s'est passé au cours de la
14 première nuit ?
15 Témoin A (interprétation). - Oui, je l'ai précisé, chaque nuit,
16 une centaine de personnes sortait et la moitié rentrait. Sur les quatre,
17 il y en a un ou deux qui revenaient. On était sous la terreur et on ne
18 comptait pas bien évidemment. Ce sont eux qui ont compté peut-être, parce
19 que pour eux, on était que des numéros, on n'avait pas de nom, pas de
20 prénom. Mais c'est chaque nuit que ça se passait. Personne n'avait
21 d'adresse, notre adresse, c'était Luka.
22 M. Greaves (interprétation). - Un instant, Monsieur le
23 Président, si vous me le permettez.
24 Témoin A, au cours de la première nuit que vous avez passée à
25 Luka, combien de personnes se trouvaient avec vous dans le hangar ?
Page 108
1 Témoin A (interprétation). - La première nuit ?
2 M. Greaves (interprétation). - Précisément, je parle de la
3 première nuit, Témoin A.
4 Témoin A (interprétation). - Entre 25, 30, 35 personnes à peu
5 près, parce que qu'il y en avait d'autres qui sont arrivés après ce groupe
6 dans lequel j'étais.
7 M. Greaves (interprétation). - A quelle heure, ces autres
8 détenus sont-ils arrivés ou entrés dans le hangar ?
9 Témoin A (interprétation). - Comme je l'ai déjà mentionné
10 aujourd'hui et hier, je n'avais pas de montre et je ne peux pas vous dire
11 l'heure exacte.
12 M. Greaves (interprétation). - Puis-je m'entretenir avec mes
13 collègues quelques instants, Monsieur le Président.
14 (Les conseils de la défense se consultent sur le Siège.)
15 M. le Président. - Allez-y.
16 M. Greaves (interprétation). - Merci, Monsieur le Président, de
17 m'avoir permis de m'entretenir quelques instants avec mes collègues. Je
18 n'ai plus de question à poser à ce témoin.
19 M. le Président. - Merci, Maître Greaves. Maître Tocilovsky,
20 vous vouliez compléter par votre droit de réponse ? Maître Greaves ?
21 M. Greaves (interprétation). - Monsieur le Président, j'ai
22 oublié de préciser que mon collègue, Maître Londrovic, avait quelques
23 questions à poser au témoin.
24 M. le Président. - Il peut y avoir une règle différente, mais
25 qui n'a pas été posée, d'un seul avocat pour un seul interrogatoire. Je
Page 109
1 voudrais consulter mes collègues puisque cette règle ne vous avez pas
2 était expliquée.
3 (Les Juges se consultent sur le Siège.)
4 En accord avec mes collègues, comme vous venez d'arriver et que
5 nous n'avions pas bien précisé le point, nous allons donc autoriser
6 Me Londrovic ou Me Babic à intervenir s'ils le souhaitent. Mais, à
7 l'avenir, que ce soit très clair : un interrogatoire, un avocat.
8 M. Greaves (interprétation). - Monsieur le Président, j'allais
9 vous demander de faire preuve d'indulgence à mon égard, parce que je viens
10 d'arriver à ce procès. Je voulais simplement vous demander de faire une
11 exception, vous avez parfaitement compris ma situation et je vous en suis
12 très reconnaissant. Je cède la parole à Maître Londrovic.
13 M. le Président. - ...(Hors micro) Exceptionnellement, Maître
14 Londrovic, posez vos questions, allez-y.
15 M. Londrovic (interprétation). - Monsieur le Président, bonjour.
16 Je vais essayer de ne pas prolonger trop et surtout de ne pas épuiser trop
17 le témoin. Monsieur le Témoin A, vous avez dit que c'est le 3 mai 1992 que
18 vous avez été maltraité pour la première fois. Auriez-vous l'obligeance de
19 l'expliquer aux Juges.
20 Témoin A (interprétation). - Le 3 mai, j'ai été maltraité à
21 l'hôpital où on m'avait arrêté. Ce sont les Chetniks qui m'avaient arrêté
22 comme les autres également qui se trouvaient à l'hôpital. Nous nous sommes
23 retranchés vers l'hôpital, nous étions entre 150 personnes ; il y avait
24 des femmes, il y avait des enfants, des hommes, des personnes âgées, des
25 vieillards.
Page 110
1 M. Londrovic (interprétation). - Pourriez-vous nous dire les
2 noms et les prénoms de quelques Chetniks ?
3 Témoin A (interprétation). – Oui, Dusan Tadic, Pero Zaric.
4 M. Tocilovsky (interprétation). - Objection, Monsieur le
5 Président. Il faut que les questions du contre-interrogatoire
6 correspondent à celles qui ont été posées lors de l'interrogatoire
7 principal.
8 M. le Président. – Règle qu'il faut appliquer avec flexibilité,
9 Maître Tocilovsky. Donc, pour l’instant, nous allons laisser Me Londrovic
10 la poser, mais je n’oublie pas que cette règle figure dans notre code de
11 règlement de procédure. Mais vous savez qu’il faut l’appliquer avec
12 souplesse.
13 Quel est votre objectif, Maître Londrovic ? Puisque l’on a eu
14 une objection, quel est l’intérêt de cette question, s'il vous plaît ?
15 M. Londrovic (interprétation). - Monsieur le Président,
16 l'intérêt est de savoir ce que le témoin a vécu à cet hôpital et ensuite,
17 savoir si M. Jelesic était à l'hôpital au moment où il a été maltraité
18 dans cet hôpital.
19 M. le Président. – Poursuivez alors, Maître Londrovic.
20 M. Londrovic (interprétation). – (inaudible)
21 Témoin A (interprétation). - C'est Dusan Tadic, Pero Zaric,
22 Zeljko, je ne me souviens plus de son nom de famille ; il avait conduit le
23 taxi à Brcko. Et Dragan Tanackovic qui m'ont maltraité à l'hôpital. Alors
24 que les autres de ce groupe étaient de Serbie et je ne connaissais
25 personne, ni par leur nom, ni par leur aspect physique.
Page 111
1 C’était des étrangers pour moi. On me passait à tabac, j'était
2 obligé de faire n'importe quoi au moment où il y avait des échanges de
3 coups de feu autour de l'hôpital. Il y avait même le pilonnage auquel nous
4 avons été exposés et j'ai été obligé de sortir jusqu'à l'ambulance et
5 d'apporter du véhicule de Dusan Tadic la munition qu'il avait oubliée, car
6 il s'enfuyait au moment où il devait nous rejoindre à l'hôpital.
7 Après tout ceci, il y a plein de choses qui se sont passées.
8 Ensuite, un renfort est arrivé quand la nuit est tombée. Il y avait un
9 renfort qui est arrivé. Une cinquantaine ou cent personnes à peu près, on
10 ne sait pas exactement. Et à leur tête, il y avait soi-disant le
11 commandant Mauzer. Après, j'ai appris que son nom véritable était Lzubisa
12 Savic.
13 M. le Président. – Vous pouvez poser votre question maintenant.
14 M. Londrovic (interprétation). - Est-ce qu’à ce moment-là où
15 vous avez été maltraité, Goran Jelisic était parmi eux ?
16 Témoin A (interprétation). - Non.
17 M. Londrovic (interprétation). – Monsieur le Témoin A, au moment
18 où vous avez décrit votre présence dans le camp Batkovic à côté de
19 Bijeljina, vous avez dit que la Croix-Rouge internationale s'était rendue
20 le 16 août dans ce camp ?
21 Témoin A (interprétation). – Non. J'ai dit que moi-même je me
22 suis enfui le 16 août du camp Batkovic avec un détenu, dont le nom je ne
23 veux pas le dire ici, et nous avons été arrêtés de nouveau le 19 août. On
24 nous avait transportés… D'abord on nous a battus dans une école à Brezovo
25 Polje, ensuite nous avons été transportés par le camion jusqu'à Bijeljina,
Page 112
1 jusqu'à la caserne.
2 Je ne sais pas exactement quand la Croix-Rouge, enfin les
3 membres de la Croix-Rouge internationale s'étaient rendus à cet endroit-
4 là, mais ce que je sais, et ce que j'ai déjà dit, j'ai entendu par les
5 détenus quand on nous a fait revenir, quand la Croix-Rouge internationale
6 était partie, quand l'accusé était parti etc. Nous avons entendu, et moi
7 j'ai entendu, qu'ils étaient sur place, de toute façon je ne connais pas
8 exactement la date. J'ai dit que c'est le 16 avril que je me suis enfui de
9 ce camp et j'étais absent jusqu'au 23, peut-être jusqu’au 24 parce que
10 j'ai été également dans une caserne, arrêté dans une caserne pendant
11 quatre jours, cinq jours.
12 M. Londrovic (interprétation). - Vous avez parlé, Monsieur le
13 Témoin A, de la période, d'une période précise. Est-ce que, vous l'avez
14 dit tout à l'heure, M. Jelisic était à Batkovic ?
15 Témoin A (interprétation). - Oui, je l'ai appris.
16 M. le Président. – Poursuivez, Maître Londrovic.
17 M. Londrovic (interprétation). - Je crois que je vais vous
18 reposer une nouvelle fois la question : vous dites que du 16 août au
19 23 août, vous vous êtes trouvé dans le camp de Batkovic, est-ce que c'est
20 bien la période en 1992 pendant laquelle vous avez entendu que Goran
21 Jelisic est venu au camp de Batkovic ?
22 Témoin A (interprétation). - Non, ce n'est pas dans cette
23 période que j'ai entendu cela, je l'ai entendu dire après qu'on nous a
24 caché dans une ferme d'élevage qui se trouvait à trois ou quatre
25 kilomètres du camp de Batkovic.
Page 113
1 M. Londrovic (interprétation). - Mais pouvez-vous nous apporter
2 une réponse concrète à la question suivante : à quel moment est-ce que M.
3 Jelisic est venu dans le camp ?
4 Témoin A (interprétation). - Je ne sais pas ce que je peux vous
5 dire.
6 M. le Président. - Essayez de répéter votre question.
7 M. Londrovic (interprétation). - Monsieur le Président, ce que
8 je demandais à M. A, le témoin, c'était s'il pouvait nous dire très
9 précisément à quel moment M. Jelisic est venu dans le camp de Batkovic.
10 M. le Président. - Apparemment, c'est uniquement mon pupitre qui
11 ne fonctionne pas. On suspend 5 minutes. Vous pouvez vérifier, Monsieur le
12 Greffier.
13 L'audience, suspendue à 12 heures 30, est reprise à 12 heures 40
14 M. le Président. - Nous reprenons. Est-ce que les interprètes
15 m'entendent ?
16 Interprètes. - Oui. Monsieur le Président, nous vous entendons.
17 Vous nous entendez ?
18 M. le Président. - Oui, je vous entends, merci. Maître
19 Londrovic, reprenez un peu plus haut peut-être quand même à partir du
20 moment où sur le transcript j'ai marqué, ou j'ai dit, que j'étais désolé,
21 j'avais un problème technique.
22 M. Londrovic (interprétation). - Monsieur A, pouvez-vous définir
23 avec une plus grande précision que vous ne l'avez fait jusqu'à présent, la
24 période au cours de laquelle l'accusé Goran Jelisic est venu dans le camp
25 de Batkovic, non loin de Bijeljina ?
Page 114
1 Témoin A (interprétation). - Comme je l'ai déjà dit, je ne suis
2 pas en mesure de déterminer exactement la date de ce jour, parce que moi,
3 j'ai d'abord à un certain moment pris la fuite, j'étais donc évadé, j'ai
4 passé trois jours à l'extérieur, on m'a repris. Et cette période s'est
5 située entre le 16 et le 19.
6 Quand j'ai été repris, on m'a ramené à Bijeljina et on nous a
7 frappé et puis on nous a ramenés à Batkovic. Alors, je ne suis pas capable
8 de définir avec une précision totale le moment exact où les représentants
9 de la Croix-Rouge internationale sont venus. Je parle un peu sur la base
10 de ce que m'ont dit les autres détenus, mais je répète que ce que j'ai
11 entendu, c'est qu'il était venu dans le camp et qu'il avait demandé s'il y
12 avait des survivants du mois de mai, provenant du camp de Luka.
13 M. Londrovic (interprétation). - Mais pouvez-vous peut-être nous
14 dire le mois, si vous ne pouvez pas nous dire le jour ?
15 Témoin A (interprétation). - Le mois. C'était fin août à peu
16 près ou début septembre. Parce que je ne suis pas resté très longtemps
17 dans ce camp par la suite. Le 11 septembre, en effet, j'ai été transféré
18 au camp de Doboj.
19 M. Londrovic (interprétation). - Merci. Monsieur A, pendant
20 votre captivité dans le camp de Luka à Brcko, est-ce que vous avez vu des
21 personnes se faire libérer du camp de Luka ?
22 Témoin A (interprétation). - Oui, c'est arrivé. De nombreux
23 Serbes venaient dans le camp pour faire sortir les gens qu'ils
24 connaissaient, mais il n'y en a pas eu beaucoup des libérations. Et de
25 toute façon même lorsque quelqu'un était libéré, on le relâchait et deux
Page 115
1 ou trois jours plus tard on le revoyait revenir. Si bien que même ces
2 libérations n'avaient pas grand sens. Y compris parfois ces hommes libérés
3 couraient un danger plus grand que nous à l'intérieur du camp.
4 Nous étions bien sûr en danger d'être passés à tabac, de mourir,
5 eux aussi, mais en ville, le nombre des personnes disposées à les tuer
6 était bien plus important. De sorte que, excusez-moi d'utiliser ce terme,
7 mais ils avaient plus de chance de se faire tuer que nous-mêmes.
8 M. Londrovic (interprétation). - Monsieur A, pouvez-vous nous
9 dire qui décidait de libérer les prisonniers du camp ?
10 Témoin A (interprétation). - Je ne peux pas dire qui prenait la
11 décision de libérer quelqu'un qui était détenu dans le camp de Luka, mais
12 ce que je sais, c'est que les inspecteurs du SUP de la police venaient
13 assez souvent. Ils interrogeaient les prisonniers.
14 Le major Djurkovic, le commandant Djurkovic était présent aussi
15 et Jelisic était sans doute présent aussi, c'est très probable. Moi,
16 personne n'est jamais venu me libérer et je
17 n'ai pas demandé non plus parce qu'il y avait des hommes qui demandaient à
18 être libérés ; s'ils voyaient un Serbe qu'ils connaissaient arriver dans
19 le camp, ils demandaient la possibilité de parler avec ce Serbe, pour
20 essayer d'obtenir qu'il intervienne en faveur de la libération, mais cela
21 n'arrivait pas souvent.
22 M. Londrovic (interprétation). - Monsieur A, vous venez de
23 parler de quelques cas de libérations de détenus du camp de Luka ?
24 Témoin A (interprétation). - Oui.
25 M. Londrovic (interprétation). - Et, si je vous ai bien compris,
Page 116
1 je crois vous avoir bien compris, vous avez dit que ces personnes ont été
2 libérées par relations ?
3 Témoin A (interprétation). - Oui, il y avait l'intervention de
4 relations, il y avait aussi les interrogatoires.
5 M. Londrovic (interprétation). - Mais pouvez-vous nous dire si,
6 parfois, des prisonniers du camp de Luka ont été libérés en groupe,
7 collectivement ?
8 Témoin A (interprétation). - Que voulez-vous dire en groupe, de
9 combien ?
10 M. Londrovic (interprétation). - Disons une libération qui
11 impliquerait le fait de relâcher 100 à 200 personnes en 10 à 15 minutes ou
12 en une heure ?
13 Témoin A (interprétation). - Non, je n'ai pas vécu ce genre de
14 chose.
15 M. Londrovic (interprétation). - Vous ne l'avez pas vécu, mais
16 est-ce qu'il y a eu des libérations impliquant 50 à 60 personnes ?
17 Témoin A (interprétation). - Non, non, au maximum cinq à six
18 personnes, peut-être maximum 10.
19 M. Londrovic (interprétation). - Maximum 10, mais dans quelles
20 circonstances ces personnes ont-elles été libérées ?
21 Témoin A (interprétation). - Comme je viens de le dire, en
22 raison de contacts amicaux, enfin peut-être pas de contacts amicaux, mais
23 nous nous attendions tous à voir arriver un jour ou l'autre un ancien
24 voisin, un ancien ami, quelqu'un qui aurait pu avoir une certaine
25 influence et donc obtenir qu'on nous laisse partir et qu'on nous laisse
Page 117
1 rentrer à la maison.
2 Mais dans la majorité des cas, ces espoirs étaient déçus parce
3 que lorsque qu'on voyait venir un ancien voisin ou ami, cet ancien voisin,
4 cet ancien ami n'était pas meilleur, il était même parfois pire que
5 Jelisic. Il arrivait que ces hommes donnent des ordres à lui ou à
6 d'autres, de commettre des crimes encore plus graves dans les maisons.
7 M. Londrovic (interprétation). - Vous avez mentionné le nom de
8 M. Djurkovic dans votre déposition ?
9 Témoin A (interprétation). - Oui.
10 M. Londrovic (interprétation). - Pourriez-vous nous le décrire
11 et nous dire quelles fonctions étaient les siennes ?
12 Témoin A (interprétation). - Oui je peux le décrire. Je ne
13 pourrais pas définir exactement sa taille, parce que cela me semblerait
14 ridicule ici aujourd'hui de dire que j'ai pris un mètre et que j'ai essayé
15 de mesurer sa hauteur, mais enfin il était assez grand, peut-être plus
16 grand que moi. Il portait des moustaches, il portait l'uniforme de
17 l'ancienne armée populaire yougoslave avec le grade de commandant. Il
18 portait ce qu'on appelait le "képi de Tito". On n'aurait pas pu dire qu'il
19 était gros, ni maigre, un peu entre les deux.
20 M. Londrovic (interprétation). - Quelles étaient ses fonctions,
21 les fonctions de M. Djurkovic ?
22 Témoin A (interprétation). - Les fonctions effectives, je ne
23 peux pas dire ce qu'elles étaient. Lui-même pourrait sans doute le dire,
24 comme M. Jelisic, parce qu'ils avaient des contacts pratiquement tous les
25 jours. Mais d'après ce que j'ai pu estimer, je dirais qu'il avait des
Page 118
1 fonctions qui faisaient de lui un supérieur de l'accusé. L'accusé était un
2 inférieur et répondait aux ordres de Djurkovic.
3 M. Londrovic (interprétation). - Suis-je donc en droit de
4 comprendre, d'après ce que vous venez de dire, que l'accusé M. Jelisic
5 devait obéir aux ordres émanant de M. Djurkovic et qu'il le faisait ?
6 Témoin A (interprétation). - Oui, quelque chose comme ça. En
7 tout cas, pendant la présence dans le camp de Luka du commandant
8 Djurkovic.
9 M. Londrovic (interprétation). - Mais le commandant Djurkovic
10 était-il présent dans la même période où l'accusé a été présent dans le
11 camp ?
12 Témoin A (interprétation). - Non, pas toujours, pas toujours.
13 Djurkovic était dans le camp pendant la journée et Jelisic était là
14 pratiquement tout le temps, jour et nuit. Mais d'autres détenus du camp de
15 Luka m'ont dit qu'il a aussi participé aux sévices infligés à certaines
16 personnes au poste de police et qu'il a même participé à des meurtres
17 commis dans le poste de police au centre ville. Comme je viens de le dire,
18 c'est quelque chose que j'ai entendu dire par d'autres détenus du camp de
19 Luka.
20 M. Londrovic (interprétation). - Monsieur A, vous avez dit
21 l'avoir entendu, mais vous n'avez pas vu ce genre de choses au poste de
22 police ?
23 Témoin A (interprétation). - Non.
24 M. Londrovic (interprétation). - Il y a quelque instants,
25 Monsieur A, vous avez déclaré que vous voyiez Goran Jelisic en permanence
Page 119
1 dans le camp de Luka, tout le temps ?
2 Témoin A (interprétation). - Oui, mais avec quelques exceptions
3 comme je l'ai dit, parce que qu'il y avait des moments où il n'était pas
4 là.
5 M. Londrovic (interprétation). - Est-ce qu'il s'éloignait
6 pendant la journée, est-ce qu'il dormait ? Est-ce que Goran Jelisic
7 dormait dans le camp ?
8 Témoin A (interprétation). - La plupart du temps, il dormait
9 dans le camp. Mais en fait, étant donné tous ces meurtres commis pendant
10 la nuit, je pense qu'il n'avait pas le temps de dormir, il travaillait
11 tellement, il était tellement occupé !
12 M. Londrovic (interprétation). - Oui. Monsieur A, le Procureur
13 vous a montré des photographies des bureaux, du hangar. Pouvez-vous nous
14 dire qui étaient les personnes présentes dans ces bureaux administratifs,
15 à part Goran ? Pouvez-vous nous donner leurs noms et prénoms ?
16 Témoin A (interprétation). - Excusez-moi, Monsieur le conseil de
17 la défense, mais je constate qu'apparemment, vous n'avez pas compris ce
18 j'ai dit dans ma déposition hier et aujourd'hui. Qu'est-ce que vous pensez
19 que je faisais là-bas ? Vous pensez que je participais aux assassinats
20 avec eux, que j'avais des rapports d'amitié avec eux ? J'étais un numéro
21 là bas, un numéro qui attendait à chaque instant de se faire tuer. Qu'est-
22 ce que vous vous imaginez ? Qu'ils arrivaient, qu'ils entraient dans le
23 hangar, qu'ils me tendaient la main et me disaient :"Bonjour Monsieur, je
24 m'appelle un tel" ?
25 M. Londrovic (interprétation). - Non, je vous prie de m'excuser,
Page 120
1 mais je suis dans l'obligation de vous poser la question.
2 Témoin A (interprétation). - Non, non, c'est sur la base de leur
3 comportement, de leurs actes que je devais lire les mots suivants :
4 "Monsieur, je m'appelle la mort et je viens te chercher demain ou après
5 demain" et pas de noms ou de prénoms. Je ne m'attendais pas à entendre un
6 nom ou un prénom et je n'en ai pas entendu non plus.
7 Si j'entendais un nom, j'entendais un nom et un prénom, résumés
8 en un prénom : Ivan, nous l'appelions Repic, "petite queue", parce qu'il
9 avait les cheveux longs et il se les attachait en queue de cheval dans le
10 dos.
11 J'ai entendu le prénom d'un certain Miroslav, mais pas son nom
12 de famille, ni son adresse. Je ne peux pas vous fournir ces renseignements
13 ici, seul l'accusé peut vous fournir ces renseignements, vous dire qui est
14 qui, quel est le nom et le prénom de toutes les personnes qui dormaient
15 sur place et qui étaient présentes sur place.
16 M. Londrovic (interprétation). - Avez-vous entendu le nom d'un
17 certain Enver,
18 surnommé Sok ?
19 Témoin A (interprétation). - Oui.
20 M. Londrovic (interprétation). - Pouvez-vous décrire cet homme ?
21 Témoin A (interprétation). - Il était sans doute un petit peu
22 plus petit que moi, un peu plus rond. J'ai compris, j'ai eu l'occasion de
23 parler avec lui, en fait de l'écouter lui, ce n'est pas moi qui pouvais
24 lui demander quoi que ce soit, mais je l'ai entendu raconter son histoire
25 selon laquelle il arrivait de Croatie, il ne se rappelait pas exactement
Page 121
1 si sa mère était croate et son père albanais du Kosovo ou si c'était
2 l'inverse.
3 On l'appelait Enver, de temps en temps, certains l'appelaient
4 Sok. Il venait dans le camp de Luka. Un jour, il nous a emmenés dans la
5 zone franche où nous avons travaillé, nous faisions le ménage. Il y a eu
6 des coups aussi et voilà, c'est tout ce que je peux dire au sujet d'Enver.
7 M. Londrovic (interprétation). - Est-ce que vous avez vu Enver,
8 surnommé Sok, tuer quiconque ?
9 Témoin A (interprétation). - Non, mais d'autres détenus m'ont
10 dit qu'il l'avait fait.
11 M. Londrovic (interprétation). - Monsieur A, avez-vous vous-même
12 été interrogé dans le camp de Luka ?
13 Témoin A (interprétation). - Oui.
14 M. Londrovic (interprétation). - Pouvez-vous nous dire qui vous
15 a interrogé ?
16 Témoin A (interprétation). - C'est l'accusé en personne qui m'a
17 interrogé, en présence d'Ivan, surnommé Repic, et de Miroslav dont je
18 viens de parler. Il y avait un autre détenu qui avait été interrogé avant
19 moi, je ne sais pas ce qu'il leur a raconté, mais, en tout cas, il n'y
20 avait aucun rapport écrit. Tout d'un coup, on a entendu prononcer mon nom
21 et mon prénom. Ils m'ont donc appelé, je suis sorti, ou plutôt je me suis
22 dirigé vers la sortie, et Ivan, surnommé Repic, m'a dit de me dépêcher, je
23 me suis dépêché. Et au moment où je suis arrivé à
24 côté de lui, il a commencé à me frapper en me disant : "Mais qui t'a dit
25 de te dépêcher ?", j'ai ralenti, "Qui t'a dit de ralentir ?", et ainsi de
Page 122
1 suite jusqu'à l'entrée dans le bâtiment administratif.
2 A ce moment-là, je me suis arrêté devant la porte, ils m'ont dit
3 d'entrer, je me suis arrêté, j'étais dans le couloir, je ne savais pas où
4 il fallait aller, dans ce couloir il y avait quatre ou cinq portes, où
5 fallait-il aller ? Ils ont recommencé à crier contre moi, à me frapper, et
6 toujours sous une pluie de coups, je me suis traîné jusqu'à une porte
7 qu'il a ouverte.
8 J'ai pénétré à l'intérieur et j'ai vu l'accusé assis à une
9 table. Ils m'ont dit de m'asseoir, je me suis assis sur un siège qui
10 n'avait pas d'accoudoirs, j'avais un dossier, mais pas d'accoudoirs. D'un
11 côté se trouvait Ivan, surnommé Repic, d'un autre côté Miroslav. L'accusé
12 posait les questions. Pendant que les questions étaient posées, les deux
13 autres me frappaient à coups de pieds, à coups de poings. Sur la table se
14 trouvait une imitation d'une arme médiévale, qu'on appelle Topaze ou je ne
15 sais plus exactement comment, qui était utilisée il y a peut-être 200 ou
16 300 ans. Ivan, surnommé Repic, me frappait avec cette arme. C'était en
17 fait un passage à tabac en équipe, qui alternait avec mes réponses aux
18 questions.
19 M. Londrovic (interprétation). - Monsieur A, pouvez-vous me dire
20 très précisément quelles sont les questions qui vous ont été posées par
21 l'accusé au moment de votre interrogatoire ?
22 Témoin A (interprétation). - Eh bien les mêmes questions que
23 j'avais déjà entendues m'ont été posées à moi : "Où est ton revolver ?",
24 j'ai dit que je n'en n'avais pas. "Tu mens !", "Qui sont les Oustachis ?",
25 "Qui sont les Bérets verts ?". Je devais donner les noms de ceux qui
Page 123
1 possédaient une arme, je devais dire où se trouvait le revolver de mon
2 père, "Qui sont les soldats d'Alija", ce genre de choses.
3 M. Londrovic (interprétation). - Monsieur A, pouvez-vous nous
4 dire quand vous avez vu Goran Jelisic pour la dernière fois dans le camp
5 de Luka ?
6 Témoin A (interprétation). - Je ne me rappelle pas la date
7 exacte. Parce qu'une fois que l'ordre a été donné d'arrêter les
8 assassinats, de mettre un terme aux sévices, lui est resté à Luka ; mais
9 un soi-disant nouveau chef du camp est arrivé, un certain Kole, Constantin
10 Simonovic, que je connais bien, il vient de Brcko. Sa mère s'appelle Vera.
11 Il a une fille qui s'appelle Monika ou plutôt une sœur qui s'appelle
12 Monika.
13 Je parle de Kole, ce nouveau commandant du camp, et l'accusé
14 vivait avec elle à ce moment-là, elle s'appelle Monika. Avec l'accusé,
15 elle participait aux sévices et aux meurtres des prisonniers du camp et
16 aussi aux pillages, aux vols, aux confiscations des biens des prisonniers.
17 D'après ce que nous avons entendu dire par certains soldats,
18 l'accusé avait été nommé au rang de commandant de ce qu'ils appelaient un
19 peloton d'exécution ou d'intervention qui, pendant la journée, parcourait
20 la ville. Et puisqu'il s'était donné le nom de nouveau libérateur de
21 certains quartiers de la ville, soi-disant occupés par nous, qu'ils ont
22 eux en fait occupés, ils faisaient du nettoyage comme on disait.
23 Ce nettoyage, c'était quoi ? C'était encore des assassinats,
24 encore des pillages, encore des mauvais traitements, encore des violences.
25 Il arrivait dans la soirée, dans la journée, il n'était pas là, donc il
Page 124
1 rentrait à Luka en soirée, accompagné des membres de son peloton
2 d'intervention.
3 Mon impression à moi, c’est que ce soi-disant nouveau commandant
4 du camp obéissait aux ordres de l'accusé, que c'était toujours l'accusé
5 qui avait son mot à dire quant aux violences contre les détenus, qui se
6 sont poursuivies.
7 M. Londrovic (interprétation). - C'est bien votre impression
8 personnelle, c'est ce que vous venez de dire, n'est-ce pas ?
9 M. le Président. - Si vous voulez terminer sur cette question,
10 Maître Londrovic. Vous voulez poser encore une question ? Allez-y si vous
11 voulez.
12 M. Londrovic (interprétation). – Non, nous continuerons plus
13 tard.
14 M. le Président. – Nous ajournons à 14 heures 30.
15 La séance, levée à 13 heures 10, est reprise à 14 heures 35.
16 M. le Président. - Nous reprenons l'audience. Faites entrer
17 l'accusé.
18 (L'accusé est introduit dans le prétoire.)
19 (Le témoin est déjà dans le prétoire avant l'ouverture.)
20 Maître Londrovic, c'est à vous.
21 M. Londrovic (interprétation). - Merci, Monsieur le Président.
22 Monsieur le témoin, avant la pause, nous avons terminé notre
23 conversation ou plutôt nous nous sommes arrêtés au moment où vous avez dit
24 que vous avez entendu que l'accusé Jelisic était le commandant du peloton
25 d'intervention, qui avait participé au nettoyage de la ville, et vous avez
Page 125
1 expliqué ce que cela voulait dire le nettoyage de la ville ?
2 Témoin A (interprétation). - Oui.
3 M. Londrovic (interprétation). - Pourquoi alors qu'il s'agit
4 d'une question extrêmement importante, pourquoi vous n'avez rien dit aux
5 enquêteurs du bureau du Procureur au moment où vous avez parlé avec les
6 enquêteurs le 21 mai 98 ?
7 Témoin A (interprétation). - Comme j'ai déjà dit ce matin, la
8 déclaration écrite que j'ai donnée le 21 mai cette année ne pouvait pas
9 contenir tout ce que j'ai vu, tout ce que j'ai vécu, tout ce qui s'est
10 passé dans le camp de Luka, cela aurait pris 180 pages, un livre et pas
11 quelques pages.
12 C'est la raison pour laquelle il a été indispensable très
13 brièvement de déposer, de donner cette déclaration préalable, on me l'a
14 demandée, j'ai passé la journée entière à parler et même jusqu'à minuit,
15 et on m'avait dit que nous allons pouvoir en discuter en détails devant le
16 Tribunal, devant la Chambre de première instance. Et je pense que ceci
17 figure également dans ma déclaration, mais en deux phrases, peut-être pas
18 en détails.
19 M. Londrovic (interprétation). - Pour ce qui est de la
20 déclaration préalable en langue anglaise à 17 pages, il s'agissait
21 probablement d'une discussion qui était très longue et, vous-même, vous
22 venez de dire que vous avez travaillé même au-delà de minuit.
23 Je vous prie, ne vous vexez pas, mais votre réponse pour la
24 défense n'est pas convaincante. Je vais vous poser la question suivante :
25 vous avez dit par ailleurs que dans le camp de Luka, il n'y avait aucun
Page 126
1 Serbe qui soit tué et qu'on n'a jamais insulté la mère serbe à qui que ce
2 soit.
3 Est-ce que vous maintenez cette affirmation ?
4 Témoin A (interprétation). - Oui.
5 M. Londrovic (interprétation). - Et la dernière question que
6 j'aimerais vous poser, Monsieur le témoin A, revenons au début.
7 Vous avez expliqué que le 3 mai 92, vous avez été maltraité à
8 l'hôpital. Pourriez-vous nous dire combien de temps vous avez passé à
9 l'hôpital avant d'être transféré au camp de Luka ?
10 Témoin A (interprétation). - Je pense que c'était depuis le
11 3 mai après-midi, jusqu'au 11 mai, je ne peux pas vous dire exactement si
12 c'était midi ou l'après-midi. Par conséquent, c'était la période pendant
13 laquelle j'étais à l'hôpital et ce n'est pas difficile de s'en rendre
14 compte.
15 M. Londrovic (interprétation). - Et pendant que vous étiez à
16 l'hôpital, qu'est-ce que vous avez fait ?
17 Témoin A (interprétation). - Qu'est-ce que j'ai fait ? Eh bien,
18 tout ce qui était dangereux et tout ce que Messieurs les Chetniks ne
19 voulaient pas. J'ai transporté les vivres là où il y avait un espace
20 dégagé où c'était dangereux de traverser. J'étais la cible des armes des
21 Chetniks, j'étais la cible également de l'armée de Bosnie-Herzégovine qui
22 défendait la ville et qui défendait les citoyens de cette ville, car ce
23 n'était pas écrit sur mon front que j'étais Musulman, et eux ils ne
24 savaient pas qui circulait à travers cet espace dégagé, qui se déplaçait,
25 qui cherchait un abri pour obéir aux ordres et faire ce qu'on lui a
Page 127
1 demandé. Si je ne l'avais pas fait, alors à ce moment-là j'aurais été tué
2 déjà à l'époque où je me trouvais à l'hôpital.
3 M. Londrovic (interprétation). - Est-ce que vous avez donné de
4 la nourriture aux blessés ? Est-ce que vous avez apporté de la nourriture
5 aux blessés ?
6 Témoin A (interprétation). - Aux patients qui étaient dans le
7 service neuropsychiatrique à l'hôpital, j'ai transporté du bâtiment
8 principal jusqu'à l'ancien bâtiment où il y avait ce service
9 neuropsychiatrique, effectivement j'ai transporté de la nourriture.
10 Je pense, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, que cette
11 question, ce que j'ai fait à l'hôpital ne concerne pas ce cas, cette
12 affaire. Ici, il y a l'accusé et on parle de l'accusé et de ses crimes
13 qu'il avait commis dans le camp de Luka et pas à l'hôpital.
14 M. Londrovic (interprétation). - Je vais terminer très vite :
15 est-ce que vous avez vu les blessés à l'hôpital ?
16 Témoin A (interprétation). - Oui.
17 M. Londrovic (interprétation). - Est-ce que vous pouvez nous
18 dire de quelle nationalité étaient-ils ?
19 Témoin A (interprétation). - De quelle nationalité ? Est-ce que
20 vous pensez que j'étais dans la situation d'interroger les blessés, de
21 leur demander quel nom ils portaient si c'étaient des Serbes, des Croates
22 et de Musulmans. Certainement pas des Serbes et certainement pas des
23 Croates.
24 M. Londrovic (interprétation). - Est-ce qu'on peut déduire que
25 c'étaient des Serbes parmi autres ?
Page 128
1 Témoin A (interprétation). - Oui, parmi autres.
2 M. Londrovic (interprétation). - Peut-on dire qu'il y avait déjà
3 ce conflit, mais qui a commencé entre les Serbes, les Croates et les
4 Musulmans ?
5 Témoin A (interprétation). - Oui ça, on peut.
6 M. Londrovic (interprétation). - Je vous remercie, Monsieur le
7 Témoin A, je n'ai plus de questions.
8 M. le Président. - Maître Tocilovsky, vous vouliez compléter,
9 vous voulez exercer votre droit de réplique, que voulez-vous faire ?
10 M. Tocilovsky (interprétation). - L'accusation n'a pas d'autres
11 questions à poser à ce témoin. Merci, Monsieur le Président.
12 M. le Président. - Je me tourne maintenant vers mes collègues,
13 les Juges ont à coeur de préciser un certain nombre de points, pas du tout
14 pour vous faire recommencer à dire quel était votre calvaire, mais
15 simplement pour que les Juges se fassent une exacte appréciation de ce qui
16 s'est passé. Je me tourne d'abord vers mon collègue, Monsieur le Juge
17 Riad. C'est à vous, Monsieur le Juge.
18 M. Riad. - Bonjour ,Témoin A. Je vais vous appeler Témoin A,
19 parce qu'on ne doit pas dire votre nom, mais ça n'a rien à voir avec votre
20 identité que nous respectons beaucoup. Vous m'entendez bien ?
21 Témoin A (interprétation). - Bonjour, Monsieur le Juge, je vous
22 entends bien.
23 M. Riad. - Je voudrais simplement vous suivre un peu dans ce
24 trajet pénible que vous avez décrit. Vous êtes du village de Brcko, n'est-
25 ce pas ?
Page 129
1 Témoin A (interprétation). - Oui, je suis de la ville de Brcko.
2 M. Riad. - Jusqu'à votre départ de Brcko, vous avez vu des
3 atrocités dans la ville ou c'était après votre départ ?
4 Témoin A (interprétation). - Excusez-moi, mais je pense que je
5 n'ai pas tout à fait bien compris, mais je vais essayer quand même de vous
6 répondre. Depuis le début du conflit, je
7 me trouvais dans la ville de Brcko et le conflit a commencé le 1ermai. Les
8 conflits ont commencé dans la partie de la ville surnommée Grcica. C'est
9 en provenance de cette direction que nous avons entendu les coups de feu,
10 moi j'habitais dans la partie opposée de la ville et tous mes voisins,
11 tous mes amis se sont abrités. Il ne savaient pas ce qui passait, ils
12 avaient peur, parce que de toute façon, il y avait les tirs et on savait
13 très bien que ça n'était pas pour notre bien, on avait écouté les
14 actualités, les nouvelles, on savait ce qui s'était passé à Sarajevo et en
15 Croatie, on savait à peu près ce qui se passait.
16 Dans la partie de la ville que j'habitais, les conflits ont
17 commencé le 3 mai 1992 au cours de l'après-midi. Étant donné que ma maison
18 se trouve juste à côté ou à proximité de l'hôpital, je me suis rendu à
19 l'hôpital parce que ma mère était grièvement malade et je suis allé à
20 l'hôpital pour la voir. De toute façon, j'ai passé ces quelques jours en
21 dehors de chez moi et je suis allé voir si elle n'était pas à l'hôpital,
22 si elle avait demandé l'aide du médecin parce qu'une fois rentré chez moi,
23 je ne l'ai pas trouvée chez nous dans notre foyer.
24 Une fois arrivé à l'hôpital quelques heures plus tard, très peu
25 de temps après mon arrivée, les Chetniks sont rentrés à l'hôpital. Il y
Page 130
1 avait les quatre personnes, dont j'ai cité les noms. Ils étaient dix au
2 total. J'ai parlé tout à l'heure de Dusan Tadic, j'ai mentionné Pero qui
3 faisait du karaté à l'époque, Zeljko également qui conduisait le taxi,
4 Dragan Tanaskovic et les six autres qui sont arrivés du territoire de la
5 Serbie que je ne connaissais pas et que j'ai vus pour la première fois
6 dans ma vie et que j'ai entendus pour la première fois.
7 M. Riad. - Vous dites qu'ils sont arrivés du territoire de la
8 Serbie. Comment savez-vous qu'ils sont arrivés du territoire de la
9 Serbie ? Ils n'étaient pas de la Bosnie ?
10 Témoin A (interprétation). - Eh bien voyez-vous, ils n'étaient
11 pas de Bosnie et ça j'ai pu le conclure parce qu'ils ont parlé entre eux
12 et d'après ce qu'ils se sont dit également, j'ai pu comprendre qu'ils
13 parlent une version du serbe, Ekavski, alors que nous autres en Bosnie et
14 les Serbes de Bosnie nous parlons une version Jekavski, même si les Serbes
15 de Bosnie
16 actuellement essaient de parler cette langue Ekavski, enfin de dialecte,
17 cette version, cette variante serbe. Par conséquent, il s'agit d'une
18 version, d'une variante de la langue qui est très facile à reconnaître,
19 c'est un dialecte.
20 M. Riad. - Étaient-ils habillés en uniforme ou était-ce des
21 civils ?
22 Témoin A (interprétation). - Non, ils portaient des uniformes de
23 camouflage. Ils avaient des képis qui étaient différents, il y en avait
24 même un qui portait un chapeau, deux ou trois qui portaient les bérets
25 rouges. Il y en avait même un qui portait un casque.
Page 131
1 M. Riad. - La tenue de bataille ? La tenue de combat ?
2 Témoin A (interprétation). - Oui, je pense qu'il n'y a
3 absolument aucune différence avec ces camouflages, oui ils étaient sous
4 les armes, ils portaient les armes. Et en plus, ils avaient sur les
5 épaulettes, je ne peux pas me souvenir exactement de quel côté ils avaient
6 des bandes, ils portaient des bandes qu'ils changeaient tous les jours et
7 chaque jour c'était une autre couleur, c'était probablement des signes de
8 reconnaissance.
9 Le témoin montre les épaules.
10 M. Riad . - Je passe à une autre question. Vous êtes entré au
11 camp de Luka le 11 mai 92. Comment et pourquoi vous étiez arrêté ?
12 Témoin A (interprétation). - Oui, c'est vrai, c'était le 11 mai.
13 M. Riad. - Il y avait un raison spéciale ? Quelle était la base
14 des arrêts qu'on faisait contre vous et contre les autres ? C'était au
15 hasard ou c'était choisi ?
16 Témoin A (interprétation). - Voyez-vous, à l'hôpital, il y avait
17 des infirmières dont ils avaient besoin pour soigner les patients et puis
18 des blessés également à l'avenir. J'étais dans un groupe dont ils
19 n'avaient pas besoin. On n'avait pas cette formation pour être des
20 infirmiers et puis nous étions des Musulmans sauf deux exceptions.
21 (expurgée)
22 (expurgée) il y avait une autre exception. Excusez-moi, j'ai dit le nom
23 mais l'autre nom je ne le prononcerai pas. Il était moitié serbe, moitié
24 croate, je pense qu'il était de mère serbe et de père croate. J'étais dans
25 ce groupe-là, tous les autres étaient des Musulmans.
Page 132
1 M. Riad. - Vous avez dit : "On nous a arrêté" parce que vous
2 étiez des musulmans. C'était le seul critère, être musulman ? Cela
3 suffisait pour être arrêté ?
4 Témoin A (interprétation). - Oui.
5 M. Riad. - Quand vous étiez dans le camp, vous avez dit qu'on
6 faisait sortir cent personnes chaque nuit, vous avez dit "quatre par
7 quatre" et seulement un ou deux d'entre eux retournaient, les autres
8 disparaissaient.
9 Sur quelle base aussi était ce choix des gens qu'on sortait
10 pour, selon vous, être massacrés ? Quel était le choix ? Au hasard
11 complètement, c'était pour finir avec tout le monde ou on choisissait pour
12 certains avec certaines priorités pour les gens qu'il fallait exterminer ?
13 Témoin A (interprétation). - Eh bien, premièrement, je vais
14 répéter ce que j'ai déjà dit. Au moment où nous sommes arrivés au camp de
15 Luka, personne n'a pris nos noms et nos prénoms. Personne ne se posait de
16 question si on était des riches ou des pauvres, si on avait été formés, ni
17 d'où nous venions, mais ils le savaient déjà. Ils savaient que nous étions
18 des Musulmans et qu'il y avait quelques Croates parmi nous.
19 Le choix des victimes était probablement dû au hasard à mon
20 avis. On voulait tout simplement nous liquider, nous exterminer. Je ne
21 pense pas qu'il y ait eu autre chose.
22 M. Riad. - Vous avez dit aussi, j'ai noté, que Jelisic, je
23 crois, a lancé qu'il n'y avait pas de place ici pour les Balijas. Est-ce
24 que cela voulait dire que les Balijas devaient être complètement massacrés
25 ou simplement quitter la place ? Comment vous avez compris cette
Page 133
1 affirmation qu'il n'y a pas de place pour les Balijas ? Qu'ils doivent
2 disparaître de la planète ou simplement qu'ils doivent simplement la terre
3 de Bosnie pour aller ailleurs ?
4 Témoin A (interprétation). - Eh bien, si l'on juge d'après ce
5 qui s'est passé au camp de Luka, moi, je suis d'avis qu'il a été
6 indispensable de tuer le plus possible de Musulmans, de
7 les exterminer si possible. Mais ce n'est pas par coïncidence... Il y a
8 des gens... parce que qu'il y a des Serbes, tout le monde ne peut pas être
9 appelé des Chetniks, tous les gens ne sont pas pareils.
10 Il y a des Serbes qui sont restés des êtres humains et qui ont
11 aidé les autres. Je ne veux pas citer leurs noms, je suis sûr que même
12 eux, ils auraient été compromis même si la guerre est terminée maintenant,
13 je dis il y a longtemps, mais pas tellement longtemps.
14 Il y a par conséquent ces gens-là qui avaient aidé un certain
15 nombre de Musulmans et qui ont sorti les Musulmans. C'étaient leurs amis,
16 ces gens-là se trouvaient sur le territoire libre et ils ont dû également
17 dire ce qui se passait dans ce camp. Il y avait même des Serbes qui
18 avaient filmé ce qui passait et toutes ces photos et tout ce que j'ai
19 entendu par la suite également provient de ces gens-là et probablement
20 tout ceci est arrivé jusqu'à l'opinion publique internationale.
21 L'opinion publique internationale s'est rendue compte également
22 de ce qui passait et par conséquent sous la pression probablement de la
23 communauté internationale et l'opinion publique internationale, ils ont
24 pris la décision d'émettre cet ordre et de ne plus permettre ni de
25 maltraiter ni de tuer les gens. J'ai parlé du 16 mai, c'est l'époque où on
Page 134
1 nous a lu cet ordre.
2 Par conséquent, je dis qu'au début, on avait essayé de tuer au
3 maximum possible, de nous déplacer à travers l'Europe ou en dehors du
4 territoire de Bosnie-Herzégovine.
5 M. Riad. - Vous avez dit qu'il y a des gens qui prenaient même
6 des photos. Il y a ici une photo assez curieuse et tragique, c'est la
7 pièce à conviction n° 3. Qui a pu prendre une photo pareille de
8 l'exécution d'un homme et des cadavres jetés par terre ? C'étaient les
9 Serbes qui prenaient cela ? C'était qui ? C'est un document présenté par
10 le Procureur, n° 3. Comment est-ce que qu'on a pu entrer et voir ça comme
11 si on vivait avec ? Est-ce que les gens qui exécutaient faisaient comme
12 les nazis, prenaient des photos pour les documents ?
13 Témoin A (interprétation). - Pour être tout à fait franc, il y a
14 bien évidemment les
15 deux possibilités d'interpréter la manière dont ces photos ont été prises
16 et de vouloir prendre les photos. Il est possible qu'eux-mêmes -c'est même
17 presque sûr-, que ce soit un Serbe qui ait pris cette photo. Cela peut
18 être également un Serbe qui souhaitait vendre quelque part cette photo, à
19 un journal étranger par exemple, ou bien un Serbe ou plutôt un Chetnik qui
20 voulait avoir un souvenir de ce qui s'est passé et comment il avait
21 détruit un autre peuple pour que son propre peuple poursuive la vie. Parce
22 qu'il n'est pas possible qu'un Musulman ait pu rentrer dans le camp de
23 Luka pour prendre des photos. Il ne pouvait même pas circuler dans la
24 ville librement malgré les laissez-passer qu'on délivrait au poste de
25 police. Car ces laissez-passer étaient un espoir, un faux espoir pour les
Page 135
1 gens qui les avaient.
2 Ils obtenaient le laissez-passer, ils partaient en liberté le
3 lendemain matin et on les faisait revenir dans le camp ou, comme nous
4 l'avons déjà entendu par d'autres détenus, ils étaient mis en liberté le
5 matin et le soir même ils avaient été tués, ou bien chez eux ou bien chez
6 des amis là où ils se sont abrités. Il y en avait qui ne pouvait pas
7 retourner chez eux, il y en avait d’autres également qui habitaient dans
8 les parties de la ville où il y avait encore les combats qui étaient en
9 cours.
10 Par conséquent, c'était très peu sûr que de pouvoir habiter dans
11 la ville et surtout de vivre normalement. Par conséquent, j'en déduis que
12 ça ne pouvait pas être un Musulman ni un Croate. Et il y a les deux
13 suppositions en ce qui concerne les Serbes.
14 M. Riad. – Alors vous avez dit que l'accusé, M. Jelisic, est
15 entré chez vous dans le hangar et a déclaré qu’il y a eu, le 16 mai, un
16 ordre d'arrêter les massacres. Et tout le monde s'est réjoui.
17 Est-ce qu'il vous disait aussi, quand il y avait des massacres,
18 qu'il y avait un ordre de commettre les massacres ? Ou c'était lui qui se
19 montrait comme le grand patron qui décidait de la vie et de la mort ?
20 Témoin A (interprétation). - Comme je l'ai déjà précisé dans ma
21 déclaration préalable, le 21 mai cette année, il est décrit de manière
22 très brève dans cette déclaration préalable, comme beaucoup d'autres
23 choses dont j’ai parlées.
24 Il est entré accompagné du commandant Djurkovic et d’un autre
25 capitaine. Ils portaient les uniformes, je sais qu'il était capitaine
Page 136
1 parce que j'ai remarqué son grade. C’était les uniformes de l'ancienne
2 JNA. Il y avait quelques autres gardes également qui étaient avec eux. Eh
3 bien, il avait dit…
4 M. Riad. – L’uniforme était JNA ? C'était un capitaine du JNA ?
5 Témoin A (interprétation). – Oui, de l’ex-JNA. Oui le commandant
6 et le capitaine portaient ces uniformes de l'ancienne JNA.
7 M. Riad. - Très bien. Continuez.
8 Témoin A (interprétation). – Eh bien, ils sont rentrés, ils
9 étaient accompagnés de quelques autres soldats, de gardes. Eh bien, ils
10 nous ont dits qu'ils avaient reçu l'ordre du poste de commandement ou de
11 je ne sais pas qui. Ils n'ont pas précisé, c'est lui qui le sait. Qu'il y
12 avait de toute façon un ordre : qu'il fallait cesser de tuer les gens, de
13 maltraiter les gens.
14 M. Riad. – Je comprends bien ce que vous avez dit, mais ça,
15 c'était pour arrêter la tuerie. Mais quand il y avait les exécutions, est-
16 ce qu'on disait toujours : ce sont des ordres supérieurs qu'ils
17 exécutaient ? Ou c'était, comme a dit au début dans la déclaration
18 initiale du Procureur, il avait dit que Jelisic avait un pouvoir absolu de
19 faire ce qu'il veut avec les prisonniers ? Est-ce que vous pouvez
20 confirmer que c'était le pouvoir absolu de Jelisic ? Ou c’était les
21 ordres, comme l’ordre d’arrêter à la fin ?
22 Témoin A (interprétation). - Je ne sais pas, je ne sais pas s'il
23 y avait quelqu'un. Je n'ai pas entendu que quelqu'un lui avait donné des
24 ordres. Il n'en a pas parlé, il n'a pas dit qu'on lui avait donné des
25 ordres de tuer. Lui, il l'a fait tout simplement.
Page 137
1 M. Riad. – Des ordres n’est-ce pas ? Il a dit qu'il avait des
2 ordres d'arrêter
3 seulement ?
4 Témoin A (interprétation). – Non même pas. La seule occasion où
5 il avait dit qu'il fallait qu'il arrête, c'était la situation que j'ai
6 décrite tout à l'heure. Et c'est donc le seul moment pendant lequel
7 j'étais au camp quand il avait dit qu'il avait reçu l'ordre d'arrêter.
8 M. Riad. – Et après qu'il avait déclaré ça, effectivement il y a
9 eu un arrêt des exécutions ?
10 Témoin A (interprétation). – C’est lui même et lui seul qui
11 pourrait vous le dire car après, il y avait très peu d’autres personnes
12 qui étaient venues dans le camp. Nous qui étions dans le hangar, nous
13 avons pu entendre les tirs ; il y avait des gémissements, des cris, mais
14 nous n’avons rien vu.
15 Mais en revanche, on a poursuivi à maltraiter les gens, même lui
16 il avait pris le plaisir de faire subir les mauvais traitements à deux
17 prisonniers, dont les noms je ne voudrais pas les mentionner ici dans ce
18 prétoire, il avait essayé, d'après ce que l'un sur les deux nous a
19 raconté, avait même appelé les autorités croates pour assurer un échange,
20 pour une personne, pour un homme sur les deux dont je vous parle.
21 Et puis il y avait un autre détenu, il était également de
22 nationalité croate, d'après ce que nous avons pu entendre dire et d'après
23 ce que j'ai pu entendre dire, ce détenu qui a été battu à tel point que je
24 l'ai à peine reconnu, j'ai presque pas pu le reconnaître. Il m'avait dit
25 que l'accusé l'avait forcé de parler avec quelqu'un qui était représentant
Page 138
1 des autorités militaires croates, de lui demander de l'échanger.
2 Pendant qu'il avait parlé avec cette personne qui était membre
3 des autorités militaires croates, Jelisic lui donnait des coups avec
4 n'importe quoi qui était sous sa main, même avec un tuyau qu'on utilise
5 normalement, que les sapeurs-pompiers utilisent, avec des matraques
6 également, avec n'importe quoi qui lui tombait sous la main.
7 Eh bien comme d'après le détenu, d'après ce qu'il m'avait dit,
8 ils avaient de l'autre
9 côté échangé... ils avaient refusé l'échange possible, il avait continué à
10 le frapper et au moment où il s'est évanoui, on l'avait transporté jusqu'à
11 la porte du hangar, on l'a laissé à côté. On avait demandé les deux
12 détenus de venir et de le faire entrer parce qu'il s'agissait d'un homme
13 qu'on sortait pratiquement toutes les nuits et après il ne pouvait plus se
14 tenir debout, ni marcher.
15 L'autre détenu également a vécu pratiquement la même situation.
16 C'était terrifiant de les voir après. A mon avis, ce n'est pas un être
17 humain qui puisse se comporter de la manière, ce n'est qu'un animal ou
18 quelqu'un qui n'a aucun sentiment, qui n'a pas de coeur et qui tue, qui
19 tue froidement avec le plaisir.
20 M. Riad. - Vous parlez de Jelisic ?
21 Témoin A (interprétation). - Excusez-moi d'utiliser les mots
22 bruts comme ça, mais de toute façon je me dois de vous le dire.
23 M. le Président. - Maître Londrovic, vous voulez intervenir ?
24 M. Londrovic (interprétation). - Mes confrères et moi-même bien
25 évidemment comprenons parfaitement bien le témoin, mais nous prions le
Page 139
1 témoin A de ne pas vexer quand même l'accusé parce que de toute façon je
2 pense que d'utiliser des termes qu'il utilise comme "une bête", "un
3 animal" etc. pourraient être peut-être évités.
4 Témoin A (interprétation). - J'ai déjà dit que je m'en excusais,
5 que je m'excusais auprès des Juges, que je m'excusais auprès du bureau du
6 Procureur, mais il y a des moments où je n'arrive pas à utiliser d'autres
7 termes.
8 M. le Président. - Il y a une question de dignité, de
9 sensibilité. Le témoin ici a fait un long parcours pour venir expliquer
10 devant des Juges, il a pris énormément de risques, il a vécu des choses
11 que, fort heureusement pour vous, pour moi en tout cas, je n'ai pas vécu
12 et qu'on ne souhaiterait à personne de vivre.
13 Je crois qu'il faut peut-être comprendre qu'un certain nombre
14 d'expressions puissent lui échapper. C'est la première fois depuis cinq
15 ans qu'il se trouve en présence de l'accusé à côté de lui. Donc je crois
16 qu'il faut peut-être essayer de comprendre. Monsieur le Juge Riad, vous
17 pouvez continuer.
18 M. Riad. - Merci, Monsieur le Président.
19 Témoin A, à vous entendre décrire comment ces atrocités étaient
20 commises, je veux poser une seule question et vous n'avez pas besoin peut-
21 être de dire "comme une bête" etc. Mais est-ce qu'il avait du plaisir à
22 faire ça ? Parce qu'on peut tuer par ordre, on peut tuer et exécuter et on
23 peut se réjouir à massacrer. C'est ça que je voudrais que vous
24 m'expliquiez plutôt que de le décrire comme une bête, etc.. Les bêtes
25 parfois tuent pour manger seulement.
Page 140
1 Témoin A (interprétation). -Eh bien, ce que j'ai dit ici si vous
2 gardez le souvenir, c'est marqué dans ma déclaration. J'ai dit que la
3 première fois quand je suis sorti, quand j'étais dans ce groupe, quand
4 l'accusé avait tué sa victime, il avait dit : "Un Balija de moins".
5 Je pense que ce n'était pas le fait de tuer parce que qu'il y
6 avait un ordre, mais parce que qu'il y avait un plaisir de tuer, une haine
7 qu'il éprouvait à l'égard de mon peuple. Et cette victime aurait pu être
8 également un Musulman, ça aurait pu être n'importe quel Bosniaque de
9 confession catholique par exemple.
10 Je pense que c'était la haine, c'était le plaisir, c'était la
11 volonté à ce que les deux peuples, l'un et l'autre, soient exterminés
12 psychiquement et physiquement. Je suis d'avis que nous autres qui avons
13 survécu de ce groupe, qu'ils ont souhaité nous faire souffrir davantage,
14 de ressentir la douleur de voir les voisins, les ex-voisins, couchés par
15 terre, les corps sans vie, en sang, de transmettre tout cela aux gens qui
16 sont restés dans le hangar et ceci pour les déséquilibrer sur le plan
17 psychique, pour détruire la dignité des êtres, pour les humilier, pour
18 leur faire dire de supplier pour survivre.
19 Tout comme ultérieurement, dans d'autres camps où j'étais, on
20 nous avait proposé de changer nos noms, de changer notre confession, notre
21 religion, de ne plus être musulman, d'être serbe, d'êtres orthodoxe,
22 d'être... ce qu'on m'avait proposé, on a offert non seulement à moi cette
23 possibilité, on a offert cela aux autres, à ceux qui appartenaient au
24 peuple croate également.
25 Ils souhaitaient tout simplement..., ils souhaitaient nous
Page 141
1 détruire psychiquement et physiquement.
2 M. Riad. - S'il vous plaît, reposez-vous un peu.
3 Témoin A (interprétation). - Non, ce n'est pas la peine, je vais
4 continuer parce que plus tard, ça sera encore plus difficile. Je peux, je
5 peux. Mais j'en ai fini pour le moment. Si vous avez d'autres questions,
6 Monsieur le Juge, je vous en prie.
7 M. Riad. - Je ne sais pas si c'est vous qui avez dit ça ou le
8 Procureur dans son discours inaugural, que l'accusé Jelisic se ventait
9 qu'il pouvait apparemment massacrer 20 ou je ne sais pas combien avant son
10 café du matin. C'est vous qui avez dit ça ou c'est le Procureur ? Vous
11 avez entendu ça vous-même ?
12 Témoin A (interprétation). - Je ne le lui ai pas entendu dire
13 par lui personnellement, mais je l'ai entendu dire par d'autres détenus
14 qui étaient avec moi dans le camp.
15 M. Riad. - Simplement une dernière question. Vous avez dit vous-
16 même, je crois, que Jelisic affirmait que tous les Musulmans sont
17 coupables. De quoi exactement étaient-ils coupables ? Est-ce qu'il
18 expliquait leur culpabilité ?
19 Témoin A (interprétation). - Il n'expliquait pas de quoi nous
20 étions coupables, mais très simplement les Musulmans, tous les Musulmans
21 étaient coupables, ça c'était... qu'est-ce que je peux vous dire ? Parce
22 que nous étions Musulmans, parce que nous étions Musulmans. Il nous
23 qualifiait de "bande turque". Pourquoi ? A cause de quoi ? Moi, je suis né
24 en Bosnie, je suis un Musulman de Bosnie, je ne suis pas un Musulman de
25 Turquie.
Page 142
1 "Balija" : ce mot vient d'époques révolues. Ce mot remonte à...
2 je ne sais même pas quand, moi-même, il remonte à nos ancêtres, à nos
3 arrière-grands-pères, seuls nos arrière
4 grands-pères, peut-être, savent ce que voulait dire ce mot. En tout cas,
5 c'est ce que j'ai entendu dire à l'époque. A l'époque, cela voulait dire
6 "paysan riche", mais eux nous appelaient "Balija", "paysans" si vous
7 voulez.
8 Sur le territoire de l'ex-Yougoslavie, si vous vouliez offenser
9 quelqu'un, quelqu'un qui vivait en ville, il suffisait de lui dire
10 "paysan" et vous l'aviez offensé. En fait, ce mot Balija" peut se traduire
11 et se traduit d'ailleurs comme une insulte. Moi, en tout cas, je suis le
12 premier à considérer l'emploi de ce terme comme une insulte de la même
13 façon que je me considère insulté lorsqu'on me dit que je fais partie
14 d'une bande turque ou Dieu sait quoi d'autre, quand on crache sur ma mère
15 musulmane. Turc et Dieu sait quoi d'autre.
16 M. Riad. - Je vous remercie beaucoup, Témoin A.
17 M. le Président. - Merci, Monsieur le Juge Riad. Je me tourne
18 vers le Juge Rodrigues.
19 M. Rodrigues. - Merci, Monsieur le Président. J'ai seulement une
20 question.
21 Témoin A (interprétation). - Je vous prie de m'excuser.
22 M. le Président. - Témoin A, vous voulez qu'on arrête et qu'on
23 suspende cinq minutes ?
24 Témoin A (interprétation). - Non, non, non, poursuivez, je
25 continuerai.
Page 143
1 M. Rodrigues. - Je vais vous poser une question, Témoin A. Hier,
2 vous avez dit que, dans le camp de Luka, il y avait des chansons qui
3 disaient notamment que les Balijas allaient être exterminés. Vous vous
4 rappelez d'avoir dit ça ?
5 Témoin A (interprétation). - Excusez-moi, Monsieur le Juge,
6 peut-être y a-t-il eu une légère erreur d'interprétation. Ce que j'ai dit
7 hier, c'est que l'on pouvait entendre des chants et qu'on pouvait entendre
8 des slogans chetniks du genre : les Balijas, nous allons en finir avec
9 vous, vous exterminer".
10 C'était des chants qu'on entendait sur des cassettophones et qui
11 dataient de la
12 Deuxième Guerre mondiale, c'étaient des chants qui était chantés à
13 l'époque de la Deuxième Guerre mondiale par des seigneurs de guerre
14 chetniks qui se vantaient de tout ce qu'ils avaient fait au cours des
15 combats et Dieu sait quoi, mais en tout cas dans ces chants, les paroles
16 mettaient en valeur de façon très importante les Chetniks.
17 D'ailleurs, je vous prie de m'excuser, mais il y a une chose que
18 j'ai oubliée, même nous, nous étions forcés de chanter ces chants. Nous
19 recevions l'ordre de les chanter et s'il arrivait que l'on remarque que
20 l'un des détenus ne chantait pas, il se faisait frapper. Si un détenu
21 chantait trop bas, ne chantait pas assez fort, lui aussi, c'était la même
22 chose.
23 M. Rodrigues. - J'aimerais bien revenir à mes questions. Ces
24 chants que vous entendiez étaient chantés pour quelques personnes ou ils
25 étaient transmis par un haut-parleur, ils étaient dans une cassette
Page 144
1 enregistrée, comment cela se passait ?
2 Témoin A (interprétation). - On entendait ces chants diffusés
3 par des cassettes qu'ils avaient enregistrées avant la guerre dans ma
4 ville et eux chantaient. Je veux dire qu'ils essayaient de suivre le
5 rythme et de chanter en même temps que le chanteur qui chantait sur la
6 cassette.
7 Les paroles concernaient Draza Mihajlovic, un certain Sindelic
8 et Dieu sait quoi d'autres. Elles concernaient d'autres Chetniks, d'autres
9 tueurs de la Deuxième Guerre mondiale. Quand il y avait un silence, ils
10 criaient qu'il fallait tous nous éradiquer, nous supprimer, faire
11 disparaître la graine d'où nous venions, ce genre de choses.
12 Ils nous ont même fait entendre un chant bosniaque et, si je me
13 rappelle bien, c'était un chant chanté par un chanteur bosniaque musulman.
14 Eux savent comment il s'appelle, mais je donnerai simplement le titre de
15 cette chanson : la Bosnie en pleurs. Dans ce chant, il est question des
16 souffrances des habitants de la Bosnie-Herzégovine en général. C'est un
17 chant qui a été enregistré avant la guerre dans ma ville, mais la guerre
18 avait déjà commencé à Zvornik, à Bijeljina, à Sarajevo et dans d'autres
19 régions de la Bosnie-Herzégovine.
20 Au moment où ce chant était diffusé, ils faisaient attention à
21 ce que nous faisions, ils surveillaient pour voir si l'un d'entre nous
22 commençait à chanter les paroles, parce que c'était une chanson très
23 triste et, à ce moment-là, elle apparaissait d'autant plus triste que nous
24 voyions de nos yeux ce qui était en train de se passer et ce qui passait
25 dans notre ville depuis avant la guerre.
Page 145
1 Mais avant la guerre, nous n'étions pas tout à fait conscients
2 de ce qui se passait à Bijeljina, à Sarajevo, à Zvornik et dans d'autres
3 parties de la Bosnie-Herzégovine. C'est seulement lorsque nous nous sommes
4 rendus compte de nos yeux de ce qui passait que nous avons réellement pris
5 conscience de ce que nombre d'habitants avaient vécu avant nous. Donc, les
6 paroles de ce chant nous restent gravées dans le coeur et je crois
7 qu’elles resteront à jamais. Si quelqu'un entonnait cette chanson gare à
8 lui, il était tabassé jusqu'à l'inconscience et il le faisait
9 intentionnellement, c'était une façon de détruire notre psychisme. Cela
10 n'est pas arrivé une fois ou deux, c’est arrivé des dizaines de fois
11 qu'ils nous diffusent cette chanson.
12 M. Rodrigues. - Merci, Témoin A. Je n'ai plus de questions,
13 Monsieur le Président. Merci beaucoup.
14 M. le Président. – Merci Monsieur le Juge. J'aurais peu de
15 questions, je vous rassure, vous êtes fatigué. Peut-être une concernant ce
16 qui s’était passé avant votre captivité, juste avant que vous ayez été
17 pris.
18 Est-ce que vous aviez exercé des fonctions militaires où vous
19 n’ayez pas pris part particulièrement à une sorte de militantisme, n’ayez
20 pris part à une activité politique ou militaire quelconque ? Est-ce que
21 vous aviez joué un rôle ?
22 Témoin A (interprétation). – Non, Monsieur le Président. J'avais
23 été soldat dans les rangs de l’ex-armée populaire yougoslave avant la
24 guerre. J'avais fait mon service militaire. Si j'avais su, je ne l'aurais
25 jamais fait.
Page 146
1 C'est en 1981 que j'ai terminé mon service militaire. Avant la
2 guerre, je faisais
3 partie de ce qui existait à l'époque, à savoir le parti communiste de
4 l'époque, mais depuis trois ou quatre ans, je n'étais membre d'aucun
5 parti. Le parti ne m'intéressait pas tout simplement. J'avais ma famille,
6 j’avais d'autres occupations, d’autres problèmes, la politique ne
7 m'intéressait pas.
8 M. le Président. – Sur la vie au camp, non pas comment ça se
9 déroulait, mais est-ce qu’il y avait l’organisation d’un minimum
10 d'activités ? Est-ce qu'on vous rassemblait le matin ? Est-ce qu’on vous
11 tenait des discours un peu haineux et des discours un peu politiques ?
12 Est-ce qu’on vous occupait à quoi ? Ou est-ce que vous restiez dans le
13 hangar, dans l’entrepôt ou dans la station sans rien faire ? Est-ce qu'il
14 y avait un appel le matin ? On vous comptait ? Comment ça se passait ?
15 J'ai pas très bien compris, excusez-moi.
16 Témoin A (interprétation). - Pendant la période des assassinats,
17 jusqu'à ce que l’ordre ait été donné d'arrêter les tueries, il n’y avait
18 aucune liste de noms, comme je l'ai dit, et il n'y avait aucune activité,
19 hormis cette activité tellement malheureuse, à savoir que moi et ceux qui
20 avaient survécu avions l'obligation d'entasser les nôtres dans le camion.
21 D'ailleurs, il y en a qui n'ont pas été jetés dans le camion, mais dans la
22 rivière Save, d'autres ont été entassés en une espèce d'amas qui a été
23 jeté quelque part plus tard. Mais il n'y avait aucune activité à part
24 l'activité qui consiste à les écouter nous insulter, à écouter les coups,
25 à écouter les tortures, parce qu'ils pénétraient dans le hangar, nous
Page 147
1 étions assis sur le sol en béton, ils nous appelaient de toutes sortes de
2 noms que j'ai déjà cités : "bandes de Turcs" etc, etc. Ils insultaient nos
3 mères. Je ne vais pas me répéter davantage.
4 M. le Président. – Et ça n'est pas nécessaire. Quand on faisait
5 sortir quatre détenus, est-ce qu'il y en a, outre ceux qui bien sûr en
6 revenaient, est-ce qu'il y en a qui revenaient blessés ?
7 Témoin A (interprétation). - Non.
8 M. le Président. – C'est-à-dire... ou revenaient sans avoir été…
9 Témoin A (interprétation). – Non, enfin…
10 M. le Président. – Excusez-moi. Ma question est celle-ci : dans
11 le groupe des quatre qu'on sortait, est-ce que je me trompe si je dis que
12 ceux qu'on passait à tabac dehors étaient tués ? Ils étaient achevés ?
13 Témoin A (interprétation). - Je vais maintenant vous donner
14 l’exemple du groupe dont j'ai fait partie moi-même.
15 Quand je suis sorti moi aussi, nous avons été frappés, passés à
16 tabac tous les quatre. Mais les victimes qui étaient choisies pour être
17 tuées subissaient le même genre de mauvais traitements (insultes, coups)
18 et ensuite, on exigeait d'elles qu'elles se couchent sur le sol, on leur
19 plantait le genou dans le dos et on leur demandait de mettre la tête sur
20 la grille, on leur tirait dans le dos, on leur demandait de mettre la tête
21 sur la grille et on leur tirait dans la nuque. Et les autres étaient
22 frappés aussi.
23 Pendant qu'on emmenait les victimes, nous attendions. Nous
24 attendions pour savoir quelle serait la prochaine victime qui serait
25 choisie et nous pénétrions à nouveau dans le hangar. Mais s'agissant de
Page 148
1 blessures, il n'y a pas eu de blessures à l’arme à feu.
2 M. le Président. – On a l'impression que l'accusé dirigeait tout
3 sans aucun contrôle ni de supérieurs. Il y avait pourtant un commandant,
4 qui a changé d'ailleurs. Est-ce que ce camp, vous aviez l'impression qu’il
5 était connu ? Est-ce que vous avez eu le sentiment que la Croix-Rouge
6 aurait pu passer ? Ou est-ce que c’est un état, une sorte d’endroit que
7 personne ne connaissait ?
8 Témoin A (interprétation). – Qu’est-ce que je peux vous dire ?
9 Je ne crois pas. Il est possible, comme je l'ai déjà dit en répondant à
10 une question de votre collègue, Monsieur le Juge, je ne me rappelle pas
11 son nom. Il est possible que des personnes représentées sur des
12 photographies comme celle-ci (le témoin montre la photographie qu'il a sur
13 le pupitre) soient parties dans le monde. Peut-être que certaines de ces
14 photos ont été diffusées ailleurs dans le
15 monde et que cela ait exercé une pression sur eux.
16 C'est peut-être de là que vient cet ordre d'arrêter les
17 assassinats et les mauvais traitements, mais les mauvais traitements n'ont
18 pas cessé, seulement les assassinats. C'est peut-être pour cela que nous
19 avons été transférés au camp de Batkovic, pour éviter que les
20 organisations humanitaires internationales puissent nous trouver à Luka et
21 recueillir des dépositions. Bien que même à Batkovic, nous n'avions pas le
22 droit de parler. A Batkovic, moi je n'ai pas été interrogé et la Croix-
23 Rouge internationale ne m'a absolument pas trouvé, même à Batkovic, on m'a
24 seulement découvert en mai 1993 au camp de Bodoj.
25 M. le Président. - Je vous remercie. Je n'ai pas d'autres
Page 149
1 questions à vous poser, c'est terminé pour vous. Je voudrais simplement
2 vous laisser une dernière fois la parole. Est-ce qu'au milieu de tout ce
3 que vous avez dit, et sans rien répéter, ne répétez pas, avez-vous quelque
4 chose à ajouter, avez-vous envie de dire quelque chose au Tribunal ? Nous
5 n'avons plus de questions à vous poser et ce sera terminé pour vous.
6 Témoin A (interprétation). - Je ne sais pas, peut-être que je
7 pourrais poser une question, si c'est possible, je demande l'autorisation.
8 M. le Président. - Si c'est aux Juges, vous pouvez la poser.
9 Témoin A (interprétation). - Puisque l'accusé, selon ce que je
10 vois, n'a pas uniquement un défenseur, je vois ici un certain nombre de
11 messieurs, et je crois comprendre que deux d'entre eux viennent du
12 territoire occupé de la Bosnie-Herzégovine, j'aimerais donc demander,
13 parce qu'il est impossible que le Tribunal paie les services de trois
14 avocats, de trois défenseurs, j'aimerais demander aux défenseurs, et plus
15 précisément aux deux avocats qui viennent du territoire occupé en Bosnie-
16 Herzégovine, s'ils ont jamais réfléchi à l'origine de l'argent versé par
17 l'accusé ? Est-ce que, par hasard, dans cet argent, ne se trouverait pas
18 les 5.000 marks allemands qui m'ont été volés. Est-ce que d'autres sommes
19 volées à d'autres personnes ne figurent pas dans cet argent ?
20 M. le Président. - Témoin A, je ne peux pas, hélas, vous laisser
21 poser cette question. Si vous voulez, par votre témoignage, essayer de
22 concourir, ce que je crois est votre but aussi, en venant témoigner à un
23 monde qui soit meilleur, ce que nous espérons tous, il faut que vous
24 sachiez que ce monde meilleur est un monde civilisé et on ne peut répondre
25 à la barbarie que par la civilisation.
Page 150
1 Au nombre des principes de civilisation, il y en a un qui est
2 très important, c'est aussi le droit de défense. Un accusé n'est reconnu
3 coupable que le jour où la dernière journée de son procès est terminée.
4 Hélas, je ne peux pas laisser rentrer un débat autour de
5 l'argent. Les avocats sont là, ils ont une place aussi éminente que les
6 avocats de l'accusation. Et Dieu sait si je crois que tout le monde ici,
7 que ce soit dans le public, tous les acteurs à ce procès, peuvent
8 évidemment partager avec beaucoup de compassion ce que vous avez vécu,
9 mais nous, les Juges, nous ne sommes pas une commission d'enquête, nous
10 sommes des Juges, notre mission est de peser avec beaucoup de soin de ce
11 qui est du fait de l'accusé et ce qui n'est pas de son fait, c'est notre
12 tâche, elle n'est peut-être pas commode, mais dans cette tâche, tous les
13 participants au procès nous y aident, les avocats de l'accusation, et je
14 les salue, les avocats de la défense. Et croyez moi il font une tâche tout
15 aussi difficile que celle qui est accomplie par ceux qui leur font face.
16 Voilà pourquoi je vous décevrai peut-être, mais je ne peux pas rentrer
17 dans ce débat.
18 Je crois à présent si vous n'avez rien d'autre à ajouter, nous
19 allons vous dire que vous rentrerez maintenant chez vous. Vous êtes venu,
20 vous avez eu beaucoup de courage, nous vous saluons et vous
21 souhaitons...vous êtes jeune, nous vous souhaitons le reste de votre
22 existence plus heureux et plus serein.
23 Il y a des questions de mesures de protection, Monsieur le
24 greffier, peut-être on pourrait faire la pause, ce qui nous permettrait,
25 nous les Juges, de nous retirer, et si le témoin suivant est également à
Page 151
1 protéger, vous le ferez rentrer avant notre retour.
2 Nous reprendrons l'audience à 16 heures.
3 L’audience, suspendue à 15 heures 40, est reprise à 16 heures 10.
4 M. le Président. – L’audience est reprise. Introduisez l'accusé
5 s'il vous plaît.
6 (L'accusé est introduit dans le prétoire.)
7 Témoin B, vous m’entendez ? C’est le Président qui vous parle.
8 Vous restez debout quelques instants. Vous allez d'abord identifier votre
9 nom sur un papier, mais vous ne le prononcerez pas. L'huissier va vous le
10 tendre ce papier.
11 Vous l’avez, Monsieur l’Huissier ou Monsieur le Procureur ?
12 Vous vérifiez qu'il s'agit bien de votre identité.
13 Témoin B (interprétation). - Oui.
14 M. le Président. – Restez debout quelques instants, le temps de
15 prononcer votre serment sur une formule que va vous tendre l'huissier.
16 Allez-y, vous allez lire la formule.
17 Témoin B (interprétation). - Je déclare solennellement que je
18 dirai la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.
19 M. le Président. – Merci, Témoin B. Vous pouvez vous asseoir à
20 présent.
21 Vous êtes un témoin qui fait l'objet de mesures de protection.
22 Je m'explique : à la demande de l'accusation, du bureau du Procureur, on
23 vous a accordé bien sûr ces mesures. Cela veut dire que l’audience est
24 publique, vous pouvez parler sans crainte puisque ces mesures sont des
25 mesures qui feront en sorte que vous ne pourrez pas être reconnu ou
Page 152
1 identifié. Néanmoins, j’invite les parties à faire toujours très attention
2 à ce qu'aucun nom au cours de la déclaration, un nom, le vôtre ou celui
3 d’une autre personne ne soit pas diffusé.
4 Nous vous remercions d'être venu jusqu’à nous. Vous allez
5 recevoir les questions d'abord du Procureur. Il s'agit du procès intenté
6 contre Goran Jelisic, l'accusé qui est ici présent. Vous répondrez aux
7 questions du Procureur. Ensuite, vous répondrez aux questions des avocats
8 de Goran Jelisic et puis aux questions des Juges.
9 Monsieur le Procureur, c'est à vous.
10 M. Tocilovsky (interprétation). - Bonjour, Monsieur B.
11 (Le témoin fait signe de la tête.)
12 M. Tocilovsky (interprétation). – Puis-je vous poser d'abord des
13 questions de fond ? Quel âge avez-vous, Monsieur ?
14 Témoin B (interprétation). - Je suis né en 1946.
15 M. Tocilovsky (interprétation). - Je vais répéter ma question.
16 Monsieur, pouvez-vous nous dire quel âge vous avez ?
17 Témoin B (interprétation). - J'ai 53 ans.
18 M. Tocilovsky (interprétation). - Êtes-vous musulman ?
19 Témoin B (interprétation). - Oui.
20 M. Tocilovsky (interprétation). – Où résidiez-vous avant la
21 guerre ?
22 Témoin B (interprétation). - A Brcko, dans le hameau de Grcica,
23 un peu en dehors du centre-ville.
24 M. Tocilovsky (interprétation). – Monsieur B, pouvez-vous
25 raconter ce qui s'est passé pendant votre captivité dans le camp de Luka ?
Page 153
1 Témoin B (interprétation). - Je peux.
2 M. Tocilovsky (interprétation). – Y avez-vous été détenu ?
3 Témoin B (interprétation). - Oui. Je peux commencer ? Parler des
4 dates ?
5 M. Tocilovsky (interprétation). - Je vous en prie.
6 M. le Président. – Parlez simplement avec vos mots, parlez sans
7 crainte. Vous êtes devant des Juges, exprimez-vous comme vous le voulez.
8 Si vous oubliez quelque chose, ne vous faites pas de souci, le Procureur
9 soit vous interrompra, soit par grands pans, grands moments de votre
10 récit, reprendra les questions qui lui sont utiles de vous poser. Allez-y.
11 Témoin B (interprétation). - D'accord. J'étais chez moi jusqu'au
12 6 mai et le 6 mai, les soldats sont arrivés et nous ont emmené à Laser. Je
13 suis resté deux jours du 6 au 8 à Laser, et le 8, je suis arrivé en
14 autocar de Laser à Luka aux alentours de 13 heures 30,14 heures. Je suis
15 donc arrivé en autocar, j'ai vu que j'étais à Luka.
16 M. le Président. - Quel mois ?
17 Témoin B (interprétation). - Le 8 mai.
18 M. Tocilovsky (interprétation). - Puis-je vous interrompe
19 Monsieur B ?
20 Témoin B (interprétation). - Oui, absolument.
21 M. Tocilovsky (interprétation). - Avez-vous vu Goran Jelisic à
22 votre arrivée à Luka ?
23 Témoin B (interprétation). - Je suppose que Goran Jelisic était
24 à Laser le 6 mai, je l'ai reconnu le 8 mai à mon arrivée à Luka mais je
25 l'ai reconnu par la voix. Le 6 mai, il était là, il est arrivé le soir
Page 154
1 accompagné d'un certain Cupo et d'un autre garde encore.
2 M. Tocilovsky (interprétation). - Pourriez-vous nous expliquer
3 cela plus clairement ? Est-ce qu'il s'agissait de l'entreprise Laser ?
4 Témoin B (interprétation). - Oui, le restaurant.
5 M. Tocilovsky (interprétation). - Est-ce l'endroit où vous avez
6 vu Goran Jelisic pour la première fois ?
7 Témoin B (interprétation). - Je l'ai vu pour la première fois,
8 c'était le soir, il n'y avait pas beaucoup d'électricité et la lumière
9 n'était pas allumée dans le restaurant, mais le 8 mai, ce qui m'a le mieux
10 permis de le reconnaître, c'était sa voix. Je ne savais pas que c'était
11 Goran Jelisic, c'est par la voix, le 8 mai quand je l'ai vu de mes yeux,
12 que je l'ai reconnu.
13 M. Tocilovsky (interprétation). - Goran Jelisic s'est-il
14 présenté au restaurant Laser ou au camp de Luka ou aux deux endroits ?
15 Témoin B (interprétation). - Non, au restaurant Laser, il ne
16 s'est pas présenté. Moi
17 je suis entré chez Laser, il faisait sombre, ils ont commencé à crier :
18 "D'où il vient celui-là, comment se fait-il qu'un prisonnier soit au
19 restaurant". Ils ont commencé à frapper, à confisquer l'argent et les
20 papiers des gens. A plusieurs reprises, ils ont forcé deux ou trois
21 personnes à s'aligner le long du mur pour mieux les frapper et celui-là,
22 il riait. Ils s'insultaient les uns les autres, ils disaient : "Allez, ne
23 le frappe pas autant, moi aussi je veux le taper un petit peu", ils
24 s'amusaient comme ça.
25 Moi j'étais atterré. C'était la première fois que je voyais
Page 155
1 comment on frappait ces habitants, comment on leur volait leur argent. Et
2 il a dit à un garde : "Enlève la sécurité du fusil et vise-les". Et il lui
3 demandait de nous viser, nous, et c'est ce que le garde a fait.
4 M. Tocilovsky (interprétation). - Excusez-moi mais qui a dit
5 cela ?
6 Témoin B (interprétation). - Je crois que c'est Goran Jelisic,
7 c'était sa voix.
8 M. le Président. - Quand vous répondez, si ça ne vous dérange
9 pas, vous vous tournez vers les Juges. Merci.
10 (Le témoin s'exécute)
11 M. Tocilovsky (interprétation). - Vous rappelez-vous avoir
12 entendu Goran Jelisic se présenter ?
13 Témoin B (interprétation). - A Luka, il ne s'est pas présenté ou
14 plutôt chez Laser, il ne s'est pas présenté, mais à Luka, oui, il s'est
15 présenté. Quand nous sommes descendus de l'autocar, nous sommes tous
16 entrés dans le hangar, j'ai vu la porte du hangar ouverte et j'ai vu que
17 le hangar était à moitié rempli de personnes.
18 Alors la porte de l'autocar s'est ouverte, il y avait pas mal de
19 gardes devant l'autocar, ils nous ont donné l'ordre de descendre et de
20 rentrer dans le hangar. Au moment où nous rentrions dans le hangar, nous
21 avons vu sur la droite une grosse boîte, une caisse dans laquelle on
22 jetait les cartes d'identité, les permis de conduire, les papiers, les
23 passeports. Enfin c'est là qu'on jetait les papiers d'identité.
24 Et au moment où nous sommes descendus de l'autocar, on nous a
25 donné l'ordre de jeter nos papiers dans cette boîte. J'avais ma carte
Page 156
1 d'identité et je l'ai jetée à côté de la boîte, elle était déjà
2 complètement remplie et nous sommes rentrés. Quand tous ceux qui étaient à
3 bord de l'autocar, moi j'étais dans le deuxième autocar, je me souviens,
4 je suis arrivé à bord du deuxième autocar, et quand je suis entré dans le
5 hangar, les gens étaient serrés comme des sardines. Le hangar était
6 complètement plein.
7 Je me suis mis un peu sur la gauche et du côté droit, il y avait
8 une jeune fille qui était assise sur une chaise. Les gardes se tenaient de
9 chaque côté de la porte d'entrée du hangar, elle était assise sur une
10 chaise et j'ai vu qu'elle avait un sparadrap sur la poitrine. Et elle a
11 raconté que les Musulmans lui avaient coupé un sein, c'était une jeune
12 fille qui était très agréable à regarder et j'ai vu qu'elle avait ses deux
13 seins, mais elle disait que les Musulmans lui en avait coupé un et elle
14 disait : "Maintenant, qu'est-ce qu'on va faire avec vous".
15 Alors nous sommes sortis de l'autocar et Goran est arrivé et il
16 est rentré dans le hangar et il a vu que nous étions nombreux. Alors il a
17 souri et il a dit : "Oh, vous êtes nombreux ici". Et il a commencé à faire
18 ce qu'il avait à faire. Il a commencé à nous dire que nous n'avions rien à
19 faire à Brcko puisque c'était nous qui avions commencé la guerre. Nous
20 aurions souhaité la guerre, pas eux ; nous aurions été plein de haine,
21 voilà ce qu'il disait.
22 Et puis il a donné l'ordre aux gardes, non pardon, il s'est
23 présenté, il a dit : "Je veux que vous me connaissiez, je m'appelle Goran
24 Jelisic, surnommé Adolf. Vous allez me connaître très bien, je suis le
25 chef ici" et nous étions debout comme ça à l'écouter. Il a circulé un peu
Page 157
1 à gauche, à droite et un peu plus tard, il a dit à un garde : "Ramassez
2 tous les papiers d'identité". Les gardes ont ramassé les papiers
3 d’identité et les ont emportés de l'autre côté dans le bureau. Goran les a
4 suivis, cela a duré. Il n'est pas revenu.
5 Donc, certains gardes ont emporté les papiers d'identité,
6 d'autres sont restés à nous garder. Goran leur avait donné l'ordre de ne
7 laisser sortir personne. Nous savions que nous
8 étions prisonniers.
9 M. Tocilovsky (interprétation). – Puis-je vous interrompre,
10 Monsieur ?
11 Donc, vous avez dit très clairement que Goran Jelisic s'est
12 présenté en annonçant son surnom d'Adolf. Mais ma question suivante est
13 celle-ci : avez-vous vu des assassinats commis par Goran à Luka ?
14 Témoin B (interprétation). - Oui, j'en ai vu. J'y arriverai.
15 M. Tocilovsky (interprétation). - Pouvez-vous parler aux Juges
16 de ces assassinats ?
17 Témoin B (interprétation). - Oui. Eh bien, il faut que j'aille
18 dans l'ordre pour établir un lien. Donc, il s'est passé une heure et demi,
19 deux heures et Goran Jelisic est arrivé. Il portait… comment est-ce que je
20 peux appeler cela ? Une pile de cartes d'identité, de papiers d'identité
21 et, derrière lui, il y avait un garde qui portait aussi, je suppose, des
22 cartes d'identité et des passeports dans les mains.
23 Alors, il est arrivé et a commencé à lire. Il a dit : "Ceux dont
24 j'appelle le nom vont maintenant aller se faire abattre, aller se faire
25 fusiller". Donc, il disait qu'il allait lire à haute voix des noms et que
Page 158
1 celui dont le nom était appelé devait sortir. Et puis avec un petit
2 sourire, il a dit un peu plus tard : "En fait, n’ayez pas peur parce que
3 ceux dont j’appelle le nom vont rentrer chez eux". Alors, il a commencé à
4 feuilleter les papiers d'identité, il s’est écoulé environ une heure, et
5 vraiment ceux dont les noms avaient été appelés ont reçu une autorisation
6 et ont pu partir.
7 Mais plus tard, il y en a un qui est arrivé et qui avait deux
8 documents d'identité dans la main et il a lu le nom de deux personnes qui
9 n'étaient pas des habitants de Brcko. Zahirovic était leur nom de famille.
10 Je crois qu'ils n'étaient pas de Brcko en tout cas. Et il leur a demandé :
11 "Qu’est-ce que vous faites là tous les deux à Brcko" ? Et ces deux hommes
12 ont dit la vérité, à savoir qu’ils étaient venus rendre visite à des
13 membres de leur famille pour le 1er mai. Lui, a rétorqué : "Vous n’êtes
14 pas venu fêter le 1er mai, vous êtes venus sur l’ordre de
15 quelqu'un".
16 Bien sûr, il n'a pas précisé mais il a dit : "Vous êtes venus
17 ici selon le plan élaboré par quelqu'un". Eux ont répondu : "Non, nous
18 sommes venus fêter le 1er mai et nous avons été surpris par les combats.
19 Nous n'avons pas pu rentrer". Alors il les a appelés, il a dit leurs noms
20 et il leur a dit : "Puisque vous êtes venus fêter le 1er mai, vous allez
21 le fêter". Tous les deux ont reçu l'ordre de sortir et immédiatement lui a
22 dit : "Je veux trois hommes, trois volontaires".
23 Ils sont sortis, ils ont emporté le corps du premier, ensuite il
24 a encore appelé trois volontaires, trois autres qui sont sortis et ont
25 emporté le corps du deuxième. Je ne sais pas où ils ont été emmenés, mais
Page 159
1 tous les deux ont été tués à ce moment-là sur place.
2 Voilà, c'est comme ça qu'il leur a permis de fêter le 1er mai,
3 c'est ce qu'il leur a dit.
4 M. Tocilovsky (interprétation). – Est-ce que vous pourriez
5 décrire d'autres meurtres que vous avez vu commettre par Goran Jelisic
6 dans le camp ?
7 Témoin B (interprétation). - On sait bien qui tuait. Il en avait
8 déjà tué deux. La nuit arrivait, on tuait, il faisait sombre. Chaque fois,
9 il disait : "Trois volontaires ou quatre volontaires", mais en tout cas,
10 nous, mon tour n'était pas encore venu. Mais avant moi, les hommes les
11 plus jeunes, les plus courageux ont été sortis, et ce qui est important
12 c'est qu'on tuait. Et chaque fois qu'il venait chercher des hommes pour
13 emporter les cadavres, c'était Goran qui était là avec un revolver, près
14 de la grille où l’on tuait.
15 M. Tocilovsky (interprétation). - Pouvez-vous parler aux Juges
16 des meurtres commis le jour où vous avez fait le ménage, nettoyé le bureau
17 de Goran Jelisic ?
18 Témoin B (interprétation). - Oui. J'ai nettoyé. Un garde est
19 arrivé, tous les jeunes avaient toutes sortes de choses à faire. Moi
20 j'étais dans la force de l'âge et j'ai décidé de me faire connaître pour
21 aller nettoyer un hangar. Il y avait toutes sortes de choses, il fallait
22 qu'on nettoie tout très bien, on l'a fait. Un peu plus tard donc, je
23 sortais de ce hangar et donc, je suis sorti du hangar que j'avais nettoyé
24 et j'ai pris la direction du hangar dans lequel nous étions détenus
25 Eh bien, un garde m'a dit : "Toi, le vieux, est-ce que tu peux
Page 160
1 nettoyer ce bureau ?" Moi j'ai dit que je pouvais. Je suis entré dans ce
2 bureau. Et il y avait des vitres qui étaient brisées donc, du verre sur le
3 sol. Ils avaient bu des bouteilles de quelque chose qui étaient là, à
4 moitié cassées. Ils avait mangé du rôti, donc il y avait tous ces restes
5 qui se trouvaient là et j'ai commencé à faire le ménage, quand j'ai
6 entendu la voix de Goran. J'ai pris peur, je me suis pressé, je me suis
7 dépêché pour finir ce nettoyage de façon à revenir en sécurité dans mon
8 hangar.
9 Quelques minutes se sont écoulées, j'ai fini mon travail. J'ai
10 mis ma veste sur quelque chose qui ressortait de la grille, je pense que
11 c'était un panneau de circulation qui interdisait le parking, mais c'est
12 là en tout cas que j'ai mis ma veste qui me tenait chaud.
13 M. Tocilovsky (interprétation). - Est-ce que je puis vous
14 interrompre, Témoin B ?
15 J’aimerai l'aide de l'huissier, Monsieur le Président, pour
16 remettre au témoin une pièce à conviction de l’accusation.
17 Témoin B (interprétation). – Oui, si vous voulez. C'est une
18 photo, je pourrais vous montrer où cela s'est passé.
19 M. Abtahi. – J’ai la pièce 6. La pièce précédente, c’est-à-dire
20 le nom, c'est la pièce 5.
21 M. Tocilovsky (interprétation). – Témoin B, est-ce que nous
22 n'avons pas eu l'occasion de discuter déjà de cette photographie ? Et lors
23 de cette discussion, n'avez-vous pas porté certaines indications sur cette
24 photographie que vous avez à présent sous les yeux ?
25 Témoin B (interprétation). – Eh bien, c'est une photo que j'ai
Page 161
1 déjà vue, oui. Ca, c'est la grille d’évacuation. Il y a le panneau
2 normalement de circulation ici, mais on ne le voit pas. Ici, c'est le
3 bord. Et moi, j'avais nettoyé derrière. Il y a un bureau qui est derrière,
4 là où vous voyez le pilier, et il faisait sombre. Moi je suis sorti de cet
5 endroit là, je me suis arrêté là où il y a la flèche et Goran est rentré
6 dans le hangar, il avait emmené avec lui un jeune homme,
7 il était brun. Moi je me suis donc arrêté jusqu'à cet endroit, là où il y
8 a la flèche, le pilier, et lui il m'avait demandé d'où je venais, alors
9 que moi, tout d'un coup, j'étais bouche bée, je ne pouvais plus rien dire
10 tellement j'avais peur. Je lui ai fait signe, j'ai dit que j'avais nettoyé
11 le bureau et lui m'a dit : "Reste là où tu es". Cet endroit-là, c'est
12 celui que je montre, c'est la grille.
13 M. Tocilovsky (interprétation). - Témoin B, s'il vous plaît,
14 êtes vous en train de faire référence au point X4, c'est bien ce point-ci
15 dont vous parlez ?
16 Témoin B (interprétation). - Oui, tout à fait, là on voit mieux,
17 c'était le panneau. J'ai tout simplement tendu le bras et je lui ai dit
18 qu'effectivement j'étais dans le bureau et que je l'ai nettoyé. Il m'a
19 demandé de me tenir debout, de ne pas bouger, il avait emmené un jeune
20 homme et il se dirigeait vers cette grille que vous voyez sur la photo. Il
21 avait ordonné au jeune homme de s'agenouiller et de poser la tête sur le
22 bord. Ici on ne voit pas très clairement le bord, juste à côté de la
23 grille. Le jeune homme l'a fait, ensuite Goran était derrière lui et il a
24 tiré deux fois dans sa nuque, et c'est la première fois que j'ai vu un
25 meurtre. Et puis le corps s'est écroulé et il a été couché sur le ventre.
Page 162
1 Ensuite Goran a crié : "Les trois bénévoles, je demande les
2 trois bénévoles", il criait très fort, il parlait très fort. Les
3 volontaires sont sortis et ils ont ramassé le cadavre. Il y avait les
4 trois volontaires qui ont pris le cadavre par les pieds et par les mains.
5 Et il avait ordonné de porter le corps derrière la maison et chaque garde
6 voyait ce qui se passait parce qu'on jetait les corps l'un sur l'autre,
7 les corps sans vie. J'ai vu de mes yeux comment ils ont porté ce corps
8 sans vie.
9 Il m'avait un fois de plus ordonné de ne pas bouger et je suis
10 resté sans bouger effectivement, je n'avais pratiquement pas de voix, je
11 transpirais, j'étais tout mouillé, c'est la première fois que je voyais
12 quelqu'un tuer une personne, le jeune homme.
13 Ensuite j'ai vu qu'il avait emmené un autre jeune homme, un
14 blond grand, et il avait fait exactement la même chose. Il lui avait une
15 fois de plus demandé de s'agenouiller,
16 également de placer le front sur le bord, et ce jeune homme se débattait,
17 il ne voulait pas le faire et il a commencé à l'insulter, à l'injurier. Il
18 lui avait ordonné une fois de plus de mettre sa tête, de la poser comme il
19 l'avait demandé, alors il l'a pris par le cou, il avait donc poussé sa
20 tête et son front contre le bord et c'est avec le pied qu'il le soutenait
21 et ensuite il a tiré, et le jeune homme s'est écroulé, et encore une fois
22 il a appelé les trois volontaires. Les trois volontaires sont sortis du
23 hangar, ils ont répété les même gestes, ils ont porté le corps sans vie
24 derrière un débarras.
25 Moi-même, je suis resté encore un fois sans bouger. Il m'avait
Page 163
1 posé la question, qu'est-ce que j'avais fait moi ? Je ne parlais pas parce
2 que je n'avais plus de voix. Je répondais par la tête et par les mains, je
3 n'avais plus de voix, je sentais qu'il y avait quelque chose qui
4 m'étouffait, j'étais complètement mouillé, je transpirais à tel point.
5 Ensuite, il est allé voir ce que j'ai fait dans le bureau.
6 Heureusement, j'avais bien nettoyé le bureau, et il a souri et il a dit :
7 "Tu as bien fait ton travail, tu as vraiment bien travaillé, tu ne vas pas
8 être tué. Si tu n'avais pas bien nettoyé le bureau, à ce moment-là, tu
9 aurais été le troisième". Et j'aurais été probablement le troisième, je ne
10 savais même pas à qui appartenait ce bureau, mais de toute façon je l'ai
11 fait. Ensuite il m'a demandé de rentrer dans le hangar et il m'a dit que
12 je ne serais pas tué.
13 M. Tocilovsky (interprétation). - Goran Jelisic a-t-il fait des
14 commentaires à propos de ces exécutions ? Est-ce qu'il vous a demandé si
15 vous auriez été capable de faire la même chose ?
16 Témoin B (interprétation). - Oui. C'était le 9 mai et c'était
17 tôt le matin vers 7 heures et demie à 8 heures. Il avait emmené un homme
18 assez grand, costaud, il faisait 100 kilos, peut-être même 120 kilos, il
19 avait des joues toutes rouges. Il l'avait fait rentrer dans le hangar et
20 je vois que le sang... il y avait son oreille droite qui était coupée. Cet
21 homme portait dans la main droite son oreille, je voyais qu'il avait un
22 mouchoir également dans la main
23 gauche et qu'il s'essuyait du sang. On nous a demandé de nous lever, nous
24 étions tous autour du hangar, enfin du mur, et il a dit à cet homme, je
25 vais donc dire ce qu'il avait dit : "Accroupis-toi." Donc il l'a fait, il
Page 164
1 s'était tourné vers nous. Cet homme s'est accroupi et puis le sang coulait
2 et il tenait, je le répète encore une fois, l'oreille dans sa main.
3 Eh bien, je me suis dit : "Mon Dieu, est-il possible que quelque
4 chose de pareil se produise, que quelqu'un tienne sa propre oreille comme
5 ça dans la main", avec le sang qui coulait.
6 Il savait que les Musulmans étaient les plus nombreux, il s'est
7 adressé à nous, il a dit : "Mes frères, les Musulmans et s'il y a des
8 Croates également, je vous demande de me tuer plutôt que ce criminel me
9 tue". Goran m'a donné le revolver, ensuite nous nous sommes passé ce
10 revolver l'un l'autre. Il a demandé qui va le tuer, alors que personne de
11 nous n'avait le courage de prendre ce revolver et de tuer.
12 Ensuite, lui, il s'est adressé à nous, il a dit : "Vous n'êtes
13 pas des hommes, vous n'êtes pas un peuple, qu'est-ce que c'est que de tuer
14 un homme ?" Il y avait un garde avec Goran, il avait un sabre qui était
15 plus long d'un mètre, il n'était pas très grand, plutôt petit, mais
16 c'était un garde. Au moment où Goran avait compris que personne de nous
17 n'allait le tuer, l'homme disait : "Je vous supplie, tuez-moi". Personne
18 de nous ne le faisait. Goran avait ordonné : "Mettez-vous debout" et il
19 lui a dit également "Mettez-vous debout" et quand il s'est arrêté à côté
20 de la porte, juste pour sortir, il avait donc fait donner un coup de sabre
21 dans le dos de cet homme.
22 Je ne sais pas si c'est le coup qu'il avait reçu ou la terreur
23 qu'il avait subi, parce que probablement il ne se rendait pas compte qu'il
24 allait subir ce coup, mais quelques secondes sont passées, il a traversé
25 la route, il est allé dans la direction de cette grille et il a été tué.
Page 165
1 Goran a demandé les quatre volontaires parce qu'il s'agissait
2 d'une personne, comme je l'ai dit, assez costaud, il avait beaucoup de
3 kilos et les volontaires sont sortis et ont
4 pris le corps et qui l'ont mis sur la pile. C'était la neuvième victime,
5 la victime dont j'ai parlé, la personne qui malheureusement a subi des
6 épreuves auparavant, puisque même son oreille a été coupée.
7 M. Tocilovsky (interprétation). - Permettez-moi de vous poser
8 d'autres questions relatives à cet incident qui s'est déroulé dans le
9 bureau de Goran Jelisic. Vous dites que vous vous trouviez à côté de ce
10 poste de signalisation. Après avoir exécuté ces détenus, est-ce que qu'il
11 a exprimé quel étaient ses sentiments vis-à-vis des exécutions auxquelles
12 il venait de se livrer ?
13 Témoin B (interprétation). - Vous me posez la question : quel
14 était son comportement ? Je pense qu'il l'a fait en ressentant un certain
15 plaisir, mais il avait une force, il se considérait comme le bon Dieu. Il
16 a même dit : "Mais qu'est-ce que c'est de tuer un homme ? C'est rien !" Il
17 se considérait comme le plus grand, le plus puissant dans le monde, mais
18 effectivement, à Brcko, il était le plus puissant.
19 Car sinon, je ne comprends pas. C'était un jeune homme, un bel
20 homme. Comment faire sinon ? Mais il a tué. Il tuait.
21 M. Tocilovsky (interprétation). - Goran Jelisic vous a-t-il
22 demandé si vous étiez capable de faire la même chose que ce qu'il venait
23 de faire ?
24 Témoin B (interprétation). - Oui, mais comment tuer ? Je ne
25 pouvais même pas parler. Si il avait proposé qu'on prenne le revolver, il
Page 166
1 nous a donné le revolver, il a dit : "Il vous supplie, c'est votre homme,
2 vous pouvez le tuer" mais comment tuer ? qui ? Il n'en est pas coupable ?
3 Je ne peux même pas marcher sur une fourmi, comment voulez-vous que je tue
4 un homme ?
5 M. Tocilovsky (interprétation). - Cette question, il vous l'a
6 posée également dans son bureau après que plusieurs personnes aient été
7 exécutées au-dessus de la grille d'évacuation ? Est-ce qu'il vous a
8 demandé pourquoi vous étiez si terrifié ? Qu'a-t-il dit ?
9 Témoin B (interprétation). - Il nous a posé la question :
10 "Comment vous êtes ? Quel genre d'homme êtes-vous ? Vous n'osez pas
11 frapper les gens, vous ne pouvez pas tuer comme nous, nous pouvons le
12 faire", mais nous, on se taisait, on ne disait rien. Tout ce que je viens
13 de vous dire, mais comment voulez-vous... tuer..
14 Je peux bien évidemment ne pas aimer quelqu'un, je peux haïr
15 quelqu'un, mais pas tuer, alors que lui, peut-être, il le faisait avec
16 plaisir, je ne sais pas. C'était un jeune homme, je ne sais pas, je ne
17 peux pas comprendre.
18 M. Tocilovsky (interprétation). - A ce moment-là, n'a-t-il pas
19 dit qu'il était agréable de tuer des gens ?
20 Témoin B (interprétation). - Oui, il l'a dit, il a dit que
21 c'était bien, que c'était agréable de tuer. Il a dit : "Vous, vous n'osez
22 pas", il nous a même dit que c'est nous les Musulmans qui avons voulu la
23 guerre alors que nous, on n'a jamais voulu la guerre. Pourquoi voulez-
24 vous... que soi-disant, c'est nous qui avons commencé cette guerre, c'est
25 ce qu'ils nous ont dit alors qu'on sait très bien qui avait commencé la
Page 167
1 guerre.
2 M. Tocilovsky (interprétation). - Témoin B, Goran Jelisic a-t-il
3 dit combien de Musulmans il avait tué ? Est-ce que qu'il a avancé des
4 chiffres ?
5 Témoin B (interprétation). - Non. Il avait pas parlé de
6 chiffres. Il rentrait dans le hangar, il me faisait un appel, il disait :
7 "Toi, et toi, et toi". En général, c'était les jeunes hommes. Parfois il
8 avait appelé un certain nombre de gens, je ne les connaissais pas, je ne
9 sais pas d'où ils venaient, il avait demandé si ces gens-là se trouvaient
10 dans le camp.
11 Nous, on disait qu'on ne savait pas parce que qu'on ne savait
12 pas qui était dans le camp, mais lui, il savait probablement qui il
13 cherchait. Nous, on était complètement impuissants on ne pouvait rien
14 faire.
15 M. Tocilovsky (interprétation). - Est-ce qu'il a avancé un
16 chiffre ? Est-ce qu'il a dit combien de Musulmans il aimerait pouvoir
17 tuer ? Est-ce qu'il s'est fixé un chiffre qu'il voulait
18 atteindre ?
19 Témoin B (interprétation). - Oui, chaque fois quand il est
20 rentré, il était gai. Il était un petit peu saoul, pas tout à fait. Il
21 avait dit : "J'ai tué tant et tant". Une fois, il avait dit 76 ou 78. Ce
22 sont les deux chiffres que j'ai retenu. Je ne peux pas vous vous préciser
23 exactement, mais il a parlé de deux chiffres : 76 ou 86.
24 Ensuite il a dit qu'il n'est pas encore arrivé au chiffre auquel
25 il voulait arriver. Mais je ne sais pas quel était ce chiffre auquel il
Page 168
1 avait pensé.
2 M. Tocilovsky (interprétation). - Témoin B. Pourriez-vous
3 expliquer aux Juges ce qui est arrivé à Smail Ribic à Luka et pourriez-
4 vous nous dire qui était cet homme ?
5 Témoin B (interprétation). - Smail Ribic était à mon avis le
6 secrétaire de la mairie de Brcko. Je pense que Smail était le suppléant du
7 maire, mais je ne suis pas sûr. Si vous voulez je peux vous raconter ce
8 qui s'était passé. Est-ce que je peux ?
9 M. le Président. - Allez-y, sauf si vous avez des questions plus
10 précises. Sinon faites votre récit, Témoin B, comme vous le souhaitez.
11 N'ayez crainte, le Procureur vous posera les questions et vous interrompra
12 s'il le juge bon. Allez-y et tournez-vous vers les Juges. Merci.
13 Témoin B (interprétation). - Eh bien, il était dans sa voiture,
14 il a pris Smail et Sabin, un Serbe, un autre homme. Je ne le savais pas,
15 mais c'est mon voisin qui m'a dit que c'était un Serbe parce que c'est un
16 voisin qui le connaissait et qui était à côté de lui.
17 Eh bien, ce Serbe voulait transporter ou conduire Smail jusqu'à
18 l'Allemagne parce que c'était un ami à lui. On l'avait arrêté à Bijeljina,
19 Smail, et Goran avait pris les deux. J'ai tout de suite reconnu bien
20 évidemment Smail parce que je l'ai vu à Brcko. Il y avait une assemblée
21 qui était organisée et j'ai tout de suite reconnu Smail.
22 Eh bien, ils sont descendus de la voiture, ils se tenaient par
23 la main, il est entré dans le hangar, et pour présenter un Musulman et un
24 Serbe, comment ils sont ensemble et comment ils s'aiment bien, ils les ont
25 battus, ils les ont frappés.
Page 169
1 M. Tocilovsky (interprétation). - A qui pensez-vous lorsque vous
2 dites "il", vous pensez à Goran Jelisic ?
3 Témoin B (interprétation). - Oui, je parle de Goran Jelisic.
4 M. Tocilovsky (interprétation). - Poursuivez, s'il vous plaît.
5 Témoin B (interprétation). - Eh bien, il a dit : "Regarde,
6 comment le Serbe et le Musulman peuvent-ils s'aimer. Nous les avons
7 frappés, nous avons fait n'importe quoi, mais on n'a jamais réussi à les
8 séparer. A tel point ils s'aiment bien."
9 Voilà, je les ai emmenés à Luka pour les voir et Smail était le
10 premier effectivement qui est descendu de la voiture. Effectivement, j'ai
11 vu qu'ils se tenaient par la main tous les deux et rentraient à peine dans
12 le hangar à tel point ils étaient épuisés. Et tout de suite à droite du
13 hangar, j'étais à droite du hangar et j'ai vu qu'ils marchaient très
14 difficilement.
15 Donc il les a mis dans un angle et ils se sont écroulés tous les
16 deux par terre. Goran est parti dans son bureau. Il y avait les gardes qui
17 les ont frappés, on leur a donné des coups de pied, de poing. Et puis il y
18 avait mon voisin qui était à côté de moi et qui avait connu ce Serbe et
19 qu'il le connaissait. Il m'avait dit à moi : "C'est un Serbe, est-ce que
20 tu reconnais l'autre ?", moi j'ai dit : "oui", et puis le jeune homme, il
21 tremblait. J'ai dit : "Mon enfant, sois sage, essaie de te maîtriser et de
22 te calmer".
23 Eh bien ce Serbe avait demandé de l'eau, il avait soif. Eh bien
24 il y en a un qui avait apporté un seau plein d'eau, et il portait ce seau
25 rempli d'eau et puis ce pauvre homme attendait de boire l'eau. Mais le
Page 170
1 garde qui avait ramené ce seau rempli d'eau avait jeté toute l'eau sur les
2 deux personnes, sur ce Serbe avec le Musulman qui était avec lui. Il a
3 dit : "Voilà, vous pouvez boire de l'eau, je vous ai apporté de l'eau,
4 vous en avez assez".
5 Ensuite, il y en avait d'autres qui sont arrivés, les gardes,
6 Goran également, chacun à son tour qui frappait ces deux hommes. Ils ne
7 pouvaient pas supporter probablement qu'il y avait un Serbe et un Musulman
8 qui s'aimaient à ce point-là.
9 Le soir, c'était à 7 heures...jusqu'à 7 heures et demie; entre
10 2 heures et 7 heures et demie, on les a frappés à tour de rôle. Ils ne
11 pouvaient véritablement même pas boire de l'eau, ils étaient mouillés tous
12 les deux. Moi, j'étais dans une autre partie du hangar, dans l'autre
13 partie enfin dans un autre compartiment, il n'y a pas de photo, je ne peux
14 pas vous montrer où j'étais, mais si vous voulez, vous pouvez me la
15 montrer.
16 M. Tocilovsky (interprétation). - Témoin B, qu'est-il advenu de
17 ces deux hommes ?
18 Témoin B (interprétation). - Eh bien, à 7 heures et demie,
19 8 heures du soir, c'est à peu près que je vous donne l'heure parce qu'on
20 n'avait pas de montre, on ne savait pas. On a d'abord tué le Serbe et
21 ensuite le Musulman. Il y avait les deux volontaires qui les ont sortis,
22 qui ont sorti les corps sans vie et les autres volontaires devaient
23 apporter de l'eau pour nettoyer du sang.
24 C'est le même hangar, mais il y avait une cloison par rapport à
25 l'endroit où je me trouvais. J'ai vu qu'il y avait un canal également et
Page 171
1 je voyais que le sang s'écoulait de ce côté-là. J'ai pris un balai et puis
2 j'ai essayé de nettoyer et il y avait d'autres qui apportaient les seaux
3 remplis d'eau pour nettoyer pour qu'on ne voie pas les traces. Mais les
4 deux ont été tués. Eh bien, il a dit : "Si je peux tuer un Serbe, à ce
5 moment-là, vous autres les Musulmans, qu'est-ce que vous êtes ? Vous
6 n'êtes aucun peuple, si moi je pouvais tuer mon Serbe, à ce moment-là, il
7 faut vous tuer vous tous".
8 M. Tocilovsky (interprétation). – Témoin B, est-ce que vous avez
9 dû transporter des cadavres dans le camp de Luka ?
10 Témoin B (interprétation). - Oui.
11 M. Tocilovsky (interprétation). – Lors du transport de ces
12 cadavres, avez-vous eu l'occasion de voir des piles de corps entassés ? Et
13 si c'est le cas, où se trouvaient ces corps entassés les uns sur les
14 autres ? Et combien de corps y avait-il ?
15 Témoin B (interprétation). - Oui, je peux vous raconter. Il y
16 avait plein de détenus qui ont été obligés de transporter les cadavres.
17 Les autres également étaient terrifiés, et puis moi aussi. Je me suis
18 dit : "Bon, moi aussi, il faut que je fasse quelque chose et j'ai été un
19 des volontaires avec deux autres personnes".
20 Nous nous sommes approchés de cette grille d’évacuation
21 métallique et puis Goran était là. Moi j'ai pris par les pieds le cadavre,
22 l'autre par les mains et j'ai demandé aux gardes où il fallait que je
23 transporte le cadavre. Une trentaine de mètres à peu près. Et comme
24 c'était quand même du poids, et c'était lourd nous avons senti cette
25 lourdeur en le portant et nous nous sommes donc rapprochés d'un débarras.
Page 172
1 Et puis j’ai vu dix, ou quinze peut-être, cadavres qui étaient
2 entassés, je ne peux pas dire exactement. Mais j'avais déjà gardé les
3 pieds du cadavre et le garde nous a dit qu'il était indispensable de
4 balancer un petit peu l’homme avant de le jeter sur cette pile. Je pense
5 qu'il y en avait une dizaine, une quinzaine à peu près de personnes qui
6 étaient entassées sur la pile.
7 M. Tocilovsky (interprétation). – Savez-vous comment les corps
8 étaient emmenés hors du camp ?
9 Témoin B (interprétation). – Oui, il y avait des camions dans la
10 nuit. Mais je ne sais pas, je n'y étais pas, ceux qui sortaient la nuit le
11 savent. Les cadavres étaient montés dans les camions. Je ne sais pas où il
12 les avaient transportés, mais je sais que c'est la nuit que nous avons
13 entendu les bruits des camions ; c'étaient les camions de Bimex.
14 M. Tocilovsky (interprétation). - Avez-vous vu Goran Jelisic en
15 ces occasions où vous avez dû transporter des cadavres ?
16 Témoin B (interprétation). - Oui, je l’ai vu. J'ai transporté
17 les quatre cadavres. Le premier cadavre, quand je l'ai transporté Goran
18 était là. Il était debout, il n'avait peur de rien, il était le chef, le
19 grand chef. Ensuite, il y avait un deuxième cadavre que j’ai transporté.
20 Il y avait ce débarras et derrière, cette étable, ce débarras où nous
21 avons transporté les corps.
22 Ensuite, j'ai porté un cadavre également sur le rail derrière le
23 hangar. Il y avait cinq ou six personnes qui étaient déjà sur la pile et
24 j'ai vu que leurs têtes étaient posées sur les rails, alors que c'était un
25 rail qui a été utilisé par les trains.
Page 173
1 Et le quatrième cadavre, une fois de plus, je l’ai transporté
2 vers le rail et j’ai vu trois ou quatre personnes. Il y avait un cadavre
3 qui était en pyjama, il a dû être à l'hôpital et le garde m'avait demandé
4 de poser sa tête sur le rail alors que moi j'ai rétorqué : "Mais pourquoi
5 sur le rail ?". Alors le garde m'avait dit : "Pourquoi tu me poses la
6 question ? C'est l'oreiller pour le cadavre". Et nous, nous l'avons fait.
7 Alors que j'ai vu qu'il y avait un corps qui n'était pas
8 complètement sans vie, ça je sentais qu'il y avait encore de la vie dans
9 ce corps, mais nous avons été obligés d'agir et nous étions quatre à ce
10 moment-là. Et nous avons posé ce corps et sa tête sur le rail. Les trois
11 autres étaient plus jeunes, ils se dépêchaient pour rentrer dans le
12 hangar, alors que le garde m'avait dit : "Toi, tu es le dernier. Donc, tu
13 n’as qu’à rester". Et moi, je me suis dit : "Bon, maintenant c'est à mon
14 tour". Mais lui, en revanche, il m'a dit : "Prends le balai, prends le
15 seau et tu vas nettoyer tout l'espace entre la grille et le rail".
16 J'avais rempli trois ou quatre seaux parce que j'ai aperçu
17 Goran. Il était du côté de la grille et je nettoyais. Au moment où j'ai
18 terminé à nettoyer tout ça, le garde s'est approché de moi, il a dit :
19 "Surtout fais le bien. Je ne veux pas voir une trace de sang". Et j'étais
20 obligé de le faire. Au moment où il m'a dit que j'ai bien nettoyé, j'ai vu
21 les trois volontaires qui avaient ramené un autre cadavre, et justement en
22 traversant l'endroit que j'avais déjà nettoyé. Et j'ai dit au garde :
23 "Mais vous voyez ! Moi j’ai déjà nettoyé alors qu'il y a encore le sang
24 qui s'écoule". Et le garde m’avait rétorqué, il a dit : "Surtout, tais-
25 toi, ne dis rien, il y a quelqu'un d'autre qui passera et qui va
Page 174
1 nettoyer".
2 M. Tocilovsky (interprétation). – Témoin B, comment deviez-vous
3 vous comporter lorsque vous transportiez des cadavres sur l’ordre de Goran
4 Jelisic ?
5 Témoin B (interprétation). - C'est très difficile de décrire. On
6 a été obligé de travailler. Moi, je priais Dieu d'être tué parce que je ne
7 pouvais plus regarder, je ne pouvais plus supporter, je ne pouvais plus
8 regarder ça. Mais on était obligé. On a plus peur. On a été obligé de
9 transporter les cadavres, on a été obligé de faire tout ce qu’on nous a
10 ordonné.
11 Je n'avais plus peur, j’ai perdu ce sentiment de peur. J'étais
12 couché auprès de ces cadavres. Quand tu es obligé, alors tout d'un coup il
13 y a quelque chose qui se passe. On se dit : "Bon, mais il n'y a aucune vie
14 devant moi, je ne rentrerai plus jamais dans ma famille. C'est terminé.
15 C'est fini".
16 M. Tocilovsky (interprétation). - Avant de poser la question
17 suivante, je voudrais simplement vous rappeler que vous ne devez pas citer
18 des noms qui pourraient permettre votre identification. Je vous demande de
19 ne pas oublier ceci.
20 Ma question est la suivante : savez-vous si, au cours de
21 certains incidents, des cadavres ont été lancés dans la rivière Save ?
22 Témoin B (interprétation). - Tous ceux qui ont été emportés sur
23 le chemin de fer, ils étaient jetés dans la rivière Save. Un de mes
24 voisins avait emporté comme ça une victime et qui a été jetée dans la
25 rivière. Tous ceux qui étaient sur le rail et qui étaient derrière le
Page 175
1 hangar, c'est la Save qui avait emporté leur corps.
2 Ceux qui les ont jetés, ils le savent. C'est là où ils les ont
3 chargés, oui, ils les ont jetés. Il y a beaucoup de corps que la rivière
4 Save a emporté. C'étaient les volontaires qui les jetaient dans la nuit.
5 Mais, moi, je n'y étais pas.
6 M. Tocilovsky (interprétation). - Goran Jelisic, avait-il une
7 quelconque autorité sur les autres personnes qui travaillaient dans le
8 camp et sur tous les détenus qui se trouvaient à Luka ?
9 Témoin B (interprétation). - Il était le plus puissant et,
10 croyez-moi, tous les Serbes avaient peur de lui. Il était très grand, le
11 plus puissant à cette époque-là. Les soldats avaient
12 peur de lui. Il était quelqu'un de très important, le principal, le chef.
13 M. Tocilovsky (interprétation). - Monsieur B, pourriez-vous
14 expliquer aux Juges de quelle façon et dans quelles circonstances un terme
15 a été mis aux exécutions qui étaient perpétrées dans le camp ?
16 Témoin B (interprétation). - Un matin, le jour s'est levé et
17 nous nous sommes demandés quel serait notre sort dans cette journée. Goran
18 est entré dans le hangar avec un capitaine, c'était un Monténégrin d'après
19 ce qu'on a entendu dire. Goran portait dans ses mains un papier, une
20 feuille.
21 Dans le deuxième hangar, on a tous été interrogés et on nous a
22 dit qu'on allait être échangés et que nous n'allons pas être tués. Mais de
23 toute façon personne n'y croyait. Il est venu avec ce papier, il nous a
24 demandé de nous aligner et puis il a dit : "Je vais vous donner lecture de
25 cet ordre". C'était autour du 18 mai; 16 ou 18 mai, on ne savait pas tout
Page 176
1 à fait bien même les dates.
2 Eh bien, il a donné lecture de cet ordre, tout le monde a
3 entendu parler de Luka, de Brcko, que le plus grand nombre d'assassinats a
4 eu lieu ici. Alors il nous a demandé qui avait tué. "Est-ce que vous avez
5 été tués ?"
6 Eh bien, nous on n'avait absolument pas le droit de rétorquer,
7 de dire quoi que ce soit et puis on avait peur. Lui, ensuite, il avait
8 dit : "Tout le monde est au courant, tout le monde sait que Luka est un
9 camp dangereux, qu'il y a plein d'assassinats" etc. Il poursuivait, il
10 donnait lecture de cet ordre, il a dit : "A partir d'aujourd'hui, vous
11 devez le savoir, aucun ne sera tué avec une balle, mais si on vous passe à
12 tabac, si vous êtes frappés à tel point que vous soyez frappés à mort, à
13 ce moment-là personne ne doit rester ici dans ce camp".
14 Puis nous, quand on avait entendu une telle déclaration de sa
15 bouche, on n'y croyait pas tellement, et depuis ce jour-là effectivement
16 personne n'a été tué avec une balle.
17 M. Tocilovsky (interprétation). - Vous avez également été placés
18 en détention dans
19 le camp de Batkovic, n'est-ce pas ?
20 Témoin B (interprétation). - Oui, c'est exact.
21 M. Tocilovsky (interprétation). - Y avez-vous vu Goran Jelisic ?
22 Est-ce qu'il s'est rendu dans ce camp ?
23 Témoin B (interprétation). - Oui.
24 M. Tocilovsky (interprétation). - Pourriez-vous nous parler de
25 cette occasion, au cours de laquelle Goran Jelisic s'est rendu dans ce
Page 177
1 camp ?
2 Témoin B (interprétation). - C'était le mois de septembre, parce
3 que moi je suis sorti le 12 octobre. Il s'agissait des deux hangars, il
4 est allé vers le premier hangar, il y avait plusieurs personnes, car nous
5 de Brcko nous étions dans un autre hangar.
6 Nous avons entendu dire que Goran Jelisic était dans le hangar,
7 j'avais été terrifié, parce qu'on était une dizaine de détenus qui se
8 trouvaient dans le hangar et qui avons été auparavant au camp de Luka. Je
9 ne sais pas ce qu'il avait cherché et ensuite il est venu dans notre
10 hangar et avait demandé s'il y avait quelqu'un de Brcko qui était dans
11 notre hangar. Nous étions tous couchés et on s'était couverts avec des
12 couvertures.
13 Il est rentré, il avait demandé au garde : "Dis-moi, est-ce
14 qu'il y a quelqu'un qui est ici depuis le 7 mai et qui a été auparavant à
15 Luka ?" Alors lui il avait rétorqué qu'il n'y en avait aucun, que tous ont
16 été échangés, il ne croyait pas et puis il a dit : "Mais ce n'est pas
17 possible, il y a au moins un seul...deux personnes", le garde lui a
18 rétorqué que tous ont été échangés et voilà c'est comme ça que lui il est
19 sorti.
20 Moi je ne sais pas ce qu'il a voulu faire, mais, de toute façon,
21 j'avais tellement peur et j'ai vécu des moments tellement éprouvants dans
22 ce camp, mais Dieu merci, le directeur, le chef de ce camp de Batkovic
23 avait dit qu'il n'y avait personne de Brcko, alors que nous étions une
24 dizaine.
25 M. Tocilovsky (interprétation). - Merci beaucoup, Monsieur B.
Page 178
1 Monsieur le
2 Président, j'en ai terminé de mon interrogation principale de ce témoin.
3 J'aimerais simplement demander que les pièces soumises à l'examen du
4 témoin soient versées au dossier, s'il n'y a pas d'objection de la part de
5 la défense.
6 M. le Président. - Pas d'objection ?
7 M. Greaves (interprétation). - Pas d'objection, Monsieur le
8 Président.
9 M. le Président. - Sur le banc de la défense, il n'y aura qu'un
10 seul défenseur qui assurera le contre-interrogatoire. Nous avons encore un
11 quart d'heure devant nous, Témoin B vous n'êtes pas trop fatigué au rappel
12 de tous ces souvenirs douloureux ? Vous pouvez tenir le coup encore
13 pendant un quart d'heure ? Après ce sera terminé jusqu'à demain. Nous ne
14 siégeons pas demain matin, j'en profite d'ailleurs pour le dire au banc du
15 Procureur et au banc de la défense, nous reprendrons demain à 14 heures.
16 Si vous vous sentez bien, alors Maître Londrovic, c'est vous qui assurez
17 le contre-interrogatoire. Vous allez recevoir maintenant les questions des
18 avocats de l'accusé.
19 M. Londrovic (interprétation). - Monsieur le Président, je vais
20 vous demander si c'est possible de lever la séance pour nous permettre du
21 temps et de nous préparer pour demain pour le contre interrogatoire. Parce
22 que comme vous nous avez dit que c'est un seul conseiller qui pourrait
23 commencer, faire le contre-interrogatoire avec M. Greaves. Nous nous
24 sommes mis d'accord, c'est un seul qui va contre-interroger le témoin et
25 c'est comme ça que nous allons suivre les règles.
Page 179
1 M. le Président. - Y a-t-il une objection de l'accusation ?
2 M. Tocilovsky (interprétation). - Nous n'avons pas d'objection,
3 Monsieur le Président.
4 (Les Juges se consultent sur le siège.)
5 M. le Président. - Puisque l'accusation est d'accord, ça
6 permettra au témoin de se remettre. Demain matin, nous n'avons pas
7 audience, tout simplement parce qu'un des Juges est
8 dans une autre affaire. Donc nous reprendrons pour une après-midi assez
9 longue demain mercredi, Monsieur le Greffier, à 14 heures. Comme ça vous
10 pouvez préparer le contre-interrogatoire.
11 L'audience est levée.
12 Je vois que le greffier me fait signe. Vous avez quelque chose à
13 me dire ?
14 M. Abtahi. - Je pense que c'est Me Greaves qui veut juste
15 apporter une...
16 M. Greaves (interprétation). - Je voulais soulever un point,
17 Monsieur le Président. A la fin de la déposition du témoin A, j'ai oublié
18 de demander le versement au dossier des deux déclarations du témoin,
19 déclarations qui se présentent dans une version anglaise et dans une
20 version en serbo-croate. Je crois qu'il est bon que ces deux pièces soient
21 versées au dossier.
22 M. le Président. - Pas d'objection ?.
23 M. Tocilovsky (interprétation). - Pas d'objection.
24 M. Abtahi. - C'est donc D 1 et la pièce D 1.a. pour la version
25 anglaise.
Page 180
1 M. le Président. - Merci, Monsieur le Greffier. L'audience est
2 levée et reprend demain à 14 heures.
3 L'audience est levée à 17 heures 15.
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
22
23
24
25