Affaire n° : IT-00-39-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Alphons Orie, Président
M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Joaquín Martín Canivell

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
16 février 2004

LE PROCUREUR

c/

MOMCILO KRAJISNIK

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE LA DÉFENSE AUX FINS D’INTERDIRE À MIROSLAV DERONJIC DE TÉMOIGNER AVANT LA FIXATION DE SA PEINE

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Le Bureau du Procureur

M. Mark Harmon 
M. Alan Tieger

Les Conseils de l’Accusé

M. Nicholas Stewart
Mme Chrissa Loukas

 

1. Le 10 février 2004, la Chambre de première instance (la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») a été saisie de la requête de la Défense aux fins d’exclure le témoignage de Miroslav Deronjic ou, à défaut, d’interdire à celui-ci de déposer avant la fixation de sa peine (Defence Motion to Exclude the Evidence of Miroslav Deronjic or in the Alternative to Preclude his Testimony Prior to Being Sentenced), la « Requête ». L’Accusation a déposé sa réponse le même jour, demandant le rejet de la Requête1. Le 11 février, la Défense a informé la Chambre qu’elle retirait la partie de la Requête sollicitant l’exclusion pure et simple du témoignage de Deronjic2. Les parties ont alors présenté des arguments oraux succincts sur la question3. La Chambre a annoncé sa décision de rejeter la Requête le 12 février4, et Deronjic a commencé sa déposition le même jour.

2. Le 30 septembre 2003, Miroslav Deronjic a plaidé coupable devant la Chambre de première instance II du Tribunal. Il n’y a dans l’acte d’accusation établi contre lui5 aucune mention de l’accusé en l’espèce, Momcilo Krajišnik. De même, aucune référence à Deronjic n’apparaît dans l’acte d’accusation dressé contre Krajišnik. La Chambre de première instance II fixera la peine de Deronjic en temps utile. Depuis qu’il a plaidé coupable, celui -ci a déposé comme témoin à charge dans quatre affaires6 (l’espèce non comprise) dont le Tribunal est saisi, ce qui indique bien qu’il est d’usage au Tribunal d’autoriser une personne déclarée coupable à témoigner avant le prononcé de sa peine. Dans sa Requête, la Défense ne remet pas en cause le recours à cette pratique dans le cas de Deronjic avant la présente affaire. En revanche, elle fait référence à un passage du jugement rendu par le Tribunal dans l’affaire Kordic et Cerkez, qui ne tend pas à conforter la thèse de la Défense7, et à des observations faites par un juge du Tribunal au cours d’une audience consacrée à un plaidoyer de culpabilité, selon lesquelles une Chambre de première instance peut considérer avec suspicion le témoignage d’une personne déclarée coupable dont la peine n’a pas encore été fixée 8. Là encore, il n’y a pas lieu d’en conclure que la déposition de Deronjic devrait être reportée. La Défense cite ensuite dans sa Requête un commentaire tiré d’un ouvrage académique, selon lequel le témoignage d’un coauteur ou d’un complice est généralement admissible devant le Tribunal sans corroboration mais doit être considéré avec prudence s’il n’est pas confirmé par d’autres témoignages9. L’argumentation de la Défense ne s’en trouve pas renforcée, même si Miroslav Deronjic et Momcilo Krajišnik pouvaient être qualifiés de coauteurs ou de complices, ce qui, de prime abord — et sauf interprétation très large de ces termes — ne saurait être le cas au vu des actes d’accusation dressés contre eux.

3. Dans la Requête, la Défense cherche également à s’appuyer sur la jurisprudence de deux juridictions internes s’agissant de l’utilisation de témoignages de complices dans des procès avec jury. Or le Tribunal n’est naturellement pas lié par les règles et usages de juridictions internes, bien qu’il puisse s’en inspirer dans certaines circonstances.

4. L’arrêt Pipe, la première affaire anglaise citée par la Défense10, se distingue de l’espèce pour plusieurs raisons. L’accusation avait cité S comme témoin contre l’appelant. Dans sa version des faits, S avait aidé l’appelant à forcer un coffre que ce dernier avait volé dans une maison, puis à s’en débarrasser. À ce stade, S avait été inculpé et les poursuites pénales étaient sur le point de commencer. L’accusé n’avait pas plaidé coupable. Le juge Parker, Président de la Court of Appeal, a dit : « Depuis des années, l’usage établi est qu’un complice qui a été mis en cause dans l’acte d’accusation, que ce soit ou non à titre de coaccusé, ou qui a été inculpé sans qu’un acte d’accusation ait été dressé contre lui, ne doit pas être cité à charge sauf dans des cas bien déterminés11. Aucune des trois situations susvisées ne correspond à celle de l’espèce. Le Président de la Court of Appeal a ajouté que, dans la pratique, un complice peut être cité à comparaître lorsque l’accusation l’a omis dans l’acte d’accusation ou s’il a plaidé coupable12. Ces deux conditions sont remplies en l’espèce.

5. La Défense a également renvoyé la Chambre à l’arrêt Turner13, une affaire anglaise plus récente. Dans l’affaire Turner, M. Lawton, juge près la Court of Appeal, formulant l’opinion principale de la Cour, a confirmé le point de vue traditionnel selon lequel « en common law, un complice qui témoignait à charge dans l’espoir d’une remise de peine était habile à témoigner14 ». Il a noté que l’usage en vigueur au dix-neuvième siècle, selon lequel les juges devaient mettre les jurys en garde contre les risques de déclarer une personne coupable sur la base du témoignage non corroboré de complices, était devenu une règle de droit au vingtième siècle15. Le juge Lawton a alors évoqué, et rejeté, l’affirmation de l’un des appelants selon laquelle l’arrêt Pipe avait entraîné une modification de la règle de droit s’agissant de la capacité de complices à témoigner : « l’arrêt [Pipe] se limite au cas dans lequel un complice, qui a été mis en accusation mais n’est pas passé en jugement, est invité à faire une déposition sur l’infraction qu’il a personnellement commise, dans le but d’établir la culpabilité d’un autre accusé. Dans le contexte de l’affaire Pipe, la décision était manifestement fondée. On aurait pu parvenir au même résultat en décidant que le juge de première instance aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire d’exclure le témoignage Sde SC, au motif que celui-ci avait fortement et manifestement intérêt à s’insinuer dans les bonnes grâces de l’accusation et de la Cour, et qu’en conséquence, l’exclusion dudit témoignage était souhaitable dans l’intérêt de la justice.16 »

6. Les affaires Pipe et Turner et, pour terminer, Booth17 — un précédent australien cité par la Défense — sont des affaires où le témoignage de complices était déterminant. L’issue de ces procès reposait sur l’admissibilité et la crédibilité du témoignage du complice (Booth en comptait deux). Comme l’a fait observer le Juge Lee dans l’affaire Booth, en pareils cas, « [l]e juge de première instance doit faire comprendre au jury qu’il est hasardeux de déclarer un accusé coupable sur la base de la déposition non corroborée de pareil témoin, et il s’ensuit que ce dernier est en réalité présenté comme un témoin dont la déposition est suspecte18 ». C’est dans ce contexte, dans lequel la déposition non corroborée d’un complice peut fonder une déclaration de culpabilité, que l’observation suivante du Juge Lee, citée par la Défense, doit être interprétée : « Dans notre État, lorsque l’accusation entend citer un complice, l’usage veut que le juge prononce sa sentence à son égard, s’il est mis en cause, et le fasse avant qu’il ne soit cité à comparaître ; et je dirais que cet usage devrait être observé en toutes circonstances, sauf s’il existe des raisons impérieuses de s’en écarter19 ».

7. En résumé, tout ce que la Défense a établi dans sa Requête, c’est que dans des procès avec jury où tout repose sur le témoignage non corroboré d’un complice, le jury doit être mis en garde contre l’intérêt à mentir, et que, dans les cas où cet intérêt est très fort, le juge a le pouvoir discrétionnaire d’interdire la déposition du témoin. La Chambre n’a aucune raison de mettre en doute ces affirmations, mais elle ne voit pas en quoi elles profitent à la Défense étant donné que les juges du fait en l’espèce sont des magistrats de carrière, que Deronjic est un témoin à charge parmi tant d’autres, que les occasions de corroborer ou réfuter son témoignage sont nombreuses, que son témoignage sera soumis à un examen si approfondi que l’intérêt à dire la vérité serait au moins aussi fort que celui de l’altérer, et que la perspective d’une réduction de peine que pourrait lui accorder l’Accusation en échange d’un témoignage malhonnête ou inexact est contrebalancée par la menace d’une peine plus lourde au cas où un tel stratagème serait mis en lumière au cours de l’interrogatoire.

8. La Chambre prend également acte de la jurisprudence de la Commission européenne et de la Cour européenne des Droits de l’Homme que cite l’Accusation20.

9. Tandis que la Défense affirme (sans motif valable, de l’avis de la Chambre) que Miroslav Deronjic « a fortement et manifestement intérêt à mentir21, la Chambre prend également acte de son argument subsidiaire, à savoir que toute forme d’intérêt pourrait être supprimée très simplement, en reportant le témoignage de Miroslav Deronjic à une date postérieure à la fixation de sa peine22. Mais bien qu’une telle mesure soit envisageable, l’Accusation ne semble guère se préoccuper du surcroît de suspicion et d’attention rigoureuse dont fera l’objet la déposition de son témoin.

10. Dès lors, la Chambre estime qu’il n’existe aucun obstacle juridique à l’audition de Miroslav Deronjic dans les circonstances actuelles. Elle escompte que le témoin dira la vérité, dans le respect de sa déclaration solennelle. La Chambre reconnaît qu’une personne se trouvant dans la situation de Miroslav Deronjic pourrait être tentée de se concilier les bonnes grâces du collège de juges chargé de fixer sa peine, en livrant à la Chambre un faux témoignage de nature à favoriser sensiblement la cause de l’Accusation. Cependant, Miroslav Deronjic ne peut méconnaître les risques d’une telle ligne de conduite. En tout état de cause, la Chambre fera preuve d’une prudence particulière dans l’examen, l’appréciation et la corroboration des éléments d’information que Miroslav Deronjic lui présentera. Et elle surveillera de près l’interrogatoire du témoin.

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION DE L’ARTICLE 73 DU RÈGLEMENT DE PROCÉDURE ET DE PREUVE DU TRIBUNAL ,

REJETTE la Requête.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
___________
Alphons Orie

Le 16 février 2004
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Prosecution’s Response to Defence Motion to Exclude Evidence of Miroslav Deronjic, déposée le 10 février 2004.
2 - CR, p. 766 et 767.
3 - CR, p. 811 à 819.
4 - CR, p. 822 à 824.
5 - Deuxième acte d’accusation modifié, 29 septembre 2003.
6 - M. Nikolic (28 octobre 2003), Krstic (21 novembre 2003), Milosevic (26 et 27 novembre 2003) et Blagojevic et consorts (19 au 22 janvier 2004).
7 - « [S]’il est tout à fait plausible qu’un témoin qui a un intérêt particulier (notamment celui de voir sa peine réduite) puisse chercher à incriminer d’autres personnes pour se disculper, il ne s’ensuit pas automatiquement qu’il soit incapable de dire la vérité. Il convient d’examiner les circonstances de chaque espèce et les dires du témoin, et notamment dans quelle mesure ils ont été corroborés. » (Jugement rendu le 26 février 2001, par. 629). La Chambre de première instance a finalement accepté la plus grande partie de la déposition faite par le témoin en question, même en l’absence de preuves confirmant directement son récit (id. par. 630).
8 - Requête, par. 7 à 9, dans lesquels ces observations sont citées.
9 - Id., par. 10, citant May & Wierda, International Criminal Evidence, p. 173 et 174.
10 - R. v. Pipe (1967) 51 Cr. App. R. 17.
11 - Id., 20 et 21.
12 - Id., 21.
13 - R. v. Turner (1975), 61 Cr. App. R. 67.
14 - Id., 77.
15 - Id. 78.
16 - Id., non souligné dans l’original.
17 - R. v. Booth [1982] 8 A. Crim. R. 81.
18 - Id., 86.
19 - Id., 87.
20 - Réponse de l’Accusation, par. 32 à 34.
21 - Requête, dernier paragraphe.
22 - Voir, par exemple, CR, p. 814.