LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Mohamed Bennouna
M. le Juge Patrick Lipton Robinson

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
25 juin 1999

LE PROCUREUR

C/

Dario KORDIC
Mario CERKEZ

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DÉCISION EXPOSANT LES MOTIFS DE LA DÉCISION DU 1er JUIN 1999 DE LA
CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE REJETANT LA REQUÊTE DE LA DÉFENSE AUX FINS DE SUPPRIMER CERTAINS ÉLEMENTS DE PREUVE
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Le Bureau du Procureur :

M. Geoffrey Nice
Mme Susan Somers
M. Kenneth Scott
M. Patrick Lopez-Terres
M. Kenneth Scott

Les Conseils de la Défense :

M. Mitko Naumovski, M. Turner T. Smith Jr., M. Ksenija Turkovic, M. Robert A. Stein, M. Stephen M. Sayers, M. David Geneson et M. Leo Andreis pour Dario Kordic
M. Bozidar Kovacic et M. Goran Mikulicic pour Mario Cerkez

 

CETTE CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),

VU la Requête de l’accusé Dario Kordic aux fins de supprimer certains éléments de preuve (la « Requête ») déposée avec ses annexes par le Conseil de celui-ci le 22 janvier 1999, et la réponse de l’Accusation à la Requête aux fins de supprimer certains éléments de preuve (« l’Accusation »), déposée par le Bureau du Procureur le 5 février 1999,

VU EN OUTRE l’Ordonnance de la présente Chambre de première instance portant calendrier d’une audience relativement aux requêtes portant sur l’article 95, déposées le 4 mai 1999, en application de laquelle la Défense a présenté des déclarations écrites sous serment en lieu et place de dépositions à la barre (notamment les déclarations écrites de Stipo Zigonjic, Mato Tadic et Vinko Antunovic) déposées le 17 mai 1999, tandis que l’Accusation présentait le 17 mai 1999 un Résumé par le Procureur des éléments de preuve concernant l’audience sur le mandat de perquisition et le 31 mai 1999, un Exposé des déclarations relatives à l’audience sur l’article 95 (notamment les déclarations écrites de Trudie Gillissen, Sylvie Pantz et Michael Dornan),

VU ET OUÏ les conclusions écrites des parties et leurs exposés verbaux entendus le 31 mai 1999,

ATTENDU QUE lors de l’audience du 1er juin 1999 la Chambre de première instance a décidé que « la requête sera rejetée et les éléments de preuve seront admis ; une décision écrite suivra en temps opportun »1,

VU les arguments de la Défense, à savoir ;

  1. L’accusé Dario Kordic est habilité r contester l’introduction des éléments de preuve recueillis lors de cette perquisition en application du Jugement de la Chambre d’appel dans Le Procureur c/ Dusko Tadic2
  2. Ni le Statut ni le Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (« le Règlement ») n’accordent à l’Accusation le pouvoir de prendre des mesures exécutoires directes sous la forme de perquisitions en arme ou d’opérations de saisie à l’intérieur des frontières d’un Etat souverain sans le consentement et/ou la participation de ce dernier3;
  3. L’absence d’une quelconque mention expresse dans le Statut ou le Règlement indique que le Conseil de sécurité des Nations Unies n’entendait pas doter le Tribunal international ni l’Accusation d’une compétence coercitive sur le territoire des Etats souverains ; le Tribunal international dispose en tant qu’organisation internationale, de pouvoirs bien définis au titre du « principe de la spécialité »4;
  4. En l’absence de pouvoirs expressément dévolus, le Tribunal international est lié par les règles coutumières du droit international en matière d’entraide judiciaire, fondées sur le consentement et doit donc s'en remettre à la coopération avec les autorités internes de l’État souverain pour l’exécution de ses ordonnances, dans le respect du droit interne5;
  5. L’Accusation n’a pas cherché à obtenir l’accord de la Bosnie-Herzégovine et a de ce fait violé les usages du droit international sur la souveraineté des États6, les lois de la Bosnie-Herzégovine7 et les normes de procédure criminelle8 ; de plus, il manque encore à produire un inventaire satisfaisant des matériels confisqués ;
  6. Les pouvoirs de l’Accusation ne sauraient découler de la SFOR ; l’Annexe 1-A de l’Accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine n’accorde pas à la SFOR le pouvoir d’exécuter des mandats de saisie ou de perquisition mais uniquement celui d’arrêter, détenir et transférer des accusés ;
  7. Tous les éléments de preuve saisis en conséquence de cette perquisition illégale sont inadmissibles et doivent étre supprimés en application de l’article 95 du Règlement, si l’on veut que soient respectés dans cette affaire les intérêts de la justice et les principes fondamentaux de l’équité

ATTENDU QUE, pour sa part, l’Accusation expose les arguments suivants :

  1. L’accusé Dario Kordic n’est pas habilité r contester ce recueil d’éléments de preuve ; seul de l’État fédéral de Bosnie-Herzégovine peut à bon droit prétendre que sa souveraineté a été violée, et il n’a soulevé cette objection ni en cette occasion ni en aucune autre occasion antérieure où des enquêtes ont été menées sur les lieux ;
  2. Le Statut et le Règlement du Tribunal international octroyaient à l’Accusation tous pouvoirs pour procéder à cette enquête9 ;
  3. L’intention du Conseil de sécurité des Nations Unies était de créer un Tribunal international efficace doté de pouvoirs lui permettant d’accomplir sa mission10, et ces pouvoirs sont essentiels à son fonctionnement (en particulier en cas de non-coopération) ;
  4. L’Accusation et le Tribunal international ne sont pas assujettis aux tribunaux et aux autorités de Bosnie-Herzégovine ; c’est en fait le Tribunal international qui a la primauté11 ;
  5. Les dispositions relatives à l’entraide des États imposent des obligations aux États et non au Procureur ; le Procureur « est habilité à » obtenir l’aide d’un État au titre de l’article 39 (du Règlement) alors que les États « collaborent » pleinement avec le Tribunal en application de l’article 29 (du Statut) ;
  6. Il n’y a eu usage abusif ni de la SFOR ni de la force physique ; la SFOR n’a pris aucune part à la perquisition, sa présence visant simplement à assurer la sécurité de toutes les personnes présentes ;
  7. L’enquête s’est déroulée selon des modalités adéquates et légales12 et il n’y a aucune justification à l’exclusion des éléments de preuve recueillis,

ATTENDU QUE le litige se rapporte à une perquisition exécutée le 23 septembre 1998 par des personnes représentant l’Accusation, accompagnées par la SFOR, dans les locaux du Bureau de la défense de la municipalité de Vitez, en application d’un mandat de perquisition délivré par un juge du Tribunal international le 18 septembre 1998,

ATTENDU QUE ni le mandat ni les faits entourant son exécution ne sont en cause mais la manière dont il a été exécuté,

ATTENDU QUE la Chambre d’appel, dans son Arrêt du 2 octobre 1995 dans Le Procureur c/ Tadic13, déclarait que « un accusé, ayant droit à une défense totale, ne saurait être privé d’un argument si intimement lié au droit international et fondé sur ce droit, comme moyen de défense fondé sur la violation de la souveraineté de État »

ATTENDU QUE l’article 95 donne à l’accusé le droit de contester un élément de preuve « obtenu par des moyens qui entament fortement sa fiabilité ou si son admission, allant à l’encontre d’une bonne administration de la justice, lui porterait gravement atteinte »,

ATTENDU QUE l’accusé est donc en droit de contester l’admissibilité de cet élément de preuve,

ATTENDU QUE l’article 2 du Règlement définit « l’enquête » comme « tous les actes accomplis par le Procureur conformément au Statut et au Règlement afin de rassembler des informations et des éléments de preuve » ; que cette définition recouvre les circonstances concrètes relatives au mandat de perquisition dont il est question en l’espèce,

ATTENDU QUE le pouvoir de l’Accusation de procéder à des mesures d’instruction est clairement stipulé dans le Statut en son article 18, paragraphe 2 ; que de plus l’article 39 prévoit qu’ « aux fins de ses enquêtes, le Procureur est habilité à … obtenir à ces fins l’aide de toute autorité nationale compétente », ce qui ne signifie pas qu’il est tenu d’agir de la sorte en toutes circonstances,

ATTENDU EN OUTRE QU’en application de l’article 29 du Statut, tous les États sont tenus d’apporter leur coopération et leur aide judiciaire au Tribunal international, notamment avec l’obligation de répondre aux dispositions d’une ordonnance émanant du Tribunal international aux fins de la perquisition de certains locaux ; cette obligation étant aussi contenue dans la Résolution 827 du Conseil de sécurité (1993), paragraphe 414,

ATTENDU QUE cette obligation découle des dispositions du Chapitre VII et de l’article 25 de la Charte des Nations Unies (« la Charte ») en application desquels le Tribunal international a été créé en tant qu’organe subsidiaire du Conseil de sécurité lui-même,

ATTENDU QUE l’article 2, paragraphe 7, de la Charte énonce que le principe de non-intervention « dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État … ne porte en rien atteinte à l’application des mesures de coercition prévues au chapitre VII »,

ATTENDU QU’en application de l’article 103 de la Charte les obligations légales d’un État membre au titre cette Charte l’emportent sur celles relatives à tout autre accord international,

ATTENDU ENCORE que les obligations au titre de la Charte et en particulier son chapitre VII l’emportent sur toutes règle internationale d’entraide judiciaire fondée sur le consentement,

ATTENDU QUE les pouvoirs du Tribunal international énoncé dans son Statut ne sont en aucune manière affectés par les droits internes,

ATTENDU QUE les investigations effectuées par l’Accusation et qui ont abouti à la saisie de certains éléments matériels de preuve entraient parfaitement dan les pouvoirs que le Statut confère à l’Accusation,

VU EN OUTRE la Résolution 1088 (1996) du Conseil de sécurité dans laquelle celui-ci :

7. Rappelle aux parties qu’aux termes de l’Accord de paix15 elles se sont engagées à coopérer pleinement avec toutes les entités qui sont chargées de mettre en oeuvre le règlement de paix ainsi que prévu dans l’Accord de paix, ou qui sont par ailleurs autorisées par le Conseil de sécurité, y compris le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie, dans l’exercice des responsabilités qui lui incombent en vue de dispenser la justice de façon impartiale, et souligne que cette coopération sans réserve avec le Tribunal international suppose notamment que les États et les entités défèrent à ce dernier toutes les personnes inculpées et lui fournissent des informations pour l’aider dans ses enquêtes ;

8. Reconnaît que les parties ont autorisé la force multinationale visée au paragraphe 18 ci-après16 à prendre les mesures requises, y compris l’emploi de la force en cas de nécessité, pour veiller au respect des dispositions de l’annexe 1-A de l’Accord de paix ;

ATTENDU QUE la SFOR en tant qu’entité concernée par la mise en application de l’Accord de paix a agi à bon escient et conformément à son mandat en apportant son aide dans cette enquête,

EN APPLICATION des articles 18 (2) et 29 du Statut et de l’article 39 du Règlement,

CONFIRME SA DÉCISION DU 1er JUIN 1999 REJETANT la Requête de la Défense.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

(Signé)
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Richard May
Président

Le vingt-cinq juin 1999
La Haye (Pays-Bas)

(Sceau du Tribunal)


1. Compte-rendu (p. 3045 de la version officielle en anglais).
2. Décision relative à la Requête de la Défense aux fins d’un appel interlocutoire sur la compétence, le Procureur c/ Dusko Tadic (IT-94-1-ART 72), Chambre d’appel, 2 octobre 1995, para 55.
3. La Défense avance que les termes des articles 16 et 18 du Statut du Tribunal international et des articles 39 et 54 du Règlement de procédure et de preuve ne corroborent pas l’existence de pouvoirs qu’aurait l’Accusation d’exécuter une perquisition (en armes) ou une opération de saisie. La Défense prétend au contraire que s’il n’était pas nécessaire d’obtenir le consentement de la Bosnie-Herzégovine, il ne le serait pas non plus d’inclure l’article 29 relatif à la coopération et à l’entraide judiciaire dans le Statut.
4. Requête déposée par l’accusé Dario Kordic aux fins de supprimer certains éléments de preuve.
5. Selon la Défense, les États membres des Nations Unies ayant conclu des textes d’application en matière de coopération avec le Tribunal international ont fondé ces instruments sur l’entraide judiciaire, ce qui impose au Tribunal international de passer par les autorités nationales compétentes. Tel est aussi le cadre du Statut de la Cour internationale de justice (articles 87, 99), qui prévoit une exception à cette coopération en matière de sécurité nationale (Art. 93 (4) et 72 (4) du Statut de la CIJ). Lors de l’audience du 31 mai 1999, la Défense a fait valoir que si un État refusait de coopérer au titre de l’article 29 du Statut, le Tribunal international pouvait néanmoins rapporter ce refus au Conseil de sécurité (compte-rendu page 2989 de la version en anglais). La Défense met aussi en avant le Jugement de la Chambre d’appel relatif à la requête de la République de Croatie aux fins d’examen de la décision de la Chambre de première instance II rendue le 18 juillet 1997 in Le Procureur c/ Tihomir Blaskic (IT-95-14-AR108 bis), A..C., 29 oct. 1997 paras 53-56 au motif qu’il traite de la protection des témoins, questions non pertinentes en l’espèce.
6. La Défense avance que les biens publics des États souverains méritent à cet égard une protection toute particulière.
7. À l’appui de cet argument, la Défense cite le « Décret d’application de la loi d’extradition des criminels accusés par le Tribunal international », 1996, articles 27 et 28(1) ; le Code pénal de Bosnie-Herzégovine dans ses articles 518 et 519 (1) ; et le Mémorandum d’accord concernant la coopération entre le gouvernement de Bosnie-Herzégovine et le Procureur du TPI, para 11.
8. Selon la Défense, le mandat de perquisition était si étendu qu’il s’apparentait à une opération de « pêche aux informations »; il n’a pas été présenté d’inventaire traduit et celui présenté était trop général pour être d’une grande utilité ; les matériels (et les armes) confisqués n’ont pas été restitués.
9. L’Accusation se fonde sur les articles 16 et 18 du Statut et les articles 39 et 54 du Règlement de procédure et de preuve, et prétend que même si ces dispositions ne sont pas énoncées sous l’appellation de « mandat de perquisition » elles l’autorisent dans ce contexte précis.
10. L’Accusation avance qu’il existe d’importantes différences entre le Tribunal international et la Cour internationale de justice dans la mesure où cette dernière est essentiellement une entité fondée sur le consentement.
11. Article 9 (2) du Statut du Tribunal international
12.  L’accusation estime avoir davantage de latitude dans les perquisitions d’édifices publics que dans celles des immeubles privés ; elle a eu des contacts avec les autorités de Bosnie-Herzégovine et a sollicité leur coopération le matin de la perquisition ; le mandat de perquisition exécuté était le bon et l’a été au bon endroit (même si un mandat de perquisition non conforme a été laissé sur place) ; l’enquête a été correctement menée eu égard aux éléments de preuve matériels concernés ; et un inventaire a été délivré dans la mesure du nécessaire et du possible.
13. Arrêt relatif à l’appel de la Défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence, le Procureur c/ Dusko Tadic (IT-94-1-AR), A.C., 2 oct. 1995, para. 55.
14. SC Res. 827 (1993) para. 4 ; (Le Conseil de sécurité) Décide que tous les États apporteront leur pleine coopération au Tribunal international et à ses organes conformément à la présente résolution et au Statut du Tribunal international …
15. Accord cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine et ses annexes (collectivement dénommés l’Accord de Paix, S/1995/999, annexe).
16. Le paragraphe 18 « Autorise les États membres agissant par l’intermédiaire de l’organisation visée à l’Annexe 1-A de l’Accord de Paix ou en coopération avec elle à créer, pour une durée planifiée de 18 mois une force multinationale de stabilisation (SFOR) en tant que successeur légal de l’IFOR, placée sous un commandement et un contrôle unifiés et chargée d’accomplir les tâches visées aux annexes 1-A et 2 de l’Accord de paix ».