LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE

Composée comme suit: M. le Juge Claude Jorda, Président

M. le Juge Fouad Riad

M. le Juge Mohamed Shahabuddeen

Assistée de: M. Jean-Jacques Heintz, Greffier-adjoint

Décision rendue le: 16 décembre 1998

 

LE PROCUREUR

C/

TIHOMIR BLASKIC

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AVIS SUITE A LA DECISION DE LA CHAMBRE SAISIE DE L’AFFAIRE
LE PROCUREUR CONTRE DARIO KORDIC ET MARIO CERKEZ
EN DATE DU 12 NOVEMBRE 1998

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Le Bureau du Procureur

M. Mark Harmon
M. Andrew Cayley
M. Gregory Kehoe

Le Conseil de Dario Kordic:

Mitko Naumovski
David F. Geneson
Turner T. Smith, Jr.

Le Conseil de Mario Cerkez:

Bozidar Kovacic

 

LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE (ci-après "la Chambre Blaskic") du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (ci-après "le Tribunal")

VU les articles 20, 21, 22 du Statut, 54, 66, 68, 69 et 75 du Règlement de procédure et de preuve (ci-après "le Règlement");

VU la requête de l’accusé Dario Kordic en date du 2 juin 1998 aux fins d’avoir accès aux pièces confidentielles dans les affaires de la vallée de la Lasva et les affaires connexes, ainsi que la notification de la Défense de l’accusé Mario Cerkez en date du 14 septembre 1998, par laquelle elle a déclaré s’associer à la Requête et aux écritures subséquentes de la Défense de l’accusé Dario Kordic, déposées devant la Chambre de première instance I saisie de l’affaire Le Procureur c. Dario Kordic et Mario Cerkez (ci-après "la requête initiale");

VU la requête des accusés Dario Kordic et Mario Cerkez déposée le 16 septembre 1998 devant la Chambre de première instance saisie de l’affaire Le Procureur c. Tihomir Blaskic, aux fins d’avoir accès aux documents confidentiels produits dans la présente affaire (ci-après "la requête");

VU la réponse du Procureur à la requête, en date du 21 octobre 1998 (ci-après "la réponse du Procureur");

VU le mémoire du Procureur déposé confidentiellement et ex parte à l’appui de sa réponse, daté du 26 octobre 1998 (ci-après "le mémoire du Procureur");

VU la réplique des accusés Dario Kordic et Mario Cerkez à la réponse du Procureur, déposée le 30 octobre 1998 (ci-après "la réplique");

VU la décision relative à la requête des accusés aux fins d’avoir accès aux éléments confidentiels dans les affaires de la vallée de la Lasva et dans les affaires connexes rendue le 12 novembre 1998 par la Chambre de première instance I saisie de l’affaire Le Procureur c. Dario Kordic et Mario Cerkez (ci-après "la décision du 12 novembre 1998");

ATTENDU que la Chambre de première instance I saisie de l’affaire Le Procureur c. Dario Kordic et Mario Cerkez, dans sa décision du 12 novembre 1998, a demandé à la présente Chambre de donner son avis motivé concernant l’examen des questions pertinentes soulevées par la requête initiale, d’indiquer s’il peut y être fait droit, et dans l’affirmative, à quelles conditions en termes de confidentialité et de mesures de protection;

ATTENDU que la Défense des accusés Dario Kordic et Mario Cerkez sollicite l’accès aux compte-rendus d’audience, pièces à conviction, ordonnances, décisions et autres documents confidentiels soumis dans la présente affaire Le Procureur c. Tihomir Blaskic, et impliquant des évènements, des faits et des témoins en cause dans l’affaire Le Procureur c. Dario Kordic et Mario Cerkez; que la Défense se fonde sur le droit des accusés à bénéficier d’un procès équitable et rapide et à disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de leur défense, conformément aux articles 20 et 21 du Statut, ainsi que sur le droit à la communication des pièces reconnu par les articles 66 et 68 du Règlement; qu’elle soutient en outre que les articles 69 et 75 du Règlement consacrés à la protection des témoins prévoient expressément que les droits de l’accusé doivent être protégés, et propose que soit modifiée l’ordonnance aux fins de protection des témoins en vigueur, afin de couvrir l’accès de la Défense aux documents confidentiels sollicités;

ATTENDU que le Procureur est d’avis que l’allégation de la Défense, selon laquelle les droits énoncés aux articles 20 et 21 du Statut donneraient lieu à un ensemble parallèle de droits à la communication s’ajoutant au régime strictement prévu par le Règlement, est erronée; que la requête des accusés Dario Kordic et Mario Cerkez ne devrait être acceptée que pour autant qu’elle vise la production de déclarations de témoins entrant dans le champ d’application des articles 66 A) ii) et 68 du Règlement; que par ailleurs, concernant l’accès aux pièces à conviction confidentielles, le Procureur estime qu’il devrait être limité aux pièces relevant des éléments à décharge au sens de l’article 68 du Règlement; que la requête des accusés Dario Kordic et Mario Cerkez devrait être rejetée au surplus;

ATTENDU que la Défense des accusés Dario Kordic et Mario Cerkez réplique que s’agissant de l’application des articles 66 et 68 du Règlement, il faut opérer une distinction entre les documents, en possession du Procureur, qui n’ont pas encore été divulgués au public ou utilisés au cours de la procédure, et les documents rendus publics ou utilisés au cours de la procédure, auxquels un accusé dans une affaire connexe aurait normalement accès, mais qui sont soumis à des mesures de protection à l’égard du public; que l’accès de la Défense aux documents confidentiels susmentionnés ne porterait nullement atteinte à la protection des témoins dans la mesure où, contrairement au public, elle demeurerait soumise à l’ordonnance de protection en vigueur ou a toute nouvelle ordonnance modifiée;

ATTENDU que les affaires Le Procureur c. Dario Kordic et Mario Cerkez et Le Procureur c. Tihomir Blaskic faisaient initialement partie d’un acte d’accusation unique;

ATTENDU que les articles 20 4) et 21 2) du Statut affirment clairement le principe de la publicité des débats;

ATTENDU que les articles 20 1), 20 4) et 22 du Statut prévoient cependant que la protection des victimes et des témoins doit être dûment assurée, notamment par la tenue d’audiences à huis-clos; que la présente Chambre est consciente qu’il résulterait de la multiplication des détenteurs d’informations confidentielles concernant des témoins protégés un accroissement inévitable du risque de fuites et de violations des obligations de confidentialité; que le cas échéant, il conviendrait en conséquence d’aménager et de renforcer les mesures de protection déjà accordées afin de prévenir toute menace supplémentaire à l’égard des témoins;

ATTENDU néanmoins que le Procureur a l’obligation, en vertu des articles 66 A) i) et ii) et 68 du Règlement, de communiquer à la Défense certains documents, sans distinction aucune fondée sur leur caractère confidentiel, à savoir les pièces jointes à l’acte d’accusation, les déclarations préalables de l’accusé, les déclarations des témoins que le Procureur entend citer et les éléments de preuve à décharge;

ATTENDU que la Chambre considère que les dépositions faites par un témoin dans une affaire et, le cas échéant, les pièces présentées à cette occasion, constituent des déclarations ou des éléments de preuve au sens des articles 66 et 68 du Règlement;

ATTENDU qu’en l’espèce, sont pertinentes et relèvent du champ d’application desdits articles, les dépositions de tous les témoins qui ont témoigné dans l’affaire Le Procureur c. Tihomir Blaskic, c’est à dire les éléments d’identité, les copies des déclarations et les pièces soumises lors de l’audition de ces témoins, et que le Procureur entendrait citer lors du procès contre les accusés Dario Kordic et Mario Cerkez;

ATTENDU qu’au demeurant, l’Accusation est soumise à une obligation continue de produire à la Défense tout élément de nature à disculper en tout ou en partie l’accusé ou à porter atteinte à la crédibilité des éléments de preuve à charge; que la circonstance qu’un témoin bénéficierait de mesures de protection n’exonère pas le Procureur de cette obligation, à charge pour lui de requérir de la Chambre saisie de l’affaire Le Procureur c. Dario Kordic et Mario Cerkez, les mesures qui s’avèreraient nécessaires, étant entendu que ces mesures s’ajouteraient à celles dont bénéficie le témoin à la suite des décisions prises par la Chambre Blaskic;

ATTENDU que la Chambre est d’avis que la Défense de chaque accusé constitue une entité distincte, responsable et maîtresse de sa propre stratégie; que la Chambre ne saurait dès lors ordonner à la Défense d’un accusé de communiquer quelque élément que ce soit à la Défense d’un autre accusé, et ce, d’autant plus que, comme en l’espèce, les éléments en faveur d’un accusé pourraient être à charge de l’autre, et inversement; que la circonstance que le Procureur connaît quant à lui de l’ensemble des éléments en cause est inopérante compte tenu de ce qui est susmentionné de la mise en application des articles 66 et 68 du Règlement; qu’enfin, la Défense du Général Blaskic s’organise en dehors de toute intervention de la Division d’aide aux victimes et aux témoins;

PAR CES MOTIFS,

REND SON AVIS COMME SUIT:

1. La Chambre estime que les témoins de l’Accusation en faveur desquels elle a accordé des mesures de protection devraient continuer de bénéficier d’un niveau de protection au moins équivalent dans le cadre d’une autre affaire. En toute hypothèse, les mesures de protection accordées à ces témoins dans l’affaire Le Procureur c. Tihomir Blaskic, s’appliqueraient ipso facto aux parties de l’affaire Le Procureur c. Dario Kordic et Mario Cerkez;

2. Dans le cadre de ce qui précède, la Chambre considère qu’il appartient au Procureur de déterminer parmi les témoins qui ont comparu dans la présente affaire, ceux qu’elle entendrait citer dans l’affaire Le Procureur c. Dario Kordic et Mario Cerkez; que le cas échéant, les éléments d’identité et les copies intégrales des dépositions desdits témoins ainsi que des pièces à conviction produites lors de leurs témoignages, devraient être communiquées à la Défense des accusés Dario Kordic et Mario Cerkez; que par ailleurs, tout élément de preuve à décharge au sens de l’article 68 du Règlement devrait être également communiqué dans leur intégralité à la défense des accusés Dario Kordic et Mario Cerkez;

3. La Chambre est d’avis qu’il serait approprié d’adopter des mesures de protection supplémentaires à l’égard desdits témoins, parmi lesquelles:

la limitation de l’accès aux documents confidentiels à un détenteur unique et responsable devant la Chambre saisie de l’affaire Le Procureur c. Dario Kordic et Mario Cerkez, agissant au nom de la Défense des accusés Dario Kordic et Mario Cerkez, et communiquant copie de ses documents aux membres de la défense en nombre limité;

la tenue d’un registre par la Défense indiquant les noms des membres de l’équipe détenteurs des informations confidentielles ainsi que la date à laquelle ces éléments auraient été reçus;

la nécessité d’une autorisation de la Chambre pour la divulgation de tout ou partie des éléments confidentiels à toute autre personne;

la possibilité pour la Chambre de consulter ledit registre à tout stade de la procédure;

l’obligation pour la Défense d’être en mesure d’identifier à tout moment les personnes auxquelles les informations auraient été divulguées;

l’adoption de pseudonymes distincts dans les deux affaires;

l’interdiction de mentionner le cas échéant le fait que le témoin serait déjà venu déposer devant le Tribunal.

4. La présente Chambre rejetterait au surplus la requête de la Défense;

5. La présente Chambre pourrait naturellement être saisie de toute difficulté éventuelle liée au présent avis.

 

Fait en français et en anglais, la version française faisant foi.

Fait le 16 décembre 1998,

A La Haye,

Pays-Bas

Juge Claude Jorda

Président de la Chambre de première instance

[Sceau du Tribunal]