Tribunal Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia

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1 TRIBUNAL PENAL INTERNATIONAL Affaire IT-95-10-T

2 POUR L'EX-YOUGOSLAVIE

3 Mardi 19 octobre 1999

4

5 L'audience est ouverte à 14 heures 45.

6 M. le Président. - Veuillez vous asseoir, s'il vous plaît.

7 Monsieur le Greffier, pouvez-vous annoncer l'affaire qui est inscrite à

8 votre rôle, s'il vous plaît ?

9 M. Abtahi. - Il s'agit de l'affaire IT-95-10-T, le Procureur

10 contre Goran Jelisic.

11 M. le Président. - Bien.

12 Je vous demande en même temps de demander à ce que soit

13 introduit l'accusé Goran Jelisic, s'il vous plaît.

14 (L'accusé est introduit dans le prétoire.)

15 Je vous en pris, Maître Nice ?

16 La Chambre rend sa décision, je vous rappelle Maître Nice. Non,

17 la Chambre rend sa décision, vous aurez la parole maître Nice, la Chambre

18 rend sa décision. Vous pouvez vous asseoir, s'il vous plaît.

19 Affaire Jelisic : la présente Chambre va rendre une décision

20 dans l'affaire Jelisic, Procureur contre Jelisic. Je rappelle que le banc

21 de l'accusation est donc composé de Me Nice.

22 Et je voudrais d'ailleurs en profiter, puisque vous vous êtes

23 levé Maître Nice fort opportunément, vous ne vous serez pas levé pour

24 rien, est-ce vous pouvez identifier vos collaborateurs, s'il vous plaît,

25 et ensuite je demandai la même chose pour la défense.

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1 M. Nice (interprétation). - Je travaille aujourd'hui en présence

2 de Me Tochilovsky qui m'a accompagné tout au long du procès, ainsi que de

3 M. Bergsmo qui nous a aidé lors de la préparation de la requête récemment

4 formulée auprès de la Chambre.

5 M. le Président. - Merci, Maître Nice.

6 Du côté de la défense, s'il vous plaît ?

7 M. Londrovic (interprétation). - Monsieur le Président, le

8 conseil de la défense est représenté par Veselim Londrovic et par

9 Me Michaël Greaves.

10 M. le Président. - Bien, je vous en remercie.

11 La Chambre, présente ici, sous la présidence de moi-même, le

12 Juge Claude Jorda, du Juge Fouad Riad et du Juge Almiro Rodrigues, rend

13 aujourd'hui sa décision dans l'affaire qui oppose le Bureau du Procureur

14 contre Goran Jelisic, qui a été mis en accusation -je le rappelle- de

15 génocide, de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre.

16 Je me propose de faire un bref rappel de la procédure, de

17 procéder ensuite à une présentation des éléments et des arguments de

18 l'accusation, je me propose ensuite de donner communication des éléments

19 importants du délibéré des Juges, et enfin de donner la décision de la

20 Chambre.

21 Le bref rappel de la procédure, d'abord.

22 J'essayerai de lire lentement car je sais que les cabines n'ont

23 pas les deux versions, en tout cas certaines cabines.

24 Bref rappel de la procédure.

25 Est-ce que tout le monde m'entend, les interprètes sont là ?

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1 Les Interprètes. - Parfaitement, Monsieur le Président.

2 M. le Président. - Goran Jelisic a été initialement accusé

3 initialement de génocide, violations graves des Conventions de Genève,

4 violations des lois ou coutumes de la guerre, et crimes contre l'humanité

5 par un acte d'accusation enregistré le 30 juin 1995.

6 Goran Jelisic a été arrêté le 22 janvier 1998 et immédiatement

7 transféré à La Haye. Lors de sa comparution initiale, le 26 janvier 1998,

8 il a plaidé non-coupable.

9 L'acte d'accusation était modifié une première fois à la demande

10 du Procureur afin d'en retirer toutes les charges basées sur l'article 2

11 du Statut pour violations graves des Conventions de Genève, et un premier

12 acte d'accusation modifié était enregistré le 13 mai 1998.

13 A la suite des discussions entre les parties et de la mise en

14 état organisée sous l'autorité de la Chambre par M. le Juge Riad, un

15 "Accord sur les faits relatifs aux plaidoyers de culpabilité envisagés par

16 Goran Jelisic" a été signé le 9 septembre 1998 par l'accusé et par les

17 conseils d'alors de l'accusation (M. Bowers et M. Tochilovsky) et de la

18 défense (Me Londrovic et à l'époque Me Kostich).

19 Sur la base de cet Accord, un nouvel acte d'accusation était

20 préparé, qui était enregistré le 20 octobre 1998.

21 Le 29 octobre 1998, Goran Jelisic confirmait qu'il plaidait non-

22 coupable du chef de génocide, je dis bien non-coupable du chef de

23 génocide, mais plaidait coupable des crimes de guerre et des crimes contre

24 l'humanité, tels que décrits dans l'Accord du 9 septembre. Les parties

25 s'accordaient à considérer qu'un procès devait avoir lieu sur le crime de

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1 génocide et que l'audience sur la fixation de la peine, dans son ensemble,

2 c'est-à-dire à la suite du procès de génocide et par contre de sentence

3 sur le crime contre l'humanité, le crime de guerre pour lequel il était

4 plaidé coupable, ne devrait intervenir qu'après.

5 C'est dans ces conditions qu'il convient de rappeler donc que le

6 procès a commencé.

7 Je voudrais à présent présenter les moyens de preuve que le

8 Procureur a présenté.

9 Le 30 novembre 1998, le Procureur a prononcé sa déclaration

10 liminaire. Il affirmait que Goran Jelisic avait été, je cite : "envoyé à

11 Brcko pour apporter sa contribution à la campagne de nettoyage ethnique"

12 et que, je cite à nouveau : "pendant deux semaines environ, (il avait) agi

13 en tant que principal bourreau du camp de Luka. Il avait pouvoir de vie et

14 de mort". Je cite toujours le Procureur : "Il tuait systématiquement et de

15 façon répétée des détenus musulmans, ainsi que quelque Croates". (Fin de

16 citation.)

17 Ceci est tiré du compte rendu provisoire, en français, du

18 30 novembre 1998, page 22.

19 Le Procureur précisait que l'accusé avait "commis ces meurtres

20 (...)", je cite à nouveau : "dans l'intention de détruire en tout ou en

21 partie un groupe racial, ethnique ou religieux" et que le "groupe ciblé

22 (je cite à nouveau) par Goran Jelisic était important de par le fait qu'il

23 regroupait tous les notables de la communauté musulmane de Bosnie de la

24 région, mais également important par son nombre". L'accusé (je cite à

25 nouveau) "faisait montre d'une autorité considérable" et il avait reçu

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1 "l'instruction de tuer le plus grand nombre de Musulmans possible". Pour

2 le Procureur, l'intention génocidaire pouvait être démontrée par les

3 propos de l'accusé lui-même, tels que les témoins les rapporteraient aux

4 Juges, il apparaîtrait (je cite à nouveau) que "Goran Jelisic était un

5 participant efficace et enthousiaste à (la) campagne de génocide". Le

6 Procureur concluait : (...) "pour les victimes de Brcko, le visage du

7 génocide est celui, était celui de que Goran Jelisic". (Fin de citation.)

8 Le premier témoin de l'accusation a été entendu le 30 novembre

9 1998, je dis bien 1998.

10 Le procès a dû ensuite être interrompu pour plusieurs raisons,

11 et n'a finalement pu reprendre que le 30 août 1999 ; je précise des

12 raisons indépendantes de la volonté du Tribunal, des raisons de force

13 majeure.

14 Au total, le Procureur a présenté 23 témoins et 70 pièces à

15 conviction.

16 Le 22 septembre 1999, le Procureur a annoncé à la Chambre que,

17 sous réserve d'un point qu'il souhaitait évoquer avec la Chambre, je cite

18 le Procureur : "oui (disait-il), (il était) arrivé à la fin de la

19 présentation de (ses) moyens de preuve". Je referme la citation. Je

20 rappelle que le point en question avait seulement trait à la question de

21 savoir si un témoin du Procureur pourrait venir confirmer les déclarations

22 de notre témoin de l'accusation ayant affirmé que l'accusé avait joué à la

23 roulette russe avec lui. Mais, outre que le témoin n'a pas été produit, à

24 l'évidence ceci ne remettrait pas en cause la circonstance que le

25 Procureur avait achevé la présentation de ses éléments de preuve.

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1 A la suite de cette déclaration du Procureur, les Juges de la

2 Chambre ont alors tenu une conférence de mise en état pour organiser,

3 c'est évident, les travaux de la Chambre. Ils ont notamment demandé aux

4 avocats de l'accusé s'ils envisageaient de déposer une requête aux fins de

5 rejet de l'acte d'accusation.

6 Je le signale pour le public, pour faire oeuvre pédagogique,

7 c'est une disposition de notre code de procédure. On peut à la fin, j'y

8 reviendrai, déposer une telle requête aux fins de rejet de l'acte

9 d'accusation.

10 Et on avait demandé en même temps, nous, les Juges, à la défense

11 si l'accusé comparaîtrait pour sa propre défense, ce qui est une

12 possibilité qui est laissée à l'initiative de la défense.

13 Après discussion, les Juges ont fixé, au cours de cette

14 conférence de mise en état, au 8 novembre prochain la date pour le début

15 de la présentation des éléments de preuve de la défense.

16 Troisième partie, le délibéré.

17 Les Juges ont ensuite examiné l'ensemble des éléments de preuve

18 avancés par l'accusation. De leur délibéré, ils ont conclu que, sans même

19 qu'il soit besoin d'entendre les arguments éventuels de la défense,

20 l'accusé ne pouvait pas être reconnu coupable du crime de génocide.

21 Dans ces conditions, la Chambre a demandé au Greffe d'informer

22 les parties de la tenue de la présente audience, conformément à

23 l'article 98ter du Règlement de procédure et de preuve, pour faire savoir

24 qu'elle, la Chambre, rendrait aujourd'hui sa décision dans l'affaire

25 Jelisic.

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1 L'article 98 ter impliquant une décision, cette décision ne

2 pouvait être que fondée sur l'article 98 bis qui s'intitule dans notre

3 règle de procédure "Demande d'acquittement".

4 C'est dans ces conditions que le Procureur a déposé le vendredi

5 15 octobre, il y a quelques jours donc, une requête tendant à ce que la

6 Chambre retienne sa décision jusqu'à ce que l'accusation ait eu la

7 possibilité d'exposer ses arguments, notamment juridiques sur la situation

8 de l'affaire.

9 La défense a répondu aujourd'hui à cette demande du Procureur et

10 la défense a conclu au rejet de la requête.

11 La Chambre considère qu'il existe un lien indissociable entre

12 cette requête et la décision au fond, dont la Chambre a annoncé qu'elle la

13 rendrait ce jour. C'est la raison d'ailleurs pour laquelle tout à l'heure

14 j'ai indiqué à une des parties que la Chambre se devait de rendre sa

15 décision.

16 Il y a donc lieu de joindre cette requête, qu'on appellera

17 l'incident, au fond.

18 Pour plus de clarté cependant, c'est à ce niveau-là de notre

19 réflexion que la Chambre va devoir expliquer les raisons qui font que la

20 requête du Procureur ne peut qu'être rejetée.

21 A l'appui de sa requête, le Procureur avance une série

22 d'arguments dont certains se recouvrent au moins partiellement.

23 Le Procureur se fonde notamment sur le respect du principe "audi

24 alteram partem", c'est-à-dire sur l'existence d'un droit à être entendu et

25 sur la mauvaise interprétation des articles 86 A) et 98 bis du Règlement,

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1 -86 A), c'est un article sur les réquisitoires et plaidoiries, et 98 bis,

2 cet article est intitulé "Demande d'acquittement"-, et sur la mauvaise

3 interprétation, dit le Procureur, de ces deux articles par la Chambre si

4 elle rendait sa décision sans entendre les arguments du Procureur.

5 La Chambre estime que cette requête est irrecevable et doit être

6 en tout état de cause rejetée.

7 En premier lieu, il convient de rappeler ce que sont la lettre

8 et l'esprit des articles 86 et 98 bis du Règlement. L'article 86 prévoit

9 que le Procureur peut présenter un réquisitoire final. Il s'agit d'une

10 faculté, comme le texte l'indique clairement, et non d'une obligation (à

11 preuve, la circonstance que, même en l'absence de réquisitoire final, la

12 défense peut prononcer sa plaidoirie). Une Chambre n'est donc pas tenue de

13 permettre au Procureur de présenter des arguments finaux dans le cadre de

14 l'application de l'article 98 bis du Règlement, c'est-à-dire cette

15 procédure de demande d'acquittement. Nous allons y revenir.

16 En outre, le principe "audi alteram partem", selon lequel il

17 faudrait toujours entendre l'autre partie, ne saurait s'appliquer à une

18 Chambre qui agit d'office dans le cadre de l'article 98 bis du Règlement.

19 Le principe visé, ce principe soulevé par le Procureur, pose bien que sauf

20 exception (par exemple l'hypothèse où une partie demande à être entendue

21 ex parte), la partie adverse peut toujours opposer une réponse à une

22 requête. Mais, en l'espèce, ce n'est pas la défense qui est à l'origine de

23 la décision, ce n'est pas la défense qui a demandé l'acquittement, mais

24 c'est la Chambre elle-même tenant ses pouvoirs d'un article, pourvu de

25 clarté je dirais, et qui se lit ainsi : "Si à l'issue de la présentation

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1 par le Procureur de ses moyens de preuve, la Chambre de première instance

2 conclut que les éléments de preuve présentés ne suffisent pas à justifier

3 une condamnation pour un ou plusieurs des crimes visés à l'acte

4 d'accusation, elle prononce, à la demande de l'accusé ou d'office,

5 l'acquittement pour ces crimes".

6 Surtout, le Procureur est d'autant moins fondé à présenter sa

7 requête que c'est lui qui a décidé le 22 septembre dernier qu'il avait

8 terminé la présentation de ses moyens de preuve (nous nous référons à la

9 page 1681 du compte rendu provisoire en français). Conformément à

10 l'article 85 du Règlement, il s'ensuit logiquement que le moment était

11 venu pour la défense d'exposer ses propres moyens de preuve. Les Juges

12 ont, de leur côté, pesaient tous les éléments de preuve présentés par le

13 Procureur. Dès lors qu'à la fin de leur délibéré, les Juges souverainement

14 ont décidé que les éléments de preuve présentés par l'accusation étaient

15 insuffisants pour, je cite le texte, "justifier une condamnation" ils

16 doivent prononcer l'acquittement. Le texte de l'article 98 bis est

17 parfaitement clair à cet égard. Il n'offre pas la possibilité aux Juges,

18 en de telles circonstances, d'acquitter un accusé, il leur en fait

19 l'obligation (le texte anglais, j'aurais un clin d'oeil pour mes amis

20 anglais, anglicistes, est tout aussi clair : "the Trial Chamber SHALL

21 order the entry of a judgement of acquittal...").

22 J'espère ne pas avoir trop déformé la langue anglaise.

23 Ce caractère impératif exclut toute possibilité d'intervention

24 de la partie accusatrice, sauf l'appel naturellement, après que les Juges

25 ont formé leur décision sur la base de l'ensemble des preuves que cette

Page 2048

1 même partie a choisi de présenter. Par définition, il exclut que le

2 Procureur puisse présenter des arguments finaux tels que ceux visaient à

3 l'article 86 du Règlement.

4 Au demeurant, il ne faut pas confondre la notion d'acquittement

5 (acquittal) et celle de défaut de moyens de preuves présentés par

6 l'accusation (no Prosecution case), ceci en référence à un autre argument

7 de l'accusation tiré d'une autre affaire qu'a connu la Chambre, l'affaire

8 Blaskic.

9 Dans le second cas, il suffit que la Chambre estime que le

10 Procureur a apporté suffisamment d'éléments pour que la défense doive

11 répondre (there is a case to answer). Nous l'avons dit à l'occasion d'une

12 requête aux fins de rejeter certains chefs de l'acte d'accusation qui

13 avait été présentée par qui, par la défense du général Blaskic.

14 Dans le premier, l'acquittement, la situation prend un tour

15 définitif dès lors que, sans que la défense ait nécessairement eu

16 l'occasion de présenter, même partiellement, ses éléments de preuve à

17 décharge, la Chambre estime qu'il existe au moins un doute devant

18 bénéficier à l'accusé. Dans cette dernière hypothèse, donner au Procureur

19 la possibilité de présenter des arguments complémentaires reviendrait en

20 quelque sorte à lui donner, je le mets entre guillemets, je n'aime

21 pas ces termes mais nous n'en avons pas trouvé d'autres, "une chance

22 supplémentaire". Je n'aime pas beaucoup parler de chance dans ces matières

23 si terribles. Ce qui romprait évidemment l'équilibre entre les parties. Ou

24 alors à lui permettre, alors qu'il est par définition conscient que la

25 Chambre va rendre un verdict de non-culpabilité, ne serait-ce que par

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1 l'annonce qui est faite que nous allons statuer aujourd'hui sur une

2 demande d'acquittement, ce serait lui permettre de "faire appel" (en

3 quelque sorte) devant qui, devant la même Chambre, là nôtre, ce qui serait

4 évidemment contraire à la logique et aux textes qui régissent la conduite

5 des procès.

6 Le Procureur ne peut pas non plus s'abstenir de présenter en

7 temps voulu tous les éléments de preuve susceptible, selon lui, de

8 convaincre la Chambre pour attendre que la défense ait présenté ses

9 propres éléments de preuve.

10 Enfin, il appartient au Procureur, qui ne peut ignorer les

11 dispositions de l'article 98 bis du Règlement, de se prémunir contre leurs

12 conséquences éventuelles en soumettant, le moment voulu, à la Chambre les

13 conclusions, notamment juridiques, qu'il estimerait nécessaire d'apporter

14 à l'appui de sa thèse.

15 C'est dans ces conditions que la requête du Procureur doit être

16 rejetée.

17 Quelle est la décision de la Chambre ? J'en viens maintenant à

18 cette décision proprement dite, la décision au fond.

19 La Chambre n'ayant pas entendu les éléments que les parties

20 voudraient éventuellement mense soumettre pour l'appréciation de la peine,

21 la sentence, ne peut aujourd'hui prononcer qu'un verdict de culpabilité ou

22 de non-culpabilité. Elle ne peut aujourd'hui se prononcer sur la peine. En

23 outre, la Chambre n'a pas eu matériellement le temps de rédiger

24 l'intégralité des motifs de sa décision, et je vais m'en expliquer.

25 La Chambre se doit d'assurer un procès équitable et rapide, et

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1 de permettre une bonne administration de la justice. Comme nous venons de

2 l'expliquer, les Juges, après avoir délibéré sur les éléments de preuve

3 présentés par l'accusation, sont parvenus unanimement à la conclusion que

4 ces éléments, je reprends le texte de l'article 98 bis, "ne suffisent pas

5 à justifier une condamnation pour le crime de génocide". Ils doivent, dès

6 lors, je l'ai rappelé tout à l'heure, comme le prévoit l'article 98 bis du

7 Règlement, prononcer d'office l'acquittement.

8 Mais il convenait d'en informer rapidement les parties, et

9 notamment la défense, puisqu'aussi bien cette dernière devait commencer

10 ses éléments de preuve dès le 8 novembre prochain. Et lorsque nous nous

11 sommes séparés en septembre, c'est bien à cette tâche que devait

12 normalement se consacrer la défense qui nous avait dit qu'elle

13 réfléchissait pour savoir si elle-même demanderait l'acquittement.

14 Il est donc bien certain qu'il convient pour une bonne

15 administration de la justice de faire en sorte que toute cette énergie ne

16 soit pas déployée en vain. Il convenait donc le plus rapidement possible,

17 en tout cas dès que les Juges eussent fini de délibéré, de rendre la

18 décision.

19 Mais cette décision aujourd'hui est publique et j'aurais

20 l'occasion de revenir sur le droit d'appel qui est ouvert, le cas échéant,

21 au Procureur. Il convient donc que nous tracions les lignes directrices de

22 ce qui a guidé la décision des Juges.

23 Ce qui revient à dire : pourquoi acquitter Goran Jelisic de

24 génocide et pourquoi le déclarer coupable de crimes de guerre et crimes

25 contre l'humanité ?

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1 a) Le génocide.

2 Je rappelle qu'en ce qui concerne le génocide, Goran Jelisic a

3 plaidé non-coupable.

4 Pour déclarer un accusé coupable de génocide, les Juges doivent

5 non seulement vérifier la matérialité des faits sur lesquels l'accusation

6 est fondée (ici, le meurtre de plusieurs dizaines de personnes). Mais ils

7 doivent aussi apprécier, au-delà des faits, la réalité de la volonté

8 criminelle.

9 Je demande au Procureur de bien écouter, car je suppose que

10 c'est peut-être là-dessus qu'il se déterminera pour l'issue qu'ils veulent

11 donner à ce procès. Je les engage donc à prêter la plus extrême attention

12 à ce qui va être dit.

13 Mais ils doivent aussi apprécier, au-delà des faits, la réalité

14 de la volonté criminelle de l'auteur supposé. Il faut s'assurer que

15 l'accusé a eu, ou non, l'intention de détruire, en tout ou partie, un

16 groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel.

17 L'intention discriminatoire ne suffit pas : c'est ce qui distingue

18 notamment le génocide du crime de persécution qui, lui, est un crime

19 contre l'humanité.

20 Pour pouvoir condamner un accusé pour génocide, il faut avoir la

21 preuve qu'il a eu la volonté de détruire le groupe discriminé, au moins en

22 partie, ou au moins la conscience claire, j'insiste la conscience claire,

23 de participer par ses actes à la commission d'un génocide, c'est-à-dire à

24 la destruction au moins partielle du groupe discriminé.

25 C'est de la réalité de cette volonté ou de cette conscience que

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1 les Juges doivent être convaincus.

2 De ce point de vue, la Chambre estime qu'il n'est pas nécessaire

3 que l'accusé ait eu pour intention de perpétrer ces crimes sur une vaste

4 échelle géographique par exemple, ni qu'il ait eu pour intention

5 d'éliminer une partie très importante (encore quelle doive être

6 substantielle) de la population. Mais les crimes perpétrés doivent marquer

7 que leur auteur, qu'il soit placé à un niveau hiérarchique élevé ou ne

8 soit qu'un exécutant, a eu la pleine conscience ou l'entière volonté de

9 rechercher la destruction au moins partielle d'un groupe humain déterminé.

10 A ce stade, il convient de rappeler ici les dispositions de

11 l'article 21 du Statut selon lequel toute personne est présumée innocente

12 jusqu'à ce que sa culpabilité ait été établie, sachant que, comme le

13 stipule l'article 87 du Règlement, la culpabilité de l'accusé doit avoir

14 été prouvée au-delà de tout doute raisonnable.

15 En l'espèce, les Juges considèrent que le Procureur n'a pas

16 apporté les éléments suffisants permettant d'établir, au-delà de tout

17 doute raisonnable, que Jelisic a planifié, incité à commettre, ordonné,

18 commis ou de toute autre manière participé, en conscience, à la

19 destruction, même partielle, "de la population musulmane bosniaque en tant

20 que groupe national, ethnique ou religieux". C'est ce doute qui doit

21 bénéficier à l'accusé.

22 Dès lors, Goran Jelisic ne peut être déclaré coupable de

23 génocide.

24 b) Nous allons à présent examiner le plaidoyer de culpabilité.

25 Goran Jelisic a plaidé coupable pour des meurtres et des sévices

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1 corporels qualifiés de crimes contre l'humanité (respectivement : meurtres

2 et actes inhumains) et de violations des lois ou coutumes de la guerre

3 (respectivement : meurtres et traitements cruels), ainsi que pour des

4 vols, qualifiés de crime de guerre (pillage). Goran Jelisic a reconnu

5 avoir tue au moins 14 personnes au début du mois de mai 1992,

6 principalement au quand de Luka où furent détenus de nombreux Bosniaques

7 musulmans (et aussi des Bosniaques croates). L'accusé a également reconnu

8 avoir commis pendant cette période de graves violences à l'encontre d'au

9 moins 4 personnes et avoir volé de l'argent à plusieurs détenus.

10 Mais un plaidoyer de culpabilité n'est pas, en soi, suffisant

11 pour asseoir la condamnation d'un accusé. Les Juges doivent vérifier,

12 conformément à l'article 62 bis du Règlement de preuve et de procédure :

13 - que "le plaidoyer de culpabilité a été fait délibérément,

14 - qu'il a été fait en connaissance de cause,

15 - qu'il n'est pas équivoque et

16 - qu'il existe des faits suffisants pour établir les crimes et

17 la participation de l'accusé à ceux-ci, compte tenu soit d'indices

18 indépendants soit de l'absence de tout désaccord déterminant entre les

19 parties sur les faits de l'affaire".

20 La Chambre observe que peu importe que les parties aient pu

21 s'accorder sur le crime reproché, encore faut-il que les Juges trouvent

22 dans les éléments du dossier de quoi asseoir leur conviction que, tant en

23 droit qu'en fait, l'accusé est bien coupable de ce crime.

24 A titre préliminaire, la Chambre rappellera qu'elle a ordonné,

25 dès le 11 mars 1998, quelques semaines après l'arrestation et la présence

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1 à La Haye de Goran Jelisic, les mesures d'expertise lui permettant de

2 s'assurer que, compte tenu des éléments perceptibles de la personnalité de

3 l'accusé et de ceux fournis à cet égard par la défense, Goran Jelisic

4 était apte à comprendre la nature des accusations portées contre lui et à

5 suivre le procès en connaissance de cause. Les experts ont répondu par

6 l'affirmative.

7 En outre, l'accusé Goran Jelisic n'a plaidé coupable qu'après

8 que de longues discussions aient eu lieu entre les parties, donc ses

9 défenseurs, en présence du Juge de la mise en état, M. le Juge Riad,

10 directement entre elles. Le "Mémorandum d'Accord" qui en ait résulté (avec

11 ses pièces annexes) présente de façon particulièrement claire le résultat

12 de ces discussions quant à la nature et à l'étendue des crimes commis par

13 l'accusé.

14 De plus, et pour satisfaire complètement à l'article 62 bis de

15 notre Règlement, les témoignages produits par l'accusation, au cours de la

16 présentation de ses éléments de preuve, ont amplement confirmé qu'aucun

17 doute n'était possible quant à la commission effective par Jelisic des

18 faits dont il reconnaissait être l'auteur.

19 Mais il reste à la Chambre de s'assurer que la qualification

20 juridique donnée aux faits est juridiquement fondée.

21 S'agissant des meurtres et sévices corporels, la Chambre est

22 convaincu qu'ils sont en l'espèce non seulement contraire au droit de la

23 guerre et constituent des violations des lois ou coutumes de la guerre,

24 mais que sont réunis tous les critères juridiques qui en font des crimes

25 contre l'humanité. La Chambre considère enfin que la preuve est établie

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1 au-delà de tout doute raisonnable que Jelisic doit être déclaré coupable

2 du crime de guerre de pillage pour les vols commis au préjudice des

3 détenus du camp de Luka.

4 En définitive, la Chambre :

5 Je voudrais que M. Goran Jelisic se lève à présent. Monsieur

6 Jelisic, pouvez-vous vous lever, s'il vous plaît ?

7 (L'accusé se lève.)

8 La Chambre va donc rendre sa décision, le dispositif final de sa

9 décision.

10 Donc je rappelle que les motivations pour les raisons de bonne

11 administration de la justice seront données dans un délai ultérieur.

12 La Chambre :

13 - acquitte, vous acquitte Goran Jelisic du chef de génocide (qui

14 était le chef 1 de l'acte d'accusation) ;

15 - vous déclare coupable des chefs 4 à 23, 30 à 33, 36 à 41 pour

16 crimes contre l'humanité (meurtres et actes inhumains) et violations de

17 lois ou coutumes de la guerre (meurtres, traitements cruels et pillage) ;

18 et coupable du chef d'accusation 44 (pillage), une violation des lois ou

19 coutumes de la guerre ;

20 - dit que le délai prévu à l'article 108 du Règlement de la

21 procédure d'appel, pour faire appel de la présente décision, courra à

22 compter de ce jour, mais que les délais prévus aux articles pertinents du

23 Règlement pour établir le dossier d'appel, notamment, ne courront qu'à

24 compter de la date à laquelle la Chambre aura rendu son jugement motivé

25 par écrit ;

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1 - enfin dit que Goran Jelisic restera placé en détention au

2 moins jusqu'à ce que la Chambre ait rendu ce jugement.

3 Monsieur Jelisic, vous pouvez vous asseoir.

4 (L'accusé s'exécute.)

5 La Chambre, à présent, va bien sûr tenir une conférence de mise

6 en état, après une suspension, afin d'établir un calendrier pour la

7 présentation éventuelle par les parties, dans les plus brefs délais, de

8 leurs éléments relatifs à la fixation de la peine.

9 L'audience est levée.

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11 L'audience est levée à 15 heures 18.

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