Tribunal Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia

Page 69

  1   Le jeudi 11 juillet 2013

  2   [Jugement en appel en application de la Règle 98 bis]

  3   [Audience publique]

  4   [L'accusé est introduit dans le prétoire]

  5   --- L'audience est ouverte à 14 heures 59.

  6   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Bonjour.

  7   Monsieur le Greffier, veuillez citer l'affaire.

  8   M. LE GREFFIER : [interprétation] Bonjour, Madame et Messieurs les Juges.

  9   Ceci est l'affaire IT-95-5/18-AR98bis.1, le Procureur contre Radovan

 10   Karadzic.

 11   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Merci.

 12   Monsieur Karadzic, pouvez-vous suivre les débats dans une langue que vous

 13   comprenez ? Je vous remercie.

 14   L'ACCUSÉ : [interprétation] Oui. Bonjour, Excellences. Merci. J'entends

 15   bien l'interprétation.

 16   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Je vais maintenant demander les

 17   présentations des parties. Pour M. Karadzic.

 18   L'ACCUSÉ : [interprétation] Je suis accompagné de mon conseiller principal,

 19   Me Robinson, qui est Américain; ainsi que de mon conseiller juridique

 20   belgradois, M. Marko Sladojevic.

 21   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Merci. Nous notons la présence de Me

 22   Robinson et de M. Sladojevic.

 23   Pour l'Accusation.

 24   M. TIEGER : [interprétation] Bonjour, Monsieur le Président, Madame et

 25   Messieurs les Juges. Alan Tieger, Katrina Gustafson, et notre commis à

 26   l'affaire, Colin Nawrot, pour l'Accusation.

 27   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Merci, Monsieur Tieger.

 28   Comme annoncé par M. le Greffier, l'affaire le Procureur contre Radovan


Page 70

  1   Karadzic est à l'ordre du jour. Conformément à l'ordonnance portant

  2   calendrier du 5 juillet 2013, la Chambre d'appel rend aujourd'hui son

  3   arrêt.

  4   En accord avec la pratique du Tribunal, je ne donnerai pas lecture du

  5   texte de l'arrêt, à l'exception de son dispositif. Je me limiterai à un

  6   résumé des principales questions soulevées en appel et des conclusions les

  7   plus importantes de la Chambre d'appel. Ce résumé oral ne fait aucunement

  8   partie de l'arrêt écrit officiel de la Chambre d'appel, qui fait foi et

  9   sera distribué aux parties à la fin de l'audience.

 10   La présente affaire concerne des événements survenus entre le 31 mars 1992

 11   et le 31 décembre 1992 dans certaines municipalités de Bosnie-Herzégovine

 12   revendiquées par les Serbes de Bosnie, municipalités désignées ci-après par

 13   l'expression les municipalités. L'acte d'accusation allègue qu'au cours de

 14   cette période, M. Karadzic incarnait l'autorité civile et militaire suprême

 15   de la Republika Srpska et participait à une entreprise criminelle commune

 16   de concert avec d'autres dirigeants serbes et serbes de Bosnie dans le but

 17   de chasser à jamais les Musulmans de Bosnie et les Croates de Bosnie des

 18   municipalités au moyen d'une campagne de persécutions, persécutions qui

 19   prenaient notamment la forme d'actes démontrant une intention de détruire

 20   en partie les groupes nationaux, ethniques ou religieux des Musulmans et

 21   des Croates de Bosnie comme tels. Les actes constitutifs de génocide dont

 22   il est allégué qu'ils ont été commis à l'encontre des Musulmans de Bosnie

 23   et/ou des Croates de Bosnie comprennent notamment : (i) des meurtres; (ii)

 24   des atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale; et (iii) les

 25   conditions d'existence délibérément imposées aux détenus qui devaient

 26   entraîner leur destruction physique.

 27   Le 11 juin 2012, l'accusé a demandé à être acquitté de tous les chefs de

 28   l'acte d'accusation à l'issue de la présentation des moyens à charge. A


Page 71

  1   l'audience du 28 juin 2012, la Chambre de première instance a conclu que,

  2   je cite, "même en appréciant ceux-ci à leur valeur maximale, aucun des

  3   éléments de preuve ne permettait d'étayer une condamnation pour génocide

  4   dans les municipalités où ce crime était retenu à charge au titre de

  5   l'article 4(3) du Statut." La Chambre de première instance a rendu une

  6   décision portant acquittement du chef 1 de l'acte d'accusation qui

  7   reprochait à M. Karadzic le crime de génocide dans les municipalités,

  8   alléguant que M. Karadzic s'était rendu coupable de ce crime en tant que

  9   supérieur hiérarchique et qu'il l'avait commis de concert avec d'autres,

 10   l'avait planifié, avait incité à le commettre, l'avait ordonné et/ou y

 11   avait aidé et l'avait encouragé.

 12   L'Accusation fait valoir quatre moyens d'appel contre la décision

 13   d'acquittement et demande à la Chambre d'appel de l'annuler et de rétablir

 14   les accusations du chef 1 de l'acte d'accusation.

 15   La Chambre d'appel va, dans un premier temps, aborder l'évaluation

 16   par la Chambre de première instance des actes constitutifs de génocide

 17   allégués dans l'acte d'accusation et les arguments y relatifs. Dans son

 18   examen des arguments en question, la Chambre d'appel a pleinement tenu

 19   compte du fait que le critère devant être appliqué par une Chambre de

 20   première instance au stade de la procédure prévue à l'article 98 bis du

 21   Règlement est celui de "l'existence d'éléments de preuve sur la base

 22   desquels un juge du fait raisonnable pourrait, s'ils sont acceptés, être

 23   convaincu au-delà de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé

 24   pour le chef d'accusation précis en cause." Ce critère n'est pas la

 25   question de savoir si la culpabilité d'un accusé a été établie au-delà de

 26   tout doute raisonnable.

 27   Dans son premier moyen d'appel, l'Accusation affirme que la Chambre

 28   de première instance a commis une erreur de droit ou de fait lors de son


Page 72

  1   examen de l'élément matériel du génocide dans sa déclaration portant

  2   acquittement.

  3   L'Accusation affirme que la Chambre de première instance a commis une

  4   erreur en ne concluant pas que les meurtres dans les municipalités

  5   constituaient l'élément matériel du génocide. Entre autres, l'Accusation

  6   avance que la Chambre de première instance a commis une erreur de droit en

  7   imposant le critère d'un "effet sur le groupe" à l'élément matériel du

  8   meurtre. A titre subsidiaire, l'Accusation affirme que même en cas

  9   d'applicabilité d'un critère d'effet sur le groupe, la Chambre de première

 10   instance a commis une erreur de fait en ne concluant pas qu'il existait

 11   bien des éléments de preuve sur lesquels un juge raisonnable du fait

 12   pourrait, s'ils étaient acceptés, se fonder pour conclure que des meurtres

 13   avaient bien été commis comme actes constitutifs d'un génocide.

 14   Karadzic reconnaît que les conclusions de la Chambre de première instance

 15   au sujet des meurtres étaient suffisantes pour répondre au critère de

 16   l'élément matériel défini à l'article 4 du Statut.

 17   La Chambre d'appel fait observer que si la Chambre de première instance

 18   s'est penchée sur la question de savoir si un juge raisonnable du fait

 19   pourrait conclure que, je cite, "la destruction avait pris pour cible une

 20   fraction importante du groupe des Musulmans de Bosnie et/ou du groupe des

 21   Croates de Bosnie et un nombre considérable de leurs membres… comme tels."

 22   Ses conclusions en la matière ne portent pas sur le caractère suffisant ou

 23   non des éléments de preuve établissant les meurtres en tant qu'actes

 24   constitutifs du génocide, mais sur l'intention génocidaire. Dans la

 25   décision de la Chambre de première instance, la Chambre d'appel ne trouve,

 26   par conséquent, aucune indication suggérant que celle-ci ait commis une

 27   erreur de droit en imposant le critère d'un "effet sur le groupe" à

 28   l'élément matériel du meurtre, comme l'affirme l'Accusation.


Page 73

  1   Dans sa décision d'acquittement, la Chambre de première instance affirme

  2   qu'il existe des éléments de preuve indiquant qu'un grand nombre de

  3   Musulmans et/ou de Croates de Bosnie ont été tués par les forces serbes de

  4   Bosnie dans les municipalités. Elle rappelle également sa conclusion

  5   antérieure selon laquelle ces éléments de preuve suffisaient à conclure que

  6   les Musulmans et/ou Croates de Bosnie avaient été les victimes de meurtres

  7   commis à grande échelle avec l'intention de persécuter. La Chambre d'appel

  8   estime, par conséquent, que la Chambre de première instance s'est ainsi

  9   convaincue, aux fins d'une décision relative à la demande présentée en

 10   application de l'article 98 bis du Règlement, qu'il existait bien des

 11   éléments de preuve sur la base desquels un juge du fait raisonnable

 12   pourrait, si ces éléments de preuve étaient admis, être convaincu au-delà

 13   de tout doute raisonnable que des meurtres de Musulmans et/ou Croates de

 14   Bosnie s'étaient bien produits dans les municipalités et que ces groupes

 15   avaient été désignés pour des raisons nationales, ethniques, raciales ou

 16   religieuses.

 17   La Chambre d'appel fait observer que les arguments pertinents de

 18   l'Accusation présupposent tous, et à tort, que la Chambre de première

 19   instance aurait conclu à l'insuffisance des éléments de preuve relatifs aux

 20   meurtres dans les municipalités pour établir l'élément matériel du génocide

 21   dans le cadre de l'article 98 bis du Règlement. Ainsi qu'il a déjà été dit

 22   plus haut, la décision d'acquittement indique que la Chambre de première

 23   instance a bien conclu que les éléments de preuve relatifs à ces meurtres

 24   étaient suffisants. Ce qu'avance l'Accusation concernant une erreur commise

 25   par la Chambre de première instance au sujet des meurtres en tant qu'actes

 26   constitutifs de génocide est donc sans objet.

 27   Selon l'Accusation, la Chambre de première instance aurait eu tort

 28   d'ajouter un critère supplémentaire à l'élément matériel en considérant que


Page 74

  1   les dites atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale devaient

  2   atteindre un certain niveau d'effet destructeur sur le groupe. A titre

  3   subsidiaire, l'Accusation affirme que la Chambre de première instance a

  4   commis une erreur de fait en ne concluant pas que le dossier comprenait des

  5   éléments de preuve indiquant que des Musulmans et/ou Croates de Bosnie

  6   avaient été les victimes d'atteintes graves à leur intégrité physique ou

  7   mentale dans les municipalités. A l'appui, l'Accusation cite des éléments

  8   de preuve relatifs, notamment, aux violences, sévices sexuels et actes de

  9   torture commis dans les lieux de détention.

 10   M. Karadzic reconnaît que la Chambre de première instance a admis les

 11   atteintes graves à l'intégrité physique et mentale que les forces serbes de

 12   Bosnie ont causées à de nombreux Musulmans et/ou Croates de Bosnie dans les

 13   multiples lieux de détention où ceux-ci se trouvaient. Il affirme,

 14   cependant, que la Chambre de première instance aurait ensuite conclu que

 15   les éléments de preuve relatifs aux actes causant des atteintes graves à

 16   l'intégrité physique ou mentale, même appréciés à leur valeur maximale, ne

 17   permettaient pas de conclure que ces actes avaient été commis avec

 18   l'intention de détruire ces groupes.

 19   La Chambre d'appel fait observer que les éléments de preuve examinés par la

 20   Chambre de première instance, appréciés à leur valeur maximale, indiquent

 21   que des Musulmans et/ou Croates de Bosnie ont subi des blessures, y compris

 22   sous forme de viols et de sévices graves n'entraînaient pas la mort, qui, à

 23   première vue, suggèrent des atteintes graves à l'intégrité physique.

 24   Plus précisément, la Chambre d'appel fait observer que le dossier comprend

 25   des éléments de preuve indiquant que des détenus musulmans et/ou croates de

 26   Bosnie ont reçu des coups de pied et ont été violemment battus au moyen

 27   d'une grande variété d'objets, comprenant notamment des fusils et crosses

 28   de fusil, des matraques et bâtons, des battes, des chaînes, des morceaux de


Page 75

  1   câble, des tuyaux et des barres de métal et des éléments de mobilier. Les

  2   détenus étaient souvent battus pendant plusieurs jours d'affilée, pendant

  3   de longues périodes et plusieurs fois par jour. Les éléments de preuve du

  4   dossier indiquent également que dans certains cas, des détenus ont été

  5   jetés dans des cages d'escaliers, qu'ils ont été battus jusqu'à perdre

  6   conscience ou qu'on leur cognait la tête contre des murs. Il est allégué

  7   que ces sévices ont causé des blessures graves, comprenant notamment des

  8   côtes cassées, des crânes fracturés, des fractures de la mâchoire, des

  9   fractures des vertèbres et des commotions. Les effets à long terme allégués

 10   de ces sévices comprennent notamment la perte de dents, des céphalées

 11   permanentes, des défigurations, des doigts déformés, des douleurs

 12   chroniques aux jambes et la paralysie partielle de membres.

 13   La Chambre d'appel souligne que la commission d'actes isolés

 14   caractéristiques ne démontre pas automatiquement que l'élément matériel du

 15   génocide est constitué. Cependant, la Chambre d'appel est d'avis qu'en

 16   examinant les éléments de preuve spécifiques figurant au dossier, et

 17   notamment ceux relatifs aux violences sexuelles et aux sévices ayant causé

 18   des blessures corporelles graves, aucune Chambre de première instance

 19   n'aurait pu conclure que ces éléments de preuve ne suffisaient pas à

 20   établir l'élément matériel du génocide dans le cadre de l'article 98 bis du

 21   Règlement.

 22   Par conséquent, la Chambre d'appel conclut que la Chambre de première

 23   instance a commis une erreur de fait en concluant que les éléments de

 24   preuve, même appréciés à leur valeur maximale, ne permettraient à un juge

 25   du fait raisonnable de conclure au-delà de tout doute raisonnable que des

 26   actes constitutifs de génocide causant des atteintes graves à l'intégrité

 27   physique ou mentale avaient bien été commis, et qu'il en a résulté une

 28   erreur judiciaire.


Page 76

  1   L'Accusation affirme que la Chambre de première instance a omis de motiver

  2   sa conclusion selon laquelle les conditions d'existence au sein des lieux

  3   de détention dans les municipalités ne satisfont pas les critères du

  4   génocide au titre de l'article 4(2)(c) du Statut. L'Accusation avance, en

  5   outre, que la Chambre de première instance a commis une erreur de fait en

  6   ne discernant pas les éléments du dossier qui satisfont les critères de

  7   l'article 4(2)(c) du Statut. L'Accusation affirme notamment que les

  8   éléments de preuve admis par la Chambre de première instance démontrent que

  9   les conditions prévalant dans les lieux où les Musulmans et/ou Croates de

 10   Bosnie étaient détenus étaient "effroyables" et étayent la conclusion que

 11   leur destruction physique était objectivement probable.

 12   M. Karadzic n'a pas répondu aux arguments de l'Accusation relatifs à la

 13   mise en place délibérée de conditions de vie devant entraîner la

 14   destruction.

 15   La Chambre d'appel n'est pas convaincue que la Chambre de première instance

 16   ait omis de motiver son avis. La Chambre de première instance a explicité

 17   les critères juridiques qu'elle a appliqués aux éléments de preuve et elle

 18   a affirmé clairement s'être concentrée sur les aspects juridiques

 19   pertinents et de les avoir évalués lors de son examen des éléments de

 20   preuve relatifs aux actes constitutifs du génocide allégué consistant à

 21   mettre en place délibérément des conditions d'existence devant entraîner la

 22   destruction physique. La Chambre de première instance a également indiqué

 23   quels étaient les éléments de preuve examinés par elle dans ce contexte et

 24   s'est référée de façon spécifique à un examen antérieur et plus approfondi

 25   des mêmes éléments de preuve au regard du chef 3 de l'acte d'accusation.

 26   Les arguments de l'Accusation selon lesquels la Chambre de première

 27   instance a commis une erreur en évaluant les éléments de preuve du dossier

 28   sont, néanmoins, convaincants. La Chambre de première instance a relevé des


Page 77

  1   éléments de preuve indiquant que des Musulmans et/ou Croates de Bosnie

  2   détenus avaient subi "des traitements cruels et inhumains, des actes de

  3   torture, des mauvais traitements physiques et psychologiques, des sévices

  4   sexuels et des viols, des conditions d'existence inhumaines et le travail

  5   forcé" et ne s'étaient pas vus fournir "un hébergement, un abri,

  6   l'approvisionnement en vivres et en eau, les soins médicaux, ni des

  7   sanitaires adéquats."

  8   Plus précisément, la Chambre de première instance a admis des éléments de

  9   preuve indiquant notamment que les Musulmans et/ou Croates de Bosnie

 10   étaient détenus dans des conditions de surpopulation, dans lesquelles

 11   plusieurs centaines de personnes étaient parfois enfermées dans la même

 12   pièce. Des éléments de preuve présentés à la Chambre de première instance

 13   indiquent ainsi que, par exemple, 570 détenus étaient enfermés dans une

 14   pièce unique au camp de Keraterm à Prijedor. Au KP Dom de Foca, 18 détenus

 15   étaient enfermés dans une unique cellule de mise en isolement. Au camp

 16   d'Omarska à Prijedor, 200 personnes étaient enfermées dans une pièce de 40

 17   mètres carrés et s'entassaient jusque dans les toilettes. Et à l'usine

 18   Betonirka à Sanski Most, les détenus, par manque d'espace pour s'allonger,

 19   devaient dormir en restant debout.

 20   D'autres éléments de preuve suggèrent que l'on refusait de prodiguer des

 21   soins aux Musulmans et/ou Croates de Bosnie détenus ou que les soins

 22   médicaux prodigués étaient inadéquats. Ainsi, il est allégué qu'il n'y

 23   avait pas d'installations médicales pour les détenus de l'usine Betonirka à

 24   Sanski Most. Au KP Dom à Foca, les soins médicaux étaient inadaptés et les

 25   détenus maintenus en cellules d'isolement se voyaient refuser tout accès

 26   aux soins. Et au camp de Keraterm à Prijedor, de nombreux détenus

 27   souffraient de dysenterie ainsi que de blessures résultant des sévices

 28   infligés, mais aucun soin ne leur a été prodigué. Enfin la Chambre de


Page 78

  1   première instance a également admis des éléments de preuve indiquant que

  2   des Musulmans et/ou Croates de Bosnie détenus ne recevaient aucune

  3   nourriture ou pas assez et souffraient, par conséquent, de malnutrition,

  4   étaient affamés et perdaient beaucoup de leur poids; étaient parfois privés

  5   d'eau; et n'avaient pas accès à des toilettes ni à des sanitaires

  6   appropriés, ce qui favorisait la propagation des maladies.

  7   La Chambre d'appel est convaincue que les éléments de preuve produits

  8   par l'Accusation, appréciés à leur valeur maximale, indiquent que les

  9   Musulmans et/ou Croates de Bosnie étaient soumis à des conditions

 10   d'existence devant entraîner leur destruction physique, notamment des

 11   conditions de grave surpopulation, de privation de nourriture et d'accès

 12   insuffisant à des soins médicaux. Ces éléments de preuve sont suffisamment

 13   convaincants dans leur ensemble pour affirmer qu'aucune Chambre de première

 14   instance raisonnable n'aurait pu, dans le contexte de l'article 98 bis du

 15   Règlement, conclure qu'il n'y avait pas d'éléments preuve permettant

 16   d'établir l'élément matériel de la mise en place délibérée de conditions

 17   d'existence devant entraîner la destruction physique.

 18   Par conséquent, la Chambre d'appel conclut que la Chambre de première

 19   instance a commis une erreur de fait en concluant que, même en appréciant

 20   ceux-ci à leur valeur maximale, aucun des éléments de preuve ne permettrait

 21   à un juge du fait raisonnable de conclure au-delà de tout doute raisonnable

 22   qu'il y a bien eu acte constitutif de génocide sous la forme d'une mise en

 23   place délibérée de conditions d'existence devant entraîner la destruction,

 24   et qu'il en a résulté une erreur judiciaire.

 25   L'Accusation affirme que la Chambre de première instance a commis une

 26   erreur de droit et de fait en évaluant l'intention génocidaire. Elle avance

 27   notamment que la Chambre de première instance, dans la mesure où elle a

 28   procédé à une évaluation de l'intention génocidaire, s'est trompée et a


Page 79

  1   commis, donc, une erreur de droit dans le poids qu'elle a accordé aux

  2   éléments de preuve. En outre, l'Accusation affirme que la Chambre de

  3   première instance a commis une erreur de droit en n'appréciant pas les

  4   éléments de preuve relatifs à l'intention génocidaire à leur valeur

  5   maximale, comme en témoigne la qualification des propos de M. Karadzic et

  6   d'autres dirigeants serbes de Bosnie par la Chambre de première instance,

  7   qui considère ces propos comme des "mises en garde rhétoriques contre la

  8   disparition, l'élimination ou l'extinction des Musulmans de Bosnie dans

  9   l'éventualité où une guerre éclaterait."

 10   Enfin, l'Accusation avance que la Chambre de première instance a

 11   commis une erreur de fait en ne concluant pas des éléments de preuve du

 12   dossier que Karadzic et d'autres participants allégués à l'entreprise

 13   criminelle commune partageaient l'intention de commettre un génocide.

 14   M. Karadzic a répondu que l'Accusation n'avait pas démontré la

 15   moindre erreur de droit commise par la Chambre de première instance.

 16   La Chambre d'appel estime que les arguments de l'Accusation quant à

 17   l'interprétation faite par la Chambre de première instance des éléments de

 18   preuve du dossier sont convaincants. La Chambre d'appel fait observer que

 19   la Chambre de première instance a admis des éléments de preuve indiquant

 20   qu'au cours de réunions en présence de M. Karadzic, je cite, "il avait été

 21   décidé qu'un tiers des Musulmans devaient être tués, un tiers devaient être

 22   convertis à la foi orthodoxe et un tiers allaient partir de leur propre

 23   gré" et que, de la sorte, tous les Musulmans disparaîtraient de Bosnie. A

 24   l'audience en appel, le conseiller juridique de M. Karadzic a reconnu que

 25   ces propos, appréciés à leur valeur maximale, pouvaient constituer la

 26   preuve d'une intention génocidaire.

 27   D'autres déclarations figurant au dossier suggèrent également que M.

 28   Karadzic était animé d'une intention génocidaire. Par exemple, M. Karadzic


Page 80

  1   est réputé avoir déclaré que son objectif était, je cite, "de se

  2   débarrasser des ennemis sous notre propre toit, les Croates et les

  3   Musulmans, et de ne plus vivre à leurs côtés au sein d'un même Etat," et

  4   que si une guerre éclatait en Bosnie-Herzégovine, les Musulmans

  5   disparaîtraient et seraient anéantis.

  6   Des éléments de preuve indiquent également que d'autres dirigeants

  7   serbes de Bosnie de haut rang dont il est allégué qu'ils participaient à

  8   l'entreprise criminelle commune étaient animés d'une intention génocidaire.

  9   Par exemple, au sujet des Musulmans et des Croates de Bosnie, Ratko Mladic,

 10   le commandant de l'état-major principal de l'armée de la Republika Srpska,

 11   est réputé avoir déclaré, je cite : "Ce qui m'occupe, c'est de les voir

 12   disparaître entièrement." En outre, Slobodan Milosevic, président de la

 13   Serbie, a déclaré que Momcilo Krajisnik, le président de l'assemblée des

 14   Serbes de Bosnie, voulait "éliminer tous les Musulmans et les Croates."

 15   Enfin, la Chambre d'appel fait observer que la Chambre de première

 16   instance a admis de nombreux éléments de preuve indirects sur lesquels un

 17   juge du fait raisonnable pourrait se fonder pour déduire l'intention

 18   génocidaire. La Chambre d'appel rappelle qu'une intention spécifique peut

 19   être déduite "de plusieurs faits et circonstances, tels que le contexte

 20   général, la commission d'autres actes répréhensibles dirigés

 21   systématiquement contre le même groupe, l'échelle des atrocités commises,

 22   le fait de systématiquement prendre pour cible des victimes en raison de

 23   leur appartenance à un groupe particulier ou la répétition d'actes de

 24   destruction ou discriminatoires." A cet égard, la Chambre de première

 25   instance a relevé des éléments de preuve indiquant des "actes

 26   répréhensibles dirigés contre les Musulmans et/ou Croates de Bosnie" dans

 27   les municipalités, ainsi que des éléments de preuve indiquant le caractère

 28   répétitif des "actes de discrimination et du langage péjoratif". La Chambre


Page 81

  1   d'appel relève notamment que le dossier comprend des éléments de preuve

  2   indiquant que des actes génocidaires et d'autres actes répréhensibles ont

  3   été commis à l'encontre de Musulmans et/ou Croates de Bosnie sur tout le

  4   territoire des municipalités, tels que des meurtres, sévices, viols et

  5   violences sexuelles, ainsi que des éléments de preuve indiquant le

  6   caractère généralisé et la nature discriminatoire de ces actes.

  7   La Chambre d'appel rappelle de nouveau qu'en application de l'article

  8   98 bis du Règlement, il est supposé que les éléments de preuve présentés

  9   par le Procureur sont crédibles, sont appréciés à leur valeur maximale et

 10   que l'acquittement est prononcé uniquement "en l'absence d'éléments de

 11   preuve sur la base desquels pourrait être prononcée une condamnation". Dans

 12   le contexte du présent appel, la Chambre d'appel estime que les éléments de

 13   preuve versés au dossier de l'affaire, appréciés à leur valeur maximale,

 14   pourraient indiquer l'existence de l'intention génocidaire chez Karadzic.

 15   D'autres éléments de preuve en l'espèce laissent à penser que cette même

 16   intention existait chez d'autres membres allégués dans l'entreprise

 17   criminelle commune. La Chambre d'appel considère que ces éléments de

 18   preuve, appréciés au regard des preuves sur l'échelle et la nature des

 19   actes génocidaires et autres actes répréhensibles, sont suffisamment

 20   convaincants dans leur totalité qu'aucune Chambre de première instance

 21   raisonnable n'aurait pu conclure dans le contexte de l'article 98 bis du

 22   Règlement à l'absence d'éléments de preuve capables de démontrer

 23   l'existence de l'intention génocidaire chez Karadzic et d'autres membres

 24   allégués de l'entreprise criminelle commune.

 25   En conséquence, la Chambre d'appel conclut que la Chambre de première

 26   instance a commis une erreur de fait lorsqu'elle a conclu qu'il n'y avait

 27   pas d'élément de preuve, apprécié à sa valeur maximale, sur la base duquel

 28   un juge du fait raisonnable pourrait être convaincu de l'existence de


Page 82

  1   l'intention génocidaire chez Karadzic et d'autres membres allégués de

  2   l'entreprise criminelle commune, et qu'il en a résulté une erreur

  3   judiciaire.

  4   Par ces motifs, la Chambre d'appel fait droit partiellement aux moyens 2 et

  5   3 de l'appel du Procureur et annule la conclusion de la Chambre de première

  6   instance selon laquelle il n'y a pas d'éléments de preuve sur la base

  7   desquels, s'ils étaient acceptés, un juge du fait raisonnable pourrait

  8   conclure à l'existence de l'intention génocidaire chez Karadzic et d'autres

  9   membres allégués de l'entreprise criminelle commune.

 10   Dans sa réponse, Karadzic fait valoir que, dans la mesure où la Chambre de

 11   première instance a conclu que les éléments de preuve confirmaient tant

 12   l'élément matériel du génocide que l'intention génocidaire, elle a eu

 13   raison de conclure qu'il n'y avait pas de "convergence" entre les actes et

 14   l'intention de l'accusé et que "les meurtres et atteintes graves dans les

 15   municipalités n'étaient pas faits avec l'intention de détruire les

 16   Musulmans de Bosnie en tant que groupe." En outre, Karadzic fait valoir que

 17   dans l'intérêt de la justice, la Chambre d'appel ne devrait pas annuler

 18   l'acquittement même si elle détermine que la Chambre de première instance a

 19   commis une erreur. Karadzic affirme que l'annulation de l'acquittement

 20   perturberait le procès qui est en cours au regard des autres chefs

 21   d'accusation et constituerait une utilisation irresponsable des fonds

 22   publics.

 23   En réponse, le Procureur affirme, entre autres, que les éléments de preuve

 24   en l'espèce montrent qu'il existe une convergence entre l'intention

 25   génocidaire et l'élément matériel. En outre, le Procureur fait valoir qu'il

 26   est dans l'intérêt de la justice de "déterminer pleinement et de manière

 27   adéquate le chef d'accusation 1 à la fin du procès".

 28   La Chambre d'appel n'est pas convaincue par l'argument de Karadzic que la


Page 83

  1   décision de la Chambre de première instance de prononcer son acquittement

  2   pour génocide dans les municipalités était fondée sur une absence de

  3   convergence entre les meurtres et d'autres actes nuisibles contre les

  4   Musulmans de Bosnie et/ou les Croates de Bosnie et l'intention génocidaire.

  5   De même, la Chambre d'appel trouve peu crédible l'affirmation de Karadzic

  6   que la Chambre d'appel devrait se retenir d'annuler l'acquittement et ce,

  7   par prudence. Il n'existe pas de circonstances exceptionnelles en l'espèce.

  8   Plus précisément, Karadzic n'a pas plaidé coupable des faits ayant fondé le

  9   chef d'accusation 1 de l'acte d'accusation, et il n'y a pas eu de décision

 10   finale rendue des actes sous-jacents de génocide pour les autres chefs

 11   d'accusation. Qui plus est, la Chambre d'appel note qu'aucun jugement n'a

 12   été prononcé contre Karadzic à ce stade du procès, compte tenu du fait que

 13   le procès est en cours au titre des autres chefs d'accusation. De même, la

 14   Chambre d'appel trouve peu crédible l'affirmation de Karadzic qu'une

 15   annulation de l'acquittement perturberait le procès en cours au titre des

 16   autres chefs d'accusation et constituerait une utilisation irresponsable

 17   des fonds publics. En conséquence, sur ces points, les arguments de

 18   Karadzic sont rejetés.

 19   Je vais à présent donner lecture de l'intégralité du texte du dispositif de

 20   la Chambre d'appel.

 21   Monsieur Karadzic, veuillez vous lever, s'il vous plaît.

 22   [L'accusé se lève]

 23   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Par ces motifs, la Chambre d'appel, en

 24   application de l'article 25 du Statut et de l'article 117 du Règlement, vu

 25   les écritures respectives des parties et leurs exposés à l'audience en

 26   appel du 17 avril 2013, siégeant en audience publique, fait droit

 27   partiellement au premier moyen d'appel du Procureur; fait droit aux

 28   deuxième et troisième moyens d'appel du Procureur partiellement; annule


Page 84

  1   l'acquittement de M. Karadzic prononcé par la Chambre de première instance

  2   du premier chef d'accusation pour génocide; et rétablit les allégations

  3   portées contre M. Karadzic au chef d'accusation 1; rejette pour le surplus

  4   les moyens d'appel du Procureur; et renvoie l'affaire devant la Chambre de

  5   première instance pour toute action conforme au présent arrêt.

  6   Monsieur Karadzic, vous pouvez vous asseoir.

  7   [L'accusé s'assoit]

  8   M. LE JUGE MERON : [interprétation] Monsieur le Greffier, veuillez

  9   distribuer les exemplaires de l'arrêt aux parties.

 10   L'audience de la Chambre d'appel du Tribunal pénal international pour l'ex-

 11   Yougoslavie est levée.

 12   --- L'audience est levée à 15 heures 40.

 13  

 14  

 15  

 16  

 17  

 18  

 19  

 20  

 21  

 22  

 23  

 24  

 25  

 26  

 27  

 28