LA CHAMBRE DAPPEL
Composée comme suit :
M. le Juge Rafael Nieto-Navia, Président
M. le Juge Lal Chand Vohrah
Mme le Juge Patricia Wald
M. le Juge Fausto Pocar
M. le Juge Liu Daqun
Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Arrêt rendu le :
18 septembre 2000
LE PROCUREUR
C/
Dario KORDIC
Mario CERKEZ
___________________________________________________________________________
ARRÊT RELATIF AU VERSEMENT AU DOSSIER DE SEPT DÉCLARATIONS SOUS SERMENT ET DUNE DÉCLARATION CERTIFIÉE
___________________________________________________________________________
Le Bureau du Procureur :
M. Geoffrey Nice
M. Kenneth Scott
Mme Susan Somers
M. Patrick Lopez-Terres
Le Conseil de Dario Kordic :
M. Mitko Naumovski,
M. Turner T. Smith, Jr.
M. Robert A. Stein
M. Stephen M. Sayers
Le Conseil de Mario Cerkez :
M. Bozidar Kovacic
M. Goran Mikulicic
I. INTRODUCTION
1. La Chambre dappel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991 (le «Tribunal») est saisie dun appel interjeté par laccusé Dario Kordic le 17 mars 2000 («lAppelant»), auquel sest joint son coaccusé Mario Cerkez, contre la Décision rendue oralement par la Chambre de premicre instance III le 10 mars 2000.
2. En application du Statut et du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le «Statut» et le «Règlement» respectivement), ayant examiné toutes les conclusions écrites de lAppelant et du Bureau du Procureur («lAccusation»), la Chambre dappel arrête comme suit :
II. RAPPEL DE LA PROCÉDURE
3. LAccusé est actuellement jugé pour infractions graves aux Conventions de Genève de 1949, violations des lois ou coutumes de la guerre et crimes contre lhumanité, en raison dune campagne de persécution et de terreur qui aurait été menée contre les Musulmans de Bosnie dans la vallée de la Lava en Bosnie-Herzégovine.
4. Cet appel résulte de la décision de la Chambre de première instance relative à la demande de lAccusation de verser au dossier sept déclarations sous serment et une déclaration certifiée du colonel Morsink (ensemble, les «Déclarations»)1. LAccusation sest fondée sur larticle 94 ter du Règlement pour déposer les sept déclarations sous serment2, mais elle a fait valoir que la déclaration certifiée pouvait être admise soit en application de larticle 94 ter du Règlement soit en application de la disposition générale prévue à larticle 89 C) du Règlement, puisquil nétait pas envisagé quelle corrobore un témoignage, mais quelle «a été recueillie sur proposition expresse du Juge Bennouna [... pour] compléter le témoignage même du colonel Morsink3».
5. En application de larticle 94 ter du Règlement, ayant entendu les exposés des parties le 10 mars 2000 et examiné leurs conclusions écrites4, la Chambre de première instance III a verbalement rendu sa décision le 10 mars 2000 et admis les Déclarations (voir ci-après).
6. Suite à cette décision, lAppelant a déposé une Requête aux fins dobtenir lautorisation dinterjeter appel5, à laquelle sest ultérieurement joint son coaccusé, Mario Cerkez6. LAccusation a déposé sa Réponse le 27 mars 20007, à laquelle lAppelant a répliqué le 31 mars 20008. Le 28 avril 2000, un collège de la Chambre dappel a autorisé les parties à interjeter un appel interlocutoire et conclut quen application de larticle 73 B) ii), «lautorité de la Chambre de première instance concernant le versement de déclarations sous serment au dossier de lespèce est une question dintérêt général pour le Tribunal international ou pour le droit international en général9».
7. Le 8 mai 2000, lAppelant a déposé un mémoire exposant ses arguments relatifs à lappel interjeté10. LAccusation y a répondu le 18 mai 200011, et lAppelant a déposé sa réplique le 22 mai 200012. Dans leurs écritures, les deux parties se sont également appuyées sur des arguments quelles avaient respectivement présentés dans un appel interlocutoire récemment tranché concernant le versement au dossier de la déclaration de M. Midhat Haskic, un témoin décédé («les écritures antérieures»)13.
III. DISPOSITIONS PERTINENTES DU RÈGLEMENT
8. Nous exposons tout dabord les passages pertinents des articles du Règlement applicables au présent appel.
Article 89 - Dispositions générales
A) [...]
B) Dans les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles dadministration de la preuve propres à parvenir, dans lesprit du Statut et des principes généraux du droit à un règlement équitable de la cause.
C) La Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent quelle estime avoir valeur probante.
D) [...]
E) [...]
Article 94 ter - Déclarations sous serment
Pour prouver un fait en litige, une partie peut proposer de citer un témoin et soumettre des déclarations sous serment ou des déclarations certifiées dautres témoins pour corroborer son témoignage sur ce fait. Ces déclarations sous serment et déclarations certifiées sont faites conformément au droit de lÉtat dans lequel elles sont signées. Pareilles déclarations peuvent être admises si elles ont été recueillies avant la déposition du témoin cité à comparaître et si la partie adverse ne sy oppose pas dans les sept jours de la déposition du témoin à travers lequel les déclarations sous serment sont soumises. Si la partie adverse sy oppose et que la Chambre accueille cette objection, ou si la Chambre lordonne, les témoins sont cités à comparaître devant la Chambre pour contre-interrogatoire.
IV. LA DÉCISION DE LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
9. Après avoir examiné ladmissibilité des sept déclarations sous serment et de la déclaration certifiée au regard de larticle 94 ter du Règlement, la Chambre de première instance a conclu que : 1) le critère qui veut que les déclarations sous serment soient «faites conformément au droit de lÉtat dans lequel elles sont signées», nenfreint pas le principe de légalité des armes et nempêche pas la Défense de se prévaloir de pareille procédure puisquil lui est loisible dobtenir, si nécessaire, pareilles déclarations sous serment en sollicitant laide de la Chambre de première instance14 ; 2) larticle 94 ter doit être interprété «de manière à lui donner un effet utile» et que, ce faisant, le fait que les sept déclarations sous serment et la déclaration certifiée naient pas été fournies avant laudition du témoin, comme le requiert larticle 94 ter, ne constitue quune infraction technique, puisque cette condition dantériorité est une condition formelle, procédurale qui, interprétée différemment, «entraînerait certainement ou pourrait entraîner une défaite de lintérêt de la justice15» ; 3) ladmission des Déclarations à ce stade na porté préjudice ni à lAppelant ni à Mario Cerkez16 ; 4) la procédure permettant aux témoins de valider leurs déclarations initiales nenfreint pas les dispositions du Règlement17 ; 5) larticle du Règlement exige seulement que les éléments de preuve soient confirmés ou étayés de manière très générale et quil convient donc de donner un sens très large à lexpression «fait en litige18» et 6) bien quil ne soit ni nécessaire ni exigible de procéder au contre-interrogatoire des témoins puisque «le fait même que ces déclarations soient faites sous serment couvre cette question», la Chambre de première instance tiendra compte de labsence de contre-interrogatoire lorsquelle étudiera ces éléments de preuve19.
V. CONCLUSIONS DES PARTIES
A. Les arguments de lAppelant
10. LAppelant soutient que la Chambre de première instance a contrevenu aux dispositions expresses de larticle 94 ter du Règlement en décidant de verser les Déclarations au dossier, une décision erronée pour les raisons suivantes :
11. Premièrement, sagissant du contre-interrogatoire des témoins, il fait valoir quen admettant les Déclarations contre son opposition, sans ordonner que leurs auteurs soient cités pour contre-interrogatoire, la Chambre la privé de la possibilité dêtre confronté avec les témoins à charge, enfreignant ainsi ses droits fondamentaux énoncés à l'article 21 4) du Statut20, qui prévoit notamment que tout accusé a droit «à interroger ou faire interroger les témoins à charge [...]21». Il avance également que larticle 94 ter nautorise pas le versement au dossier dune déclaration sous serment si lune des parties sy oppose et que le déclarant nest pas alors cité pour contre-interrogatoire. Selon lui, larticle 94 ter signifie quen pratique soit la déclaration sous serment est versée au dossier et le déclarant cité à comparaître (si la partie adverse en fait la demande) soit elle nest pas admise22.
12. Deuxièmement, il avance quen admettant les Déclarations en dérogeant aux dispositions expresses de larticle 94 ter, la Chambre de première instance a fait fi de la responsabilité qui lui incombe de veiller à ce que linstance se déroule conformément au Règlement. Il affirme quaucune des Déclarations ne remplit les conditions spécifiques prévues à larticle 94 ter23. Plus précisément, aucune des Déclarations na été déposée avant laudition dun témoin dont elles seraient censées corroborer la déposition ; elles nont pas non plus été introduites pour corroborer des faits spécifiques qui devraient ultérieurement être présentés par un témoin à la barre24. Il déclare que cette interprétation enfreint lobjet et le but essentiel de cet article, puisque le délai requis a pour objet de donner à la partie adverse la possibilité dexaminer non seulement la crédibilité du témoin qui sera ensuite entendu, mais également la véracité et lexactitude des propos figurant dans la déclaration sous serment25. Il fait enfin valoir que, puisque les déclarations sous serment font exception au principe général de loralité des débats prévu à larticle 90 du Règlement, le critère exigeant quune déclaration sous serment vienne corroborer un témoignage à la barre sur un «fait en litige» doit recevoir une interprétation restrictive et que, par conséquent, linterprétation large quen donne la Chambre de première instance est erronée26.
13. En règle générale, lAppelant soutient que linterprétation de la Chambre de première instance ne donne pas «effet utile» à larticle 94 ter, contrairement à ce qui a été affirmé, mais quelle démantèle une mesure de protection de laccusé prévue par larticle pour «ladapter aux besoins de l'Accusation au détriment des droits fondamentaux de [lAppelant] qui lui garantissent [...] de confronter les témoins à charge [et] d'être jugé dans le respect des dispositions du Règlement du Tribunal [...]27».
B. Les arguments de lAccusation
14. LAccusation déclare quil lui a fallu presque un an pour résoudre les difficultés pratiques rencontrées pour se conformer aux dispositions précises de larticle 94 ter du Règlement, notamment en raison de labsence, en ex-Yougoslavie, de procédures internes qui permettraient à lAccusation dobtenir une déclaration qui respecte à la lettre les conditions dudit article. Elle affirme avoir uvré avec diligence à la solution de ces problèmes et avoir informé la Chambre de première instance dès le départ du fait que ceux-ci étaient si importants quil lui serait impossible de respecter la condition dantériorité prévue au même article28. Elle fait également valoir que, comme la conclu la Chambre de première instance, ladmission des Déclarations ne causait aucun préjudice à lAppelant du fait, notamment, quil avait connaissance depuis plusieurs mois de leur teneur, et quil était donc en mesure de présenter des conclusions détaillées les concernant29. Par ailleurs, lAppelant aurait pu présenter ses propres éléments de preuve contestant la fiabilité des Déclarations ou contredisant leur teneur30.
15. Selon lAccusation, la Chambre de première instance a eu raison de considérer que la condition dantériorité posée était de nature technique et que le but principal de cet article du Règlement était de prévoir une procédure permettant de produire des éléments de preuve pertinents de manière efficace et simplifiée, sans quil soit nécessaire de citer un témoin à la barre, à moins que cela ne cause un préjudice réel à lAppelant31.
16. Sagissant de la déclaration certifiée, lAccusation fait valoir que son cas diffère de celui des déclarations sous serment puisquelle a été obtenue sur ordre de la Chambre de première instance. Partant, elle aurait également pu être admise en application des articles 98 ou 89 E) du Règlement32.
17. LAccusation avance que larticle 94 ter octroie aux Chambres de première instance des pouvoirs qui les autorisent à admettre des déclarations sous serment malgré lopposition de la partie adverse et que, contrairement aux conclusions de lAppelant, elle nest pas tenue ce faisant de citer le témoin concerné pour contre-interrogatoire. Elle fait valoir que cette interprétation reflète le sens ordinaire des termes de la disposition33 et quautrement une simple opposition de la partie adverse suffirait pour contraindre la Chambre de première instance à citer le déclarant ou à rejeter la déclaration sous serment34.
18. Sagissant du droit dun accusé à interroger un témoin prévu à larticle 21 4) du Statut, lAccusation fait valoir que la pratique du Tribunal international, les pratiques nationales et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de lhomme admettent en général des limitations raisonnables et justifiées aux droits de laccusé à interroger les témoins35.
19. LAccusation souscrit à linterprétation large que donne la Chambre de première instance des termes de larticle 94 ter, sagissant notamment des termes «faits en litige» et «corroboration», et argue de la nature et de la complexité des faits à lorigine des poursuites ainsi que du manque defficacité quaurait une interprétation trop restrictive de larticle 94 ter pour justifier cette interprétation large36. En bref, lAccusation estime que la Chambre interprète correctement larticle 94 ter et que sa décision devrait être maintenue37.
VI. EXAMEN
20. En lespèce, la Chambre dappel est saisie de la question de savoir si la Chambre de première instance a donné une interprétation correcte de larticle 94 ter en décidant de sécarter des termes exprès de larticle du Règlement pour admettre les Déclarations. La Chambre dappel va tout dabord examiner ladmissibilité des sept déclarations sous serment avant détudier celle de la déclaration certifiée, quelle estime justifié de traiter à part.
A. Les sept déclarations sous serment
21. La Chambre dappel estime que lAppelant soulève trois questions distinctes quant à ladmissibilité des sept déclarations sous serment : 1) linterprétation par la Chambre de première instance de la condition dantériorité posée à larticle 94 ter et sa conclusion selon laquelle il sagit dune simple condition technique ; 2) leffet de lopposition dune partie adverse si le déclarant nest pas ensuite cité pour contre-interrogatoire et 3) linterprétation de lexpression «fait en litige». Chacune de ces questions sera traitée séparément.
1. Interprétation de la condition dantériorité posée à larticle 94 ter du Règlement
22. Le principe général dinterprétation des dispositions relatives à la preuve est que «la Chambre applique les règles dadministration de la preuve propres à parvenir, dans lesprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause38.» Pour interpréter un article du Règlement, la Chambre de première instance doit sassurer quelle en suit «le sens ordinaire», «à la lumière de [l]objet et [du] but» du Statut et du Règlement39.
23. La Chambre de première instance sest fondée sur le principe de leffet utile (interprétation par la méthode de leffet utile ou ut res magis valeat quam pereat) pour conclure que «le Règlement doit être interprété de manière à avoir un effet utile40». Reste à savoir si linterprétation de la Chambre de première instance a atteint cet objectif, sans enfreindre les droit de lAppelant et sans contrevenir à la nécessité dassurer un procès équitable, ces deux conditions soulignant les objectifs et les buts du Statut et du Règlement. Comme la Cour internationale de Justice la déclaré :
Le principe dinterprétation exprimé par la maxime ut res magis valeat quam pereat, principe souvent désigné sous le nom de principe de leffet utile, ne saurait autoriser la Cour à entendre la clause [...] dans un sens qui [...] contredirait sa lettre et son esprit41.
24. La Décision du 21 juillet 2000 réaffirme le principe général de loralité des débats dans le cadre des procédures entendues par le Tribunal international, larticle 94 ter constituant lune des quatre exceptions prévues42. Il nexiste donc pas de droit absolu dinterroger un témoin43. Les éléments de preuve introduits autrement que par un témoignage oral à laudience peuvent relever de lune de ces quatre exceptions ou, comme cela a été tout aussi fermement établi, les éléments de preuve indirects sont admissibles sils satisfont aux critères de larticle 89 C) et présentent suffisamment dindices de fiabilité : «il ressort de larticle 89 C) du Règlement quest recevable toute déclaration hors audience pertinente quune Chambre de première instance juge probante [...] les Chambres de première instance ont, aux termes de larticle 89 C) du Règlement toute latitude pour admettre une preuve indirecte pertinente44». LAccusation affirme que les sept déclarations sous serment relèvent de larticle 94 ter et quelles ont été admises par la Chambre de première instance à ce titre45.
25. Larticle 94 ter a pour but daccélérer les procédures du Tribunal international en prévoyant un mécanisme dintroduction déléments de preuve sous forme de déclarations sous serment devant la Chambre de première instance dans certaines circonstances, sans quil soit nécessaire de citer chaque témoin dont on emploie les propos sagissant dun fait en litige, notamment lorsque les témoignages se répètent46. Ce souhait de rapidité est cependant limité par la nécessité de protéger les droits de laccusé47. Comme lexpliquait le Sixième Rapport annuel du Tribunal, larticle 94 ter :
a été ajouté au Règlement [... Il] répond à la préoccupation constante du Tribunal daccélérer la procédure de jugement tout en assurant la protection correcte des droits de laccusé et en respectant lobligation du Tribunal envers la communauté internationale de conduire les jugements avec équité et rapidité48.
26. «La protection correcte des droits de laccusé» prévaut et larticle ne doit pas être interprété de manière telle que cette protection disparaisse. Répétons que ce besoin de protection a été explicité dans la Décision du 21 juillet 2000, qui concluait que larticle 94 ter ne permet de sécarter du principe de loralité des débats que si certaines sauvegardes sont prévues :
larticle 94 ter, qui régit lutilisation des déclarations sous serment ou déclarations certifiées pour corroborer les témoignages en personne encadre strictement cette procédure. Premièrement, les déclarations de larticle 94 ter sont utilisées pour corroborer un fait en litige quun autre témoin a évoqué en audience. Deuxièmement, ces déclarations doivent être faites «conformément au droit de lÉtat dans lequel elles sont signées». Troisièmement, larticle dispose que «si la partie adverse sy oppose et que la Chambre accueille cette objection, ou si la Chambre lordonne, les témoins sont cités à comparaître devant la Chambre pour contre-interrogatoire49».
27. Il est expressément dit que larticle 94 ter «encadre strictement cette procédure». Si la disposition est interprétée de telle sorte quune Chambre de première instance puisse malgré cela admettre ces moyens de preuve en contravention à ces sauvegardes, lobjet de larticle a été bafoué. La Chambre dappel rappelle à cet égard que :
[u]ne règle élémentaire de linterprétation des textes juridiques veut quon peut interpréter une disposition ou partie dune disposition dune manière qui la rende
superflue et donc sans objet : on peut raisonnablement assumer que les législateurs adoptent des règles bien pensées et dont tous les éléments ont une signification50.
28. En lespèce, la Chambre de première instance a déclaré que larticle doit être interprété de manière à lui donner «effet utile». On ne peut y parvenir quen trouvant un équilibre entre la protection des droits de laccusé garantie par les sauvegardes prévues dans la disposition, et la nécessité de veiller à ce que les procès soient menés correctement et rapidement. La Chambre dappel est consciente de la fonction spécifique des Chambres de première instance à cet égard. Dans la Décision Kuprekic, la Chambre dappel concluait en effet comme suit :
La Chambre dappel est également consciente de ce quil faut éviter dinterpréter le Règlement de manière trop restrictive si lon veut que les Chambres de première instance puissent faire face aux diverses circonstances auxquelles elles sont confrontées et garantir que le Tribunal fonctionne efficacement. Nonobstant ces considérations, la Chambre dappel est davis que larticle 71 doit être interprété formellement (à plus forte raison dans le cadre de procédures pénales) et conformément à lintention originelle, qui consiste à permettre, sous certaines conditions, de déroger à la règle générale qui veut que les éléments de preuve soient recueillis directement à laudience51.
29. Cette même Chambre soulignait que «larticle 20 du Statut charge la Chambre de première instance de veiller à ce que le procès soit équitable et rapide, mais aussi de sassurer que linstance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, dans le respect des droits de laccusé».
30. De même, larticle 94 ter doit être entendu de façon à ne pas bafouer lobjet de larticle, à savoir permettre ladmission de témoignage sous serment dans certaines conditions prescrites et de garantir «le respect des droits de laccusé». À cette fin, larticle 94 ter, qui fait exception à la règle générale dadministration de la preuve, prévoit une procédure précise et spécifique, qui donne à laccusé la possibilité dexaminer les déclarations sous serment proposées avant quun témoin ne soit cité en personne pour témoigner sur un fait en litige, et quil puisse ensuite, le cas échéant, demander à la Chambre de première instance52 lautorisation de contre-interroger le déclarant à lissue de laudition principale du témoin à lappui du témoignage duquel les déclarations sous serment avaient été introduites. Les déclarations sous serment visées à larticle 94 ter ne sont donc admissibles que si elles viennent étayer ou corroborer un témoignage oral à laudience. Il nest pas prévu quelles sy substituent.
31. En lespèce, les déclarations sous serment ont été produites à la fin de la présentation des moyens à charge et, dans certains cas, plusieurs mois après laudition à la barre du témoin dont elles sont supposées corroborer les dires. Contrairement à linterprétation que donne la Chambre de première instance de la condition dantériorité et à sa conclusion selon laquelle il sagit «dune condition technique53», la Chambre dappel conclut que cette condition fait partie intégrante de la disposition dont elle est un élément fondamental. Elle garantit quune partie est informée des faits en question et, ce faisant, lui donne la possibilité de contre-interroger le témoin qui sera cité sur le fait en litige en se fondant sur les déclarations sous serment, en confrontant la crédibilité du témoin avec la véracité et lexactitude des propos contenus dans lesdites déclarations. Si une partie ne respecte pas cette condition, il peut en résulter un préjudice substantiel puisquelle ne constitue pas seulement une condition technique, mais quelle protège également les droits de la partie adverse.
32. Comme nous lavons vu plus haut, un certain degré de flexibilité est admis dans linterprétation du Règlement, lobjectif principal étant «de rendre la justice, non de la retarder en permettant que de simples détails techniques entravent la procédure là où une violation na causé aucun préjudice substantiel54». En effet, dans certains autres cas, la Chambre dappel a accepté que des dispositions réglementaires précises ne soient pas respectées, pour autant que cela ne nuise pas à lintégrité de la procédure ou aux droits de laccusé55. En lespèce, lécart nétait pas simplement de nature technique.
33. LAppelant a été privé de la possibilité d'être confronté avec le témoin et de le contre-interroger sur les faits figurant dans les sept déclarations sous serment. Les termes de larticle 94 ter ne devraient pas être étendus au point de devenir un mécanisme général par lequel une partie peut introduire des éléments de preuve sous forme de déclarations sous serment à lappui dun témoignage oral qui est déjà terminé. Cette entorse aux termes du Règlement a privé lAppelant du droit dexaminer les déclarations sous serment avant que le témoin ne soit entendu, de le contre-interroger sur les questions soulevées et, ensuite, de faire savoir sil lui était ou non nécessaire de contre-interroger les auteurs des déclarations sous serment.
34. Par ces motifs, la Chambre dappel conclut que la Chambre de première instance a eu tort de considérer la condition dantériorité prévue à larticle 94 ter comme une simple «condition technique». Au contraire, cette condition fait partie intégrante de larticle du Règlement visant à protéger les droits de laccusé. Cette entorse aux termes de larticle 94 ter a causé un préjudice substantiel à lAppelant et, pour cette raison, la Chambre dappel devrait accueillir ce recours et exclure les sept déclarations sous serment du dossier.
2. Effet de lopposition dune partie si le déclarant nest pas cité pour contre-interrogatoire
35. La dernière phrase de larticle 94 ter dispose : «Si la partie adverse sy oppose et que la Chambre accueille cette objection, ou si la Chambre lordonne, les témoins sont cités à comparaître devant la Chambre pour contre-interrogatoire». Selon lAppelant, linterprétation de cette phrase devrait être la suivante : la Chambre de première instance nest pas libre dadmettre une déclaration sous serment lorsque la partie adverse sy est opposée et que le déclarant nest pas cité pour contre-interrogatoire. Pour lAccusation, la lecture littérale de larticle 94 ter autorise la Chambre de première instance a admettre une déclaration sous serment en dépit de lopposition de la partie adverse. Bien que la Chambre dappel ait conclu, pour les motifs présentés ci-dessus, que les sept déclarations sous serment nauraient pas dû être admises en application de larticle 94 ter, elle conclut également que, contrairement aux représentations de lAppelant, la dernière phrase de larticle 94 ter nentraîne pas automatiquement quune déclaration sous serment doive être exclue si une partie soppose à son admission et que la Chambre nordonne pas la citation du déclarant pour contre-interrogatoire. En principe donc, la Chambre dappel conclut que la Chambre de première instance na pas exercé à tort son pouvoir discrétionnaire en rejetant la demande de comparution des déclarants pour contre-interrogatoire en lespèce. Cependant, cette conclusion naffecte pas la décision générale prise ici par la Chambre dappel.
36. Lobjet de larticle 94 ter est daccélérer la procédure en évitant la présentation inutilement répétitive déléments de preuve devant la Chambre de première instance. La nécessité de protéger les droits de laccusé limite lapplication de larticle. Ceux-ci sont protégés par le respect des «sauvegardes procédurales strictes» qui y sont prévues. Linterprétation proposée par lAppelant pour cette phrase contreviendrait à lobjet de larticle en contraignant la Chambre de première instance à citer le déclarant pour contre-interrogatoire en vertu dun droit absolu de la partie adverse à le demander. Comme nous lavons vu plus haut, il nexiste pas de droit absolu au contre-interrogatoire, et la Chambre dappel juge quon ne peut limiter ainsi le pouvoir discrétionnaire dune Chambre de première instance.
37. Au contraire, la dernière phrase de larticle 94 ter devrait être interprétée comme suit : une partie a le droit de demander à la Chambre dordonner la citation du déclarant pour contre-interrogatoire. Bien quune Chambre de première instance soit tenue dexaminer la demande, elle garde la latitude de trancher au fond. Cette décision est prise au cas par cas.
38. Pareillement, même si une Chambre de première instance décide quil nest pas nécessaire de citer un déclarant pour contre-interrogatoire et que sa déclaration sous serment est cependant admise en application de larticle 94 ter, cela ne signifie pas que cette déclaration nest pas contestée. En effet, une partie conserve toujours le droit de contester les déclarations sous serment en contre-interrogeant le témoin puisque ces déclarations sont soumises avant quil ne témoigne. (Ce qui, encore une fois, montre limportance de la condition dantériorité.) Le déclarant ne doit donc témoigner personnellement que si la Chambre de première instance juge fondée la demande qui lui a été adressée. Toute autre interprétation signifierait quune Chambre de première instance est constamment tenue daccéder à pareille demande, même si elle était sans fondement et frivole. À cet égard, larticle 94 ter se distingue des trois autres exceptions au principe général de loralité des témoignages, qui prévoient toutes le contre-interrogatoire du témoin. Dans le cas qui nous occupe, les éléments de preuve introduits par le biais des déclarations sous serment ont pour but dajouter à un témoignage oral et non de sy substituer56. La Chambre dappel conclut que les sauvegardes prévues par larticle du Règlement suffisent à écarter tout souci dans le cas où le déclarant ne serait pas cité pour contre-interrogatoire, en garantissant que les éléments de preuve peuvent être contestés.
3. Interprétation de lexpression «fait en litige»
39. Larticle 94 ter prévoit que les déclarations sous serment corroborent un témoignage oral à laudience. Comme le témoin est cité pour «prouver un fait en litige», ce fait doit être clairement défini, puisque les déclarations sous serment ont pour objectif spécifique détayer un «témoignage sur ce fait». La Chambre dappel convient de façon générale avec la Chambre de première instance que cette expression ne devrait pas recevoir une interprétation trop étroite. Mais les déclarations sous serment ne peuvent tout simplement pas être déposées à titre général, elles doivent étayer un témoignage oral à laudience portant sur un fait en litige. Cest pourquoi la Chambre dappel conclut que le critère retenu par la Chambre de première instance, à savoir que «tout ce qui est requis est que [la déclaration] confirme ou étaye de manière très générale les éléments de preuve et que lexpression faits en litige doit être entendue au sens large57», est trop extensible.
40. Nous ne voulons pas dire par là que la déclaration sous serment doit refléter le témoignage oral prévu dans le moindre détail. De toute évidence une certaine flexibilité est de mise. Cependant, on doit pouvoir établir lexistence dun lien clair entre le témoignage et la déclaration sous serment, les éléments de preuve introduits pour corroborer le témoignage devant porter essentiellement sur les faits évoqués dans celui-ci, et non sur les circonstances de laffaire en général. Ce point doit être déterminé au cas par cas. De plus, lorsque la partie adverse soppose à ladmission déléments de preuve produits dans le cadre de larticle 94 ter et que la Chambre de première instance pense que le fait en litige revêt une certaine importance, cette dernière peut ordonner à la partie qui souhaite sappuyer sur les déclarations sous serment de citer le déclarant pour contre-interrogatoire. Il convient de déterminer au cas par cas ce qui constitue un fait en litige de moindre importance.
41. Comme la Chambre dappel a déjà conclu que la Chambre de première instance navait pas appliqué la condition dantériorité visée à larticle 94 ter et que, pour ce motif, il devrait être fait droit à lappel, il nest pas nécessaire détudier chaque déclaration pour savoir si elle répond à ces conditions.
B. La déclaration certifiée du colonel Morsink
42. Le colonel Morsink a comparu devant la Chambre première instance en octobre 1999. Le 19 janvier 2000, le juge Bennouna a déclaré au nom de la Chambre de première instance que, sagissant de la proposition de citer de nouveau le témoin sur la question dune liste de personnes détenues au cinéma, la Chambre de première instance jugeait préférable de traiter ce point spécifique (lauthentification de la liste ou une déclaration sur le moyen dobtention de celle-ci) par déclaration sous serment. Cette procédure a fait lobjet dun accord et le conseil du coaccusé de lAppelant a déclaré que «la solution la plus pratique est évidemment celle que vous suggérez : que Morsink fasse une déclaration sous serment.» Toutefois, il a demandé à avoir le droit de citer le témoin, en tant que de besoin, après présentation de la déclaration sous serment, ce à quoi la Chambre a répondu : «nous noublions pas votre demande. En temps voulu nous recevrons la déclaration sous serment puis, si vous souhaitez présenter des conclusions sur ce point, nous les entendrons58». Donc, le droit de demander à contre-interroger le témoin pouvait de toute évidence sexercer jusquà la présentation de la déclaration sous serment.
43. La Chambre dappel est daccord avec lAccusation pour conclure que la Déclaration certifiée constitue un cas différent des sept autres déclarations sous serment puisquelle a été obtenue, dans le cadre dun accord, sur proposition de la Chambre de première instance, aux fins de compléter un témoignage oral. Dans un premier temps, lAccusation avait fait valoir devant la Chambre de première instance que la Déclaration certifiée pourrait être admise soit dans le cadre de larticle 94 ter soit dans celui de larticle 89 C)59. Par la suite, devant la Chambre dappel, elle a déclaré quelle sétait contentée dexécuter une ordonnance de la Chambre de première instance et que «dans ce sens la déclaration certifiée aurait aussi bien pu relever de larticle 98 ou 89 E) et être admise en application de ceux-ci60».
44. Bien que la Déclaration certifiée ait été examinée par la Chambre de première instance dans le cadre de larticle 94 ter, vu son origine et les circonstances dans lesquelles elle a été produite devant celle-ci, y compris le fait quelle la été sur proposition de la Chambre à lAccusation, il semble à la Chambre dappel que cest à tort quelle a été introduite en se fondant sur larticle 94 ter du Règlement. Par conséquent, la Chambre de première instance a versé dans lerreur en ladmettant au titre de ce dernier article.
45. Si les éléments de preuve figurant dans la déclaration certifiée sont admis sous cette forme, cest-à-dire en tant que déclaration sous serment, ils doivent relever de lun des autres cas dexception au principe général de loralité des débats. Ils pourraient également être admis en application de larticle 89 C), à savoir en tant qu«élément de preuve pertinent [que la Chambre] estime avoir valeur probante». Une fois soumise à la Chambre de première instance, la déclaration certifiée doit être examinée en fonction des critères pertinents à larticle invoqué du Règlement, et la Chambre devrait, dans ce contexte, tenir compte de toute demande dune partie de contre-interroger le témoin sur ses déclarations61.
46. En lespèce, lorsquelle a tranché sur lexistence dun droit au contre-interrogatoire sur les déclarations sous serment et les déclarations certifiées, la Chambre de première instance a jugé que :
au vu de lopposition de la Défense nous devons examiner la question de savoir si les témoins devraient être contre-interrogés. Nous lavons fait. Nous ne pensons pas que cela soit exigé ni nécessaire en lespèce. Nous pensons que cette question est couverte par le fait même que les déclarations sont faites sous serment. Mais lorsque nous étudierons les éléments de preuve eux-mêmes nous garderons bien sûr à lesprit quils nont pas été soumis à contre-interrogatoire62.
47. La Chambre dappel conclut que la Chambre de première instance na pas examiné dûment ladmissibilité de la déclaration certifiée en fonction des critères pertinents, et quelle a refusé à tort la demande de lAppelant aux fins de contre-interrogatoire. En lespèce, la Chambre de première instance naurait pu admettre la déclaration certifiée quen application de larticle 89 C), après avoir examiné les critères pertinents récemment réaffirmés dans la Décision du 21 juillet 200063. LAccusation na pas apporté de conclusions détaillées quant à ladmissibilité de la déclaration à ce titre, que ce soit devant la Chambre de première instance ou devant la Chambre dappel. La Chambre de première instance na examiné ladmissibilité de la déclaration certifiée quau regard de larticle 94 ter du Règlement et a conclu dans ce contexte quelle devait être admise.
48. La Chambre dappel conclut donc que la Chambre de première instance a eu tort dadmettre la déclaration certifiée sous larticle 94 ter.
VII. DISPOSITIF
49. Par ces motifs, la Chambre dappel ACCUEILLE la demande et :
1. ENJOINT à la Chambre de première instance dexclure les sept déclarations sous serment du dossier de linstance,
2. CONCLUT que la déclaration certifiée naurait pas du être admise au dossier en application de larticle 94 ter et, par conséquent, ENJOINT à la Chambre de première instance de réévaluer son admissibilité en application de larticle 89 C) du Règlement, en entendant si nécessaire toute nouvelle conclusion des parties.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Président de la Chambre dappel
(signé)
Juge Rafael Nieto-Navia
Fait le 18 septembre 2000
La Haye (Pays-Bas)
[Sceau du Tribunal]