Affaire n° : IT-00-39-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I

Composée comme suit :
M. le Juge Alphons Orie, Président
M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Joaquín Martín Canivell

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
14 mai 2004

LE PROCUREUR

c/

MOMCILO KRAJISNIK

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE LA DÉFENSE AUX FINS DE LA DÉLIVRANCE D’UNE ORDONNANCE INFIRMANT EN PARTIE LA DÉCISION DU GREFFIER DU 3 FÉVRIER 2004

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Le Bureau du Procureur :

M. Mark Harmon
M. Alan Tieger

Les Conseils de la Défense :

M. Nicholas Stewart
Mme Chrissa Loukas

1. La Chambre de première instance (la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis  1991 (le « Tribunal ») est saisie de l’« appel » interjeté le 19 février 2004 par la Défense contre la décision du Greffier adjoint du 3 février 2004 concernant la contribution de l’Accusé à ses frais de défense (Defence Appeal to the Deputy Registrar’s Decision dated 3 February 2004 Relating to the Contribution of the Accused to the Cost of his Defence), la « Requête de la Défense ».

2. Le Requérant1 attaque la décision du Greffier adjoint (la « Décision »), datée du 3 février 20042, au motif qu’elle ne tient pas compte de la recommandation de la Chambre selon laquelle « SlCe Greffier devrait envisager de majorer l’abattement au titre des dépenses mensuelles moyennes Sdes ménages dont sont issus les détenus non indigents ou partiellement indigents sous la garde du TribunalC pour tenir compte du coût des visites Sde leur familleC, selon les critères qu’il jugera raisonnables3 .

3. Le passage concerné de la Décision du Greffier adjoint se lit comme suit :

ATTENDU que le Greffe, après avoir dûment examiné cette proposition, estime qu’une telle majoration de l’élément « dépenses moyennes » dans la formule servant à évaluer la situation financière d’un Accusé aboutirait dans les faits à une inégalité de traitement entre les accusés totalement indigents qui ne reçoivent aucune assistance du Tribunal aux fins de visites familiales et ceux, disposant de ressources plus importantes, qui recevraient un surcroît d’aide juridictionnelle pour couvrir les dépenses liées aux visites familiales,

4. Dans sa Requête, la Défense affirme que la raison pour laquelle le Greffier adjoint a choisi d’ignorer la recommandation de la Chambre est « fondamentalement mauvaise, tant sur le plan logique que sur le principe4 . Elle soutient que :

L’aide juridictionnelle accordée à un accusé totalement indigent suppose inévitablement que si ses dépenses mensuelles dépassent un niveau qui n’influe en rien sur son droit à cette aide, il ne reçoit aucune forme de compensation directe ou indirecte pour celles-ci. Si ces dépenses supplémentaires comprennent des frais de voyage liés aux visites de la famille, il n’existe donc aucun mécanisme permettant de les rembourser, directement ou indirectement. Si elles contiennent toute autre forme de dépenses raisonnablement nécessaires, le même principe s’applique5.

La Défense affirme en outre que dans le cas d’un accusé partiellement indigent, tel que le Requérant, « toute autre forme de dépenses raisonnablement nécessaires entraîne une diminution de son revenu net et, de ce fait, de sa capacité générale de s’acquitter des frais engendrés par sa représentation ». Elle soutient qu’« il est impossible de parvenir à une égalité entre les accusés totalement indigents et ceux qui ne le sont que partiellement, à moins d’ignorer toutes les dépenses de ces derniers (de telle sorte que l’on peut dire qu’aucune de ces catégories d’accusés ne reçoit de compensation directe ou indirecte pour pareilles dépenses »). Toutefois, selon la Défense, cela reviendrait à « clairement contrevenir au principe fondamental consistant à évaluer de quels revenus et actifs dispose véritablement l’accusé pour s’acquitter des frais liés à sa représentation juridique ou pour y contribuer6 .

5. La Défense conclut que « le Greffier aurait dû s’interroger sur la somme exacte que Momcilo Krajisnik pouvait raisonnablement affecter aux visites à La Haye de membres de sa famille, pour ensuite la déduire de son revenu mensuel, conformément à la formule applicable7 ».

6. Le 5 mars 2004, le Greffier adjoint a déposé une réponse à la Requête de la Défense (Response to the Defence Appeal to the Deputy Registrar’s Decision), la «  Réponse », dans laquelle il ne conteste ni la nécessité pour les détenus de recevoir des visites de leur famille, ni que les frais qui en découlent représentent une des principales dépenses pour celle-ci8. Il affirme toutefois que ces visites sont généralement financées par des tiers, et qu’« il ne s’agit pas de dépenses véritablement prises en charge par les accusés . Il affirme que « la position de la Défense aurait pour effet d’accroître les fonds affectés à l’aide juridictionnelle sur la base de ce qui, en substance, ne sont que des dépenses fantômes9 ». Il ajoute que « [m]ême s’il n’y avait pas de tiers finançant officiellement des visites de la famille de l’Accusé en l’espèce, les investigations du Greffe révèlent que les visites de membres de sa famille l’ont été grâce à des ressources autres que celles constituées par les actifs et revenus déclarés de l’Accusé10. Le Greffier adjoint prétend que le Requérant a caché au Tribunal ces sources de revenu en violation des articles 7 B) et 8 A) de la Directive relative à la commission d’office de conseils de la Défense. Il n’est dès lors pas concevable de prendre en compte dans le calcul du Greffe le coût de ces visites11.

7. Le 23 mars 2004, la Défense a déposé une réplique à la Réponse (Reply to the Registry Response to the Defence Appeal to the Deputy Registrar’s Decision), la « Réplique », par laquelle elle soutient que la Décision « est irrémédiablement viciée dans la mesure où elle se fonde sur une raison non valable12 . Le Requérant affirme n’avoir reçu aucun soutien financier de tiers, quel qu’il soit13. S’agissant de l’évaluation des revenus du ménage du Requérant en vue de déterminer sa contribution aux frais de sa représentation juridique, la Défense affirme que cette question a déjà été tranchée dans d’autres affaires et qu’il convient de ne pas y revenir14.

8. La Chambre considère que le Greffier adjoint ne peut raisonnablement arguer de l’inégalité de traitement des détenus indigents et de ceux qui ne le sont que partiellement ou pas du tout pour motiver son refus de majorer l’abattement au titre des dépenses mensuelles moyennes du ménage du Requérant. Que les frais de visite de la famille de détenus indigents ne soient pas remboursés par le Tribunal ne justifie pas qu’ils ne soient pas comptabilisés dans le calcul des dépenses moyennes mensuelles raisonnables des ménages dont proviennent les détenus non indigents ou partiellement indigents. Le caractère déraisonnable de la Décision transparaît si l’on applique l’argument de l’inégalité aux dépenses relatives à l’alimentation ou au logement de la famille des détenus. Les ménages dont proviennent les détenus indigents n’ont pas droit au remboursement de ces dépenses par le Tribunal. Cela n’empêche toutefois pas celui -ci d’en tenir compte lors de la détermination du revenu des ménages des détenus partiellement ou totalement indigents dans le calcul de la contribution qu’ils peuvent apporter dans le cadre de la défense de leur parent détenu.

9. Le droit de visite est un droit fondamental consacré par l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus adopté par le premier Congrès des Nations  Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, tenu à Genève en 1955 et approuvé par le Conseil économique et social dans ses résolutions 663  C (XXIV) du 31 juillet 1957 et 2076 (LXII) du 13 mai 1977, dont le paragraphe 37  dispose : « Les détenus doivent être autorisés, sous la surveillance nécessaire, à communiquer avec leur famille et ceux de leurs amis auxquels on peut faire confiance, à intervalles réguliers tant par correspondance qu’en recevant des visites ». Ce droit est garanti par le Règlement portant régime de détention des personnes en attente de jugement ou d’appel devant le Tribunal ou détenues sur l’ordre du Tribunal, dont l’article 63 A) dispose : « Tout détenu a le droit de recevoir des visites de sa famille » ainsi que d’autres personnes, sous certaines conditions.

10. Attendu qu’en conformité avec les dispositions applicables au Tribunal, la plupart des accusés sont détenus à La Haye, fort loin de leur famille qui se trouve en ex -Yougoslavie, il serait difficile, voire impossible, aux détenus, en l’absence de ressources, de recevoir des visites de membres de celle-ci. La Chambre estime que le droit susmentionné des accusés n’est nullement servi par le refus d’inclure les frais de voyage au nombre des dépenses courantes dans l’estimation des dépenses mensuelles des ménages, s’agissant d’accusés partiellement indigents ou non indigents.

11. La Chambre estime que l’argument avancé par le Greffier adjoint dans sa Réponse, du 5 mars 2004, selon lequel les visites au Requérant étaient financés grâce à des actifs non déclarés ou par des tiers, n’a pas été dûment étayé. Le Greffier adjoint souhaitera peut-être développer cet argument ou tout autre argument factuel ou juridique dans la prochaine décision qu’il rendra.

PAR CES MOTIFS,

LA CHAMBRE,

EN APPLICATION DE L’ARTICLE 18 C) DE LA DIRECTIVE RELATIVE À LA COMMISSION D’OFFICE DE CONSEILS DE LA DÉFENSE,

INVITE le Greffier adjoint à reconsidérer sa décision du 3 février 2004 à la lumière de la recommandation de la Chambre rappelée au paragraphe 2 ci-dessus, et de la présente décision.

Fait en français et en anglais, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
__________
Alphons Orie

Le 14 mai 2004
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Dans le cadre de la présente décision d’ordre administratif, la Chambre de première instance désignera Momcilo Krajisnik sous l’appellation « le Requérant ».
2 - Déposée le 4 février 2004.
3 - Décision relative à la Requête de la Défense aux fins d’obtenir une ordonnance infirmant la décision du Greffier de déclarer Momcilo Krajisnik partiellement indigent en ce qui concerne l’aide juridictionnelle, 20 janvier 2004, par. 53.
4 - Requête de la Défense, par. 6.
5 - Ibid., par. 6 1).
6 - Ibid., par. 6 2).
7 - Ibid., par. 6 4).
8 - Réponse du Greffier adjoint, par. 7.
9 - Ibid., par. 8.
10 - Ibid., par. 15.
11 - Ibid., par. 21.
12 - Réplique, par. 7.
13 - Ibid., par. 16.
14 - Ibid., par. 12.