Tribunal Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia

Page 1

  1   Le mercredi 17 avril 2013

  2   [Audience d'appel]

  3   [L'accusé est introduit dans le prétoire]

  4   --- L'audience est ouverte à 9 heures 01.

  5   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Bonjour à toutes et à tous.

  6   Monsieur le Greffier d'audience, veuillez citer l'affaire, je vous prie.

  7   M. LE GREFFIER : [interprétation] Monsieur le Président, bonjour. Il s'agit

  8   de l'affaire IT-95-5/18-AR98bis.1, le Procureur contre Radovan Karadzic.

  9   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Je vous remercie. Monsieur Karadzic,

 10   êtes-vous en mesure de suivre l'audience dans une langue que vous comprenez

 11   ?

 12   L'ACCUSÉ : [interprétation] Oui, Monsieur le Président.

 13   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Je vous remercie, et je souhaiterais

 14   que les parties se présentent, dans un premier temps pour M. Karadzic.

 15   M. ROBINSON : [interprétation] Bonjour, Monsieur le Président. Madame,

 16   Messieurs les Juges de la Chambre d'appel. Je suis Me Peter Robinson, le

 17   conseil juridique de M. Karadzic, et je suis accompagné aujourd'hui de M.

 18   Marko Sladojevic, assistant juridique de M. Karadzic.

 19   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Je vous remercie.

 20   Qu'en est-il de l'Accusation ?

 21   M. TIEGER : [interprétation] Bonjour, Madame, Messieurs les Juges. Alan

 22   Tieger, Michelle Jarvis, Mathias Marcussen, Katrina Gustafson, Nema

 23   Mihajlovic [phon] [comme interprété] pour l'Accusation.

 24   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Je vous remercie. L'Accusation a

 25   interjeté appel contre le jugement d'acquittement prononcé à propos du chef

 26   1 de l'acte d'accusation, jugement rendu en l'espèce le 28 [comme

 27   interprété] juin 2012 par la Chambre de première instance numéro III. En

 28   application de l'ordonnance portant calendrier rendu le 22 mars 2013, la


Page 2

  1   Chambre d'appel va maintenant entendre l'appel en l'espèce. Avant que nous

  2   ne demandions à l'Accusation de présenter ses arguments, je remarque que M.

  3   Karadzic a déposé la requête aux fins de rejet de l'appel et aux fins de

  4   nomination d'un Procureur amicus curiae le 18 mars 2013, et a demandé par

  5   cette requête, premièrement, que soit renvoyé et rejeté l'appel présent

  6   interjeté par l'Accusation comme une sanction pour avoir violé ses

  7   obligations en matière de communication; et deuxièmement, il a été demandé

  8   que soit nommé un Procureur amicus curiae afin d'enquêter un éventuel

  9   outrage de la part de l'Accusation. L'Accusation a présenté sa réponse à

 10   cette requête le 28 mars 2013, et M. Karadzic a présenté sa réplique le 2

 11   avril 2013. La Chambre d'appel, toutefois, n'entendra pas les arguments

 12   oraux eu égard à cette requête lors de cette audience en appel.

 13   Je vais maintenant résumer la façon dont nous allons procéder aujourd'hui.

 14   Cet appel porte sur la responsabilité de M. Karadzic pour des crimes commis

 15   dans certaines municipalités de Bosnie-Herzégovine, ci-après les

 16   municipalités, entre le 31 mars et le 31 décembre 1992. L'acte d'accusation

 17   allègue que durant cette période, M. Karadzic, le plus haut représentant

 18   civil et militaire en Republika Srpska, a participé à une entreprise

 19   criminelle commune visant à chasser de façon définitive les Musulmans et

 20   les Croates de Bosnie des municipalités, et cela dans le cadre d'une

 21   campagne de persécutions, notamment de par son comportement qui a manifesté

 22   une intention de détruire en partie les groupes nationaux, ethniques ou

 23   religieux des Musulmans de Bosnie ou des Croates de Bosnie.

 24   Conformément au chef 1 de l'acte d'accusation, l'Accusation accuse M.

 25   Karadzic de génocide dans les municipalités en application des articles

 26   4(3)(a), 7(1) et 7(3) du Statut du Tribunal et allègue que M. Karadzic

 27   était responsable en tant que supérieur et a commis de concert avec

 28   d'autres, a planifié, a incité, a donné l'ordre, ou a aidé et encouragé le


Page 3

  1   génocide.

  2   A la fin de la présentation des moyens à charge, M. Karadzic a demandé que

  3   soit prononcé un acquittement en application de l'article 98 bis du

  4   Règlement de procédure et de preuve. Lors de l'audience relative à

  5   l'article 98 bis, la Chambre de première instance a conclu que les éléments

  6   de preuve, même appréciés à leur valeur maximale, ne pouvaient pas

  7   justifier une condamnation pour génocide dans les municipalités. En

  8   conséquence, la Chambre de première instance a prononcé un acquittement eu

  9   égard au chef 1 de l'acte d'accusation. L'Accusation présente quatre moyens

 10   d'appel interjetés contre le jugement d'acquittement, et demande que la

 11   Chambre d'appel annule l'acquittement et rétablisse les accusations portées

 12   contre M. Karadzic au chef 1 de l'acte d'accusation.

 13   Par le premier moyen de son appel, l'Accusation conteste l'évaluation de la

 14   Chambre d'appel eu égard à l'actus reus du génocide. Par ces moyens 2, 3 et

 15   4, l'Accusation récuse et conteste les conclusions de la Chambre de

 16   première instance eu égard à l'intention génocidaire. M. Karadzic répond

 17   que le jugement d'acquittement devrait être confirmé.

 18   Tel que cela a été indiqué dans l'ordonnance portant calendrier, voilà

 19   comment nous allons procéder pour cette audience en appel : dans un premier

 20   temps, nous allons entendre les arguments présentés par l'Accusation

 21   pendant une heure. Après une pause de 20 minutes, M. Karadzic aura une

 22   heure pour présenter sa réplique. A la suite d'une autre pause de 20

 23   minutes, l'Accusation aura 30 minutes pour présenter sa duplique. Et en

 24   dernier lieu, M. Karadzic disposera de 10 minutes s'il souhaite intervenir

 25   personnellement.

 26   Pendant cette audience en appel, les parties peuvent présenter les moyens

 27   d'appel dans l'ordre qu'ils considèrent le plus opportun. Les parties

 28   devront présenter leurs arguments de façon claire et concise, devront


Page 4

  1   également présenter des références précises pour tous les documents qui

  2   étaieront leurs arguments oraux. Les Juges, bien entendu, pourront

  3   interrompre les parties à tout moment s'ils ont des questions à poser, ou

  4   ils pourront encore poser des questions à la fin de la présentation des

  5   arguments de chacune des parties, ou à la fin de l'audience. J'aimerais

  6   rappeler aux parties d'être particulièrement circonspects et de ne pas

  7   divulguer d'information confidentielle ou d'information qui pourrait

  8   identifier un témoin protégé. Je rappelle également aux parties que ce

  9   procès en appel et cette audience en appel ne constituent pas un nouveau

 10   procès et qu'ils doivent s'abstenir de réitérer les arguments déjà

 11   présentés en première instance. Les arguments doivent se limiter à des

 12   erreurs alléguées de droit qui rendent le jugement nul et non avenu ou à

 13   des erreurs de faits alléguées qui entraînent une erreur judiciaire, un

 14   déni de justice. J'exhorte, qui plus est, les parties à ne pas répéter

 15   verbatim ou à ne pas résumer de façon plus longue les arguments présentés

 16   dans leurs mémoires, car la Chambre d'appel connaît ces arguments.

 17   Je vous ai indiqué comment nous allons procéder, et j'aimerais maintenant

 18   inviter l'Accusation à présenter son appel.

 19   Monsieur Tieger, je vous en prie.

 20   M. TIEGER : [interprétation] Je vous remercie, Monsieur le Président.

 21   Monsieur le Président, Madame, Messieurs les Juges, aujourd'hui nous allons

 22   scinder en deux grands volets nos arguments. Dans un premier temps, je vais

 23   faire référence à certaines questions juridiques, mais j'ai surtout

 24   l'intention de mettre en exergue les éléments de preuve qui démontrent que

 25   les éléments requis pour le génocide ont été satisfaits. Mme Jarvis vous

 26   expliquera le raisonnement suivi par la Chambre pour apparemment aboutir à

 27   la conclusion erronée suivant laquelle les éléments n'étaient pas

 28   satisfaits.


Page 5

  1   Comme nous l'avons indiqué, la Chambre de première instance a eu tort de

  2   conclure qu'il n'y avait pas d'éléments de preuve susceptibles de justifier

  3   la conclusion suivant laquelle M. Karadzic était responsable des actes

  4   génocidaires et était animé d'intentions génocidaires.

  5   M. Karadzic est accusé de génocide au chef numéro 1, et ce, en application

  6   de plusieurs formes de responsabilité, mais la Chambre de première instance

  7   s'est essentiellement concentrée sur la première catégorie de l'entreprise

  8   criminelle commune, et vous considérerez cela; parce que utiliser les

  9   éléments de la première catégorie de l'entreprise criminelle commune et les

 10   éléments du crime de génocide en application du critère de l'article 98 bis

 11   aurait dû permettre à la Chambre de première instance de retenir les

 12   éléments de preuve de l'Accusation.

 13   Aux fins de cette audience 98 bis et au vu de sa nature et de son objectif

 14   limités, cela signifie qu'il faut considérer et apprécier les éléments de

 15   preuve à charge à leur valeur maximum; ne pas mettre en balance un élément

 16   de preuve contre l'autre; ne pas déterminer la crédibilité à moins qu'il

 17   n'y ait qu'un seul élément de preuve et que l'on ne puisse attribuer aucune

 18   foi à ces éléments de preuve; et cela signifie également ne pas tenir

 19   compte des contradictions de la présentation des moyens à charge de

 20   l'Accusation.

 21   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Mais sur quoi vous fondez-vous pour

 22   avancer ceci ? Car je regarde ce que vous venez de dire. Vous dites, "…à

 23   moins que le seul élément de preuve présenté ou à moins que l'on ne puisse

 24   attribuer aucune foi au seul élément de preuve".

 25   M. TIEGER : [interprétation] Oui, à moins que l'on ne puise attribuer

 26   aucune foi à cet élément de preuve.

 27   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Je suis d'accord avec cela, mais je

 28   souhaiterais que vous développiez cela un peu.


Page 6

  1   M. TIEGER : [interprétation] En fait, je pense qu'il est indiqué qu'il n'y

  2   a pas un seul critère pur et dur, absolu, que la Chambre de première

  3   instance devrait utiliser, et la Chambre de première instance doit pouvoir

  4   conserver cette capacité à déterminer dans des circonstances extrêmes, et

  5   je pense à certaines circonstances extrêmes hypothétiques, certes, lorsque

  6   nous avons, par exemple, la déposition d'un témoin qui est telle que le

  7   témoin puisse être considéré de telle façon que l'on ne puisse attribuer

  8   aucune foi à ce que le témoin a dit, mais la jurisprudence reconnaît de

  9   façon très claire, et vous l'avez d'ailleurs suggéré, qu'il s'agit de

 10   circonstances absolument exceptionnelles et que nous n'en trouvons aucune

 11   en l'espèce. Et cela d'ailleurs se retrouve dans la jurisprudence, c'est

 12   une sauvegarde en quelque sorte.

 13   Cela se trouve dans l'arrêt Jelisic, au paragraphe 55 pour être plus

 14   précis, et je pense que cela reflète en quelque sorte une approche teintée

 15   de bon sens pour ce qui est donc des éléments de preuve que l'on doit

 16   considérer comme cela dans des circonstances exceptionnelles. Et à titre

 17   général, comme vous l'avez remarqué, Monsieur le Juge, cela n'est pas le

 18   cas, et en matière de crédibilité cela ne joue pas un rôle pour l'article

 19   98 bis.

 20   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Oui, je rebondis sur ce que vous

 21   dites, mais est-ce qu'il y a un exemple de désintégration totale des moyens

 22   à charge ?

 23   M. TIEGER : [interprétation] Oui. Je pourrais imaginer une situation où un

 24   témoin reconnaît directement que l'on ne devrait attribuer aucune foi à son

 25   témoignage. Mais j'insiste sur la nature absolument exceptionnelle de ce

 26   type de circonstances et sur le fait que nous n'en trouvons absolument

 27   aucun, même pas le moindre soupçon d'exemple en l'affaire.

 28   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Je vous remercie.


Page 7

  1   M. TIEGER : [interprétation] Donc, je dirais en fait que pour conclure au

  2   fait que le critère de l'article 98 bis n'a pas été respecté, il ne doit y

  3   avoir aucun élément de preuve qui étaye le chef en question. Donc, la

  4   question qui vient de se poser au vu de ces grands principes en matière

  5   d'éléments de preuve est la suivante : est-ce qu'un Juge du fait

  6   raisonnable aurait pu considérer qu'il fallait retenir le chef numéro 1 ?

  7   La Chambre de première instance n'a pas été autorisée à déterminer si elle

  8   avait accepté au-delà de tout doute raisonnable que M. Karadzic était

  9   responsable de génocide dans les municipalités de Bosnie-Herzégovine en

 10   1992. Et ces principes, que je viens d'évoquer, se retrouvent au paragraphe

 11   9 de notre mémoire en appel.

 12   Il faut savoir que de façon encore plus générale, il y a trois

 13   grandes questions en jeu dans cet appel. Premièrement, est-ce qu'il y a eu

 14   des éléments de preuve ou ne serait-ce qu'un élément de preuve suivant

 15   lequel M. Karadzic est responsable d'actes constitutifs de l'actus reus du

 16   génocide; deuxièmement, est-ce qu'il y a des éléments de preuve indiquant

 17   qu'il était animé d'intentions génocidaires; et troisièmement, est-ce qu'il

 18   y a des éléments de preuve indiquant qu'il avait agi de concert avec

 19   d'autres, qui partageaient son intention génocidaire, et ce, pour

 20   déterminer sa responsabilité au titre de la première catégorie de

 21   l'entreprise criminelle commune.

 22   Alors, pour ce qui est de la première question posée dans cet appel, il

 23   s'agit de savoir si des actes génocidaires sont attribuables à M. Karadzic;

 24   en d'autres termes, est-il responsable pour des actes de meurtre ou

 25   assassinat, a-t-il provoqué ou entraîné une atteinte grave à l'intégrité

 26   physique et mentale des Musulmans et des Croates, et les a-t-il soumis de

 27   façon intentionnelle à des conditions d'existence devant entraîner la

 28   destruction physique des communautés musulmane et croates dans les


Page 8

  1   municipalités suivantes : Zvornik, Bratunac, Vlasenica, Foca, Sanski Most,

  2   Kljuc et Prijedor, à savoir les sept municipalités où le génocide a été

  3   précisément allégué.

  4   A priori, la réponse semble manifeste, en retenant les autres chefs

  5   d'accusation, la Chambre a conclu que M. Karadzic devait répondre des

  6   crimes, notamment des crimes d'extermination, meurtre, assassinat, actes

  7   inhumains commis contre les Musulmans de Bosnie et les Croates en tant que

  8   membre de l'entreprise criminelle commune. Il a été indiqué qu'il y avait

  9   suffisamment d'éléments de preuve suivant lesquels les Musulmans et/ou

 10   Croates de Bosnie, les Musulmans de Bosnie donc, ont été tués par les

 11   forces serbes de Bosnie dans les municipalités, et ce, sur une grande

 12   échelle dans les centres de détention, ont été tués pendant et après la

 13   prise de ces municipalités. Il est également fait référence au fait qu'il y

 14   a suffisamment d'éléments de preuve suivant lesquels les forces serbes de

 15   Bosnie ont provoqué des atteintes graves à l'intégrité physique et mentale

 16   de nombreux Musulmans et/ou Croates de Bosnie durant leur détention, et il

 17   est fait référence de façon expresse à des conditions absolument

 18   épouvantables de détention, notamment traitement cruel, torture, sévices

 19   physiques, sévices psychologiques, viols et agressions sexuelles, violence

 20   sexuelle, ainsi que des conditions de vie inhumaines, des conditions qui

 21   ont entraîné la mort de ces personnes, conditions qui sont toutes

 22   attribuables à l'accusé. Je vous renvoie aux pages suivantes du compte

 23   rendu d'audience; 27 860 à 27 862, 28 766, 28 767 et 28 774.

 24   Et, en fait, cela aurait dû permettre de déterminer et de répondre à la

 25   première question, parce que les mêmes conclusions déterminent l'actus reus

 26   du crime de génocide reproché dans les sept municipalités. Mais

 27   contrairement à la jurisprudence, la Chambre de première instance semble

 28   avoir opté pour une autre solution, une solution supplémentaire qui empêche


Page 9

  1   de façon tout à fait erronée d'appliquer de façon logique ces conclusions

  2   au chef 1. Comme Mme Jarvis va vous l'expliquer de façon plus détaillée, la

  3   Chambre de première instance a adopté deux façons erronées, une composante

  4   intitulée impact pour le groupe, et a conclu de ce fait que les actes sous-

  5   jacents et constitutifs du génocide n'étaient pas satisfaits. Ce qui est

  6   une erreur, car les conclusions de la Chambre de première instance, tout

  7   comme les éléments de preuve sous-jacents, démontrent que les actes

  8   constitutifs du génocide en application de l'article 4(2)(a) à (c) ont été

  9   satisfaits et que ces actes sont attribuables à M. Karadzic. Je vous

 10   renvoie aux paragraphes 15 à 53 de notre mémoire en appel et aux notes de

 11   bas de page qui y correspondent.

 12   Alors, j'aimerais maintenant aborder la question de l'intention. En un mot

 13   comme en cent, il s'agit de savoir s'il existe des éléments de preuve

 14   appréciés à leur valeur maximale qui permettraient à une Chambre de

 15   première instance de conclure que l'accusé avait l'intention de détruire

 16   une partie d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux.

 17   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Excusez-moi, Monsieur Tieger.

 18   M. TIEGER : [interprétation] Oui.

 19   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Pour ce qui est de ce critère,

 20   l'impact sur le groupe, je suppose que la Chambre de première instance a

 21   raison lorsqu'elle indique que l'impact pour le groupe est un critère, un

 22   critère en bonne et due forme à cet égard, et est-ce que si la Chambre de

 23   première instance avançait cela, est-ce que nous-même, on continuerait à

 24   maintenir qu'ils ont tort ?

 25   M. TIEGER : [aucune interprétation]

 26   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Si l'on suppose qu'il s'agit d'un

 27   critère idoine, est-ce que vous continueriez à avancer que la Chambre de

 28   première instance a commis une erreur ?


Page 10

  1   M. TIEGER : [interprétation] Monsieur le Président, je vous remercie

  2   d'avoir posé cette question et vous indiquez qu'aux fins de la question

  3   posée, nous allons supposer que la Chambre de première instance avait

  4   raison en imposant cette composante impact sur le groupe, mais nous

  5   avançons qu'en application des critères de l'article 98 bis, cette question

  6   n'est pas posée. Mais de toute façon, la Chambre de première instance a

  7   commis une erreur en appliquant les faits à ce critère dont le seuil est

  8   extrêmement élevé de façon erronée. Et comme je l'ai déjà indiqué, Mme

  9   Jarvis va revenir de façon détailler sur cette question et sur le

 10   raisonnement suivi par la Chambre de première instance.

 11   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Je vous ai posé la question parce

 12   que si le critère impact sur le groupe est valable, l'interprétation exacte

 13   de l'article 98 bis est quelque chose qu'il faudra laisser, qu'il faudra

 14   apprécier à la fin de l'affaire.

 15   M. TIEGER : [interprétation] C'est bien ce que pense l'Accusation

 16   également.

 17   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] C'est le point de vue de

 18   l'Accusation.

 19   M. TIEGER : [interprétation] Oui, tout à fait.

 20   Et j'étais sur le point de mentionner la façon dont l'intention peut

 21   être démontrée par les éléments de preuve. Je sais que la Chambre d'appel

 22   connaît cela, mais il s'agit en fait des éléments de preuve indirects ou

 23   d'expression manifeste d'intentions, écrite ou orale, de la part de

 24   l'accusé.

 25   Les éléments de preuve indirects, comme le sait pertinemment la

 26   Chambre, incluent non seulement le comportement qui s'inscrit dans le cadre

 27   de l'actus reus, mais également d'autres circonstances d'après lesquelles

 28   l'on peut comprendre l'intention. Par exemple, comme nous l'avons vu dans


Page 11

  1   l'affaire Krstic, l'intention de meurtre peut être mise en lumière par des

  2   expulsions ou, un autre exemple, par la destruction de bâtiments religieux.

  3   J'en veux pour preuve le paragraphe 34 dans l'affaire Krstic.

  4   En l'espèce, nous avons à la fois des éléments de preuve indirects et

  5   directs de l'intention, car chaque élément de preuve suffit pour satisfaire

  6   au seuil établi par l'article 98 bis. Mais pris dans leur globalité, ils

  7   démontrent de façon très claire que les éléments de preuve appréciés à leur

  8   valeur maximale établissent l'intention requise. Et je vais vous expliquer

  9   le contexte en prenant juste une municipalité.

 10   Imaginez, par exemple, un boulanger, un boulanger qui a la

 11   quarantaine, un boulanger musulman qui a vécu toute sa vie dans la

 12   municipalité de Prijedor. En 1991 et au début de l'année 1992, il se trouve

 13   exposé à des signes de plus en plus importants d'animosité antimusulmane,

 14   il voit que les Serbes s'arment et il y a des revendications hostiles de

 15   plus en plus importantes à propos des Musulmans et des Croates, notamment

 16   les affirmations suivant lesquelles les grands coupables de la Deuxième

 17   Guerre mondiale, qui avait fait des Serbes des victimes, les Oustachi et

 18   les Musulmans qui avaient apparemment collaboré, étaient revenus et il

 19   s'agit de revendications qui sont avancées par la direction des Serbes de

 20   Bosnie, ce qui fait que cela leur accorde une grande crédibilité.

 21   Paragraphe 82 du jugement dans l'affaire Brdjanin.

 22   Le 24 mai 1992, l'armée serbe de Bosnie et la police attaquent la région

 23   musulmane la plus prospère et la plus peuplée, à savoir Kozarac. Huit cent

 24   personnes ont été tuées lors de cette attaque, même si notre boulanger a

 25   survécu, il est rassemblé et emmené avec la plupart des autres hommes, soit

 26   au camp d'Omarska, soit au camp de Keraterm. A Omarska, lui, ainsi que

 27   d'autres prisonniers sont frappés lors de leur arrivée, et pendant l'été

 28   jusqu'à ce que des journalistes entreprenant exposent le camp au reste du


Page 12

  1   monde, il est détenu dans des conditions épouvantables. Des centaines et

  2   des milliers de prisonniers sont entassés dans des cellules de fortune qui

  3   sont beaucoup trop petites pour eux. Les conditions d'hygiène sont quasi

  4   inexistantes. Les prisonniers sont couchés parfois dans leurs propres

  5   excréments. Il y avait des problèmes des maladies de peau, de la dysenterie

  6   qui règne. L'eau destinée à un usage industriel est fournie en tant qu'eau

  7   potable. Il y a des rations qui sont dignes d'une famine et qui provoquent

  8   une perte très importante de poids et de force physique, confer paragraphes

  9   36, 45, 47 de notre mémoire en appel et des notes en bas de page, ainsi que

 10   du fait jugé 1046 concernant ces citations.

 11   Les dirigeants des communautés musulmanes et croates sont triés sur le

 12   volet pour être traités de façon épouvantable et emmenés dans un bâtiment

 13   précis du camp à cette fin. Très peu d'entre eux survivent. Confer

 14   paragraphe 79 de notre mémoire en appel. Mais les passages à tabac pour

 15   tous sont routiniers. Tel que l'a remarqué un prisonnier, il était rare de

 16   tomber sur quelqu'un qui n'était ni blessé et qui n'avait pas d'ecchymose.

 17   Il y avait toujours quelqu'un qui mourrait suite à ces passages à tabac.

 18   Confer P2089, T1883. Tous les soirs les hommes ont été emmenés de leurs

 19   cellules sordides pour être tués. Tous les jours, il y avait des piles de

 20   corps qui étaient à l'extérieur en attendant d'être transportés comme des

 21   ordures. Il y a eu la famine, et les morts quotidiennes ont été capturées

 22   dans ce dilemme auquel a été confronté un prisonnier qui agonisait parce

 23   qu'il ne savait pas quoi faire à propos d'un morceau de pain qui lui avait

 24   été remis pour qu'il le remette à son fils, mais son fils est mort, et ce

 25   dilemme a été résolu au moment où le père s'est tué peu de temps après.

 26   Mais Madame, Messieurs les Juges, pièce P2089, page du compte rendu

 27   d'audience 1 887 à 1 888 et 1 905, P3691, paragraphes 81 à 84.

 28   Comme un autre témoin l'explique, c'était une machine inhumaine et sans


Page 13

  1   pitié qui ne pouvait faire preuve d'humanité à l'égard de personne. C'était

  2   un mécanisme ou un système qui s'était retourné contre lui-même. Ça,

  3   c'était Omarska. Page du compte rendu d'audience 20 495.

  4   Dans l'intervalle à l'extérieur, les rassemblements et les massacres se

  5   sont poursuivis. En juillet, la dernière zone importante où continuait à

  6   vivre des Musulmans était attaquée par la VRS et la police. A l'instar des

  7   attaques antérieures à Kozarac, de nombreuses personnes ont été tuées au

  8   cours de cette attaque. Au moins 300 à 350 corps ont été ramassés par un

  9   homme, un autre a vu des dizaines de camions transportant 70 corps et qui

 10   transportaient des morts. Pièce P706, page du compte rendu d'audience 5

 11   934, 5 935, 5 966, et page 21 088.

 12   Et pour ce qui est de ceux qui ont survécu à l'attaque et qui ont été

 13   rassemblés et emmenés au camp, peu de temps après leur arrivée à Omarska,

 14   150 hommes de cette région ont été tués. A l'instar de Keraterm, encore

 15   150, et après l'arrivée des prisonniers de la région qui avait été nettoyée

 16   ont été exclus [comme interprété] peu de temps après leur arrivée. Il y

 17   avait en général 5 000 corps de Musulmans qui ont été jetés dans le puits

 18   d'une mine abandonnée suite au début des attaques et des détentions, ce qui

 19   a suscité une préoccupation en 1993 d'un représentant officiel de la

 20   Republika Srpska. Il ne savait pas quoi faire de ces corps, les incinérer,

 21   les broyer, ou faire autre chose. Confer, Messieurs les Juges, faits jugés

 22   1185, 1191, 1215 à 1219, pièce P1483, pages 154, 155, ainsi que la

 23   déposition des témoins KDZ048, KDZ092, KDZ093, et KDZ367.

 24   Outre les horreurs infligées sur la plupart des détenus hommes des camps

 25   d'Omarska et Keraterm, le camp de Trnopolje agissait en tant que station de

 26   pesage pour les femmes et les enfants qui devaient être chassés. Dans

 27   l'intervalle, les mosquées de Prijedor et les églises catholiques étaient

 28   détruites.


Page 14

  1   A supposer que notre boulanger ait survécu à Omarska, il vivrait

  2   actuellement certainement ailleurs que dans la maison de ses ancêtres.

  3   Comme cela est indiqué à la pièce P4994, avant 1991, 42,6 % de Prijedor

  4   comprenait des Musulmans de Bosnie. A 1997, ce chiffre représentait 1 % de

  5   la municipalité, une diminution de 97,6 %. Ce chiffre, ainsi que le

  6   scénario général des attaques, les installations, les détentions, les

  7   meurtres, les atteintes à l'intégrité physique, les conditions hostiles de

  8   vie, la destruction des biens sacrés étaient illustrés ou ont eu lieu dans

  9   ces municipalités où a été commis le génocide.

 10   Personne qui a vécu ceci ne pourrait comprendre autre chose comme étant le

 11   résultant d'une intention de détruire les Musulmans de Bosnie de Prijedor,

 12   et effectivement la portée et la férocité de tels actes sont des éléments

 13   de preuve suffisants pour permette d'appliquer le critère de l'article 98

 14   bis, à savoir que l'intention génocidaire peut être déduite.

 15   Mais en appréciant cette intention, il est inutile de regarder simplement

 16   la nature et la portée des actes génocidaires, lorsque le commandant

 17   Suprême de ceux qui ont commis ces actes, à la fois menaçaient

 18   "d'extension" le peuple musulman, et reconnu la disparition des groupes de

 19   Musulmans de Bosnie au cours du conflit. C'est ce que l'accusé a expliqué

 20   en octobre 1991 lors d'une séance de l'assemblée de Bosnie à propos de ce

 21   qu'attendait les Musulmans et les Croates s'ils continuaient à se diriger

 22   vers leur indépendance. Il s'agit de la pièce D267. Ceci est sous-titré,

 23   donc il est inutile que les interprètes fournissent une traduction vers

 24   l'anglais.

 25   [Diffusion de la cassette vidéo] 

 26   L'INTERPRÈTE : [voix sur voix]

 27   "Quelques jours plus tard, le 15 octobre 1991, devant la 8e Session

 28   de l'assemblée de la République socialiste de Bosnie, Karadzic a menacé


Page 15

  1   d'extinction éventuelle le peuple musulman, comme on peut le voir dans

  2   cette vidéo.

  3   Je ne menace pas, mais je demande que vous prenez l'interprétation de la

  4   volonté politique du peuple serbe au sérieux, ce qui est représenté ici par

  5   le Parti démocratique serbe, le Mouvement du renouveau serbe et de

  6   plusieurs Serbes d'autres partis. S'il vous plaît, prenez ceci au sérieux.

  7   Ce n'est pas bien ce que vous faites. C'est le chemin que souhaite

  8   emprunter la Bosnie-Herzégovine, emprunter l'autoroute de l'enfer et de la

  9   souffrance. La Slovénie et la Croatie, ne pensez pas que vous pourriez

 10   prendre la Bosnie-Herzégovine et l'emmener vers l'enfer, le peuple musulman

 11   menacé d'extinction éventuelle, parce que le peuple musulman ne pourra pas

 12   se défendre s'il y a la guerre ici."

 13   [Fin de la diffusion de la cassette vidéo]

 14   M. LE JUGE MERON : [aucune interprétation]

 15   M. TIEGER : [interprétation]

 16   [Diffusion de la cassette vidéo]

 17   M. TIEGER : [interprétation] Comme Karadzic l'a rappelé à son interlocuteur

 18   quelques jours plus tard, ce qui attendait les Musulmans et les Croates en

 19   Bosnie serait "un véritable bain de sang." Sarajevo serait un chaudron où

 20   "300 000 Musulmans perdraient la vie" aux mains des Serbes armés. Les

 21   Musulmans seraient "jusqu'au cou dans le sang, et disparaîtraient." Il

 22   s'agit de la pièce D279, pages 3, 7 et 8. L'insistance pour dire que les

 23   Musulmans seraient "annihilés et disparaîtraient" se trouve également

 24   illustré par la pièce P3200, page 2, et la pièce P5846, page 3.

 25   Comme M. Karadzic a dit à son confident le plus croche, Krajisnik :

 26   "Maintenant lui," Izetbegovic, "parle ouvertement d'une Bosnie souveraine

 27   et indépendante. Est-ce qu'il souhaite détruire Sarajevo ? Nous relâcherons

 28   nos Tigres, et nous leur laisserons faire leur travail."


Page 16

  1   Pièce P5779, page 5.

  2   Et une fois que le conflit avait éclaté, une fois que les Tigres avaient

  3   été lâchés, une fois que les personnes d'Omarska dont j'ai parlé il y a

  4   quelques instants mourraient petit à petit de famine, de maladie, ou plus

  5   rapidement de passages à tabac, Karadzic a reconnu l'exactitude des

  6   remarques d'un représentant de l'assemblée de la Republika Srpska qui a

  7   dit, en sa présence, que les Musulmans avaient été présentés aux Serbes

  8   comme un peuple dont les bourreaux seraient des Serbes.

  9   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Monsieur Tieger, les déclarations

 10   que nous venons d'entendre suffiraient-elles à répondre aux critères du 98

 11   bis, à savoir de l'intention génocidaire ?

 12   M. TIEGER : [interprétation] Je fais valoir, Monsieur le Président, que

 13   pris individuellement, et si nous prenons ce critère du 98, ce serait

 14   certainement le cas. Mais s'il s'agit évidemment d'éléments agrégés et pris

 15   ensemble, je crois qu'il s'agit d'une expression tout à fait adéquate de

 16   l'intention au sens de l'article 4. Donc, la raison pour laquelle j'ai

 17   donné quelques exemples, c'est pour éviter qu'il y ait une quelconque

 18   ambiguïté au niveau du contexte ou des nuances. L'insistance sur le fait

 19   d'annihiler, de détruire, d'avoir le sang jusqu'aux genoux, je crois que ce

 20   sont des éléments qui doivent être pris à la lettre et on doit retenir ici

 21   le seuil le plus élevé, et à mon sens, il s'agit d'éléments de preuve qui

 22   indiquent directement qu'il existe l'intention requise.

 23   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Mais vous vous fondez, bien sûr, sur

 24   d'autres éléments de preuve.

 25   M. TIEGER : [interprétation] Comme je l'ai indiqué précédemment, tout à

 26   fait.

 27   Et par rapport à des remarques faites par M. Karadzic à propos du

 28   commentaire pour dire que les Musulmans était là pour que les Serbes


Page 17

  1   puissent les tuer et en être les bourreaux, Karadzic a indiqué :

  2   "…ce conflit a été activé afin d'éliminer les Musulmans, et les Musulmans

  3   pensent qu'on les établit sur un plan national, mais en réalité, ils sont

  4   en train de disparaître."

  5   Pièce D92, pages 41 à 86, et mémoire en appel de l'Accusation, note en bas

  6   de page numéro 206.

  7   En outre, l'Accusation a personnellement choisi Ratko Mladic pour

  8   diriger son armée, un homme qui partageait sa vision sur ce qui devait

  9   arriver aux Musulmans et aux Croates. Et vous trouverez cette référence à

 10   la sélection personnelle faite par Karadzic à la pièce P970, page 317. Il

 11   s'agit là simplement d'un exemple de la vision de Mladic. En 1994, Mladic a

 12   déclaré que le conflit constituait une occasion historique pour créer un

 13   Etat entièrement serbe, en expliquant qu'en parlant des Musulmans de Bosnie

 14   et des Croates de Bosnie, "ma préoccupation est de faire en sorte qu'ils

 15   disparaissent complètement." Pièce P1385, pages 47 à 49.

 16   Et les éléments que je viens de citer, Madame, Messieurs les Juges,

 17   révèlent également qu'il y a eu la réalisation ou, en tout cas,

 18   l'application de la dernière question au niveau des éléments de preuve, à

 19   savoir que l'accusé a agi avec d'autres qui partageaient la même intention

 20   que lui. En outre, on peut également se tourner, à titre d'exemple, vers

 21   son compatriote le plus proche, Krajisnik, dont l'opinion, d'après Slobodan

 22   Milosevic, "était de tuer et de se débarrasser de tous les Musulmans et de

 23   tous les Croates." P1487, page 17.

 24   Malgré les éléments de preuve que je viens de rappeler, la Chambre de

 25   première instance a constaté qu'il n'y avait aucun élément de preuve qui

 26   permettrait à un Juge de fait raisonnable de constater que l'élément

 27   matériel a été perpétré avec l'intention requise. Comme nous l'avons

 28   expliqué dans nos écritures, et Mme Jarvis va l'aborder plus avant, ceci


Page 18

  1   illustre soit l'assistance erronée de la Chambre de première instance, à

  2   savoir que les auteurs physiques doivent partager la même intention

  3   requise, ou est l'illustration d'avoir accordé un poids inadmissible à

  4   d'autres éléments de preuve à l'encontre des éléments de preuve portant sur

  5   l'intention même.

  6   L'accusé reconnaît à la page 53 de son mémoire qu'il s'agit là

  7   d'expressions qui sont les siennes, celles que je viens d'évoquer qui font

  8   l'objet de la question posée par vous, Madame, Messieurs les Juges, qu'il

  9   s'agissait "d'expressions génocidaires", mais il affirme que ces

 10   expressions doivent être mesurées contre l'ensemble des circonstances.

 11   Alors, ceci peut effectivement illustrer une appréciation qui peut être

 12   faite à la fin du procès, ceci est une approche tout à fait inadmissible

 13   sans le cadre du 98 bis. Et de la même façon, de nombreux arguments de la

 14   Défense illustrent une attitude tout à fait inadéquate, à savoir que la

 15   Chambre d'appel doit peser et apprécier les éléments de preuve que

 16   l'Accusation dit réfuter et minimise les éléments de preuve de

 17   l'Accusation. Et bien sûr, lorsque la Défense invite la Chambre d'appel à

 18   faire cela, même si cela est inapproprié, cela illustre une reconnaissance

 19   implicite de l'absence de soi-disant preuves contradictoires, que si nous

 20   retenons le critère le plus élevé ou le seuil le plus élevé, les éléments

 21   de preuve de l'Accusation démontrent qu'il y a intention requise.

 22   La Défense demande aux Juges de la Chambre d'ignorer tout simplement

 23   les critères, de passer à la fin du procès, et de reprendre ce qu'ont déjà

 24   constaté d'autres Chambres, à savoir qu'il n'y a pas eu génocide. Outre le

 25   fait de demander à ce qu'on tourne le dos à la responsabilité et qu'on

 26   tourne le dos à toutes les règles, hormis le fait de priver les victimes

 27   d'une décision motivée, hormis le fait d'encourager et d'intégrer une

 28   jurisprudence inexacte sur les crimes, sans doute les plus importants, ce


Page 19

  1   que laisse entendre la Défense ici, c'est d'ignorer un fait qui est encore

  2   plus pertinent, à savoir que les Chambres de première instance antérieures,

  3   dans ce cadre, ont conclu qu'un Juge de fait raisonnable, qu'une

  4   personnalité et un dirigeant, tels que Milosevic et Krajisnik, pouvaient

  5   être tenus responsables sur la base des mêmes éléments de preuve, et en

  6   général à propos des mêmes crimes, contrairement à l'argument de

  7   l'Accusation qu'une victime, aucun observateur objectif ne peut comprendre

  8   comment des accusés peuvent être tenus responsables si on se fonde sur des

  9   déclarations d'intention de Karadzic, mais qui n'émanent pas de Karadzic

 10   lui-même. Je vous renvoie, Madame, Messieurs les Juges, à l'article 98 bis,

 11   décision du 16 juin 2004 rendue par la Chambre d'appel aux paragraphes 238

 12   à 245 dans l'affaire Milosevic.

 13   En bref, les éléments de preuve établissent clairement qu'il y a

 14   convergence de l'élément matériel aux termes de l'article 4(2) avec

 15   l'intention spécifique de détruire en tout ou en partie un groupe national,

 16   ethnique, racial ou religieux en tant que tel. Et en me fondant sur les

 17   éléments de preuve que j'ai indiqués, ainsi que les autres éléments de

 18   preuve disponibles pour les Juges de la Chambre, la Chambre de première

 19   instance doit condamner Karadzic pour génocide au titre du chef 1.

 20   Ma collègue, Mme Jarvis, va maintenant présenter la deuxième partie

 21   des arguments de l'Accusation.

 22   Mme JARVIS : interprétation] Bonjour, Madame et Messieurs les Juges.

 23   Les éléments mis en évidence par M. Tieger représentent un ensemble

 24   d'arguments particulièrement convaincants indiquant que M. Karadzic, en

 25   tant que dirigeant suprême des Serbes de Bosnie, n'a pas seulement exprimé

 26   son intention de détruire les Bosno-Musulmans et les Bosno-Croates dans

 27   leurs communautés sur les territoires qu'il revendiquait pour un Etat

 28   serbe, mais qu'il a déclanché une campagne massive de destruction qui


Page 20

  1   comprenait également des destructions physiques de grande échelle dans le

  2   but d'atteindre son objectif.

  3   Cependant, la Chambre de première instance n'a pas considéré ceci comme

  4   étant suffisant pour maintenir l'accusation de génocide lors de l'audience

  5   à l'étape du l'article 98 bis. Dans mes arguments, je vais examiner quatre

  6   conceptions erronées concernant le crime de génocide qui contribue à

  7   expliquer comment nous en sommes venus là où nous en sommes, à savoir au

  8   mauvais résultat concernant le chef d'accusation numéro 1. Certaines de ces

  9   conceptions erronées apparaissent clairement dans le jugement de la Chambre

 10   de première instance en tant qu'erreurs distinctes, d'autres se retrouvent

 11   dans les arguments invoqués par la Défense au sujet du génocide en

 12   l'espèce. En identifiant ces conceptions erronées dans mes arguments

 13   d'aujourd'hui, j'essaierai d'expliquer comment en l'espèce on a fini par se

 14   détourner de la double orientation fournie par les éléments du génocide au

 15   titre de l'article 4 du Statut et par la norme applicable au titre de

 16   l'article 98 bis, et c'est pourquoi l'intervention de Madame et Messieurs

 17   les Juges aujourd'hui est nécessaire. Nous maintenons évidemment nos autres

 18   arguments tels qu'ils figurent dans le mémoire en appel et le mémoire en

 19   réplique, je ne les répéterai pas.

 20   Premièrement, la conception erronée du génocide objectif. Cette première

 21   conception erronée du génocide objectif consiste à dire que pour démontrer

 22   l'existence d'un génocide, nous devons examiner objectivement un scénario

 23   précis sur le terrain et le caractériser comme "génocide" de façon tout à

 24   fait indépendante de la personne accusée à qui ce crime est reproché. C'est

 25   un piège, parce que ceci rend la question de l'intention génocidaire

 26   entièrement et uniquement dépendante de ce qui peut être déduit des

 27   événements sur le terrain à l'exclusion d'autres facteurs démontrant que

 28   l'accusé était animé d'une intention génocidaire. Et ceci contrarie les


Page 21

  1   éléments juridiques du génocide.

  2   Karadzic tombe dans le piège de ce génocide objectif dans son mémoire de

  3   l'intimé. Il s'y trouve un chapitre entier intitulé "Une rhétorique

  4   génocidaire mais pas de génocide", à partir du paragraphe 223. Il dit au

  5   paragraphe 250 :

  6   "Dans ses arguments, l'Accusation n'a pas réussi à prendre en considération

  7   le fait que le Dr Karadzic pouvait être animé d'une intention génocidaire

  8   et en même temps être acquitté parce qu'aucun génocide ne s'est réellement

  9   produit."

 10   Voir également le mémoire de l'intimé, paragraphe 228. De plus, il semble

 11   accepter que les éléments de preuve découlant de ses propres déclarations,

 12   lorsqu'on leur accorde leur valeur maximale, pourraient étayer la

 13   conclusion d'une intention génocidaire et que ce n'est qu'en mettant en

 14   balance ces éléments de preuve au regard d'autres éléments de preuve que

 15   l'intention génocidaire se trouve non étayée. Note en bas de page 336 du

 16   mémoire de l'intimé.

 17   La décision de la Chambre de première instance reflète cette même

 18   conception erronée. La Chambre a commencé par examiner les événements sur

 19   le terrain et s'est demandée si ces événements pris isolément pouvaient

 20   être caractérisés comme un génocide. N'ayant pas été convaincue qu'il

 21   s'agissait là d'un génocide objectif, elle a balayé d'un revers de main les

 22   éléments de preuve directs découlant des déclarations de Karadzic qui, pris

 23   à leur valeur maximale, démontrent qu'il agissait en étant animé d'une

 24   intention génocidaire. Notamment, la Chambre a affirmé qu'elle considérait

 25   les déclarations explicites de Karadzic, ses déclarations d'intention, "au

 26   vu de l'échelle et du contexte des crimes reprochés dans les municipalités

 27   en 1992, et de l'incapacité de déduire une intention génocidaire d'autres

 28   facteurs".


Page 22

  1   La Chambre a conclu que :

  2   "Nonobstant les déclarations de l'accusé, il n'y a pas d'éléments de preuve

  3   sur la base desquels, si on les acceptait, un Juge raisonnable du fait

  4   pourrait conclure que les actes de meurtre et d'atteinte grave portée à

  5   l'intégrité physique et corporelle, de conditions de vie devant entraîner

  6   la destruction des Bosno-Musulmans et des Bosno-Croates ont été commis avec

  7   l'intention spécifique requise pour le génocide". Page 28 769 du compte

  8   rendu, lignes 12 à 21.

  9   C'était une erreur. Le crime de génocide ne requiert qu'une chose, à savoir

 10   que l'accusé, agissant avec l'intention de détruire un groupe protégé en

 11   tout ou partie, commette un acte sous-jacent au génocide. Et ces conditions

 12   sont ici remplies pour les raisons fournies par M. Tieger. La Chambre de

 13   première instance a eu tort d'exiger quoi que ce soit de plus.

 14   L'affaire Jelisic met ceci particulièrement en lumière. La Chambre d'appel

 15   a considéré qu'une Chambre de première instance raisonnable pouvait être

 16   convaincue au stade de l'article 98 bis que Jelisic était animé d'une

 17   intention génocidaire, et ce, à partir des déclarations qu'il a faites et

 18   des Musulmans tués et maltraités par lui. Arrêt Jelisic, paragraphe 68.

 19   Examinés de façon objective et isolément de Jelisic, les crimes concernés

 20   n'auraient pas nécessairement été qualifiés de génocide. En effet, la

 21   Chambre de première instance avait précédemment conclu qu'il n'y avait pas

 22   suffisamment d'éléments de preuve indiquant l'existence d'un projet plus

 23   large visant à commettre le génocide à Brcko, Jelisic mis à part. Jugement

 24   Jelisic, paragraphes 98, 108.

 25   La conception erronée du génocide objectif est un piège difficile à éviter.

 26   Notamment lorsque nous avons à faire à des personnalités imminentes,

 27   souvent notre approche consiste à examiner d'abord si un crime s'est

 28   produit sur le terrain et ensuite à chercher à établir un lien entre ces


Page 23

  1   crimes et la personne accusée en question. La Chambre de première instance

  2   a appliqué cette approche dans sa décision en application de l'article 98

  3   bis de bout en bout, et ce, pour chaque crime reproché dans l'acte

  4   d'accusation. Il n'y a rien de problématique dans cette approche en soi, et

  5   c'est certainement une méthode possible pour déduire une intention

  6   génocidaire que d'examiner les événements sur le terrain. Mais le fait de

  7   ne pas réussir à déduire l'intention génocidaire des événements qui se sont

  8   produits sur le terrain ne peut être utilisé pour exclure les éléments de

  9   preuve directs indiquant que Karadzic agissait avec une intention

 10   génocidaire. C'est le problème que nous trouvons dans l'analyse de la

 11   Chambre de première instance ici. Elle a laissé de côté des éléments de

 12   preuve directs de l'intention de l'accusé dans sa recherche d'un génocide

 13   objectif. Ceci contrarie tant les éléments juridiques du crime de génocide

 14   que la norme applicable au titre de l'article 98 bis qui interdit de mettre

 15   en balance les éléments de preuve et exige qu'on tienne compte de tous les

 16   éléments de preuve pertinents.

 17   Deuxièmement, la conception erronée d'un seuil pour les actes de génocide.

 18   Cette deuxième conception erronée a conduit la Chambre de première instance

 19   à imposer à tort un seuil ou une condition d'impact de groupe à l'élément

 20   matériel du génocide, ce qui l'a finalement conduite à considérer que les

 21   meurtres et les atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale en

 22   l'espèce n'atteignaient pas le seuil requis.

 23   Afin de satisfaire le critère de l'élément matériel du génocide, l'article

 24   4(2) du Statut ne demande que soit démontré que l'un des actes énumérés en

 25   l'espèce : le meurtre, les atteintes graves à l'intégrité physique et

 26   mentale et/ou le fait d'imposer délibérément des conditions d'existence

 27   devant entraîner la destruction de tout ou partie du groupe. Donc à partir

 28   du moment où les éléments de preuve démontrent qu'un ou plusieurs de ces


Page 24

  1   actes ont été commis, les conditions de l'élément matériel sont remplies.

  2   Et comme il a été souvent affirmé, même un seul meurtre ou un seul acte

  3   d'atteinte grave à l'intégrité physique ou morale peut constituer un

  4   génocide à partir du moment où il a été commis avec l'intention requise;

  5   voir jugement Akayesu, paragraphe 497.

  6   Malgré les éléments de preuve particulièrement abondants décrits par M.

  7   Tieger, la Chambre de première instance n'a pas considéré que l'élément

  8   matériel du génocide avait été démontré. Lorsqu'il a été question des

  9   meurtres, la Chambre de première instance a affirmé qu'elle ne pouvait

 10   conclure que :

 11   "Un fragment significatif des groupes bosno-musulmans et bosno-croates et

 12   un nombre important des membres de ces groupes avaient été pris pour cible

 13   pour être détruits de telle façon que cela a eu un impact sur l'existence

 14   des groupes bosno-musulmans et bosno-croates en tant que tel."

 15   Compte rendu, page 28 765, lignes 10 à 13.

 16   Mais, il n'y a rien dans la formulation tout à fait claire de

 17   l'élément matériel du meurtre qui puisse étayer cette exigence, cette

 18   condition d'un seuil. Et la Chambre de première instance a imposé à tort

 19   ceci comme précondition [phon] du génocide. La condition de l'élément

 20   matériel du meurtre avait été remplie et Karadzic l'a reconnu, en fait,

 21   dans son mémoire de l'intimé, paragraphe 28.

 22   De façon similaire, lorsqu'il a été question des atteintes graves à

 23   l'intégrité physique et mentale, la Chambre de première instance a

 24   considéré que : 

 25   "Elle n'avait pas été saisie d'éléments de preuve qui, pris à leur

 26   valeur maximale, auraient pu étayer la conclusion par un Juge raisonnable

 27   des faits que les atteintes portées avaient atteint un degré tel qu'elles

 28   contribuaient ou tentaient à contribuer à la destruction de tout ou partie


Page 25

  1   des groupes bosno-musulmans et bosno-croates."

  2   Page 28 766 du compte rendu, lignes 6 à 11.

  3   Encore une fois, Madame, Messieurs les Juges, rien dans la

  4   formulation tout à fait claire des travaux préparatoires de la convention

  5   sur le crime de génocide ne justifie que l'on impose cette condition d'un

  6   seuil aux atteintes graves à l'intégrité physique et mentale. Les mêmes

  7   types d'actes dont il est question en l'espèce, y compris les actes de

  8   torture, les actes inhumaines, les violences sexuelles et des sévices

  9   corporels ont été considérés comme suffisants dans d'autres affaires. Voir

 10   notre mémoire en appel, paragraphe 27.

 11   Et il est tout à fait certain qu'en matière d'atteinte grave à

 12   l'intégrité physique et mentale, la Chambre d'appel dans l'affaire Seromba

 13   a affirmé que pour étayer une déclaration de culpabilité pour génocide :

 14   "Les atteintes graves à l'intégrité physique et mentale infligées aux

 15   membres du groupe doivent présenter un caractère de gravité telle qu'il

 16   menace de destruction tout ou partie du groupe."

 17   Arrêt Seromba, paragraphe 46.

 18   Mais ceci ne devrait pas être interprété comme une précondition consistant

 19   à dire que les atteintes portées doivent détruire le groupe jusqu'à un

 20   certain degré. La Chambre d'appel dans l'affaire Seromba a manifestement

 21   accepté, par exemple, que le viol et la torture constitueraient

 22   manifestement "des atteintes graves à l'intégrité physique et psychologique

 23   au sens du génocide". Ceci cadre avec une longue jurisprudence, tant du

 24   TPIY que du TPIR, qui n'ont pas imposé de conditions d'impact sur le groupe

 25   pour l'élément matériel du génocide. Nous exposons ceci au paragraphe 27 de

 26   notre mémoire en appel.

 27   Encore une fois, la conception de ce seuil pour les actes de génocide

 28   est un piège difficile à éviter. Le génocide comprend souvent des actes de


Page 26

  1   destruction à une échelle massive, comme les éléments de preuve en l'espèce

  2   l'on montré. Très souvent, les actes sous-jacents de génocide auront un

  3   impact sur le groupe ou une partie du groupe, mais cela n'est pas une

  4   condition juridique et la Chambre de première instance a eu tort de ne pas

  5   conclure que les conditions de l'élément matériel du crime de génocide

  6   avaient été remplies en l'espèce.

  7   La troisième conception erronée que je souhaitais mettre en avant est

  8   la conception du meurtre de tous les membres d'un groupe.

  9   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Veuillez poursuivre.

 10   Mme JARVIS : [interprétation] Je vous remercie. La troisième conception

 11   consiste à dire qu'il faut tuer tous les membres d'un groupe, conception

 12   erronée. Le piège consiste à considérer que l'intention génocidaire

 13   équivaut nécessairement à l'intention de tuer tous les membres d'un groupe.

 14   Et nous trouvons l'expression particulièrement flagrante de cette

 15   conception erronée dans le mémoire de l'intimé aux paragraphes 212 à 216,

 16   où il met en avant le très grand nombre de meurtres qui se sont produits

 17   dans le cadre d'autres génocides, notamment dans l'Holocauste et au Rwanda.

 18   Karadzic va tellement loin qu'il affirme qu'il n'y a pas lieu de maintenir

 19   les accusations de génocide en l'espèce parce que la structure des crimes

 20   commis en Bosnie-Herzégovine en 1992 ne cadrait pas avec celle de

 21   l'Holocauste et du génocide rwandais.

 22   Encore une fois, c'est un piège difficile à éviter. L'Holocauste était un

 23   génocide prenant pour cible un groupe et où le crime le plus fréquemment

 24   commis était le meurtre, ce qui a d'ailleurs été à la source de la

 25   rédaction de la convention sur la prévention du crime de génocide.

 26   Cependant, si nous nous arrêtons quelques instants, nous verrons que cet

 27   exemple historique ne définit pas les paramètres dans le cadre desquels la

 28   définition juridique du crime de génocide a fini par être adoptée et tel


Page 27

  1   qu'elle se reflète dans l'article 4 de notre Statut. Pour commencer, la

  2   définition comprend l'intention de détruire non seulement la totalité d'un

  3   groupe, mais également une partie de ce groupe. Et par définition, le

  4   génocide comprend également les situations où de grandes parties d'un

  5   groupe ne sont pas prises pour cible des meurtres ou ne sont pas du tout

  6   prises pour cible.

  7   Deuxièmement, le génocide, de façon indiscutable, peut être constitué

  8   par d'autres actes que le meurtre, tels qu'ils sont énumérés à l'article

  9   4(2)(b) à (e) du Statut. Ces actes, y compris les atteintes graves à

 10   l'intégrité physique et mentale, ne résultent pas nécessairement en la mort

 11   des individus qui font partie du groupe.

 12   En se concentrant excessivement sur des exemples de génocides tels

 13   que l'Holocauste ou le génocide rwandais en 1994, où l'intention a couvert

 14   l'intégralité du groupe - pris pour cible des meurtres avant tout - on

 15   tombe dans un piège et ceci ne nous vient absolument pas en aide en

 16   l'espèce.

 17   En l'espèce, le chef d'accusation numéro 1 concernait le génocide

 18   dans les municipalités en 1992 et c'est une question différente qui a été

 19   posée devant ce Tribunal : Karadzic a-t-il commis le génocide à l'encontre

 20   d'une partie des groupes bosno-musulmans et bosno-croates par

 21   l'intermédiaire d'actes qui comprenaient mais ne se limitaient pas aux

 22   meurtres de membres du groupe ? La réponse à cette question est oui. Et le

 23   précédent le plus pertinent en l'espèce est celui de Srebrenica, qui

 24   comprenait également le génocide commis à l'encontre d'une partie du groupe

 25   bosno-musulman au travers d'actes qui ne se limitaient pas aux meurtres.

 26   La Chambre d'appel dans l'affaire Krstic a confirmé que l'intention

 27   devait être de détruire physiquement une partie du groupe. Cependant, la

 28   Chambre d'appel a accepté que l'intention de détruire une communauté au


Page 28

  1   moyen de tout un ensemble d'actes ne se limitant pas au meurtre de membres

  2   du groupe était suffisante. Dans le cas de Srebrenica, ce qui a été le

  3   déclencheur, l'élément-clé, était l'association des meurtres et des

  4   expulsions qui ont conduit à l'incapacité de la communauté à se

  5   reconstituer, et ainsi que le Juge Shahabuddeen l'a déclaré, son incapacité

  6   à se reconstituer après que ces structures familiales aient été laminées.

  7   Arrêt Krstic, paragraphes 28 et 31, opinion partiellement dissidente du

  8   Juge Shahabuddeen, paragraphe 47.

  9   La Chambre d'appel a accepté que l'association de ces actes était

 10   suffisante pour être convaincue que le déclin physique de la communauté

 11   bosno-musulmane de Srebrenica était bien réel, ce qui satisfaisait la

 12   condition de l'intention de détruire. Arrêt Krstic, paragraphe 37 [comme

 13   interprété].

 14   Le jugement dans l'affaire Tolimir renforce cet élément dans son

 15   paragraphe 764 en réaffirmant que "la destruction physique ou biologique

 16   d'un groupe ne se limite pas nécessairement à la mort des membres du

 17   groupe," en citant d'ailleurs le jugement Blagojevic et Jokic, paragraphe

 18   666.

 19   Il est donc tout à fait clair, à partir des précédents dans le cas de

 20   Srebrenica devant ce même Tribunal, que l'intention de détruire n'équivaut

 21   pas à l'intention de détruire chaque membre individuel du groupe ou une

 22   partie du groupe. D'un point de vue juridique, la question de savoir si ce

 23   qui s'est produit en Bosnie-Herzégovine en 1992 cadrait du point de vue de

 24   sa structure avec l'Holocauste ou le génocide rwandais est totalement dénué

 25   de pertinence quant à la responsabilité pénale individuelle de Karadzic.

 26   Ce qui m'amène à évoquer la quatrième opinion ou conception erronée que je

 27   souhaitais mentionner : cette dichotomie entre le déplacement par rapport

 28   au génocide. Il s'agit de l'idée suivant laquelle la campagne de nettoyage


Page 29

  1   ethnique dans les municipalités en 1992 ne visait seulement qu'à déplacer

  2   les Musulmans et Croates de Bosnie et, par conséquent, est tout à fait

  3   incompatible avec la définition juridique du génocide.

  4   M. LE JUGE MERON : [interprétation] J'attire votre attention sur le fait

  5   qu'il ne vous reste que cinq minutes.

  6   Mme JARVIS : [interprétation] D'ailleurs, nous retrouvons cela dans le

  7   mémoire de l'intimé aux paragraphes 217 et 244. Et il s'agit d'un piège,

  8   parce que la suggestion est que le génocide et le déplacement sont des

  9   crimes qui s'excluent mutuellement, ce qui n'est absolument exact. Nous

 10   acceptons tout à fait que le déplacement, à proprement parler, n'équivaut

 11   pas nécessairement à une intention de détruire aux fins de génocide, mais

 12   les précédents de Srebrenica confirment que l'intention de détruire n'est

 13   pas annulée parce qu'un nombre important de la communauté a fait l'objet de

 14   déplacement. Bien au contraire, l'association entre les actes de

 15   destruction physique et les déplacements peut véritablement aboutir à la

 16   disparition physique d'une communauté telle que cela fut le cas à

 17   Srebrenica ainsi que dans les municipalités en 1992. Pour voir s'il y a une

 18   intention de destruction physique d'une communauté, encore faut-il prendre

 19   en considération les conséquences totales des actes que l'accusé a eu

 20   l'intention d'infliger sur cette communauté. Il s'agit d'une erreur que de

 21   les considérer comme des événements isolés et qui n'ont rien à voir les uns

 22   avec les autres. Comme l'a indiqué M. le Juge Shahabuddeen dans son opinion

 23   dans l'arrêt Krstic au paragraphe 35, seul le transfert forcé n'est pas

 24   assimilable à un génocide :

 25   "…toutefois, en l'espèce, il n'a pas été commis seul. Il faisait partie

 26   intégrante d'un projet d'un génocide… impliquant des meurtres, des

 27   transferts forcés et des destructions d'habitations."

 28   De même, la Chambre d'appel dans l'affaire Tolimir a pris en considération


Page 30

  1   l'effet conjugué de tous ces actes, à savoir : l'incendie des maisons, la

  2   destruction des mosquées, le transfert forcé, les meurtres, et a conclu

  3   qu'il y avait une intention de destruction physique de la communauté

  4   musulmane de Srebrenica. Paragraphe 766 du jugement dans l'affaire Tolimir.

  5   Et nous avons des éléments de preuve portant sur une formule assez

  6   semblable pour les actes de destruction en l'espèce.

  7   Pour conclure, Madame, Messieurs les Juges, Karadzic devrait répondre du

  8   chef de génocide, du chef 1, concernant les municipalités en 1992, car le

  9   critère assez bas indiqué par l'article 98 bis a été respecté.

 10   Mais cet appel n'est pas tout simplement un appel portant sur une question

 11   technique, parce que les intérêts de la justice sont tels que la

 12   responsabilité de M. Karadzic pour le génocide devrait être prise en

 13   considération de façon complète, car rejeter ce chef  lors de la phase 98

 14   bis n'est approprié que dans un cas très rare, à savoir lorsque la thèse de

 15   l'Accusation s'est effondrée et lorsqu'il n'y a pas d'élément de preuve,

 16   soit pour ce qui est de l'actus reus, soit pour ce qui est de la mens rea

 17   du crime. Décision, article 98 bis dans l'affaire Dragomir Milosevic du 3

 18   mai 2007.

 19   Il s'agit tout simplement de déterminer à la fin de ce procès si M.

 20   Karadzic, dirigeant Suprême militaire et politique des Serbes de Bosnie,

 21   qui avait exprimé son intention d'éliminer les Musulmans et les Croates, et

 22   a déchaîné, déclenché une campagne de destruction violente dans laquelle

 23   s'est engouffrée la Bosnie-Herzégovine en 1992, est coupable de génocide.

 24   Au cours des 20 dernières années de ce Tribunal, nous sommes devenus si

 25   habitués à entendre parler de destruction haineuse qui sous-tend les crimes

 26   en Bosnie-Herzégovine que nous courons peut-être le risque d'être devenus

 27   complètement insensibles, car il serait judicieux de se souvenir pendant un

 28   moment de la façon dont les choses étaient perçues de façon différente en


Page 31

  1   1996.

  2   Lorsqu'une Chambre de première instance de ce Tribunal a rendu sa

  3   décision en application de l'article 61 contre Karadzic et Mladic à cette

  4   époque, voilà ce qui avait été conclu par cette Chambre :

  5   "Dans cette phase, la Chambre de première instance considère que

  6   certains actes présentés pour examen auraient pu être planifiés ou ordonnés

  7   avec une intention génocidaire. Cette intention dérive de l'effet conjugué

  8   de discours ou de projets, qui jette la base des actes et qui les justifie,

  9   de la portée massive de leurs effets de destruction et de leur nature

 10   précise, dont le but était de laminer et de saper ce qui était considéré

 11   comme le fondement même de ce groupe."

 12   Quelque 15 années plus tard, nous avons présenté ces éléments de

 13   preuve contre M. Karadzic à propos du chef de génocide. Ces éléments de

 14   preuve, comme l'a indiqué M. Tieger, font plus que satisfaire le critère 98

 15   bis. Et comme vous le savez pertinemment, il est important pour ce Tribunal

 16   de répondre à cette question et d'y répondre de façon adéquate, car cela

 17   est important pour le développement cohérent du droit, cela est extrêmement

 18   important pour les Musulmans de Bosnie et les Croates de Bosnie qui se

 19   trouvaient dans les municipalités visées en 1990 [comme interprété]. Ils

 20   ont entendu M. Karadzic les menacer de génocide, ils ont vu, ils ont eu

 21   l'expérience des actes de destruction déchaînés autour d'eux et ils

 22   méritent d'entendre Radovan Karadzic répondre de ce chef, et le droit

 23   l'exige également.

 24   Je vous remercie.

 25   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Je vous remercie. J'aimerais

 26   juste vous demander une précision. Vous faites référence aux effets

 27   conjugués, aux effets conjugués sur le terrain. Qu'en est-il ?

 28   Mme JARVIS : [interprétation] Ce que nous disons, c'est que de façon


Page 32

  1   technique, il y a les éléments de preuve directs de l'intention de M.

  2   Karadzic qui se conjuguent à l'actus reus du génocide, qui est tout à fait

  3   satisfait en application du critère 98 bis. Et ce que nous disons, en fait,

  4   c'est qu'il faut envisager la globalité des éléments de preuve, car il y a

  5   des éléments de preuve directs qui sont renforcés par ce qui s'est passé

  6   sur le terrain, et nous avançons que la conjugaison de ces différents

  7   paramètres est suffisante pour déterminer que le critère 98 bis a été

  8   rempli et pour justifier que soit rétabli le chef 1 de l'acte d'accusation.

  9   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Je vous remercie. Nous allons

 10   faire une pause de 20 minutes, et nous reprendrons à 10 heures 32.

 11   --- L'audience est suspendue à 10 heures 12.

 12   --- L'audience est reprise à 10 heures 31.

 13   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Réponse de la part de M. Karadzic.

 14   Maître Robinson, vous avez la parole.

 15   M. ROBINSON : [interprétation] Merci, Monsieur le Président.

 16   Monsieur le Président, bonjour, Messieurs les Juges et membres de la

 17   Chambre d'appel. Les arguments de l'Accusation, tout éloquent qu'il fut,

 18   n'ont absolument pas mentionné le critère d'examen appliqué dans la

 19   décision de la Chambre de première instance, et nous devons le faire ici.

 20   Je dois dire que le Dr Karadzic et moi-même, nous sommes ravis d'avoir ce

 21   rôle d'intimé devant la Chambre d'appel, car nous avons été appelant 14

 22   fois déjà dans cette affaire, et nous avons perdu à chaque fois. On nous a

 23   dit que les Chambres de première instance jouissent de pouvoirs

 24   extraordinaires très importants lorsqu'il s'agit d'apprécier les éléments

 25   de preuve, et que les Chambres de première instance sont les mieux placées

 26   pour entendre, apprécier et soupeser les éléments de preuve présentés au

 27   procès. On nous a dit que les décisions des Chambres de première instance

 28   sont marquées par ces pouvoirs discrétionnaires de la Chambre de première


Page 33

  1   instance, et sont en droit de recueillir un respect important et ne peuvent

  2   être annulées que lorsqu'on déclare qu'elles sont manifestement incorrectes

  3   ou déraisonnables. Le Dr Karadzic, par conséquent, fait valoir que le

  4   critère d'examen en appel est de savoir si un Juge de fait raisonnable

  5   aurait pu parvenir à la décision à laquelle il est parvenu, et non pas de

  6   dire si l'Accusation a sous-entendu que la décision était correcte ou non.

  7   L'Accusation dans son mémoire a cité l'affaire Jelisic, a fait valoir qu'un

  8   critère d'examen moins important, moins élevé dans le cadre de l'article 98

  9   bis, lorsque la décision a été prise, c'était le cas, et donc, la situation

 10   était complètement différente, et nous aimerions vous expliquer pourquoi.

 11   Dans l'affaire Jelisic, la Chambre s'est écartée de ce qui était passé dans

 12   l'affaire Tadic dans le cadre de l'article 98 bis, en constatant que la

 13   Chambre de première instance avait rendu sa décision sans permettre à

 14   l'Accusation d'être entendue. La Chambre d'appel a également constaté que

 15   la Chambre avait commis une erreur lorsqu'elle avait acquitté Jelesic, en

 16   choisissant certains faits et non d'autres à la fin de la thèse de

 17   l'Accusation, plutôt que de considérer qu'il fallait appliquer le seuil le

 18   plus élevé.

 19   La Chambre d'appel a dit que les principes dans l'affaire Tadic ne peuvent

 20   être appliqués que dans le cas où la décision est une que le Juge du fait

 21   raisonnable aurait dû prendre. Ceci n'a aucune incidence ici sur la

 22   question de savoir si oui ou non la Chambre de première instance à

 23   apprécier les éléments de preuve pertinents, et plutôt que de considérer le

 24   seuil le plus élevé, la Chambre de première instance avait choisi

 25   simplement certains éléments de preuve, comme la personnalité non

 26   équilibrée de l'accusé, ou le caractère aléatoire de ses agissements, tout

 27   en ignorant son intention expresse de tuer la majorité des Musulmans à

 28   Brcko, qui se sont produits à la même époque où les meurtres qu'il a commis


Page 34

  1   lui-même personnellement.

  2   Ceci est un contraste flagrant avec l'approche de la Chambre de

  3   première instance en l'espèce. Tout d'abord, la Chambre de première

  4   instance a permis à l'Accusation d'être entendue de façon juste et

  5   équitable, et a entendu les mêmes choses que ce que M. Tieger a dit

  6   aujourd'hui.

  7   Deuxièmement, la Chambre d'appel a expressément considéré et abordé

  8   les éléments de preuve portant sur le génocide présenté par l'Accusation à

  9   ce moment-là et n'a pas choisi parmi les éléments de preuve. Troisièmement,

 10   la Chambre de première instance a utilisé la même méthodologie que la Cour

 11   de justice internationale dans l'affaire la Bosnie contre la Serbie. La

 12   Chambre de première instance, comme l'a fait la Chambre de première

 13   instance dans l'affaire Brdjanin, en examinant les éléments de preuve qui

 14   constituent l'élément matériel du génocide, des meurtres, et le fait

 15   d'infliger des souffrances importantes et des conditions de vie calculées

 16   pour entraîner la destruction d'un groupe, ainsi que des éléments de preuve

 17   qui portent sur l'intention génocidaire, qui peuvent être déduites.

 18   La Chambre de première instance a énuméré différentes catégories

 19   d'éléments de preuve à partir desquels cette intention peut être déduite.

 20   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Je cite la décision de la CIJ, et

 21   ils ne se sont pas penchés sur quelque chose qui était l'équivalent de 98

 22   bis.

 23   M. ROBINSON : [interprétation] Bien, écoutez, je dois dire que le critère

 24   retenu par la CIJ dans sa décision a appliqué en fait un seuil moins

 25   important que celui qui est appliqué dans l'article 98 bis. C'était un

 26   critère civil qui a été retenu essentiellement, et les éléments

 27   convaincants qui ont été présentés indiquaient expressément qu'il y avait

 28   un critère qui avait été utilisé, alors que dans le 98 bis on parle


Page 35

  1   toujours d'éléments de preuve qui doivent être susceptibles de convaincre

  2   qu'il y a eu un fait au-delà de tout doute raisonnable. Donc d'après nos

  3   arguments, la CIJ en réalité a appliqué un critère plus bas que celui que

  4   nous employons dans une affaire pénale, mais la Chambre de première

  5   instance s'est penchée minutieusement sur ces éléments, et a reconnu

  6   qu'elle avait le droit de considérer des catégories d'éléments de preuve à

  7   partir desquelles elle pouvait déduire cette intention. Le contexte général

  8   --

  9   M. LE JUGE LIU : [interprétation] Est-ce que vous avez terminé votre

 10   réponse ?

 11   M. ROBINSON : [interprétation] J'ai terminé la réponse que je souhaitais

 12   faire à M. le Juge Robinson.

 13   M. LE JUGE LIU : [interprétation] Je souhaitais simplement développer les

 14   critères retenus dans le cadre de l'article 98 bis, ainsi que les

 15   condamnations définitives à la fin du procès.

 16   M. ROBINSON : [interprétation] Oui, et en fait j'ai l'intention de

 17   présenter un argument eu égard à l'article 98 bis, et je crois que c'est un

 18   élément essentiel en l'espèce, à savoir si cela réunie les conditions des

 19   critères par opposition aux critères dans sa globalité à la fin de cette

 20   affaire. Si vous me le permettez, en tout cas, je vais analyser ce critère

 21   d'examen qui est extrêmement important afin d'établir les critères retenus

 22   dans le cadre de l'article 98 bis. Donc, je regarde la Chambre de première

 23   instance.

 24   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Pardonnez-moi. Je ne m'étais pas

 25   rendu compte du fait que vous aviez terminé la réponse à ma question, parce

 26   que je n'estime pas que la comparaison avec la CIJ soit particulièrement

 27   heureuse, parce qu'il y a des différences importantes bien sûr, et on ne

 28   parle pas d'une affaire pénale dans ce cas-là. Donc, je trouve que la


Page 36

  1   comparaison n'est pas très utile.

  2   M. ROBINSON : [interprétation] Néanmoins, si nous nous penchons sur des

  3   affaires analogues, par exemple, lorsqu'il y a violation des questions de

  4   la sécurité, une affaire civile ou une affaire pénale au cours de laquelle

  5   quelqu'un est condamné pour avoir fait l'objet de fraude, on reconnaît que

  6   les critères retenus dans une affaire civile, je ne sais pas en fait si

  7   c'est un critère moins élevé qui est retenu que dans une affaire pénale au-

  8   delà de tout doute raisonnable. Donc, en fait, même si les critères ne sont

  9   pas identiques, il y a certainement des différences entre deux procès. Je

 10   crois que c'est normal. Mais en cas de procédures pénales au cours de

 11   laquelle la vie d'une personne est en jeu, cela fait toujours l'objet d'une

 12   charge importante de la preuve plus importante que dans une affaire civile

 13   lorsque la responsabilité des Etats est débattue.

 14   Alors, si nous revenons sur la question de la Chambre de première instance

 15   dans le cadre de l'article 98 bis, ils ont tenu compte de tous les facteurs

 16   présentés par l'Accusation, à savoir si le génocide avait été commis, et

 17   des différents éléments de preuve qui permettaient de déduire l'intention

 18   génocidaire dont j'ai remis la liste ici. En conclusion, qu'il n'y avait

 19   pas d'élément de preuve susceptible de justifier une condamnation, l'autre

 20   Chambre de première instance n'a pas choisi parmi les éléments de preuve,

 21   mais a abordé les éléments de preuve dans leur intégralité et a établi le

 22   seuil le plus élevé. Après deux ans et demi de procès, après avoir entendu

 23   196 témoins à charge, entendu la déposition de 148 témoins en vertu de

 24   l'article 92 bis et 92 quater, versé au dossier plus de 7 000 pièces à

 25   conviction, et a fait un constat judiciaire à la demande de l'Accusation

 26   sur plus de 2 300 faits jugés. Dans l'affaire Jelisic, il s'agit d'un de

 27   ces rares cas où la Chambre préalable au procès avait adopté une procédure

 28   erronée, et s'est écartée du critère communément accepté d'examen, mais il


Page 37

  1   n'y a pas eu de procédure erronée en l'espèce, et par conséquent, aucune

  2   raison pour remplacer votre jugement par celui de la Chambre de première

  3   instance.

  4   Je souhaite maintenant aborder la question du critère retenu dans le cadre

  5   du 98 bis, et qu'il s'agit là de l'élément essentiel de l'appel, le critère

  6   juridique qui doit être appliqué à une requête aux fins d'un jugement

  7   d'acquittement à la fin de la présentation des moyens à charge.

  8   L'Accusation s'est plainte en fait parce que la Chambre de première

  9   instance a acquitté le Dr Karadzic, mais pas parce qu'ils l'ont acquitté,

 10   mais parce qu'ils l'ont acquitté trop tôt.

 11   Alors, regardons cet article. A la fin de la présentation des moyens à

 12   charge, la Chambre de première instance doit par décision orale, après

 13   avoir entendu les arguments oraux des parties, prononcer l'acquittement de

 14   tout chef d'accusation pour lequel il n'y a pas d'élément de preuve

 15   susceptible de justifier une condamnation. On ne dit pas qu'il n'y a pas

 16   d'élément de preuve relatif à un crime reproché, c'est ainsi que

 17   l'interprète l'Accusation.

 18   M. Tieger aujourd'hui à la page du compte rendu d'audience, page 7, ligne

 19   1, a dit qu'il n'y avait pas d'élément de preuve susceptible d'étayer ce

 20   chef d'accusation. Cela n'est pas exact. Il n'y a pas un élément de preuve.

 21   Les éléments de preuve doivent atteindre ce niveau et être susceptibles

 22   d'étayer une condamnation qu'une Chambre peut appliquer au-delà de tout

 23   doute raisonnable, à savoir que le crime de génocide a été commis dans les

 24   municipalités en 1992, et c'est exactement le critère qui a été retenu par

 25   la Chambre de première instance en l'espèce.

 26   Alors, regardons de plus près.

 27   L'article a été cité correctement. Ils ont cité la jurisprudence du

 28   Tribunal en vertu de l'article 98 bis et ont clairement exprimé quel


Page 38

  1   critère est retenu, à savoir que les éléments de preuve sur lesquels se

  2   repose un Juge de fait raisonnable et qui doit être satisfait des faits au-

  3   delà de tout doute raisonnable de la culpabilité d'un accusé particulier

  4   concernant le chef en question.

  5   L'Accusation a dit à plusieurs reprises que le critère ne porte pas sur le

  6   fait que la Chambre de première instance pourrait condamner, mais de savoir

  7   si la Chambre de première instance condamnerait, et de surcroît, il a dit

  8   qu'il doit exister des éléments de preuve susceptibles d'étayer un chef,

  9   mais que les seuls éléments de preuve ne peuvent pas être crédibles. Un

 10   acquittement serait à ce moment-là prononcé. C'est cela, le critère exact.

 11   Il a indiqué également qu'il n'allait pas apprécier la crédibilité

 12   des témoins, ni les forces et les faiblesses des éléments contradictoires.

 13   Cela représentait également le critère correct. Et pour finir, la Chambre

 14   de première instance est convaincue que même après avoir apprécié

 15   l'ensemble des éléments de preuve présentés par l'Accusation, même si on

 16   retient le niveau le plus élevé, aucun élément de preuve qui ne permettrait

 17   de condamner l'accusé pour génocide au titre du chef 1. La Chambre de

 18   première instance doit prononcer un jugement d'acquittement au titre du

 19   chef 1 à ce stade, et c'est ce que la Chambre a fait effectivement. Ils ont

 20   appliqué le critère adéquat, ils l'ont appliqué en l'espèce.

 21   L'article 98 avait l'habitude de dire que la Chambre de première instance

 22   doit prononcer une ordonnance portant sur le prononcé d'un acquittement ou

 23   une requête de l'Accusation proprio motu, s'il estime que les éléments de

 24   preuve suffisent pour étayer une condamnation ou à propos d'un chef ou de

 25   ces chefs. Je souhaite aborder la question de savoir si ce changement dans

 26   la formulation de l'article est insuffisant ou pas, et puisque la condition

 27   a été modifiée. Si on regarde la charge au-delà de tout doute raisonnable

 28   dans Jelisic, la Chambre d'appel a, de manière explicite, considéré que les


Page 39

  1   notions de preuve au-delà de tout doute raisonnable devaient être

  2   appliquées en vertu de l'article 98 bis.

  3   Dans les affaires décidées après la modification de 98 bis en 2004,

  4   au vu des contestations par l'accusé, dont les procès ont commencé après ou

  5   avant que l'article ait été modifié, l'article ne devrait pas être

  6   appliqué. Les Chambres de première instance ont dit aux accusés que le

  7   critère relatif à cet article n'avait pas été modifié. Dans l'affaire Oric

  8   en juin 2005, la Chambre de première instance a indiqué, la Chambre met en

  9   exergue le fait qu'il y a entre les parties un accord sur la dernière

 10   modification du 98 bis et que ce ceci ne modifie en rien le critère

 11   d'examen qui doit être appliqué par la Chambre de première instance dans

 12   l'exercice ou l'application du 98 bis. Dans l'affaire Krajisnik en août

 13   2005, la Chambre de première instance a rejeté l'argument d'un préjudice à

 14   l'accusé en raison de la modification de l'article en déclarant que le

 15   critère d'examen restait inchangé. Dans l'affaire Dragomir Milosevic, la

 16   Chambre de première instance a, de manière explicite, abordé les effets de

 17   la modification en 2004. La Chambre de première instance a dit que la

 18   nouvelle formulation précise qu'un acquittement doit être prononcé s'il n'y

 19   a pas d'élément de preuve susceptible de justifier une condamnation, et la

 20   Chambre a poursuivi en disant que cela avait toujours été le critère retenu

 21   et cela a été cité par la Chambre d'appel dans l'affaire Jelisic. L'article

 22   98 bis et le critère retenu ont été examinés en détail par la Chambre de

 23   première instance dans l'affaire Slobodan Milosevic et une partie de sa

 24   décision découlait de la jurisprudence du Royaume-Uni et cela est

 25   particulièrement applicable en l'espèce. La Chambre a indiqué qu'il y avait

 26   trois situations qui pouvaient découler de cet article. La première

 27   situation était qu'aucun élément de preuve ne permettait de justifier une

 28   condamnation ou qu'il y ait une requête aux fins d'un jugement


Page 40

  1   d'acquittement. C'était les seules deux conditions possibles.

  2   La troisième situation, à savoir s'il y a des éléments de preuve mais

  3   qu'ils ne sont pas suffisamment forts ou faibles, cela dépend du point de

  4   vue que l'on donne ou de la crédibilité ou de la fiabilité que l'on accorde

  5   à un témoin, et donc le point de vue qui consiste à dire que ces faits

  6   permettraient à une Chambre de première instance de condamner l'accusé, que

  7   dans ces circonstances, la requête aux fins d'un acquittement doit être

  8   rejetée. Dans la deuxième situation, il s'agit de quelque chose qui

  9   s'applique ici, où il existe des éléments de preuve, mais ces éléments de

 10   preuve sont tels que si l'on retient le critère le plus élevé, une Chambre

 11   d'appel ne pourrait pas condamner l'accusé et la requête de l'accusé doit

 12   être retenue. Cette formulation des trois situations a été reprise dans

 13   l'article 98 bis, la décision rendue dans l'affaire Milutinovic en 2000

 14   [comme interprété] et dans le cadre d'une audience 98 bis qui a été

 15   modifiée, cela s'appliquait également. Et maintenant, il s'agit de réfuter

 16   les arguments de l'Accusation en l'espèce, parce qu'il existe des éléments

 17   de preuve, mais ils doivent être rejetés.

 18   Si nous pouvons passer quelques instants à parler de la fonction de

 19   l'article 98 bis dans un système qui ne dispose pas de jurés, quelque chose

 20   qui a été considéré par M. le Juge Robinson, opinion concomitante dans

 21   l'affaire Slobodan Milosevic.

 22   Donc, un objet important consiste à dire qu'il n'y a pas suffisamment

 23   de moyens de preuve pour qu'il y ait procès, ceci existe pour empêcher

 24   qu'une condamnation injuste soit rendue par un néophyte qui fait partie des

 25   jurés et qui peut être convaincu dans un sens ou dans un autres lorsqu'il

 26   n'y a pas suffisamment d'éléments de preuve. Mais comme M. le Juge Robinson

 27   l'a indiqué, les requêtes aux fins du prononcé d'un acquittement à la fin

 28   de la présentation des moyens à charge permettent également de favoriser


Page 41

  1   une académie judiciaire, une fonction qui s'applique particulièrement étant

  2   donné que les procès sont chers et que nous dépensons l'argent des Nations

  3   Unies, qui pourrait par ailleurs être utilisé pour nourrir les personnes

  4   qui ont faim et on pourrait traiter les malades et fournir un abri aux

  5   sans-abri --

  6   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] S'agit-il de la déclaration du Juge

  7   Robinson ?

  8   M. ROBINSON : [interprétation] Non, en fait il s'agit d'un extrait du Juge

  9   Robinson et de sa déclaration. J'espère que le compte rendu illustre cela

 10   correctement. Une fois que les éléments de preuve ont été présentés, cela

 11   fait sonner une cloche et un jugement d'acquittement ne correspond pas à la

 12   formulation expresse de l'article 98 bis. Il faut qu'il y ait

 13   interprétation par les Juges de la Chambre à la fois avant et après la

 14   modification, parce que l'objectif de cet article existe toujours.

 15   Après avoir établi que la Chambre de première instance a appliqué le

 16   critère exact en vertu de l'article 98 bis et que sa décision ne peut pas

 17   être modifiée, à moins qu'il s'agisse d'une décision qu'aucun Juge de fait

 18   raisonnable n'aurait pu prendre. Alors, regardons maintenant le bien-fondé

 19   de tout ceci.

 20   L'Accusation dit que l'élément matériel et l'élément moral doivent

 21   être constitués pour le génocide. En fait, il s'agit d'une interprétation

 22   erronée, parce que le génocide est à la confluence de ces deux éléments

 23   déterminants, il ne constitue pas seulement la simple existence de deux

 24   éléments distincts. Des atrocités abominables ont été commises, et les

 25   termes utilisés pour décrire l'actus reus -- l'actus reus vient en réalité

 26   du latin et il s'agit d'un acte condamnable qui n'est pas le résultat ou

 27   émanant d'un esprit coupable, et le résultat d'un esprit coupable n'est pas

 28   un crime. Tout simplement parce qu'il y a des éléments de preuve attestant


Page 42

  1   de l'élément matériel et de l'élément moral, cela ne signifie pas pour

  2   autant qu'il y a génocide. Il doit y avoir un résultat. L'acte a des

  3   conséquences en terme d'élément moral, et donc d'intention. Je peux avoir

  4   une miche de pain, je peux avoir du jambon, cela ne signifie pas pour

  5   autant que j'ai un sandwich au jambon. Il doit y avoir confluence des deux

  6   pour qu'il y ait génocide.

  7   Alors, regardons maintenant ce qui s'est passé dans la municipalité

  8   en 1992 en regardant les éléments de preuve fournis par l'Accusation et en

  9   prenant le seuil le plus élevé. Alors, si nous regardons les forces bosno-

 10   serbes qui ont entouré et attaqué le village, ils sont entrés dans le

 11   village, ils ont rassemblé la population musulmane, d'aucuns ont été tués,

 12   d'aucuns ont été capturés, et un nombre très important a été transporté en

 13   sécurité vers le territoire contrôlé par les Musulmans de Bosnie. Ceux qui

 14   ont été fait prisonniers ont été emmenés dans des centres de détention où

 15   ils ont souvent fait l'objet de mauvais traitements. Certains sont morts

 16   sur les lieux, mais une grande majorité a été échangée contre des

 17   prisonniers serbes ou relâchés. A maintes reprises, village après village,

 18   ville après ville, dans ces centres de détention, les forces bosno-serbes

 19   retenaient des dizaines et des milliers de Bosno-Musulmans sous leur garde

 20   et leur contrôle. Ils avaient l'occasion et les moyens de les détruire, ils

 21   auraient pu -- et en réalité, ils ont laissé partir une très grande

 22   majorité de ces personnes. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas eu

 23   génocide dans ces municipalités. Nonobstant le fait, comme l'a dit la

 24   Chambre de première instance, ces déclarations, même prises à leur plus

 25   haut niveau, à partir duquel une intention génocidaire pouvait être déduite

 26   de la part du Dr Karadzic, le général Mladic, Momcilo Krajisnik, Radoslav

 27   Brdjanin, et d'autres membres de l'entreprise criminelle commune. Il n'y

 28   avait simplement pas d'éléments de preuve qui auraient permis de dire que


Page 43

  1   quelqu'un avait agi ainsi et commis des crimes aux fins de détruire les

  2   Musulmans de Bosnie. Si effectivement Radovan Karadzic et le commandement

  3   Suprême, ou le général Mladic, avaient eu l'intention de détruire les

  4   Musulmans en tant que groupe, comment se fait-il que 98 % d'entre eux ont

  5   permis d'échapper aux filets des forces bosno-serbes ? Ces forces

  6   contrôlaient 70 % du territoire de Bosnie et la population bosno-musulmane

  7   est décédée -- la population musulmane est décédée. A maintes reprises, les

  8   forces de Radovan Karadzic et de Ratko Mladic leur ont non seulement permis

  9   de partir mais les ont rassemblés pour les transporter. Et vous n'êtes pas

 10   obligés de me croire, mais c'est la Chambre de première instance qui dit

 11   cela également. La Cour de justice internationale a abordé ces mêmes faits,

 12   ces mêmes déclarations, dans les mêmes municipalités après 14 ans de

 13   procès, et ils sont parvenus à la même conclusion.

 14   Et donc cette Chambre, et l'argument présenté par l'intimé ne permet pas en

 15   fait de concilier le fait qu'il y a un mobile essentiel et que les

 16   dirigeants serbes de Bosnie voulaient créer un grand état serbe en

 17   provoquant la guerre et pour conquérir, si cela était nécessaire, et

 18   détruire les Bosno-Musulmans et leurs communautés et les chasser.

 19   D'après la Cour internationale de justice, ce qui a existé dans les

 20   municipalités de Bosnie en 1992, c'est qu'il y avait déplacement et non pas

 21   destruction.

 22   La décision prise par la Cour de justice internationale consistait à dire

 23   qu'il n'y a pas eu génocide dans les municipalités de Bosnie en 1992, et

 24   cela est clair et sans équivoque. Et en se fondant sur --

 25   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] L'argument de l'Accusation consiste

 26   à dire qu'il n'y a pas simplement eu déplacement, qu'il y a déplacement et

 27   d'autres facteurs. C'est la raison pour laquelle je ne pense pas que vos

 28   références au jugement rendu par la CIJ sont utiles. Je crois que cela va à


Page 44

  1   l'encontre que de ce que vous pensez ils devraient -- car le jugement se

  2   rapproche plus d'une situation qui est celle à la fin du procès, et j'ai

  3   l'impression que les positions que vous présentez se fondent sur une

  4   décision prise par la Chambre de première instance à la fin du procès. Dans

  5   Jelisic, la Chambre d'appel a établi une distinction, en fait, et a dit que

  6   le critère retenu n'est pas de savoir si un Juge de fait raisonnable

  7   arriverait à une condamnation au-delà de tout doute raisonnable. Bien sûr,

  8   l'élément de doute raisonnable est important ici, c'est un critère qui doit

  9   être utilisé en réalité pour prononcer une condamnation au-delà de tout

 10   doute raisonnable sur la base des éléments de preuve présentés par

 11   l'Accusation. Donc si vous regardez tous les éléments de preuve qui

 12   évoquent une éventuelle condamnation, les éléments de preuve indiquent

 13   qu'il y a une éventuelle culpabilité, non pas une certitude, et non pas

 14   certitude de la culpabilité. Et c'est la raison pour laquelle je crois

 15   qu'il y a une ligne de démarcation très fine entre la situation à la fin

 16   d'un procès et la situation au milieu du procès.

 17   Encore une fois, je ne comprends pas que l'Accusation soit en train de dire

 18   que s'il y a des éléments de preuve il faut qu'on aille jusqu'à la fin du

 19   procès. Je parle de votre commentaire à propos des éléments de preuve. Il

 20   existe des éléments de preuve qui soulèvent cette question du caractère

 21   raisonnable d'une condamnation éventuelle.

 22   M. ROBINSON : [interprétation] Je suis d'accord. C'est la raison pour

 23   laquelle l'article précise que cela doit être susceptible de justifier une

 24   condamnation. Donc là-dessus, je suis d'accord. Ensuite, la question est de

 25   savoir si les éléments de preuve sont susceptibles de justifier une

 26   condamnation ? La Chambre de première instance a regardé ceci dans le

 27   détail. Ils ont entendu tous les éléments de preuve que vous avez entendus

 28   et décidé qu'il y avait des éléments de preuve qui n'étaient pas


Page 45

  1   susceptibles d'étayer une condamnation.

  2   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Mais écoutez, vous dites en fait que

  3   ce que dit l'Accusation ne peut être assimilable à rien, la seule situation

  4   dans laquelle, d'après vous, les arguments qu'ils présentent pourraient

  5   prévaloir c'est si -- et vous dites en fait que la thèse de l'Accusation

  6   s'est complètement effondrée. Une fois que la Chambre de première instance

  7   a soupesé les éléments de preuve pour parvenir à une décision, ensuite

  8   l'article 98 bis exige que le procès doit aller jusqu'à la fin, parce qu'il

  9   doit soupeser les éléments de preuve, et dans ce cas il n'agit pas

 10   correctement. Cela signifie qu'il existe des éléments de preuve. Le fait

 11   que vous ayez des éléments de preuve à soupeser signifie forcément qu'il

 12   existe des éléments de preuve sur la base desquels un Juge de fait

 13   raisonnable pourrait condamner, et donc le procès doit aller jusqu'à la

 14   fin.

 15   M. ROBINSON : [interprétation] Exactement, et je crois que la Chambre de

 16   première instance pense exactement la même chose. Et nous n'avons pas de

 17   problème avec ça.

 18   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Vous dites que la thèse de

 19   l'Accusation s'est complètement effondrée concernant ces questions-là ?

 20   M. ROBINSON : [interprétation] Non, je pense qu'en fait cela s'est effondré

 21   et il s'agit d'un concept différent. Lorsqu'ils présentent des éléments de

 22   preuve et que cela porte sur le crédit à accorder aux éléments de preuve,

 23   ils présentent des témoins et des témoins sont détruits, entre guillemets,

 24   par le contre-interrogatoire et la thèse s'effondre. Donc, c'est un aspect,

 25   et en fait, c'est pour ça que la thèse de l'Accusation s'effondre et que le

 26   critère de 98 bis ici ne peut pas être retenu. Il n'y a pas d'éléments de

 27   preuve qui permettent d'étayer un génocide. De toute façon, il n'y a pas

 28   d'éléments de preuve qui permettent de montrer qu'il y a eu des faits,


Page 46

  1   qu'il y a eu des faits commis dans les municipalités et qu'il y a eu

  2   intention de détruire, il n'y a pas d'éléments de preuve qui sont

  3   crédibles, et c'est la raison pour laquelle la thèse s'effondre, il n'y a

  4   pas d'éléments de preuve, de toute façon. C'est ce que dit en fait la Cour

  5   internationale de justice.

  6   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Bon, laissons la Cour internationale

  7   de justice de côté.

  8   La question est de savoir s'ils avaient capacité de commettre avec

  9   l'intention, et c'est, à mon humble avis, s'il n'y a pas eu intention.

 10   M. ROBINSON : [interprétation] Ecoutez, à ce moment-là vous changez le

 11   critère. Le critère est de savoir si on peut constater qu'il y a intention

 12   au-delà de tout doute raisonnable, non pas de savoir si l'Accusation ou la

 13   Défense ont la charge de démontrer qu'il y a eu au-delà de tout doute

 14   raisonnable pas d'éléments de preuve permettant de l'étayer. Donc je ne

 15   pense pas qu'il y ait une formulation au-delà de tout doute raisonnable qui

 16   peut être appliquée à l'article 98 bis.

 17   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Une question raisonnable est de

 18   savoir si les éléments de preuve permettent de donner lieu à cette

 19   intention génocidaire. Et cela ne peut être décidé qu'à la fin de

 20   l'affaire.

 21   M. ROBINSON : [interprétation] S'il existe des éléments de preuve que l'on

 22   considère en prenant le critère le plus élevé capable de démontrer qu'il y

 23   a eu intention génocidaire, cela doit être traité à la fin du procès. C'est

 24   la question de savoir si la Chambre de première instance a été présentée

 25   avec suffisamment d'éléments, c'est la question qui se pose, et la Chambre

 26   de première instance a décidé que cela n'était pas le cas, qu'il n'y a

 27   rien. Ce n'est pas la même question que vous posez. La question que vous

 28   soulevez est de savoir si la décision prise par la Chambre de première


Page 47

  1   instance était déraisonnable et qu'aucune personne censée n'aurait pu

  2   prendre cette décision-là.

  3   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Ecoutez, je souhaite vous dire que

  4   je ne suis pas d'accord, et sans doute que la Chambre d'appel aura à

  5   traiter de cette question. A mon sens, la question essentielle qui est

  6   posée par cette décision rendue dans le cadre de 98 bis est en termes de la

  7   formulation de l'article 98 bis en tant que telle, à savoir si dans le

  8   dossier il y a suffisamment d'éléments de preuve qui permettent de façon

  9   raisonnable d'évoquer la question d'une condamnation éventuelle. Donc, il

 10   faut, à mon sens, qu'il y ait examen des éléments de preuve, et ça c'est

 11   l'exercice essentiel qui doit être fait. Nous devons analyser les éléments

 12   de preuve. Et bien sûr, si nous arrivons au moment où votre argument peut

 13   être retenu parce que la Chambre d'appel a commis des erreurs en appréciant

 14   les éléments de preuve. Je ne dis pas que mon analyse est celle qui

 15   consiste à dire que ce qu'a dit la Chambre de première instance n'est pas

 16   pertinent, mais si vous constatez au moment où vous analysez les éléments

 17   de preuve qu'il n'existe pas d'éléments de preuve susceptibles de façon

 18   raisonnable de justifier une condamnation, les éléments de preuve qui

 19   permettent raisonnablement de penser qu'il peut y avoir culpabilité, à mon

 20   sens c'est quelque chose qui doit être abordé à la fin du procès et ne peut

 21   pas être décidé au milieu du gué.

 22   Non, bien sûr, la Chambre de première instance est intervenue, et il y a de

 23   nombreux moyens d'appel qui ont été présentés, mais à mon sens tous ces

 24   moyens d'appel montrent que cela porte sur la question de savoir si oui ou

 25   non les éléments du dossier permettent de soulever cette éventualité, à

 26   savoir une condamnation, parce que si vous constatez qu'il n'y a rien dans

 27   le dossier qui peut être étayé aux moyens des éléments de preuve, dans ce

 28   cas on indique que la Chambre de première instance a commis une erreur.


Page 48

  1   Cela signifie que la Chambre de première instance a commis une erreur.

  2   M. ROBINSON : [interprétation] Je crois que nous ne sommes pas en désaccord

  3   pour ce qui est du rôle de l'article 98 bis. Il y a des éléments de preuve

  4   qui ont été identifiés soit au niveau de la Chambre de première instance,

  5   voire même aujourd'hui, qui montrent que les actes qui ont été commis dans

  6   les municipalités ont été commis avec l'intention de détruire. La Chambre

  7   de première instance s'est penchée minutieusement sur le critère approprié,

  8   et tout ce qu'elle était censée faire, et est parvenue à la conclusion de

  9   façon unanime qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve. Donc

 10   ils n'ont pas commis d'erreur dans leur approche. Ils n'ont pas commis

 11   d'erreur au niveau de leur méthodologie. Si vous n'êtes pas d'accord avec

 12   leurs conclusions, je ne pense pas que c'est à vous de remplacer leur

 13   jugement, mais si vous constatez qu'ils ont commis une erreur, à ce moment-

 14   là il serait déraisonnable, car aucun Juge de fait raisonnable n'aurait pu

 15   parvenir à cette conclusion, parce qu'ils sont libres de s'écarter des

 16   conclusions et d'aborder les éléments de preuve lorsqu'il y a eu confluence

 17   entre une intention active dans les municipalités de Bosnie et qui rendent

 18   la décision de la Chambre de première instance incorrecte, et donc moins

 19   raisonnable.

 20   Mais étant donné que la Cour de justice internationale -- alors attendez,

 21   je vais vous présenter d'autres affaires.

 22   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Je ne suis pas contre la Cour

 23   internationale de justice, je vais préciser, avec référence à l'affaire qui

 24   soit utile, s'il vous plaît.

 25   M. ROBINSON : [interprétation] Si vous regardez les décisions qui ont été

 26   prises et sur quel fondement ils ont pris leurs décisions, et cela devrait

 27   être le cas  --

 28   M. LE JUGE ROBINSON : [aucune interprétation]


Page 49

  1   M. ROBINSON : [interprétation] Regardons, en fait, le TPIY. Si nous

  2   regardons les conclusions qui ont été rendues, il est très difficile de

  3   comprendre comment deux cours de La Haye, à 1 kilomètre l'une de l'autre,

  4   sont parvenues à des conclusions tout à fait différentes au vu des mêmes

  5   éléments de preuve, c'est exactement le cas si les mêmes éléments de preuve

  6   sont présentés. Parlons, en fait, de ce qui se passe dans ce bâtiment-ci,

  7   dans ce Tribunal. Si nous commençons simplement par l'affaire Momcilo

  8   Krajisnik, le président de l'assemblée de la Republika Srpska, décrit par

  9   l'Accusation comme étant le bras droit du Dr Karadzic qui a été accusé de

 10   ces mêmes actes, dans ces mêmes municipalités, mêmes déclarations qui ont

 11   été appréciées par la Chambre de première instance, et la Chambre de

 12   première instance a sans équivoque constaté qu'il n'y avait pas eu génocide

 13   dans ces municipalités. Nous avons eu le même résultat dans l'affaire

 14   Brdjanin qui est intervenu le président de la Région autonome de Krajina,

 15   cette affaire où il y a eu participation de la municipalité de Prijedor; et

 16   l'affaire Sikirica où il y a eu participation du commandant des camps de

 17   prison tristement célèbres bosno-serbes.

 18   L'Accusation maintenant s'est penchée sur le poids à accorder et l'autorité

 19   dont ils ont fait preuve et ils ont fourni quelque chose de nouveau dans le

 20   cadre de ce procès, mais dans leur mémoire en appel et leur mémoire en

 21   réplique, ils n'ont pas indiqué un seul élément de preuve qui est nouveau

 22   dans l'affaire Karadzic. Ils ont recyclé leurs anciens discours ou

 23   déclarations utilisés dans les affaires Stakic, Brdjanin et Krajisnik, et

 24   ils sont parvenus au même résultat.

 25   Alors, je souhaite maintenant parler de l'argument présenté par

 26   l'Accusation, à savoir que les Chambres de première instance ont rejeté les

 27   requêtes dans le cadre de l'article 98 bis pour un prononcé de

 28   l'acquittement pour des charges de génocide dans les municipalités et, par


Page 50

  1   conséquent, la Chambre de première instance doit rejeter notre requête à ce

  2   stade. Et effectivement, cela s'applique dans l'affaire Stakic, Brdjanin,

  3   Slobodan Milosevic, et les affaires Krajisnik. La Chambre de première

  4   instance a rejeté de telles requêtes pendant les années 2003 à 2005, et

  5   ensuite je vais vous poser cette question-ci : à supposer que vous avez un

  6   fils ou une fille qui souhaite se rendre à Harvard et que ses notes ne sont

  7   pas extraordinaires, mais comme nous aimons tous nos enfants nous pensons

  8   qu'ils sont brillants, et donc nous souhaitons que notre enfant y aille, et

  9   vous pensez que cet enfant peut tout à fait être admis à Harvard, et

 10   certainement vous allez les encourager et leur demander de présenter leur

 11   candidature, et à savoir -- bon, si leur application est rejetée, c'est

 12   rejeté. Dans ce même cas, la demande de l'Accusation pour qu'il y ait

 13   condamnation pour génocide a été rejetée dans l'affaire Stakic en 2003. La

 14   deuxième année, ils reviennent et, en prenant l'exemple de l'enfant : Je

 15   peux entrer à Harvard, et il faut essayer. Et donc ils essaient, même si ça

 16   a été rejeté. L'Accusation, dans le cadre de l'affaire, ça a été rejeté

 17   dans Brdjanin en 2004. Les éléments de preuve ne permettaient pas de

 18   prouver qu'il y avait eu génocide. Et la troisième année, ils reviennent,

 19   et encore une fois vous répétez la même chose et vous réessayez, et

 20   l'enfant est rejeté, comme les éléments de preuve dans l'Accusation ont été

 21   rejetés dans l'affaire Krajisnik en 2006.

 22   Le même organe international revient et dit à vos fils et filles que leurs

 23   notes ne sont pas suffisantes et ne leur permettent pas d'entrer à Harvard,

 24   comme la Cour internationale de justice a dit que ce qui s'est passé dans

 25   les municipalités ne permet pas d'être qualifié de génocide. Et c'est votre

 26   fils ou votre fille qui revient après tout, et dit : Je peux entrer à

 27   Harvard. Et je crois que vous aimez beaucoup votre enfant, donc il serait

 28   raisonnable d'être prudent, de lui dire non et de lui dire : Tu ne peux pas


Page 51

  1   entrer à Harvard. C'est ce qu'a fait la Chambre de première instance ici.

  2   Ils ont dit à l'Accusation en 2012 après que toutes ces décisions aient été

  3   prises, et ces événements examinés de près tant de fois que les éléments de

  4   preuve ne permettent pas d'étayer le génocide.

  5   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Monsieur Robinson, vous avez terminé ?

  6   Puisque nous sommes en avance, nous allons maintenant nous tourner vers

  7   l'Accusation pour qu'il y ait réplique de la part de l'Accusation. Ou, en

  8   réalité, oui, je crois que nous pourrions utiliser les 20 prochaines

  9   minutes et avoir une pause. Inutile d'avoir une pause maintenant. Donc,

 10   vous pourrez commencer et nous pourrons avoir une pause après, à 11 heures

 11   30.

 12   M. TIEGER : [interprétation] Je voulais suggérer, en fait, de faire une

 13   pause, en partie parce que le système d'affichage du compte rendu sur mon

 14   écran ne fonctionne pas. En fait, je n'ai pas pu suivre et revenir en

 15   arrière pour consulter les arguments qui ont été présentés. De mon point de

 16   vue, je pense qu'il serait plus efficace de faire la pause maintenant pour

 17   reprendre ensuite. Alors, manifestement, je ne rejette pas la suggestion de

 18   la Chambre mais j'exprime ma préférence.

 19   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Très bien. Un instant.

 20   [La Chambre de première instance et le juriste se concertent]

 21   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Nous allons maintenant faire une pause

 22   de 20 minutes, ce qui signifie que nous reprendrons à 11 heures 30.

 23   --- L'audience est suspendue à 11 heures 10.

 24   --- L'audience est reprise à 11 heures 33.

 25   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Avant que nous ne redonnions la parole

 26   à l'Accusation, je pense que M. le Juge Robinson avait une question à

 27   poser.

 28   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Maître Robinson, une petite


Page 52

  1   précision, car vous avez fait référence à une règle ou un article très

  2   connu en matière d'appel. Il s'agit donc de la Chambre d'appel qui accorde

  3   une certaine déférence aux conclusions de la Chambre de première instance,

  4   mais cela, bien entendu, a trait aux constatations. Alors, ce qui est

  5   indiqué ici, c'est que la Chambre de première instance a commis une erreur

  6   de droit lorsqu'elle a interprété et appliqué l'article 98 bis, mais bien

  7   entendu, ce principe consistant à accorder la déférence n'est pas valable

  8   lorsqu'il s'agit d'erreurs de droit.

  9   M. ROBINSON : [interprétation] Je pense que lorsqu'il s'agit de questions

 10   de droit, il ne s'agit pas de savoir s'ils ont utilisé à bon escient

 11   l'article 98 bis, mais il s'agit de prendre en considération d'autres

 12   questions, telle que par exemple les atteintes graves à l'intégrité

 13   physique pour l'actus reus. La question qui est au cœur du débat est de

 14   voir s'il y avait des éléments de preuve susceptibles d'étayer ou de

 15   justifier une conviction. C'est cela que conteste l'Accusation. Ils nous

 16   disent qu'il existe des éléments de preuve susceptibles de justifier une

 17   condamnation, et nous, nous avançons que tel n'est pas le cas. Pour moi, il

 18   s'agit d'une question de faits, une question d'évaluation des éléments de

 19   preuve. Bien entendu, lorsque vous prendrez vos décisions, il s'agit

 20   d'évaluer les éléments de preuve dans le cadre d'un arrêt, et là, vous

 21   utiliserez la norme relative à la déférence. Je pense que l'on pourrait

 22   déterminer cette situation, par exemple un appelant qui a été condamné

 23   après un procès, ils utilisent donc le critère du au-delà de tout doute

 24   raisonnable, ils l'ont mal utilisé, parce que les éléments de preuve

 25   montrent qu'il existe un doute raisonnable. L'Accusation nous indique que

 26   éléments de preuve démontrent qu'ils sont capables de prouver ce qu'ils

 27   avancent, et --

 28   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Là, je pense que -- si nous


Page 53

  1   constatons qu'ils n'ont pas bien compris ou bien interprété le sens de

  2   l'article 98 bis, en ce qui me concerne il s'agit d'une question de droit.

  3   M. ROBINSON : [interprétation] Si vous concluez qu'ils ont mal utilisé le

  4   critère de l'article 98 bis, tout comme dans l'affaire Jelisic, vous

  5   pourriez en fait annuler, sur cette base, cela, parce qu'il s'agit d'une

  6   question de droit. La question est comment est-ce que l'on peut interpréter

  7   la décision de la Chambre de première instance et l'approche qu'elle a

  8   suivie pour y arriver à cette décision et déterminer s'il y a eu une erreur

  9   dans le cadre de la méthodologie 98 bis. Vous n'êtes peut-être pas d'accord

 10   avec leur conclusion --

 11   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Non. En fait, ce n'est pas une

 12   question de raisonnement. Le raisonnement ne pose pas de problème, mais là

 13   où j'ai des problèmes, c'est lorsqu'il s'agit de l'application de ces

 14   principes.

 15   M. ROBINSON : [interprétation] Je vous remercie.

 16   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Avant de donner la parole, j'ai une

 17   question à poser à M. Tieger.

 18   Je pense qu'un peu plus tôt, aux pages 30 et 31, vous avez cité une

 19   déclaration de M. Karadzic, pièce D92, et vous avancez qu'il a dit ce qui

 20   suit : "Ce conflit a été suscité ou exacerbé afin d'éliminer les

 21   Musulmans."

 22   J'ai regardé et consulté ladite pièce, et je crois comprendre que M.

 23   Karadzic avait déclaré qu'il y avait une certaine vérité dans la

 24   déclaration suivant laquelle l'Europe avait réveillé ce conflit afin

 25   d'éliminer "les Musulmans". Si ce que j'avance est exact dans ce contexte,

 26   est-ce que vous continuez à avancer que la déclaration de M. Karadzic,

 27   appréciée à sa valeur maximale, correspond ou constitue un élément de

 28   preuve selon lequel M. Karadzic était animé d'une intention génocidaire ?


Page 54

  1   Je ne fais référence à aucune autre déclaration. Je parle de cette

  2   déclaration bien précise.

  3   M. TIEGER : [interprétation] Je ne réfute pas le contexte factuel de

  4   la discussion au sein de l'assemblée et le contexte général que vous avez

  5   rappelé même si je n'ai pas la déclaration devant moi en ce moment, mais

  6   j'insiste toutefois sur cette chose : en attribuant la responsabilité du

  7   début du conflit aux Européens ou à la Communauté européenne, cela

  8   n'élimine pas en quelque sorte le caractère destructif des actes qui se

  9   sont déroulés par la suite. En d'autres termes, il ne s'agit pas de

 10   suggérer que d'une façon ou d'une autre, ce sont les Européens dont les

 11   forces sont engagées à éliminer les Musulmans, mais plutôt, ce dont il

 12   s'agit c'est de réitérer des déclarations qui ont déjà été avancées dans

 13   d'autres contextes par M. Karadzic, à savoir les circonstances sont telles

 14   qu'elles nous contraignent à faire ce que nous faisons en l'espèce,

 15   éliminer les Musulmans qui sont en train de disparaître. Ils disparaissent,

 16   comme le contexte de cette assemblée l'indique de façon très, très claire,

 17   comme je l'ai décrit un peu plus tôt, ils disparaissent parce qu'ils sont

 18   placés dans des centres de détention où les conditions d'existence sont

 19   absolument atroces. Ils sont en train de disparaître à la suite des

 20   attaques lancées contre leur communauté, à la suite des tueries massives,

 21   et ils disparaissent à la suite de différents actes qui ont déjà été

 22   décrits.

 23   Excusez-moi, j'ai été un peu long en vous fournissant cette réponse,

 24   mais une fois de plus, se concentrer sur la responsabilité alléguée des

 25   Européens ne signifie pas pour autant que l'on minimise l'intention

 26   relative aux actes commis par les forces de M. Karadzic.

 27   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Oui, mais je continue néanmoins à

 28   penser - et nous sommes tous d'accord à le penser - à savoir qu'il aurait


Page 55

  1   été beaucoup plus judicieux de citer exactement les propos de M. Karadzic

  2   plutôt que de nous donner une citation approximative. Ceci étant dit, je

  3   comprends fort bien votre explication.

  4   Monsieur le Juge Liu.

  5   M. LE JUGE LIU : [interprétation] Monsieur Tieger, je pense que la réponse

  6   de Me Robinson à ma question ne m'a pas été extrêmement utile, donc

  7   j'aimerais que vous nous présentiez votre réponse et que vous nous

  8   indiquiez comment vous comprenez la procédure d'examen et de révision dans

  9   le cadre de l'article 98 bis. Est-ce qu'il s'agit du caractère raisonnable

 10   ou plutôt de ce qui est au-delà de tout doute raisonnable ? Merci.

 11   M. TIEGER : [interprétation] Dans un premier temps, je vais vous indiquer

 12   que c'est justement un élément auquel allait répondre Mme Jarvis et auquel

 13   elle va répondre de façon plus détaillée, mais je peux y répondre

 14   immédiatement puisque vous m'avez posé cette question. Je vous dirais que

 15   vous avez justement mis le doigt sur la distinction qui existe, à savoir

 16   que la différence entre le 98 bis et ce qui est prononcé à la fin d'un

 17   procès englobe la différence à laquelle a fait référence à plusieurs

 18   reprises M. le Juge Robinson lors de son dialogue avec Me Robinson, à

 19   savoir la différence qui consiste à évaluer tous les éléments de preuve à

 20   la fin du procès afin de déterminer si cela constitue une preuve des

 21   allégations au-delà de tout doute raisonnable. Cela est extrêmement

 22   différent de la norme ou du critère de l'article 98 bis, pour de très

 23   bonnes raisons, d'ailleurs, car là, il y a donc des arguments qui sont

 24   présentés de façon orale sans avoir l'explication complète donnée par les

 25   mémoires écrits et sans avoir évalué de façon totale la globalité des

 26   éléments de preuve. Le critère consiste à voir si les éléments de preuve

 27   sont susceptibles d'étayer une condamnation.

 28   Comme je vous l'ai déjà dit, Mme Jarvis va s'intéresser à cette question de


Page 56

  1   façon beaucoup plus détaillée, mais je pense que vous avez su identifier

  2   une distinction extrêmement importante que les arguments de la Défense

  3   essaient de flouter.

  4   M. LE JUGE MERON : [interprétation] J'ai encore une question à vous poser,

  5   Maître Robinson.

  6   Car je regarde la pièce P3405, paragraphe 95, dont je vais vous

  7   donner lecture : Il s'agit d'une déclaration de témoin. Le témoin indique

  8   qu'il a rencontré Sveto Veselinovic, un dirigeant municipal, qui a relaté

  9   au témoin qu'il avait eu des réunions avec M. Karadzic où :

 10   "Il avait été décidé qu'un tiers des Musulmans devrait être tués, un tiers

 11   devrait être converti à la religion orthodoxe, et un tiers partirait de son

 12   propre gré et, par conséquent, de ce fait, les Musulmans disparaîtraient du

 13   territoire."

 14   La réunion était avec M. Sveto Veselinovic. Est-ce que ce type de

 15   déclaration ne nous fournit pas une preuve directe de l'intention

 16   génocidaire ?

 17   M. ROBINSON : [interprétation] Oui. Mais la question qu'il convient de se

 18   poser consiste à voir s'il y a eu acte après cela, ou si le génocide a bel

 19   et bien eu lieu, et si les éléments de preuve appréciés à leur valeur

 20   maximale pourraient être considérés comme des éléments de preuve

 21   d'intention génocidaire.

 22   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Je vous remercie, Maître Robinson.

 23   Fort bien. Nous allons maintenant entendre la réplique de

 24   l'Accusation.

 25   Mme JARVIS : [interprétation] Je vous remercie, Monsieur le Président,

 26   Madame, Messieurs les Juges. Nous pouvons être très brefs. Nous avons juste

 27   quelques éléments que nous souhaiterions mettre en exergue à la suite de la

 28   réponse apportée par l'intimé aujourd'hui, et nous allons également


Page 57

  1   rebondir sur certaines questions que vous nous avez posées pendant le début

  2   de l'audience. Dans un premier temps, j'aimerais en fait parler de la

  3   question du critère d'examen pour un appel dans le cadre de l'article 98

  4   bis, car Me Robinson a suggéré que nous ne nous étions pas intéressés à la

  5   question aujourd'hui, mais je dois vous dire que nous avons abondamment

  6   abordé cette question dans notre mémoire en appel, et notamment au

  7   paragraphe 20 de notre mémoire en réplique. La raison pour laquelle nous

  8   n'avons pas mis l'accent sur cela aujourd'hui, c'est qu'en fait, le droit

  9   établit particulièrement bien ce qu'il en est. Ce n'est pas la peine de

 10   revenir là-dessus. Vous avez l'arrêt de l'affaire Jelisic, c'est la

 11   première fois que la Chambre avait été saisie d'un appel au titre de

 12   l'article 98 bis, qui indique de façon très, très claire ce qui en est,

 13   nous avons décrit, en fait, la conclusion pertinente émanant de l'arrêt

 14   Jelisic à la fin du paragraphe 20 de notre mémoire. Et nous indiquons donc

 15   que la Chambre peut annuler la décision de la Chambre s'il est déterminé

 16   qu'il y a des éléments de preuve qui auraient pu fournir une base à partir

 17   de laquelle toute Chambre raisonnable pourrait conclure que l'accusé est

 18   coupable.

 19   Et, bien entendu, lorsque nous appliquons cela, nous prenons également en

 20   considération les interdictions en matière de mise en balance des éléments

 21   de preuve et de trier sur le volet les éléments de preuve. Ce que nous

 22   avançons est très clair. Nous ne voyons aucune base de limiter l'arrêt

 23   Jelisic. Il n'y a rien, en fait, qui suggère que cela ne serait pas

 24   également applicable aujourd'hui pour cet appel.

 25   Alors, bien entendu, vous avez les réponses eu égard au critère de

 26   l'article 98 bis, et cela est lié à la notion qu'il n'y a pas d'erreur

 27   juridique faite par la Chambre de première instance lorsqu'elle a évalué le

 28   chef 1. Pour nous, il est important de ne pas oublier que non seulement il


Page 58

  1   y a des erreurs d'interprétation et d'application de l'article 98 bis,

  2   comme cela est indiqué dans les formules qu'ils ont retenues, mais il y a

  3   également des erreurs juridiques pour ce qui est de l'approche et du

  4   raisonnement à propos du génocide, et ces deux choses qui nous ont fait

  5   comprendre qu'il y avait ce problème à propos du chef 1.

  6   Alors, j'hésite maintenant à aborder la décision de la CIJ, mais je ne vais

  7   pas passer beaucoup de temps à en parler.

  8   Alors, bien entendu, nous sommes entièrement d'accord avec les observations

  9   de M. le Juge Robinson qui a indiqué pourquoi cette affaire n'est pas très

 10   utile en l'espèce. Alors, bien entendu, il ne s'agit pas d'une affaire

 11   pénale. Il ne s'agissait pas de la responsabilité pénale individuelle d'une

 12   seule personne accusée, le Dr Radovan Karadzic, en l'occurrence, et c'est

 13   ce qui nous occupe ici dans ce Tribunal.

 14   La CIJ ne disposait pas des mêmes éléments de preuve, des déclarations

 15   directes prononcées par M. Karadzic, donc on ne peut pas comparer ces deux

 16   affaires, de ce fait.

 17   Pour ce qui est de la norme, comme M. le Juge Robinson l'a si brillamment

 18   décrit, la CIJ a utilisé une norme différente, dans un premier temps, et

 19   puis une norme beaucoup plus élevée, en quelque sorte, que celle que l'on

 20   retient dans le cadre de l'article 98 bis. Parce qu'en fait, ils se sont

 21   demandés s'ils pouvaient être absolument convaincus du point de vue avancé

 22   par le requérant. En fait, force est de constater qu'il faut mettre en

 23   balance les éléments de preuve, qu'il faut évaluer cela à la fin du procès

 24   et non pas lors de la phase 98 bis.

 25   Et comme l'a indiqué et reconnu M. le Juge Robinson également, la décision

 26   de la CIJ a été prise de façon un peu tributaire ou en fonction de ce que

 27   ce Tribunal avait dit à propos de la question de génocide, non pas dans

 28   l'étape 98 bis, mais à la fin, en fait, du procès dans d'autres affaires.


Page 59

  1   Donc, c'est pour cela que nous avons avancé ce que nous avons avancé à

  2   propos du chef de génocide pour M. Radovan Karadzic. Donc, pour toutes ces

  3   raisons, toutes ces raisons militent en faveur de ce que nous avons avancé,

  4   à savoir le jugement de la CIJ nous est très peu utile.

  5   Troisièmement, je voulais mentionner les arguments avancés par l'intimé, à

  6   savoir il faudrait -- nous pouvons avoir l'actus reus qui est indépendant

  7   de la mens rea, mais nous n'avons pas de convergence entre les deux.

  8   Eh bien, nous avançons justement le contraire. Parce que ce que nous

  9   disons, c'est que vous devez avoir convergence entre l'actus reus et la

 10   mens rea par rapport à la personne accusée, et c'est exactement ce que

 11   démontrent les éléments de preuve. La seule façon de parvenir à la

 12   conclusion préconisée par Me Robinson est de tomber dans le piège de la

 13   conception du génocide objectif. Si vous faites abstraction de la question

 14   relative à l'intention de M. Karadzic et si vous prenez en considération

 15   les éléments de preuve relatifs à un génocide vu de façon objective sur le

 16   terrain. Et, bien entendu, on ne se fonde sur rien lorsqu'on avance qu'il

 17   faut qu'il y ait convergence entre l'actus reus et la mens rea pour

 18   déterminer la responsabilité pénale.

 19   Et puis, quatrièmement, ce que j'aimerais dire, et cela se trouve déjà dans

 20   notre mémoire, l'intimé insiste lourdement sur le fait que l'Accusation au

 21   sein de ce Tribunal n'a jamais connu le succès lorsqu'il s'agissait de

 22   prouver le génocide dans les municipalités. Alors, bien entendu, cela est

 23   exact, mais il n'est pas exact de dire que l'Accusation n'était pas tout

 24   près du but à un moment donné, et j'aimerais revenir sur la décision dans

 25   l'arrêt Stakic où la Chambre d'appel a accepté, en fait, que pour la

 26   municipalité de Prijedor, les constatations de la Chambre de première

 27   instance pouvaient être considérées comme suffisantes pour justifier une

 28   condamnation pour génocide mais qu'elle n'était pas préparée ou disposée à


Page 60

  1   le dire au vu de la norme de déférence vis-à-vis des conclusions de la

  2   Chambre de première instance, elle ne souhaitait pas dire que la Chambre de

  3   première instance avait fait une erreur. Donc, ne soyons pas un peu trop

  4   rapides en besogne lorsque l'on pense que pour 1992 tous les chefs de

  5   génocide de l'Accusation ont toujours été très facilement réfutés; cela

  6   n'est pas le cas. Bien entendu, ce qui est beaucoup plus important, et

  7   c'est ce qui s'est passé à l'étape 98 bis, la façon dont le critère a été

  8   utilisé. Et là, à chaque fois, les efforts de l'Accusation ont été

  9   couronnés de succès. Si vous suivez le même scénario, si vous utilisez à

 10   bon escient le critère, vous ne pouvez pas parvenir à une conclusion

 11   différente. D'ailleurs, M. Tieger a posé une question : comment est-ce que

 12   nous pourrions expliquer aux victimes que d'autre accusés, tels que

 13   Slobodan Milosevic, auraient pu être considérés comme coupables de génocide

 14   à l'étape 98 bis au vu et compte tenu des décisions faites par M. Karadzic,

 15   au moins en partie, et pourtant, nous ne demandons même pas à M. Karadzic

 16   de répondre de ces chefs d'accusation.

 17   Et puis, finalement, l'intimé a suggéré, pour ce qui est du critère du 98

 18   bis, que tout dépendait de la façon dont les éléments de preuve seraient

 19   pondérés. Alors, pour répondre à la question que M. le Juge Meron vient de

 20   poser, à savoir la question qui visait les décisions précises de M.

 21   Karadzic que vous avez mentionnées, il a répondu par l'affirmative. Et je

 22   pense qu'il vient d'accepter quelque chose d'assez extraordinaire dans le

 23   contexte du critère de l'article 98 bis, puisqu'il a répondu oui. Alors, ce

 24   n'est qu'en utilisant à mauvais escient la norme qui nous pouvons parvenir

 25   à la conclusion qui a été celle de la Chambre de première instance.

 26   M. LE JUGE ROBINSON : [interprétation] Je pense que Me Robinson ne s'est

 27   pas contenté de dire oui, il a ajouté quelque chose.

 28   Mme JARVIS : [interprétation] Je pense à nouveau que Me Robinson, ce qu'il


Page 61

  1   a ajouté, en fait, c'est que tout dépendait de la façon dont les éléments

  2   de preuve allaient être mis en balance. Ce qu'il suggère, en d'autres

  3   termes, c'est qu'il faut tout simplement voir quels sont les différents

  4   paramètres ou facteurs pris en considération et voir s'ils suffisent pour

  5   étayer un chef de génocide. Et nous disons que c'est là où réside le

  6   problème fondamental, car c'est une question qu'il faut se poser à la fin

  7   du procès, comme l'a indiqué M. le Juge Robinson à maintes reprises.

  8   Il serait extrêmement problématique que ce Tribunal, de façon prématurée,

  9   règle la question du chef 1 à cette étape de la procédure, car c'est une

 10   question fondamentale, une question qui émane de la campagne criminelle

 11   menée à bien en Bosnie en 1992, et c'est une question qu'il faut

 12   véritablement prendre en considération, que ce Tribunal doit faire au vu de

 13   tout le dossier de tous les éléments de preuve et de tous les arguments

 14   présentés par les parties.

 15   Je vous remercie.

 16   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Je vous remercie, et j'aimerais

 17   remercier véritablement les parties qui ont été très brèves, qui ont parlé

 18   de façon très brève, et qui se sont concentrées sur leurs arguments afin de

 19   faciliter la tâche de la Chambre d'appel.

 20   Monsieur Karadzic.

 21   L'ACCUSÉ : [interprétation] Merci, Excellences. J'apprécie grandement cette

 22   occasion qui m'est donnée de m'adresser à vous.

 23   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Juste un instant. Nous devons nous

 24   brancher sur le bon canal pour entendre l'interprétation. Reprenez, s'il

 25   vous plaît.

 26   L'ACCUSÉ : [interprétation] Merci, Excellences. Je vous exprime mes

 27   remerciements pour cette occasion de m'adresser à vous. Avec votre

 28   permission, cependant, je souhaite dire que mon conseil de la Défense, Me


Page 62

  1   Robinson, n'a pas utilisé la totalité de son temps pour me laisser

  2   davantage de temps, si bien que j'ose espérer que vous m'accorderez un peu

  3   plus de dix minutes à la lumière de ce qui n'a pas été utilisé par Me

  4   Robinson.

  5   Je crois qu'aujourd'hui nous ne débattons pas de la valeur ou du poids des

  6   éléments de preuve. Par ailleurs, je ne suis pas juriste, et en la matière

  7   je m'appuie intégralement sur les capacités exceptionnelles de mon conseil,

  8   Me Robinson, ainsi que sur ses collaborateurs. Ni la présente Chambre ni la

  9   Chambre de première instance ne fonctionnent dans un système de jury, ce

 10   qui m'épargne la nécessité de me présenter sous un jour le plus convaincant

 11   et le plus favorable possible. C'est pourquoi je vais m'efforcer de

 12   m'adresser à des personnes honorables avant toute chose.

 13   Bien que je ne sois pas juriste, je sais mieux que quiconque en ce monde

 14   quelle est la réalité factuelle de la guerre en Bosnie, et je sais si je

 15   suis ou non responsable de quelque chose. Comment le sais-je ? Parce que je

 16   sais non seulement ce que j'ai fait, mais également ce que je pensais et ce

 17   que je ressentais, ce qui me causait du chagrin, ce que je voulais moi-même

 18   et quels étaient ceux de mes collaborateurs que je prenais en considération

 19   et dont les opinions étaient importantes pour moi.

 20   L'acte d'accusation dans son chef numéro 1 me reproche le génocide. Je ne

 21   vais pas maintenant dire que je n'en suis pas coupable, mais je dirais que

 22   personne n'en est coupable parce qu'il n'y a pas eu de génocide. Ce crime

 23   n'aurait pas été possible et aucun crime de guerre n'aurait été possible

 24   sans la guerre; or, la Chambre de première instance dispose d'une abondance

 25   d'éléments de preuve indiquant que la partie serbe, avec moi-même à sa

 26   tête, et moi-même en particulier, avons fait tout notre possible pour

 27   éviter la guerre. Lorsque celle-ci a éclaté, elle est apparue là où la

 28   partie adverse voulait qu'il y ait une guerre. Dans la majorité des


Page 63

  1   municipalités où a éclaté la guerre, celle-ci a éclaté quatre à six

  2   semaines après le début de la guerre à Sarajevo; donc pendant quatre à six

  3   semaines ils ont réussi à sauvegarder la paix, et ce, dans les parties du

  4   territoire contrôlé par les Serbes.

  5   Dans la majorité des municipalités, il n'y a eu absolument aucune guerre et

  6   aucun crime. Des agglomérations entièrement musulmanes ont subsisté pendant

  7   toute la durée de la guerre et jusqu'à aujourd'hui. Même dans les

  8   municipalités où il y avait eu conflits, affrontements, guerre et crimes,

  9   tels qu'ils accompagnent une guerre civile, il y avait des villages

 10   purement croates ou musulmans qui n'ont subi aucune perte et aucun dommage.

 11   Il n'y avait donc aucun fondement ethnique ou religieux à ces événements.

 12   Le fondement, c'était le comportement des personnes, là où il y avait des

 13   combats il y avait également des crimes, et nous conviendrons que la partie

 14   serbe n'avait absolument aucun intérêt à provoquer des conflits armés dans

 15   la profondeur du territoire qu'elle contrôlait. Cela aurait été stupide et,

 16   dans ce cas-là, il n'y aurait pas non plus de responsabilité pénale parce

 17   que quelqu'un qui n'est pas responsable au point de prendre une décision

 18   aussi stupide ne peut être considéré comme responsable.

 19   Les villages donc qui se trouvaient en profondeur du territoire serbe sont

 20   restés intacts. Il y en a de tels villages. Les affirmations de

 21   l'Accusation selon lesquelles nous aurions agi contre les Musulmans ne

 22   tiennent pas la route parce que nous passions des accords avec les

 23   dirigeants musulmans qui avaient une orientation européenne, nous avions

 24   des accords pour sauvegarder autant que possible la paix. Nous avons

 25   renoncé à nos propres projets dans l'intérêt de la préservation de la

 26   Bosnie-Herzégovine en tant qu'entité dans son intégralité au sein de la

 27   Yougoslavie et au bénéfice d'une vie aux côtés des Musulmans dans un Etat

 28   où il y aurait eu pratiquement autant de Musulmans qu'il y avait de Serbes.


Page 64

  1   Quand j'étais en politique, je suis par ailleurs médecin et écrivain, j'ai

  2   donné des centaines d'entretiens et fait des centaines de déclarations.

  3   J'ai émis des centaines de documents, des ordres, des décisions, mais

  4   l'Accusation n'est en mesure de retrouver aucun passage cohérent, pas le

  5   moindre passage qui fournirait suffisamment d'éléments de contexte pour

  6   identifier une intention génocidaire de ma part ou la moins intention

  7   criminelle d'ailleurs.

  8   Le Président Meron a bien remarqué ce qui était manquant dans la façon dont

  9   ma décision a été citée. Ce que vous avez entendu, c'est une partie de mon

 10   discours du 15 octobre 1991 devant l'assemblée, un discours qui

 11   s'inscrivait avec une très grande force contre la guerre, où je n'encourage

 12   pas les Musulmans à faire la guerre, mais j'essaie de les en dissuader. Et

 13   même ce qui a été présenté de ce discours est en fait contre la guerre.

 14   Moi, j'essaie de dissuader ces communautés de s'engager dans la guerre, et

 15   je propose des solutions pour que l'on puisse sauvegarder la paix ou, en

 16   tout cas, renoncer à la guerre, je propose des concessions.

 17   Et les documents dont nous disposons, qui émanaient des plus hauts

 18   représentants de la communauté internationale, comme c'était le cas de feu

 19   Cyrus Vance, eh bien, parmi eux nous avons le document du 8 mars 1992, où

 20   il indique que Karadzic est prêt à tout faire pour éviter la guerre, à tous

 21   prix. Parmi ce qui n'a pas été présenté aux Juges des différents passages

 22   de ce discours du 15 octobre 1991, il y a la pièce D1270, pages 122 à 124

 23   en serbe et page 116 à 118 en anglais, j'y déclare la chose suivante :

 24   "Je dois apporter des précisions sur un point qui découle de

 25   l'interprétation de ce qui est dit à cette tribune. Ceci concerne la

 26   question de la guerre et de la paix. Je dois pour la centième fois répéter

 27   que les Serbes ne profèrent aucune menace de guerre", et cetera, et cetera.

 28   "Les Serbes n'ont jamais attaqué les Musulmans, ni ne les attaqueront


Page 65

  1   jamais, pas plus qu'il n'existe un tel état d'esprit à l'encontre des

  2   Musulmans."

  3   Je souhaite vous dire que les Serbes considéraient les Croates comme leur

  4   principal ennemi, et ils considéraient les Musulmans comme étant des Serbes

  5   de confession musulmane ou, en tout cas, des personnes ayant les mêmes

  6   racines ethniques.

  7   Je poursuis la citation :

  8   "Mais le chaos qui pourrait résulter de décisions illégales revenant à

  9   mettre une partie de la population en minorité, le chaos qui pourrait

 10   s'ensuivre, le chaos dont personne en particulier ne sera responsable mais

 11   qui a sa logique propre et dont nous avons tout parlé, ce chaos n'est pas

 12   entre nos mains. Ce qui est entre nos mains, c'est l'ordre. En revanche, ce

 13   chaos pourrait conduire à des situations que personne ne sera en mesure de

 14   diriger."

 15   A la page suivante, je milite pour que :

 16   "…dans le monde entier on publie le soir même que les Serbes, les Croates

 17   et les Musulmans ne se feront pas la guerre. C'est la façon dont nous

 18   pouvons envoyer un message selon lequel il n'y aura pas de guerre, qu'il

 19   n'y aura pas de chaos, parce que si l'ordre est entre nos mains, le chaos

 20   n'est plus entre les mains de personne."

 21   Je vous recommande, Excellences, également ce qui a été à l'esprit des

 22   Juges de la Chambre de première instance, à savoir mon discours du 15

 23   janvier 1991 lorsque j'ai accepté les propositions de la partie musulmane,

 24   à savoir que l'on reporte le référendum et que l'on organise celui-ci, le

 25   nôtre, le référendum, uniquement à partir de la mise en place de la

 26   régionalisation. Aujourd'hui, il a été dit dans le cadre de la réplique par

 27   Mme le Procureur que vous n'auriez pas eu à votre disposition toutes les

 28   déclarations. Cependant, ce que vous avez vu ne confirme pas les dires de


Page 66

  1   l'Accusation. Or, la Chambre de première instance, lorsqu'elle a pris sa

  2   décision, a bien disposé de ce que vous n'avez pas eu entre les mains et

  3   sous vos yeux.

  4   Or, ce que l'Accusation a présenté ne montre pas et ne confirme pas ce que

  5   l'Accusation affirme. De la même façon, on a fait des citations de

  6   déclarations brèves, et notamment ce qu'a remarqué son Excellence, M. le

  7   Juge Meron. Je ne me réjouis pas de la guerre. Je la regrette profondément.

  8   Je ne me réjouis pas de la disparition des Musulmans, mais je regrette on

  9   ne peut plus profondément que cela se soit passé ainsi, je critique la

 10   direction des Musulmans qui les emmène dans cette direction qui nous porte

 11   atteinte à tous et, avant tout, leur porte atteinte à eux. Donc, quand on

 12   parle d'élément moral, la mens rea, c'est dans des milliers de documents,

 13   qu'il s'agisse d'entretiens ou de déclarations faites par moi, l'Accusation

 14   n'a été en mesure de retrouver aucune trace d'une intention génocidaire.

 15   Dans les documents que j'ai émis pendant la guerre, il faut dire que près

 16   de 80 % d'entre eux sont des documents qui concernent l'arrêt des

 17   activités, le passage des convois humanitaires, l'aide à apporter à chacune

 18   des trois communautés, et notamment aux civils. Il s'agit de documents qui

 19   concernent la nécessité de faire preuve de modération. Donc, il n'y a pas

 20   la moindre trace d'intention génocidaire. Dans les documents que

 21   l'assemblée a adoptés, il n'y a pas le moindre texte de loi, pas la moindre

 22   décision qui reviendrait à une discrimination contre les Croates ou les

 23   Musulmans. Mais même si cela n'était pas le cas, et même si on laissait

 24   tout cela de côté, il n'y a pas de génocide sur le terrain, Excellences,

 25   parce que la guerre a eu lieu là où l'autre partie souhaitait la guerre, là

 26   où des combats ont été provoqués. Et la Chambre de première instance a

 27   disposé de tous ces éléments, à savoir que là où on a provoqué des

 28   conflits, il y a eu des combats. Or, l'Etat a toujours été contre les


Page 67

  1   crimes.

  2   La Chambre de première instance a pu se convaincre que lorsqu'un auteur

  3   commettait un crime, dès ce moment, il craignait les mesures dont il

  4   pouvait faire l'objet de la part de son supérieur direct. Par exemple, un

  5   gardien avait immédiatement peur des mesures qui pouvaient être prises par

  6   le chef qui organisait les relèves. Donc, très, très loin hiérarchiquement

  7   du niveau où je me trouvais. Or, entre ces deux niveaux extrêmes, il y

  8   avait de très nombreuses instances qui existaient, des instances

  9   intermédiaires, et nous avons pu voir dans d'innombrables documents que

 10   l'auteur matériel d'un tel crime craignait déjà les mesures qui pouvaient

 11   être prises par le supérieur qui se trouvait immédiatement au-dessus de lui

 12   dans la hiérarchie.

 13   M. LE JUGE MERON : [interprétation] J'apprécierais grandement que vous

 14   concluiez. Je vous ai déjà donné du temps supplémentaire.

 15   L'ACCUSÉ : [interprétation] Excusez-moi. Je ne m'en serais peut-être pas

 16   rendu compte. Je pensais bénéficier encore de temps supplémentaire grâce à

 17   Me Robinson.

 18   Me Robinson a dit qu'un expert de l'Accusation a fait état du nombre de

 19   victimes côté musulman en trois ans de guerre, en pourcentages, et côté

 20   serbe, il y a eu plus de victimes, 2,8 %, bien que les Musulmans aient fait

 21   la guerre avec les Serbes, avec les Croates et avec M. Fikret Abdic.

 22   Il n'y a pas eu de génocide, Excellences. Il n'y a eu de génocide nulle

 23   part. Il y a eu des crimes, en revanche, mais l'Etat travaillait à prévenir

 24   et à punir ces crimes, la Chambre de première instance a eu l'occasion de

 25   s'en convaincre, et je crois que le temps ne fera que confirmer et

 26   renforcer ce que je viens d'affirmer et ne fera que confirmer que la thèse

 27   de l'Accusation est erronée.

 28   Je vous remercie, Excellences. Je n'ai rien d'autre à ajouter.


Page 68

  1   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Merci, Monsieur Karadzic.

  2   Je voudrais remercier encore une fois les parties pour les arguments

  3   qu'elles ont présentés aujourd'hui. Je souhaite remercier mes confrères de

  4   la Chambre d'appel, je remercie également les interprètes pour l'excellence

  5   dont ils ont fait preuve.

  6   L'audience d'aujourd'hui est donc close. L'arrêt de la Chambre d'appel sera

  7   rendu en temps voulu.

  8   --- L'audience de l'audience d'appel est levée à 12 heures 10.

  9  

 10  

 11  

 12  

 13  

 14  

 15  

 16  

 17  

 18  

 19  

 20  

 21  

 22  

 23  

 24  

 25  

 26  

 27  

 28