Affaire No : IT-95-14/2-A

LA CHAMBRE D’APPEL

Devant : M. le Juge David Hunt, Juge de la mise en état en appel

Assistée de : M. Hans Holthuis,Greffier

Décision rendue le : 11 septembre 2001

LE PROCUREUR

c/

Dario KORDIC & Mario CERKEZ

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE MARIO CERKEZ AUX FINS DE PROROGATION DU DÉLAI DE DÉPÔT DE SON MÉMOIRE DE L’INTIMÉ

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Le Bureau du Procureur :

MM. Upawansa Yapa et Norman Farrell Le Conseil de la Défense :

M. Mitko Naumovski pour Dario Kordic

MM. Bozidar Kovacic et Goran Mikulicic pour Mario Cerkez

 

1. L’appelant Mario Cerkez («Cerkez») a demandé que soit rendue, en application de l’article 127 B) du Règlement de procédure et de preuve (le «Règlement»), une ordonnance de prorogation du délai de dépôt de son mémoire de l’intimé en réponse au mémoire d’appel déposé par l’Accusation le 9 août 20011. L’Accusation a déposé une Réponse à la Requête2, et Cerkez a déposé une Réplique3.

2. La Requête intervient suite à toute une série d’écritures connexes déposées par les parties. L’Accusation avait demandé une prorogation du délai de dépôt de son mémoire de l’intimé en réponse aux mémoires d’appel déposés par Cerkez et par son co-appelant Dario Kordic («Kordic») le 9 août 20014. Le Procureur demandait que l’expiration de ce délai soit repoussée du 10 septembre au 1er octobre 2001, et appuyait sa demande sur des points précis découlant de la nature et de la complexité des questions soulevées dans les mémoires d’appel5. L’argument de l’Accusation a été accepté6, et la prorogation demandée accordée7.

3. Dans le même temps, Cerkez a déposé une «Notification de l’appelant Mario Cerkez en application de l’article 126 du Règlement de procédure et de preuve»8, dans laquelle il déclarait que son conseil n’avait reçu copie du mémoire d’appel de l’Accusation (déposé le 9 août, et envoyé par le Greffe en Croatie le même jour ) que le 14 août, vers 18 h 30, c’est-à-dire après la fermeture des bureaux ce jour -là9. Il affirmait que le délai de dépôt de son mémoire de l’intimé en réponse à l’appel de l’Accusation commençait donc à courir le lendemain, c’est-à-dire le 15 août10, de sorte qu’il ne lui était pas nécessaire de déposer ledit mémoire avant le 13  septembre. Le Procureur a répondu qu’il ne s’opposait pas forcément à cette interprétation du Règlement, mais il a demandé à la Chambre d'appel de préciser si elle était correcte 11. D’une manière générale, il est inutile d’examiner cette question puisque Cerkez soumet, dans sa Requête, une proposition bien plus ambitieuse.

4. Cerkez affirme qu’étant donné que l’Accusation a obtenu un report de l’expiration du délai de dépôt de son mémoire de l’intimé au 1er octobre, il doit avoir le droit de bénéficier d’une prorogation similaire du délai de dépôt de son propre mémoire de l’intimé en réponse à l’appel de l’Accusation12. Il avance qu’il y a droit non parce qu’il a besoin de plus de temps pour déposer son mémoire de l’intimé (en effet, il rejette expressément cet argument)13, mais en raison du principe de l’égalité des armes, et du fait qu’il serait «manifestement lésé» si la prorogation lui était refusée14. Il définit ce préjudice comme un avantage injustifié accordé à l’Accusation à deux égards :

i) pour déposer son mémoire de l’intimé en réponse à l’appel de Cerkez, l’Accusation disposera de vingt jours de plus que lui n’en aura pour déposer son propre mémoire de l’intimé en réponse à l’appel de l’Accusation15, et

ii) l’Accusation aura connaissance des arguments avancés dans le mémoire de l’intimé Cerkez en réponse à son appel, avant de devoir déposer son propre mémoire de l’intimé en réponse au mémoire de l’appelant ; elle bénéficiera ainsi de la «possibilité exceptionnelle» d’utiliser son mémoire de l’intimé pour répondre à ces arguments . Cerkez ajoute 16:

N’importe quel conseil le ferait et saurait comment tirer profit de la situation .

5. L’argument basé sur le principe de l’égalité des armes est tout à fait mal fondé . Ce principe, emprunté à la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme , a été inscrit à l’article 21.1 du Statut du Tribunal17. Il est décrit comme étant uniquement un des éléments constitutifs du concept plus large de procès équitable18. Ce concept plus large inclut non seulement la nécessité d’un tribunal indépendant et impartial , mais également des éléments tels que le droit de chaque partie de citer des témoins dans les mêmes conditions que l’autre partie19, l’égalité des chances de présenter sa cause20, et ce qui est décrit comme le droit fondamental à ce que les procédures pénales soient de type accusatoire, tant l’Accusation que l’accusé ayant la possibilité de prendre connaissance de remarques déposées ou d’éléments de preuve produits par l’autre partie, et de les commenter21.

6. Le concept plus large de procès équitable est donc correctement décrit dans bon nombre des affaires précitées, et dans d’autres, en ce qui concerne son application aux deux parties au procès (y compris au pénal). Dans l’affaire Ekbatani c/ Suède 22, la Cour européenne des Droits de l’Homme a déclaré que bien que ni l’accusé ni l’Accusation n’aient pu comparaître en personne, ils avaient eu la même possibilité de présenter leur cause par écrit , et que, de ce fait, le principe de l’égalité des armes avait été respecté. Dans l’affaire Barberà c/ Espagne23, elle a souligné que l’article 6 1) prône une égalité de traitement entre l’Accusation et la Défense. Dans l’affaire Brandstetter c/ Auriche24, elle a rappelé qu’il fallait donner à l’Accusation et à l’accusé une égalité des chances concernant les éléments de preuves versés au dossier par l’autre. Dans l’affaire Dombo Beheer BV c/ Pays-Bas25, en se référant à sa propre jurisprudence concernant les critères d’un procès équitable , la Cour a estimé que l’égalité des armes exigeait qu’un «juste équilibre» soit établi entre les parties, et que chaque partie ait une possibilité raisonnable de présenter sa cause, y compris ses éléments de preuve, dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire .

7. Le principe de l’égalité des armes a reçu une interprétation large dans le cadre de son application aux procédures engagées devant le Tribunal, compte tenu des difficultés particulières rencontrées par les parties26. Mais l’objet de ce principe reste le même : donner à chaque partie un même accès auxdites procédures, ou lui garantir l’égalité des chances de demander une mesure en réparation de type procédural, quand il y a lieu27. Concernant les questions en l’espèce, le Règlement dispose que chaque partie peut demander une mesure en réparation, en obtenant une prorogation du délai de dépôt de son mémoire de l’intimé, dans la mesure où elle présente des «motifs convaincants »28. L’obligation de présenter pareils «motifs convaincants» incombe tout autant aux deux parties.

8. En l’espèce, l’Accusation a pu présenter des «motifs convaincants» à l’appui de sa demande de prorogation de délai, en raison de la nature et de la complexité des questions soulevées dans chaque mémoire de l’appelant. Il a été dit que ces mémoires soulevaient trente et une questions auxquelles l’Accusation devait répondre , y compris des questions relatives à sa conduite lors du procès (quand des membres de son équipe soit n’étaient plus disponibles soit étaient pris par d’autres engagements )29, et que le Procureur avait donc besoin de plus de temps pour déposer sa réponse. Par ailleurs, le mémoire d’appel de l’Accusation auquel Cerkez est tenu de répondre ne compte que trente- sept pages, et ne soulève que deux moyens d’appel, l’un portant sur le caractère raisonnable de la conclusion de la Chambre de première instance sur sa responsabilité individuelle dans l’attaque d’Ahmici, et l’autre sur la sentence infligée30. Comme on l’a déjà vu, Cerkez rejette expressément toute suggestion selon laquelle il avait besoin de plus de temps pour répondre au mémoire d’appel de l’Accusation 31.

9. Où Cerkez présente-t-il donc des «motifs convaincants» en vue de mesures en application de l’article 127 du Règlement ? Le simple fait que l’Accusation ait présenté pareils motifs pour obtenir une prorogation du délai de dépôt de son mémoire de l’intimé en réponse aux mémoires d’appels de Kordic et Cerkez ne constitue pas un motif convaincant susceptible de justifier que l’on accorde à Cerkez une prorogation du délai de dépôt de son mémoire de l’intimé en réponse à l’appel de l’Accusation. Cela revient à interpréter le droit à l’égalité des armes comme un droit à l’égalité des mesures, même quand les circonstances sont tout à fait différentes dans chaque affaire, et quand elles ne justifient aucunement l’octroi d’une mesure identique . Cet argument est rejeté.

10. L’autre moyen avancé par Cerkez était que le Procureur aurait connaissance des arguments figurant dans son mémoire de l’intimé en réponse à l’appel de l’Accusation avant de devoir déposer son propre mémoire de l’intimé, et qu’elle bénéficierait ainsi de la «possibilité exceptionnelle» de répondre à ces arguments dans ce mémoire . Comme Cerkez le suggère, il se peut que certains conseils tirent profit de la situation, bien que je doute que n’importe quel conseil le fasse. Il est difficile d’imaginer comment l’Accusation pourrait le faire en l’espèce avec une quelconque prétention réelle de légitimité, dans la mesure où la seule question commune aux deux appels porte sur la sentence infligée, Cerkez privilégiant des questions liées à l’atténuation de la peine, et l’Accusation à son aggravation. Mais quel serait le préjudice subi par Cerkez si l’Accusation était amenée à utiliser son mémoire de l’intimé pour répondre à des points avancés par ledit Cerkez dans son propre mémoire de l’intimé ? De toute manière, le Procureur aurait été habilité à répondre à ces questions lors de l’audience relative à ces appels . Si quelqu’un devait être avantagé (plutôt que lésé) par ce scénario improbable , ce serait Cerkez qui bénéficierait d’un délai supplémentaire pour préparer sa réfutation, lors des débats d’appel, de toute réponse que l’Accusation pourrait glisser dans son mémoire de l’intimé.

11. Toutefois, Cerkez a le droit à ce que sa demande de prorogation de délai soit examinée à la lumière de l’argument implicitement plus modeste avancé dans sa Notification selon lequel il n’a pas reçu copie du mémoire d’appel de l’Accusation avant le 14  août, après la fermeture des bureaux ce jour-là.

12. L’article 112 du Règlement dispose que le mémoire de l’intimé doit être déposé «dans un délai de trente jours à compter du dépôt» du mémoire de l’appelant. Cerkez a fait valoir que la référence au «dépôt» prévu à l’article 112 doit toutefois être interprétée à la lumière de l’article 126 du Règlement qui dispose que :

Quand le délai prévu par le présent Règlement ou fixé en vertu de celui-ci pour accomplir un acte quelconque doit courir à compter d’un événement particulier, il commence à courir à la date à laquelle le conseil de la Défense ou le Procureur, selon le cas, aurait dû recevoir notification dudit événement dans des conditions de transmission normales.

On peut certainement arguer que le dépôt du mémoire de l’appelant prévu à l’article  112 constitue l’«événement» à compter duquel le délai de dépôt commence à courir  ; ainsi, en application de l’article 126, le délai ne commencerait à courir en l’espèce , en vertu de l’article 112, qu’à compter de la réception d’une copie du mémoire de l’appelant par le conseil de Cerkez en Croatie «dans des conditions de transmission normales». Il s’agit là d’un argument séduisant, qui n’apparaîtrait toutefois pas correct aux yeux de tous. Cependant, cette interprétation de l’interaction entre les articles 112 et 126 a déjà été rejetée par un Collège de trois juges de la Chambre d'appel32. L’espèce ne se prête guère à ce qu’il soit demandé un nouvel examen de cette décision. De fait, la difficulté de déterminer, dans toute affaire particulière, le moment exact où un document envoyé par le Greffe en Croatie (par exemple) aurait dû être reçu dans des conditions de transmission normales suggère qu’il est nécessaire que le Comité chargé de la révision du Règlement procède à un nouvel examen de l’article 126 dans son intégralité 33.

13. S’agissant de la conclusion tirée par Cerkez en l’espèce - selon laquelle le délai commençait à courir à compter du lendemain du jour où son conseil a reçu le mémoire d’appel de l’Accusation - le fait qu’il ait reçu ce mémoire après la fermeture des bureaux, ou même que cela aurait été le cas dans des conditions normales de transmission, n’est pas pertinent. Même en vertu de l’article 126 du Règlement, c’est la «date» à laquelle la copie aurait dû être reçue dans des circonstances ordinaires qui compte, et non l’heure. Le Règlement ne prévoit aucunement d’accorder un jour supplémentaire à une partie au motif qu’elle reçoit en fait, en dehors des heures de bureau, copie d’un document qui a été déposé, ni même au motif que cela aurait été le cas dans des conditions normales.

14. Ainsi, Cerkez n’a perdu que cinq jours par rapport au délai, fixé à l’article  112 du Règlement, de dépôt de son mémoire de l’intimé en réponse au mémoire d’appel de l’Accusation, dont il a reçu copie en retard. En conséquence, en application de l’article 127 du Règlement, nous accordons à Cerkez une prorogation de cinq jours dudit délai, qui doit désormais expirer le 13 septembre 200134.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Fait le 11 septembre 2001

La Haye (Pays-Bas)

Le Juge de la mise en état en appel
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M. le Juge David Hunt

[Sceau du Tribunal]



1 - Requête de l’appelant Mario Cerkez aux fins de modification du délai de dépôt de sa réponse au mémoire d’appel de l’Accusation, 31 août 2001 (la «Requête»).
2 - Réponse de l’Accusation à la Requête de l’appelant Mario Cerkez aux fins de modification du délai de dépôt de sa réponse au mémoire d’appel de l’Accusation, 5 septembre 2001 (la «Réponse»).
3 - Réplique de l’appelant Mario Cerkez à la Réponse de l’Accusation à la Requête de l’appelant Mario Cerkez aux fins de modification du délai de dépôt de sa réponse au mémoire d’appel de l’Accusation, 6 septembre 2001 (la «Réplique»).
4 - L’historique de ces dépôts est relaté dans la Décision autorisant le mémoire de l’intimé à dépasser la limite imposée par la Directive pratique relative à la longueur des mémoires et des requêtes et faisant droit à une prorogation du délai de dépôt de ce mémoire, 30 août 2001 (la «Décision de prorogation du délai de dépôt du mémoire de l’intimé du Procureur»).
5 - Décision de prorogation du délai de dépôt du mémoire de l’intimé du Procureur, par. 10.
6 - Ibid, par. 14.
7 - Ibid, par. 16.
8 - 15 août 2001 (la «Notification»).
9 - Notification, par. 1 et 2.
10 - Ibid, par. 2.
11 - Demande d’explication du Procureur, 17 août 2001, par. 3.
12 - Requête, p. 3.1.
13 - Réplique, par. 4.
14 - Ibid, par. 10.
15 - Ibid, par. 10 et 12.
16 - Ibid, par. 12.
17 - Le Procureur c/ Aleksovski, affaire n° IT-95-14/1-AR73, Arrêt relatif à l’appel du Procureur concernant l’admissibilité d’éléments de preuve, 16 février 1999, par. 23. L’article 21.1 dispose : «Tous sont égaux devant le Tribunal international».
18 - Affaire «Neumeister», 27 juin 1968, Série A, n° 8, par. 22 ; Delcourt c/ Belgique (1970) 1 EHRR 355, par. 28 ; Monnell c/ Royaume-Uni (1988) 10 EHRR 205, par. 62 ; Isgrò c/ Italie, 21 février 1991, Série A, n°194, par. 31 ; Borgers c/ Belgique, 30 octobre 1991, Série A, n° 214, par. 24.
19 - Engel c/ Pays-Bas (N° 1) (1976) 1 EHRR 647, par. 91 ; Bönisch c/ Autriche (1985) 9 EHRR 191, par. 32 ; Barberà c/ Espagne (1988) 11 EHRR 360, par. 78. L’article 21 4 e) du Statut du Tribunal utilise les mêmes termes que l’article 6 1) d) de la Convention [européenne des Droits de l’Homme].
20 - Ekbatani c/ Suède (1988) 10 EHRR 510, par. 30.
21 - Brandstetter c/ Autriche (1991) 15 EHRR 378, par. 66 et 67.
22 - Au paragraphe 30.
23 - Au paragraphe 78.
24 - Au paragraphe 67.
25 - (1993) 18 EHRR 213, par. 33. Il s’agissait d’une affaire au civil, mais la Cour examinait la question de savoir si le critère de l’égalité des armes reconnu dans le cadre d’affaires au pénal devait aussi s’appliquer au civil.
26 - Le Procureur c/ Tadic, affaire n° IT-94-1-A, Arrêt relatif au Jugement, 15 juillet 1999, par. 52.
27 - Ibid, par. 48, 50 et 52.
28 - Article 127 du Règlement («Modification des délais»).
29 - Décision de prorogation du délai de dépôt du mémoire de l’intimé du Procureur, par. 10.
30 - Réponse, note de bas de page 6, et par. 12.
31 - Réplique, par. 4.
32 - Le Procureur c/ Naletilic et Martinovic, affaire n° IT-98-34-AR73.2, Décision relative à la requête déposée par la Défense devant un collège de trois juges de la Chambre d'appel aux fins d’application de l’article 126 du Règlement de procédure et de preuve, 11 mai 2001, p. 2.
33 - Pour tous les documents déposés, à l’exception des documents plus longs, le Greffe en transmet par fax une copie au conseil de la Défense le jour même du dépôt dudit document. Le document particulier concerné en l’espèce n’a pas été faxé.
34 - Le conseil de Cerkez a déjà été informé de la présente décision.