LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Richard May, Président

M. le Juge Mohamed Bennouna

M. le Juge Patrick Lipton Robinson

 

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 19 mars 1999

 

LE PROCUREUR

C/

DARIO KORDIC
MARIO CERKEZ

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DÉCISION CONCERNANT LA REQUÊTE DU PROCUREUR

RELATIVE AU DÉROULEMENT DU PROCÈS

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Le Bureau du Procureur :

M. Geoffrey Nice

Mme Susan Somers

M. Patrick Lopez-Terres

M. Kenneth Scott

Les Conseils de la Défense :

M. Mitko Naumovski, M. Leo Andreis, M. David F. Geneson, M. Turner T. Smith, Jr. et

Mme Ksenija Turkovic, pour Dario Kordic

M. Bozidar Kovacic, pour Mario Cerkez

LA PRÉSENTE CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international"),

VU la "Requête du Procureur relative au déroulement du procès" ("Requête"), déposée le 9 mars 1999 par le Bureau du Procureur,

VU les arguments exposés par les Parties lors de la Conférence préalable au procès du 11 mars 1999,

ATTENDU que l’Accusation demande à la Chambre de première instance de rendre une ordonnance interdisant aux témoins d’avoir des contacts avec elle ou avec la Défense dès lors qu’ils ont commencé leur déposition,

ATTENDU que les Conseils de la Défense ("Défense") soutiennent que pareille ordonnance n’est pas nécessaire, notamment pour les témoins experts, et porterait, de surcroît, préjudice à l’accusé qui choisirait de témoigner,

ATTENDU que des ordonnances similaires à celle demandée par l’Accusation ont été rendues dans deux autres affaires : Le Procureur c/ Jelisic (IT-95-10-T) et Le Procureur c/ Kupreskic et consorts (IT-95-16-T),

ATTENDU que bien qu’aucune disposition du Statut ou du Règlement de procédure et de preuve ("Règlement") ne traite explicitement de cette question, l’article 90 G) du Règlement dispose cependant que la Chambre de première instance "exerce un contrôle sur les modalités de l’interrogatoire des témoins et la présentation des éléments de preuve, ainsi que sur l’ordre dans lequel ils interviennent, de manière à i) rendre l’interrogatoire et la présentation des éléments de preuve efficaces pour l’établissement de la vérité S...C",

ATTENDU, de plus, que l’article 89 B) du Règlement dispose que "SdCans les cas où le règlement est muet, la Chambre applique les règles d’administration de la preuve propres à parvenir, dans l’esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause",

ATTENDU que dès lors qu’il a fait sa déclaration solennelle en application de l’article 90 G) du Règlement, un témoin, qu’il soit à charge ou à décharge, est un témoin de la vérité devant le Tribunal international et que, dans la mesure où il lui est demandé de contribuer à l’établissement de la vérité, il n’est plus, stricto sensu, un témoin de l’une ou l’autre des Parties,

ATTENDU que permettre à l’une ou l’autre des Parties de communiquer avec un témoin après qu’il a commencé à déposer peut les conduire à discuter, même involontairement, de la teneur des propos déjà tenus et ainsi influencer ou affecter la suite de sa déposition d’une manière incompatible avec l’esprit du Statut et du Règlement du Tribunal international,

ATTENDU que la Section des victimes et des témoins, établie en application de l’article 22 du Statut et de l’article 34 du Règlement, a pour mission d’assister et d’accompagner les témoins pendant leur séjour à La Haye, et de veiller aux aspects pratiques de leur comparution devant le Tribunal international, et que de ce fait, il n’est pas nécessaire que l’Accusation ou la Défense se mettent en rapport avec les témoins pour leur apporter, entre autre, un soutien moral ou psychologique pendant leur comparution,

ATTENDU que la présente Ordonnance s’appliquera également à tout accusé qui choisirait de témoigner,

ATTENDU que si une Partie souhaitait discuter avec un témoin de la teneur de sa déposition, elle devrait soit en demander l’autorisation à la Chambre de première instance soit en informer l’autre Partie, qui pourrait alors s’y opposer devant la Chambre,

ATTENDU que dans certaines circonstances, il peut arriver qu’un témoin souhaite de lui-même communiquer certaines informations à l’Accusation ou à la Défense après qu’il a commencé à déposer,

ATTENDU qu’en pareil cas, le témoin devrait contacter la Section des victimes et des témoins, laquelle informerait la Partie concernée qui, à son tour, demanderait l’autorisation à la Chambre de première instance de communiquer avec le témoin ou en informerait l’autre Partie, laquelle pourrait s’y opposer devant la Chambre de première instance,

ATTENDU que l’Accusation demande également à la Chambre de première instance d’ordonner à l’accusé qui a choisi de témoigner de le faire dès l’ouverture de la présentation des moyens de défense, à moins que la Chambre n’en dispose autrement,

ATTENDU que l’Accusation soutient que cette procédure permettrait de gagner du temps et "empêcherait complètement l’accusé d’adapter son discours en fonction des éléments de preuves que les autres témoins à décharge auraient apportés" et que cette règle est appliquée dans plusieurs systèmes juridiques tant de la common law que de tradition civiliste,

VU l’argument de la Défense selon lequel l’accusé devrait être autorisé à choisir en connaissance de cause s’il doit témoigner et quand il doit le faire et ce, à la lumière des preuves présentées à l’audience,

ATTENDU qu’hormis le fait que l’article 21 4) g) du Statut protège l’accusé contre le fait d’être forcé de témoigner, rien dans le Statut ou le Règlement du Tribunal n’indique à quel stade de la procédure l’accusé qui le souhaite doit témoigner,

ATTENDU, cependant, qu’il est d’usage au Tribunal international de permettre à ceux des accusés qui ont décidé de témoigner de choisir à quel moment ils le feront,

ATTENDU que l’Accusation demande par ailleurs à la Chambre de première instance de limiter les contre-interrogatoires aux points litigieux, de considérer les points qui n’ont pas été soulevés lors du contre-interrogatoire comme non litigieux, et d’obliger chaque Partie à soulever, lors des contre-interrogatoires de témoins, tous les points qu’elle compte invoquer dans le cadre de la présentation de ses propres moyens,

VU l’argument de la Défense selon lequel la conduite du contre-interrogatoire ne devrait pas être gouvernée par pareille règle mais devrait être laissée à l’appréciation de la Chambre de première instance,

ATTENDU que l’article 90 H) du Règlement dispose que "SlCe contre-interrogatoire se limite aux points évoqués dans l’interrogatoire principal ou à ceux ayant trait à la crédibilité du témoin. La Chambre de première instance peut, si elle le juge bon, autoriser des questions sur d’autres sujets, comme s’il s’agissait d’un interrogatoire principal",

ATTENDU que l’article 90 H) du Règlement ne prévoit pas, pour le contre-interrogatoire, de règle du type souhaité par l’Accusation,

ATTENDU, en conséquence, qu’il convient de rejeter cette demande, mais que la question relève du pouvoir discrétionnaire de la Chambre de première instance,

ATTENDU, enfin, que l’Accusation demande à la Chambre de première instance d’ordonner que les questions posées dans le cadre de l’interrogatoire principal ne soient pas tendancieuses et ne suggèrent pas de réponse au témoin, à moins qu’elles ne portent sur le contexte général ou sur des points non contestés,

ATTENDU qu’il n’est pas d’usage au Tribunal international de permettre des questions tendancieuses sur les points litigieux, et qu’il est inutile de rendre une ordonnance à cet effet,

EN APPLICATION des articles 54, 89 B) et 90 paragraphes G) et H) du Règlement,

1) ORDONNE comme suit :

a) Une fois qu’un témoin, y compris un accusé, a fait sa déclaration solennelle en application de l’article 90 B) et a commencé à déposer, l’Accusation et la Défense ne doivent pas discuter avec lui de la teneur de sa déposition, à moins d’en demander l’autorisation à la Chambre de première instance ou d’en informer l’autre Partie, laquelle pourra s’y opposer devant la Chambre de première instance.

b) Si un témoin souhaite contacter la Partie qui l’a cité à comparaître, il en informera le personnel de la Section des victimes ou des témoins qui en fera alors part à la Partie concernée, ou bien il contactera ladite Partie directement. Cette Partie peut alors demander à la Chambre de première instance de l’autoriser à communiquer avec le témoin ou bien informer l’autre Partie de son souhait, cette dernière pouvant s’y opposer devant la Chambre de première instance.

2) REJETTE le reste de la Requête.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de

la Chambre de première instance

/signé/

Richard May

 

Fait ce dix-neuf mars 1999

La Haye (Pays-Bas)

SSceau du TribunalC