Affaire n° : IT-95-14/2-A

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Wolfgang Schomburg, Président
M. le Juge Fausto Pocar
Mme le Juge Florence Mumba
M. le Juge Mehmet Güney
Mme le Juge Weinberg de Roca

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
12 décembre 2003

LE PROCUREUR

c/

Dario KORDIC et Mario CERKEZ

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DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE DE MARIO CERKEZ

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Le Bureau du Procureur :

M. Norman Farrell
Mme Helen Brady

Les Conseils de la Défense :

MM. Mitko Naumovski, Turner T. Smith et Stephen M. Sayers, pour Dario Kordic
MM. Božidar Kovacic et Goran Mikulicic, pour Mario Cerkez

I. Contexte

1. La Chambre d’appel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie de la demande de mise en liberté provisoire de Mario Cerkez (Mario Cerkez’s Motion for Provisional Release), la « Demande », déposée le 13 novembre 2003 en application de l’article 65 I) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement »). L’Accusation a déposé une réponse à cette demande le 24 novembre 20031. Dans sa réplique du 27 novembre 2003, la Défense n’a présenté aucun nouvel argument important2.

2. La Chambre d’appel doit à présent déterminer si la Demande satisfait aux conditions posées par l’article 65 I) du Règlement.

3. Le 26 février 2001, la Chambre de première instance III a prononcé une peine de 15 années d’emprisonnement à l’encontre Mario Cerkez. La Chambre d’appel est actuellement saisie des appels du Jugement interjetés par la Défense et l’Accusation. La date d’ouverture des débats en appel n’a pas encore été fixée, mais ils s’ouvriront vraisemblablement en mai 2004 au plus tard.

II. Droit applicable

4. L’article 65 I) du Règlement dispose que :

I) Sans préjudice des dispositions de l'article 107 du Règlement, la Chambre d’appel peut accorder la mise en liberté provisoire de condamnés dans l’attente de leur jugement en appel ou pendant une période fixée pour autant qu’elle ait la certitude que :

i) s’il est libéré, l’appelant comparaîtra à l’audience en appel ou, le cas échéant, qu’il se présentera aux fins de détention à l’expiration de la période fixée ;

ii) s’il est libéré, l'appelant ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne et

iii) des circonstances particulières justifient cette mise en liberté. Les dispositions des paragraphes C) et H) de l’article 65 s’appliquent mutatis mutandis.

Les paragraphes C) et H) de l’article 65 susmentionnés prévoient respectivement que :

C) La Chambre de première instance peut subordonner la mise en liberté provisoire de l’accusé aux conditions qu’elle juge appropriées, y compris la mise en place d’un cautionnement et, le cas échéant, l’observation de conditions nécessaires pour garantir la présence de l’accusé au procès et la protection d’autrui.

H) Le cas échéant, la Chambre de première instance peut délivrer un mandat d’arrêt pour garantir la comparution d’un accusé précédemment mis en liberté provisoire ou en liberté pour toute autre raison. Les dispositions de la section 2 du chapitre cinquième [articles 54 à 61] s’appliquent mutatis mutandis.

III. Examen

5. Conformément aux conditions posées par l’article 65 I) du Règlement, la Défense avance dans la Demande que : i) s’il est libéré, Mario Cerkez comparaîtra à l’audience en appel ou se présentera aux fins de détention à l’expiration de la période fixée par la Chambre d’appel (le « Premier Argument ») ; ii) s’il est libéré, il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne (le « Deuxième Argument ») ; et iii) des circonstances particulières justifient cette mise en liberté provisoire (le « Troisième Argument »).

6. S’agissant du Premier Argument, la Défense fait valoir que, compte tenu de sa coopération passée avec le Tribunal et de la probabilité que sa peine soit allégée, il serait illogique de supposer que, s’il est libéré, Mario Cerkez ne comparaîtra pas à l’audience en appel ou qu’il ne se présentera pas aux fins de détention à l’expiration de la période fixée par la Chambre d’appel. La Défense fait remarquer que le fait que Mario Cerkez s’est volontairement livré au Tribunal le 6 octobre 1997 et que, lorsqu’il a été mis en liberté provisoire par la Chambre de première instance à la veille de l’ouverture de son procès, il est revenu pour comparaître à l’audience démontre sa volonté de comparaître devant le Tribunal en exécution des ordonnances rendues à cette fin. La Défense avance en outre que Mario Cerkez est d’autant plus incité à comparaître que son appel devrait être accueilli favorablement, au moins en partie, et que sa peine devrait être allégée en conséquence. À l’appui de cet argument, Mario Cerkez fait valoir que la Chambre de première instance a manifestement versé dans l’erreur, comme l’Accusation le reconnaît, en le déclarant coupable du chef 44 de l’Acte d’accusation. Il affirme également que 160 éléments de preuve supplémentaires, dont la Défense demande l’admission en application de l’article 115 du Règlement, établiront, lorsqu’ils seront examinés à la lumière de ceux déjà produits en première instance, que sa peine devrait être allégée. Enfin, la Défense propose un ensemble de garanties visant à assurer le retour de Mario Cerkez au Tribunal et elle affirme être disposée à accepter toute autre condition que la Chambre d’appel estimerait nécessaire.

7. L’Accusation s’oppose à cet argument, affirmant que le risque de fuite de Mario Cerkez est bien réel dans la mesure où celui-ci a de fortes raisons de fuir. Selon elle, même en partant du constat que Mario Cerkez a déjŕ passé six ans en prison et qu’il s’est volontairement livré au Tribunal, il doit à présent faire face à l’éventualité de purger le reste de la peine de 15 années d’emprisonnement qui lui a été infligée, voire une peine plus longue s’il est fait droit à l’appel interjeté par l’Accusation. S’agissant des garanties proposées par la Défense, l’Accusation répond, tout en reconnaissant leur utilité, qu’elles ne suffisent pas à garantir le retour de Mario Cerkez pour la procédure d’appel.

8. Bien que Mario Cerkez se soit conformé dans le passé aux ordonnances du Tribunal en se livrant volontairement et en retournant au Tribunal à l’expiration de la période de mise en liberté provisoire fixée par la Chambre de première instance, la Chambre d’appel doit aussi tenir compte d’autres éléments pour décider s’il convient d’ordonner sa mise en liberté provisoire. En particulier, la Chambre d’appel note que Mario Cerkez a été condamné à une peine de 15 années d’emprisonnement, ce qui pourrait fortement l’inciter à prendre la fuite puisque, même s’il a déjà passé 6 ans en détention, il lui reste à purger une longue peine. En outre, bien que, comme la Défense le souligne, la peine puisse être revue à la baisse par suite de son appel, elle peut tout autant être alourdie par suite de l’appel de l’Accusation. Nul ne peut préjuger de l’issue du procès, qui ne constitue dès lors donc pas un facteur à prendre en compte pour se prononcer sur la mise en liberté provisoire. Dans ces circonstances, compte tenu tout particulièrement de la durée de la peine infligée par la Chambre de première instance, la Chambre d’appel n’a pas la certitude, comme l’exige l’article 65 I) du Règlement, que, s’il est libéré, Mario Cerkez comparaîtra à l’audience en appel ou, le cas échéant, qu’il se présentera aux fins de détention à l’expiration de la période fixée. Partant, il n’est pas nécessaire que la Chambre d’appel vérifie si les garanties proposées suffisent ou s’il convient de les étoffer3.

9. En outre, la Chambre d’appel note que, bien que des circonstances indépendantes de la volonté du Tribunal aient considérablement allongé les débats en l’espèce4, la détention de Mario Cerkez reste proportionnée5. Le maintien en détention est nécessaire en raison de la gravité des crimes pour lesquels il a été condamné ; le prolongement de la privation de liberté est également proportionné au sens strict. Cette mesure permet d’éviter, conformément à l’article 65 I) du Règlement, que, s’il est libéré, Mario Cerkez ne se livre plus au Tribunal et qu’il ne cause ainsi un retard supplémentaire dans le cadre de la procédure d’appel ou qu’il ne soit pas en détention si tout ou partie de sa condamnation est maintenue, en application de l’article 118 B) du Règlement. Aucune mesure plus clémente n’est opportune.

10. À la lumière de ce qui précède, la Chambre d’appel estime que la Demande ne satisfait pas à la première condition posée par l’article 65 ) I) i) du Règlement. Les conditions figurant à cet article étant cumulatives, si la Chambre d’appel estime que cette première condition posée par l’article 65 I) du Règlement n’est pas remplie, il n’est pas nécessaire qu’elle examine les autres arguments présentés par la Défense.

IV. Dispositif

11. Par ces motifs et en application de l’article 65 I) du Règlement, la Demande est rejetée.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 12 décembre 2003
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre d’appel
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Wolfgang Schomburg


1. Le Procureur c/ Dario Kordic et Mario Cerkez, Prosecution’s Response to Mario Cerkez’s Motion for Provisional Release, 24 novembre 2003.
2. Le Procureur c/ Dario Kordic et Mario Cerkez, Mario Cerkez Reply to the Prosecution’s Response to Mario Cerkez’s Motion for Provisional Release, 27 novembre 2003.
3. Voir Le Procureur c/ Kvocka, Mladjo Radic, Zoran Zigic et Dragoljub Prcac, affaire IT-98-30/1-A, Décision relative à la requête aux fins de disjonction de l’appel interjeté par Miroslav Kvocka et à la requête de Kvocka aux fins de mise en liberté provisoire jusqu’à l’ouverture des débats en appel, 24 novembre 2003, p. 4 et 5.
4. Sur le droit d’être jugé sans retard excessif, voir Bottazzi c/ Italie, requête n° 7975/77, Commission européenne des droits de l’homme, décision du 13 décembre 1978 et, dans la même affaire, l’arrêt rendu le 28 juillet 1999 par la Cour européenne des droits de l’homme.
5. Dans l’affaire Limaj et consorts, un collège de Juges de la Chambre d’appel a déclaré : « […]En droit international public, une mesure n’est proportionnelle que lorsqu’elle est 1) appropriée, 2) nécessaire et 3) d’un degré et d’une portée raisonnables par rapport à l’objectif envisagé. Une mesure procédurale ne doit jamais être arbitraire ni excessive. Si l’on peut se contenter d’une mesure plus clémente que la détention obligatoire, c’est celle-là qu’il faut appliquer ». Voir notamment Le Procureur c/ Fatmir Limaj, Haradin Bala et Isak Musliu, affaire n° IT-03-66-AR65, Décision relative à la demande de mise en liberté provisoire de Limaj, affaire n° IT-03-66-AR65, 31 octobre 2003, par. 13 ; Le Procureur c/ Darko Mrdja, affaire n° IT-02-59-PT, Décision relative à la requête de Darko Mrđa aux fins de mise en liberté provisoire, 15 avril 2002, par. 41 à 43 ; et Le Procureur c/ Enver Hadzihasanovic, Mehmed Alagic et Amir Kubura, affaire n° IT-01-47-PT, Décision autorisant la mise en liberté provisoire d’Enver Hadzihasanovic, 19 décembre 2001