LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Mohamed Bennouna
M. le Juge Patrick Robinson

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
1er décembre 2000

LE PROCUREUR

c/

DARIO KORDIC
MARIO CERKEZ

_____________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À REQUÊTE DU PROCUREUR
CONCERNANT LES «PIÈCES DE ZAGREB» ET
LES COMPTES RENDUS PRÉSIDENTIELS

______________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Geoffrey Nice
M. Kenneth Scott
Mme Susan Somers
M. Patrick Lopez-Terres

Les Conseils de la Défense :

MM. Mitko Naumovski et Stephen Sayers pour Dario Kordic
MM. Bozidar Kovacic et Goran Mikulicic pour Mario Cerkez

 

I. INTRODUCTION

La Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 («le Tribunal international») est saisie d’une requête du Procureur relative à la liste des témoins, aux pièces à conviction en réplique, aux «Pièces de Zagreb» et aux Comptes rendus présidentiels (Prosecutor’s Submissions Concerning Witness List, Rebuttal Exhibits, «Zagreb Exhibits» and Presidential Transcripts), déposée par le Bureau du Procureur («l’Accusation») le 30 octobre 2000 («la Requête»).

La Chambre a déjà statué sur les points de la Requête concernant la liste des témoins et l’admission de moyens de preuve en réplique. Le reste de la Requête demande l’admission de documents fournis par la République de Croatie, consistant en moyens de preuve documentaires fournis par les archives de Zagreb (les «Pièces de Zagreb») et en comptes rendus de réunions qui se seraient tenues à Zagreb dans le bureau de Franjo Tudjman, alors Président de la République de Croatie, et qui auraient été consignées à la demande de celui-ci (les «Comptes rendus présidentiels»). La présente décision porte uniquement sur ces deux dernières catégories de documents.

vu les conclusions écrites des parties et ouï leurs exposés les 21, 22 et 23 novembre 2000,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,

APRÈS S’ÊTRE PRONONCÉE ORALEMENT lors de l’audience publique du 27 novembre 2000,

REND LA PRÉSENTE DÉCISION ÉCRITE.

II. RAPPEL DE LA PROCÉDURE ET ARGUMENTS GÉNÉRAUX DES PARTIES

A. Ordonnances contraignantes décernées à la République de Croatie

1. Le procès contre les deux accusés, Dario Kordic et Mario Cerkez, s’est ouvert voici plus de dix-huit mois, le 12 avril 1999. Avant son ouverture, les deux accusés avaient déjà connu plus d’un an et demi de détention. Depuis le début de la procédure, l’Accusation a tenté d’obtenir, aux fins de les utiliser dans cette affaire et dans d’autres, certains documents se rapportant aux événements de la vallée de la Lasva en Bosnie centrale, dont on pensait qu’ils avaient été transférés vers les archives officielles de la République de Croatie. Outre les nombreuses demandes officielles présentées par le Procureur du Tribunal international à cette fin, l’Accusation a déposé des requêtes sollicitant l’aide de cette Chambre et d’autres chambres de première instance sous forme d’ordonnances contraignantes enjoignant à la République de Croatie de produire lesdits documents, conformément à son obligation d’assister le Tribunal international en application de l’article 29 du Statut. Depuis janvier 1999, la République de Croatie s’est vu décerner au moins trois ordonnances de ce type.

2. La plus importante et la plus détaillée de ces ordonnances a été rendue par la Chambre de première instance le 28 janvier 2000. Il s’agissait d’une ordonnance globale («l’Ordonnance du 28 janvier») qui se prononçait sur quatre requêtes distinctes de l’Accusation et demandait la production des documents énumérés dans quatre annexes confidentielles.

B. Production des Pièces de Zagreb

3. Les ordonnances aux fins de production des documents n’ayant pas encore été exécutées à la fin de la présentation des moyens à charge, en mars 2000, l’Accusation a reçu l’autorisation de ne pas clore son dossier et de produire des documents obtenus à un stade ultérieur.

4. Les deux accusés ont à présent achevé la présentation de leur défense et le procès devrait bientôt toucher à sa fin, puisqu’il ne reste que la réplique, la duplique, le réquisitoire et les plaidoiries.

5. Compte tenu de cette situation, la Chambre a indiqué à l’Accusation en octobre 2000 que tous les documents supplémentaires que celle-ci souhaitait produire («les Pièces de Zagreb») devraient être communiqués au Conseil de l’accusé Dario Kordic («la Défense de Kordic») et au Conseil de l’accusé Mario Cerkez («la Défense de Cerkez») le 30 octobre 2000 au plus tard, afin que la Chambre puisse statuer sur leur admissibilité tout en laissant suffisamment de temps à la Défense pour enquêter sur les éléments nouveaux apportés par ces pièces. Elle a donné jusqu’au 15 novembre 2000 aux deux équipes de défense pour déposer leurs réponses et jusqu’au 17 novembre 2000 (délai prorogé d’une semaine par la suite) pour communiquer leurs pièces en duplique.

6. Le 30 octobre 2000, l’Accusation a déposé sa requête confidentielle relative à la liste des témoins, aux pièces à conviction en réplique, aux «Pièces de Zagreb» et aux Comptes rendus présidentiels (Prosecutor’s Submissions Concering ?sicg Witness List, Rebuttal Exhibits, «Zagreb Exhibits» and Presidential Transcripts). Dans ce document, l’Accusation identifiait certains des Comptes rendus présidentiels qu’elle souhaitait présenter et désignait des témoins susceptibles d’être entendus au sujet des Pièces de Zagreb et desdits comptes rendus. L’Accusation a présenté une liste, incomplète, de Pièces de Zagreb énumérant plus de 300 documents. La liste complète n’a été fournie à la Chambre et à la Défense que le 17 novembre 2000, peu avant le débat relatif à l’admissibilité des pièces. Dans la présente décision, la Chambre s’est servie de la numérotation employée dans les listes fournies le 17 novembre 2000.

7. Le 15 novembre 2000, dans le respect du délai imparti, la Défense de Kordic a déposé sa réponse confidentielle, suivie le 20 novembre 2000 par un mémoire, également confidentiel, s’opposant aux documents anonymes des services de renseignement, au motif que ceux-ci sont sujets à caution et contredits par l’ensemble des témoignages en l’espèce (Brief on Objections to Anonymously Authored Intelligence Agency Documents as Unreliable and Contradicted by the Unanimous Testimony of Witnesses in this Case). Le 23 novembre 2000, la Défense de Kordic a déposé, à titre confidentiel, ses «Conclusions de l’accusé Dario Kordic concernant la communication tardive de ‘transcriptions’ de réunions entre le Président Tudjman et d’autres personnes». Dans une réponse déposée confidentiellement le 17 novembre 2000, la Défense de Cerkez s’est associée aux objections soulevées par la Défense de Kordic, auxquelles elle a ajouté des commentaires spécifiques sur certains documents. De son côté, l’Accusation a déposé, les 20 et 21 novembre 2000 respectivement, un mémorandum relatif à la production de «Pièces de Zagreb» (Memorandum Brief Concerning Production of «Zagreb Evidence») et un mémorandum relatif à l’admission de Pièces de Zagreb et de la pièce à conviction 1367.1 (Memorandum Concerning Admission of Zagreb Evidence and Exhibit 1367.1), suivis, le 23 novembre 2000, d’une réponse aux objections de l’accusé Kordic relatives aux documents «anonymes» (Response to Defendant Kordic’s Objections to «Anonymously Authored» Documents). Le 24 novembre 2000, elle a déposé un document confidentiel et ex parte faisant l’état des différentes ordonnances contraignantes et demandes d’assistance adressées à la République de Croatie.

8. La Chambre a entendu les arguments des parties sur l’admissibilité des Pièces de Zagreb et des Comptes rendus présidentiels pendant trois jours, du 21 au 23 novembre 2000. À l’audience, l’Accusation a été invitée à privilégier les documents qu’elle jugeait les plus importants. En conséquence, elle a sélectionné un total de 92 documents et 14 Comptes rendus présidentiels, qui ont fait l’objet d’arguments spécifiques des parties.

9. L’Accusation a cité un témoin, Marko Prelec, à témoigner en audience publique sur les modalités d’accès à divers documents, dont des pièces du Conseil de défense croate («HVO»), conservées dans des archives à Zagreb («les Archives du HVO»). Il a confirmé que l’Accusation avait désormais accès à ces pièces et qu’elle était en train de procéder à l’étude des Archives du HVO. Simultanément, divers conseils comparaissant devant le Tribunal international ont également obtenu d’accéder à ces pièces.

10. L’Accusation a également cité deux témoins qui ont déposé à huis clos sur la manière dont certaines réunions avec le Président de Croatie et d’autres personnes avaient été enregistrées et transcrites de 1991 à 1999, et sur la façon dont l’accès aux Comptes rendus présidentiels avait été réglementée depuis.

11. La Chambre de première instance a sursis à statuer tant sur l’admissibilité des Pièces de Zagreb que sur celle des Comptes rendus présidentiels.

C. Arguments des parties

1. L’Accusation

12. L’Accusation a regroupé ses arguments relatifs à l’admissibilité en plusieurs catégories distinctes. Après avoir présenté des observations générales sur la nature et sur l’admissibilité des Pièces de Zagreb, elle répartit les documents concernés en trois groupes : les pièces relatives à l’accusé Kordic, celles concernant l’accusé Cerkez, et des documents divers. Une pièce à conviction proposée, le Livre de permanence de la zone opérationnelle de Bosnie centrale («le Journal de guerre»), portant le n° 610.1, et les Comptes rendus présidentiels sont traités séparément.

13. L’Accusation affirme que la jurisprudence du Tribunal international est telle qu’elle commande d’adopter une politique souple en matière d’administration de la preuve. Selon elle, les règles internes en matière de production ou d’authentification de moyens de preuve documentaires ne peuvent s’appliquer dans un système qui ne dispose pas de pouvoirs de contrainte propres et ne peut pas toujours compter sur la coopération des autorités compétentes. L’Accusation estime que le Tribunal international doit en effet tenir compte des «spécificités et des difficultés liées à la recherche et à la collecte des preuves dans le cadre des poursuites pour crimes de guerre»1.

14. L’Accusation fait remarquer que, dès avant l’ouverture du procès, elle a tenté d’obtenir et de fournir à la Chambre les meilleurs moyens de preuve disponibles. Beaucoup de ces pièces se trouvaient sous le contrôle ou en la possession de la République de Croatie et l’Accusation n’a pu y avoir accès que récemment. Elle estime qu’elle ne devrait pas subir de préjudice ou de sanction pour des blocages ou des retards imputables à la République de Croatie, qu’exclure les Pièces de Zagreb aujourd’hui «entraverait et compromettrait gravement la tâche du Tribunal2» et représenterait une victoire pour ceux qui ont empêché la Chambre d’obtenir des moyens de preuve qu’on aurait dû lui fournir bien plus tôt. Selon l’Accusation, la Chambre doit considérer les Pièces de Zagreb dans leur totalité, les documents se corroborant et s’étayant mutuellement. Pour ces raisons, elle conclut que les Pièces de Zagreb sont pertinentes et recevables.

15. Lors de son exposé oral, l’Accusation a déclaré que les critères de recevabilité appliqués aux Pièces de Zagreb devaient être identiques à ceux employés durant tout le procès. La Chambre ayant posé la question de l’incidence qu’aurait l’admission des Pièces de Zagreb à ce stade, l’Accusation a déclaré que les mêmes critères de recevabilité devaient s’appliquer, puisque les règles d’administration de la preuve étaient identiques à tous les stades du procès. L’Accusation a déclaré qu’ayant fait diligence pour obtenir les Pièces de Zagreb et fourni des efforts considérables pour procurer ces pièces à la Chambre, elle ne devrait pas être sanctionnée ou pénalisée pour la durée effective du processus. Selon l’Accusation, à cette phase tardive du procès, exclure les Pièces de Zagreb «reviendrait à donner la mauvaise impression»3.

16. L’Accusation a convenu qu’il n’était pas nécessaire d’admettre les documents répétitifs ou d’intérêt secondaire, faisant toutefois remarquer qu’elle avait déjà trié les Pièces de Zagreb en fonction de leur pertinence et qu’elle ne soumettait que celles qu’elle estimait utiles à la Chambre en l’espèce.

17. Lors des audiences, l’Accusation a également exposé la nature spécifique des documents les plus importants pour sa cause.

2. La Défense de Kordic

18. La Défense de Kordic fait remarquer qu’elle a déjà présenté ses moyens de preuve en réponse à ceux de l’Accusation. Elle fait valoir que l’introduction d’un volume important de pièces supplémentaires à ce stade du procès risque de rendre la procédure inéquitable et de porter atteinte aux droits de l’accusé, inscrits aux articles 20 et 21 du Statut du Tribunal international. Lors de son exposé oral, la Défense de Kordic a également affirmé que l’accusé ne devrait pas être pénalisé pour l’éventuelle inaction de la République de Croatie, ce qui serait contraire aux droits fondamentaux de l’accusé dans un procès pénal.

19. La Défense de Kordic fait observer que beaucoup des documents ne portent pas le cachet des archives et demande que toutes les pièces de ce type soient exclues puisqu’elles constituent de simples moyens de preuve supplémentaires qui auraient dû être introduits lors de la présentation de la cause de l’Accusation, et non des «Pièces de Zagreb» nouvellement disponibles. La Défense de Kordic déclare que beaucoup de ces pièces ne sont pas authentifiées et ne satisfont donc pas aux critères de fiabilité énoncés par la Chambre d’appel du Tribunal international dans cette affaire et dans d’autres.

20. Dans ses conclusions tant écrites qu’orales, la Défense de Kordic a formulé des objections spécifiques sur des documents particuliers, telles la réception tardive, le manque de pertinence, la nature redondante des moyens de preuve proposés, le caractère indirect des preuves, l’absence de fondement, l’absence d’authentification, l’absence de signature et de cachet.

21. La Défense de Kordic fait observer qu’un certain nombre de documents ont déjà été versés au dossier de l’espèce.

22. Enfin, la Défense de Kordic avance que le préjudice causé par l’admission de certains documents à ce stade de la procédure l’emporterait sur leur valeur probante, et que ces documents devraient donc être exclus en application de l’article 89 D) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international («le Règlement»).

3. La Défense de Cerkez

23. La Défense de Cerkez s’associe aux objections générales à l’admission des Pièces de Zagreb. Elle fait observer que si les Pièces de Zagreb avaient été disponibles lors de la présentation de ses moyens de preuve, celles-ci auraient pu être présentées à des témoins à décharge et ainsi faire l’objet d’un débat contradictoire, mais que leur admission à ce stade de la procédure enfreindrait l’article 89 D) du Règlement. Elle affirme également que certains documents concernent des événements postérieurs au 30 septembre 1993 et donc extérieurs à la période couverte par l’acte d’accusation. La Défense de Cerkez fait de plus remarquer que ces documents sont passés entre plusieurs mains entre 1993 et la date de leur communication, et que certains d’entre eux ont pu être altérés ou falsifiés.

24. La Défense de Cerkez soulève également des objections spécifiques relatives à des documents particuliers, dont le fait que le Procureur a communiqué certains documents tardivement, après le 30 octobre 2000, que certains documents ne portent aucun cachet des archives, qu’il existe des différences de formats et de signatures qui jettent un doute sur l’authenticité des documents et que de nombreuses pièces sont redondantes. Elle affirme en outre que l’Accusation n’a pas établi la pertinence des documents au regard des charges retenues contre l’accusé Mario Cerkez.

25. La Défense de Cerkez fait observer qu’un document, la pièce à conviction 673.4, avait été introduit lors du procès du colonel Blaskic devant le Tribunal international, et que l’Accusation y avait donc accès depuis un certain temps.

4. Le Journal de guerre

a) Arguments de l’Accusation

26. L’Accusation sollicite l’admission de la pièce à conviction 610.1, un Livre de permanence (Zone opérationnelle de Bosnie centrale), généralement désigné comme le «Journal de guerre». Le Procureur affirme que ce document, découvert dans les Archives du HVO, est d’une importance considérable parce qu’il relate en détail les événements qui se sont déroulés aux alentours du 16 avril 1993. L’Accusation affirme que tant la forme du document que son contenu excluent qu’il ait été fabriqué de toutes pièces. La dernière page porte une attestation du colonel Blaskic, et chaque page de la copie produite est marquée du cachet des archives. Le Journal de guerre refléterait les événements qui se sont déroulés dans la région de janvier à mai 1993 et attesterait notamment d’ordres donnés par l’accusé Dario Kordic. Tout en sachant que deux pages en ont été retirées, l’Accusation demande que ce document soit versé au dossier parce qu’il est probable, selon elle, qu’il retrace avec exactitude ce qui se disait et se faisait à l’hôtel Vitez durant la période en question.

b) La Défense de Kordic

27. La Défense de Kordic affirme que le Journal de guerre n’est pas authentifié, qu’il est sans fondement et qu’il repose sur des preuves de énième main. Elle conteste l’authenticité du document et fait observer qu’il a été altéré. Elle déclare qu’on ignore qui a procédé aux différentes entrées et si celles-ci sont effectivement contemporaines des faits. Les entrées relatives à certains événements s’étendent sur plusieurs pages, alors que d’autres événements, censés être d’une importance similaire, ne sont même pas mentionnés. La Défense de Kordic affirme que le versement au dossier du Journal de guerre à ce stade de la procédure enfreindrait l’article 89 D) du Règlement.

c) La Défense de Cerkez

28. La Défense de Cerkez allègue elle aussi que le versement au dossier du Journal de guerre serait contraire à l’article 89 D) du Règlement et signale différentes contradictions dans le document.

5. Comptes rendus présidentiels

a) Arguments de l’Accusation

29. L’Accusation affirme qu’il convient d’admettre en raison de leur pertinence les Comptes rendus présidentiels, qui seraient la transcription de conversations tenues dans le Bureau du Président de la République de Croatie, et qui portent sur des événements visés en l’espèce, principalement parce qu’ils éclairent la question du conflit international armé, mais également certaines questions relatives à Dario Kordic. L’Accusation affirme notamment que les Comptes rendus présidentiels donnent la mesure du contrôle exercé par le Président Tudjman sur les événements dans la Communauté croate (devenue plus tard la République) de Herceg-Bosna.

b) La Défense de Kordic

30. La Défense de Kordic allègue que l’Accusation n’a pas établi de motif justifiant l’admission des pièces censées être des comptes rendus de conversations tenues dans le Bureau du Président de la République de Croatie entre 1991 et 1999. Elle allègue en outre que l’Accusation ne s’est pas acquittée de son obligation d’authentifier les comptes rendus.

31. Deuxièmement, la Défense affirme que le contenu des Comptes rendus présidentiels est redondant et répétitif et qu’il n’a aucun rapport avec le principal enjeu dans cette affaire, à savoir la culpabilité ou l’innocence de l’accusé.

32. Troisièmement, la Défense soutient que l’admission de ces comptes rendus violerait l’article 89 D) du Règlement. Plusieurs des principaux participants présumés aux conversations transcrites sont décédés.

c) La Défense de Cerkez

33. La Défense de Cerkez déclare que la condition préalable à l’admission de tout document est la preuve de son authenticité. Or la charge de la preuve incombe à l’Accusation, qui n’a cité que deux témoins sur la question.

d) Réplique de l’Accusation

34. L’Accusation fait observer que les comptes rendus communiqués à la Défense après la date limite du 30 octobre 2000 ne lui sont parvenus de Zagreb que le 13 novembre 2000, et qu’elle a immédiatement transmis les originaux en croate à la Défense. Elle allègue par ailleurs qu’il n’en résulte aucun préjudice pour celle-ci, puisque le contenu de ces comptes rendus avait été communiqué antérieurement.

III. examen

A. Droit applicable

35. L’article 89 du Règlement dispose comme suit :

Article 89

Dispositions générales

A) En matière de preuve, les règles énoncées dans la présente section s’appliquent à toute la procédure devant les Chambres. La Chambre saisie n’est pas liée par les règles de droit interne régissant l’administration de la preuve.

B) Dans les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles d’administration de la preuve propres à parvenir, dans l’esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause.

C) La Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu’elle estime avoir valeur probante.

D) La Chambre peut exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est largement inférieure à l’exigence d’un procès équitable.

E) Une Chambre peut demander à vérifier l’authenticité de tout élément de preuve obtenu hors audience.

B. Motifs

1. Les critères pertinents

36. Le mardi 21 novembre 2000, la Chambre de première instance s’est prononcée sur les critères pertinents applicables pour l’admission des Pièces de Zagreb. Lors du prononcé, elle déclarait :

M. LE JUGE MAY : La Chambre a étudié la question lors de ses délibérations et au cours des débats. Après avoir entendu les arguments des parties, nous proposons d’appliquer les critères suivants : Rappelons avant cela que l’Accusation n’a pas officiellement clos la présentation de ses moyens de preuves en ce qui concerne les documents de Zagreb et que, du point de vue technique, la présentation des moyens à charge n’est donc pas achevée. Toutefois, il s’agit là d’un point technique et l’on ne saurait ignorer la réalité qui est la suivante : l’admission de ces moyens de preuve est demandée après la clôture de la présentation des moyens de preuve de la Défense. C’est un aspect que nous devons garder à l’esprit.

En conséquence, nous allons appliquer les critères suivants : tout d’abord, il doit s’agir de documents nouveaux, c’est-à-dire de documents auxquels l’Accusation n’a pas pu avoir accès, malgré tous ses efforts, avant la fin de la présentation de ses moyens de preuve. Or, je ne pense pas que quiconque affirme que ces documents étaient alors disponibles. Nous acceptons donc qu’ils sont nouveaux. Si cela n’était pas le cas pour l’une quelconque des pièces, la Défense devrait l’indiquer.

Deuxièmement, les pièces ne doivent pas être redondantes, c’est-à-dire qu’elles ne doivent pas être une répétition de preuves déjà fournies, et elles doivent avoir une pertinence essentielle pour les questions majeures de l’affaire, telles que la conduite des accusés.

Troisièmement, l’admission de ces preuves doit servir les intérêts de la justice, c’est-à-dire qu’elle doit aider la Chambre à déterminer la culpabilité ou l’innocence des accusés, et ne doit pas être contraire à l’article 89 D) du Règlement.

Tels sont les critères que la Chambre va appliquer. L’admissibilité de chaque pièce à conviction sera, bien sûr, étudiée séparément.

J’aimerais ajouter ceci : Il a été dit que l’exclusion de ces moyens de preuve pénaliserait l’Accusation et serait une victoire pour ceux qui auraient fait obstruction à la communication des documents. Il a aussi été dit qu’accepter ces moyens de preuve pourrait pénaliser la Défense. Pour la Chambre, il n’est pas pertinent de savoir si une partie est pénalisée ou si des pratiques d’obstruction se révèlent payantes. Nous devons appliquer la loi et essayer de trouver la vérité. Nous devons assurer l’équité du procès pour les deux parties et faire diligence, ce qui veut dire, pour le moment, que ce procès doit être achevé rapidement et en temps voulu.

Telles sont les considérations qui guident l’exercice de notre discrétion4.

37. La Chambre de première instance a adopté les catégories définies par l’Accusation pour les Pièces de Zagreb et les abordera tour à tour.

2. Les Comptes rendus présidentiels

38. Les comptes rendus se rapportent tous au rôle de la Croatie dans le conflit en Bosnie-Herzégovine, qui a fait l’objet de nombreux éléments de preuve en l’espèce. La Chambre de première instance estime donc qu’à ce stade du procès, leur admission serait redondante et répétitive.

3. Les Pièces de Zagreb

39. La Chambre a examiné les documents dont l’admission est demandée. Elle estime que beaucoup de documents doivent être exclus pour un ou plusieurs des motifs suivants : a) le document a déjà été admis5 ; b) les pièces ont déjà été produites lors d’autres affaires devant le Tribunal international et étaient donc accessibles à l’Accusation lorsqu’elle a présenté ses moyens de preuve ; c) les pièces ne sont pas d’une importance telle qu’elle justifie leur admission à ce stade tardif de la procédure ; d) les pièces sont redondantes et n’ajoutent rien au nombre important de documents figurant déjà au dossier ; e) les pièces se fondent sur des sources anonymes ou des déclarations rapportées qui ne peuvent plus, à présent, faire l’objet d’un contre-interrogatoire.

40. Dans ce dernier cas, la valeur probante des éléments de preuve est tellement réduite qu’elle est «largement inférieure à l’exigence d’un procès équitable», c’est-à-dire que l’admettre à ce stade de la procédure violerait le droit des accusés à bénéficier d’un procès équitable. Étant donné que la Défense n’aurait pas, à ce stade, la possibilité de contre-interroger des témoins au sujet de ces rapports qui se fondent sur des sources variées (et parfois anonymes), ils sont donc exclus, car il serait contraire à l’article 89 D) du Règlement de les admettre à ce stade tardif de la procédure.

41. Les annexes 1 à 5 à la présente décision indiquent les numéros des documents exclus à raison des motifs spécifiés ci-dessus. Certains documents relèvent de plus d’un motif.

42. Après exclusion de tous les documents visés ci-dessus, les 16 pièces à conviction suivantes sont admises : 411.1, 421.3, 438.3, 439.2, 447.1, 1209.1 et 1356.4, relatives à Kordic ; 569.1, 673.6, 673.7, 694.4, 726.3, 764.1 et 781.2, relatives à Cerkez ; 498.1 et 527.3, figurant parmi les documents divers.

43. Les documents admis sont tous des instructions ou des rapports militaires qui ont un lien avec l’accusé (à l’exception d’une pièce qui concerne une autre question litigieuse, à savoir le bombardement de Zenica). Ces documents sont tous importants et pertinents et sont d’un type qui a généralement été admis dans cette affaire. Ils se passent de commentaires et sont admissibles en tant que tels. Toutefois, pour répondre aux objections de la Défense en matière d’authentification, précisons également que la plupart sont signés et portent le cachet des archives de Zagreb.

4. Le Journal de guerre

44. La copie du Journal de guerre (pièce à conviction 610.1) est admise au dossier parce qu’il s’agit d’un document important, contemporain des faits. Sa nature suffit à attester son authenticité : il porte plusieurs écritures et tout indique qu’il est bien ce qu’il prétend être, à savoir le Livre de permanence tenu dans la zone opérationnelle, à l’époque des faits, par des officiers de permanence qui n’auraient guère eu d’occasions ou de motifs pour forger une entrée, à moins d’en avoir reçu l’ordre. À la dernière page, se trouve une attestation portant la signature et le cachet du colonel Blaskic, indiquant qu’il s’agissait d’un carnet de 96 pages, dont deux manquaient. Le document porte le cachet des archives de Zagreb. La Chambre de première instance a pour mission d’établir la vérité : en renonçant à ce document, elle compromettrait cette mission.

IV. DISPOSITIF

Par ces motifs,

en application de l’article 89 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE FAIT PARTIELLEMENT DROIT À LA REQUÊTE en admettant les pièces à conviction portant les numéros 411.1, 421.3, 438.3, 439.2 447.1, 498.1, 527.3, 569.1, 610.1, 673.6, 673.7, 694.4, 726.3, 764.1, 781.2, 1209.1 et 1356.4, et REJETTE LA REQUÊTE sur tous les autres points.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de la Chambre de première instance
________________________
Juge Richard May

Fait le 1er décembre 2000
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. Prosecutor’s Memorandum Brief Concerning Production of «Zagreb Evidence», 20 novembre 2000, p. 3.
2. Ibidem, p. 11.
3. Cf. compte rendu d’audience, 21 novembre 2000, p. 27 332
[Traduction non officielle de l’original en anglais].
4. Idem, p. 27 358 - 27 359.
5. La Chambre juge regrettable qu’un grand nombre de documents dont l’admission est demandée figurent déjà au dossier. Ceci a non seulement contraint la Chambre et les parties à fournir un effort considérable pour identifier ces pièces, mais souligne également l’énorme volume de moyens de preuve documentaires déjà admis au cours de ce procès, avec toutes les difficultés que cela suppose pour ceux chargés de les gérer.

 

ANNEXE 1

DOCUMENTS EXCLUS AU MOTIF QU’ILS ONT DÉJÀ ÉTÉ ADMIS

Documents Kordic

287.5, 294.1, 294.2, 294.3, 365.3, 396.1, 421.2, 437.1, 501.1, 898.1, 974.1, 975.2, 1115.2, 1209, 1209.3, 1245.3, 1257.3, 1324.6, 1326.1, 1342.4, 1380.4, 1398.1, 1405.1, D331/1 onglet 43 et D331/1 onglet 46.

Documents Cerkez

695.3, 695.4 et 724.3.

Documents divers

819.3 et 2709.1.

ANNEXE 2

DOCUMENTS DÉJÀ DISPONIBLES POUR L’ACCUSATION

Documents Cerkez

673.4.

ANNEXE 3

DOCUMENTS DONT L’IMPORTANCE EST INSUFFISANTE

Documents Kordic

898.2, 920.1, 1140.4, 1140.5, 1140.6, 1140.7, 1143.3, 1144.6, 1144.7, 1146.3, 1147.5, 1152.3, 1155.4, 1176.6, 1181.2, 1198.5, 1201.3, 1222.1, 1225.2, 1322.2, 1324.4, 1334.2, 1335.5, 1342.5, 1365.5, 1371.3, 1377.1, 1377.2, 1377.3, 1384.1, 1446.1, 1466.5, 1466.6, 1466.7, 1477.12 et 2718, plus quatre documents non datés attestant de rétributions accordées aux accusés.

Documents Cerkez

365.2, 490.1, 509.1, 544.4, 557.4, 595.2, 660.2, 670.3, 673.2, 673.3, 673.9, 694.5, 695.1, 695.2, 724.4, 780.3, 781.1, 804.1, 819.4, 819.5, 860.2, 876.1, 900.1, 918.2, 978.1, 990.1, 992.2, 997.4, 999.1, 1018.2, 1025.2, 1033.2, 1034.1, 1085.5, 1087.2, 1126.1, 1129.2, 1142.2, 1144.8, 1146.4, 1151.4, 1151.5, 1151.6, 1155.6, 1160.1, 1165.4, 1176.4, 1178.4, 1188.1, 1196.2, 1200.3, 1201.4, 1202.1, 1202.2, 1216.1, 1226.3, 1228.2, 1230.3, 1230.4, 1236.1, 1236.2, 1240.1, 1242.3, 1245.2, 1247.1, 1248.2, 1250.4, 1269.1, 1315.8, 1314.3, 1314.4, 1327.6, 1327.7, 1335.5, 1355.5, 1363.3, 1396.1, 2175.1, 2432.2 et 2832.

Documents divers

351.2, 414.2, 550.1, 1109.1, 1109.2, 1109.4, 1115.4, 1119.2, 1130.1, 1148.3, 1148.4, 1181.1, 1248.1, 1257.2, 1288.5, 1288.6, 1288.7, 1301.1, 1316.2, 1316.3, 1327.2, 1327.4 et 1342.3, plus quatre documents non numérotés datés de septembre et novembre 2000.

ANNEXE 4

DOCUMENTS À CARACTÈRE REDONDANT

Documents Kordic

236.3, 236.1, 236.2, 257.2, 288.1, 365.4, 396.2, 544.3, 550.2, 624.2, 724.5, 780.2, 896.2, 1033.1, 1043.1, 1043.3, 1043.4, 1058.1, 1085.6, 1097.2, 1135.2, 1143.3, 1144.4, 1154.2, 1155.5, 1156.2, 1157.1, 1167.1, 1173.3, 1178.2, 1178.3, 1195.3, 1197.3, 1197.4, 1198.5, 1199.5, 1201.3, 1204.1, 1209.2, 1222.1, 1225.2, 1230.3, 1250.2, 1250.3, 1266.5, 1279.1, 1286.2, 1288.4, 1304.2, 1306.2, 1313.2, 1327.3, 1327.5, 1335.4, 1339.1, 1339.2, 1396.1, 1446.1, 1466.5, 1466.6, 1466.7, 1477.12, 2781 et 2831.

Documents Cerkez

365.2, 490.1, 509.1, 673.5, 673.8, 673.10, 693.1, 708.1, 708.2, 763.1, 764.2, 780.3, 780.4, 781.1, 798.1, 798.2, 824.1, 843.1, 845.2, 853.1, 860.1, 874.1, 891.2, 913.1, 919.1, 978.1, 990.1, 992.2, 997.4, 1018.2, 1025.2, 1033.2, 1034.1, 1085.5, 1087.2, 1126.1, 1129.2, 1142.2, 1144.8, 1146.4, 1151.4, 1151.5, 1151.6, 1160.1, 1165.4, 1176.4, 1178.4, 1188.1, 1196.2, 1200.3, 1201.4, 1202.1 et 2432.2.

Documents divers

371.3, 414.2, 533.1, 550.1, 661.1, 657.3, 660.2, 724.2, 1018.1, 1024.3, 1085.4, 1109.2, 1109.3, 1109.4, 1129.2, 1130.1, 1144.5, 1148.3, 1148.4, 1152.1, 1152.4, 1152.5, 1165.3, 1195.4, 1250.1, 1346.1 et 1419.2

ANNEXE 5

DOCUMENTS EXCLUS EN APPLICATION DE L’ARTICLE 89 D) DU RÈGLEMENT

Documents Kordic

455.1, 483.1, 483.2, 527.4, 898.3, 1041.3, 1133.1, 1152.2, 1297.1, 1315.8, 1317.2, 1319.1, 1324.5, 1346.2, 1365.4, 1367.1, 1367.2, 1371.1, 1377.2, 1380.6, 1384.1 et 1398.2.