Affaire n° : IT-00-39-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I

Composée comme suit :
M. le Juge Alphons Orie, Président
M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Joaquín Martín Canivell

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
21 septembre 2004

LE PROCUREUR

c/

MOMCILO KRAJISNIK

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MOTIFS DE LA DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE LA DÉFENSE AUX FINS DE SUSPENSION DU PROCÈS

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Le Bureau du Procureur :

M. Mark Harmon
M. Alan Tieger

Les Conseils de l’Accusé :

M. Nicholas Stewart
Mme Chrissa Loukas

 

1. Le 14 juillet 2004, la Chambre a été saisie d’une requête de la Défense aux fins de suspension du procès en l’espèce (la « Requête »). L’Accusation a adopté une position neutre sur la question1. Le 16 juillet, à l’issue d’une audience au cours de laquelle la Défense a avancé de nouveaux arguments à l’appui de la Requête, la Chambre a rejeté oralement celle -ci et annoncé que les motifs de sa décision seraient donnés ultérieurement.

2. Dans sa Requête, la Défense, invoquant le droit de tout accusé à bénéficier d’un procès équitable tel que garanti par l’article 21 du Statut du Tribunal, a sollicité une suspension du procès jusqu’au 4 octobre 2004, ce délai étant nécessaire, selon elle, pour la préparation de sa cause. Au paragraphe 3 de sa Requête, la Défense a affirmé à juste titre que l’une des caractéristiques essentielles d’un procès équitable tenait à la possibilité de vérifier chacun des aspects de la thèse présentée par l’Accusation, ce qui suppose la possibilité de bénéficier du temps et des ressources nécessaires pour se préparer. Comme l’a souligné la Défense au paragraphe 7, la question fondamentale qui se pose ici est de savoir si le temps accordé en l’espèce était suffisant.

3. Afin de déterminer si la Défense a bénéficié du temps nécessaire pour se préparer, la Chambre rappelle brièvement les principales étapes de l’affaire2 :

- La comparution initiale de l’Accusé devant le Tribunal s’est tenue le 7 avril  2000. Depuis, celui-ci a toujours été représenté par un conseil. Au début mai 2003, l’équipe chargée d’assurer sa défense était composée de M. Deyan Brashich (conseil principal), M. Goran Neskovic (coconseil) et d’autres personnes, dont M. Nikola Kostich (conseiller juridique). L’équipe ainsi formée a été dissolue lorsque M.  Brashich a été radié du barreau de New York3. À ce stade, la Défense avait toutefois épuisé un nombre considérable d’heures d’aide juridictionnelle en vue de la préparation de sa cause. M. Neškovic a été rémunéré à hauteur de 5135 heures de travail.

- Le Greffe a consulté l’Accusé sur la question de la commission d’un nouveau conseil. L’Accusé a rencontré à plusieurs reprises M. Nicholas Stewart. Le 30 juillet 2003, le Greffier, conformément à la préférence exprimée par l’Accusé, a désigné M.  Stewart comme conseil principal. Mme Chrissa Loukas a été nommée coconseil le 16  septembre 2003.

- Le conseil principal et le coconseil nouvellement commis ont continué à bénéficier de l’aide de plusieurs personnes, dont M. Neškovic4. Mme Tatjana Cmeric, commise au dossier au sein de l’équipe de la Défense actuelle, avait travaillé au sein de l’équipe précédente jusqu’à trois ou quatre mois avant la dissolution de celle-ci5.

- En août 2003, le conseil principal et le coconseil nouvellement désignés se sont entretenus une semaine durant avec l’ancien conseil, M. Brashich. Selon leurs dires, le transfert des documents afférents à l’affaire d’une équipe à l’autre ne s’est pas fait sans difficultés : des retards importants ont été accusés dans la communication desdits documents, lesquels, de surcroît, ont été transmis dans le désordre.

- Le 18 décembre 2003, lors d’une réunion officieuse à laquelle participaient deux des Juges siégeant en l’espèce ainsi que d’autres responsables des Chambres, la nouvelle équipe de la Défense a annoncé qu’elle n’était pas prête pour l’ouverture du procès. Elle a proposé que le calendrier des audiences prévu à partir du 2 février  2004 soit modifié de manière à inclure, entre le 2 février et le 1er août 2004, 70 journées pendant lesquelles, exceptionnellement, la Chambre ne siègerait pas.

- La Chambre a tenu compte des difficultés mises en avant par la Défense et aménagé en conséquence le calendrier des audiences, de sorte qu’entre le 2 février et le 12 avril elle n’a siégé que 18 journées sur les 48 prévues initialement.

- Le 8 avril 2004, la Défense a sollicité une nouvelle suspension du procès6. Dans le même temps, les parties, encouragées par la Chambre, ont commencé à envisager la possibilité de parvenir à des points d’accord supplémentaires sur des questions de faits et d’autres éléments en rapport avec l’acte d’accusation. La Chambre a ordonné la suspension du procès pendant quatre semaines, à savoir de la fin avril à la fin mai.

- Ayant reçu les assurances des parties, lesquelles estimaient qu’il ressortait des négociations en cours que la très grande majorité des faits considérés pouvait faire l’objet d’un accord, la Chambre s’est prononcée en faveur d’une suspension du procès à compter de la fin juin. Le 12 juillet, la Défense a informé la Chambre de sa décision de mettre un terme aux négociations. Par la suite, aucun point d’accord portant sur des questions de fait n’a été présenté à la Chambre.

- Le 14 juillet 2004, la Défense a déposé la Requête.

4. Au total, entre le 2 février 2004 et le mois de juillet, date à laquelle la décision orale relative à la Requête de la Défense a été rendue, la Défense a disposé de 75 journées de travail hors prétoire. Le calendrier des audiences d’août et de septembre prévoyait en outre 18 journées pendant lesquelles, exceptionnellement, la Chambre n’a pas siégé, ce qui a porté à 93 le nombre de journées de travail hors prétoire accordées à la Défense.

5. La Défense a bénéficié d’autres avantages importants. L’aide juridictionnelle allouée par le Greffier à l’équipe de la Défense actuelle pour sa préparation au procès correspondait à 2100 heures de travail pour les conseils et 3000 heures pour leurs personnels d’appui. En ce qui concerne les affaires relevant de la catégorie  III, telles que l’espèce, 2800 heures de travail sont actuellement prévues pour les conseils lors de la phase préalable au procès. Le Greffier a néanmoins pris en considération le fait que le travail préparatoire effectué par l’ancienne équipe de la Défense avait en partie aidé l’équipe de la Défense actuelle et que ce travail, comme il est indiqué plus haut, avait épuisé un nombre d’heures considérable7. Le Greffier a néanmoins autorisé la Défense à reporter un nombre important d’heures de travail allouées aux conseils pour la préparation au procès afin qu’elles soient utilisées dans le cadre du procès lui-même, et ce, en raison des circonstances particulières de l’espèce.

6. Selon la Défense, 1045 heures de travail environ ont été facturées par les conseils de la nouvelle équipe au cours de la période précédant l’ouverture du procès en février 2004. La Chambre a cru comprendre que les conseils n’avaient commencé à travailler à plein temps sur l’affaire qu’à la fin de l’année 2003. La Chambre constate néanmoins que le conseil principal a facturé moins de 200 heures au total pour les mois de décembre 2003 et janvier 2004. En mars 2004, alors qu’aucune audience n’a été tenue, le conseil principal n’a consacré qu’une centaine d’heures à l’affaire en raison des engagements professionnels et personnels qu’il avait pris par ailleurs. La Chambre admet bien entendu que le système de rémunération du Tribunal n’envisage pas la facturation de toutes les heures consacrées à une affaire8.

7. Comme nous l’avons mentionné plus haut, à la mi-juillet, les conseils de la Défense avaient bénéficié chacun de 75 journées sans audience, soit 150 journées au total. Si l’on considère qu’une journée représente en moyenne 7 heures et demie de travail, cela correspond à 1125 heures. En ajoutant à cela les heures facturées pour la période préalable au procès, à savoir 1045 heures, la somme obtenue est de 2170  heures. La Défense a donc disposé de davantage d’heures de préparation que celles allouées par le Greffier. Si l’on prend en considération les 18 journées supplémentaires pendant lesquelles il n’y a pas eu d’audiences (2 x 18 x 7,5 = 270 heures) en août et en septembre, le nombre total s’élève à 2440 heures.

8. Même après qu’elle a déduit comme il convient le nombre d’heures qui se sont révélées infructueuses du fait de l’échec des tentatives de parvenir à un accord sur les faits, ainsi que les heures consacrées à des activités non facturables, il apparaît que la Défense a disposé approximativement du nombre d’heures qui lui avait été alloué par le Greffier en vue de la préparation au procès. Rien ne porte la Chambre à croire que le nombre d’heures alloué par le Greffier n’était pas raisonnable. Elle reconnaît que l’affaire est complexe mais observe également que la durée du procès et les aménagements nécessaires à sa préparation ont été prévus en conséquence.

9. La Requête ne traite pas de la situation financière générale dans laquelle se trouve la Défense. En tout état de cause, cette question a été définitivement tranchée dans un autre contexte9. La Défense décrit l’équipe actuelle, qui comprend deux assistants juridiques qui parlent le serbo-croate, comme étant suffisamment dotée en effectifs et disposant des qualifications requises10.

10. La Chambre va se pencher maintenant sur la question de savoir si le temps de préparation accordé a été « suffisant ». La jurisprudence d’organes internationaux, tels que la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité des droits de l’homme de l’ONU, ne nous aide guère lorsqu’il s’agit de rendre des décisions relatives aux circonstances particulières d’une affaire. En général, toutefois, les circonstances de l’affaire et sa complexité sont considérées comme des facteurs cruciaux.

11. Les circonstances factuelles passées et présentes entourant la préparation de la cause de la Défense ne semblent pas être contestées. Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’équipe de la Défense actuelle a dû faire face à diverses difficultés lorsqu’elle a succédé à l’équipe précédente. D’après les informations dont dispose la Chambre, deux membres de l’équipe actuelle ont travaillé par intermittence au sein de l’équipe précédente. Les échanges avec l’Accusé, qui est en détention et s’exprime en serbo-croate, nécessitent indubitablement beaucoup de temps. Il en va de même pour les voyages de l’équipe de la Défense en ex-Yougoslavie.

12. Reste la question de la complexité de l’affaire. La Défense insiste tout particulièrement sur la complexité des allégations factuelles avancées en l’espèce. Les crimes reprochés ayant été commis dans des dizaines de municipalités et impliquant un nombre considérable de protagonistes et de victimes, le volume de documents communiqués s’en voit augmenté d’autant.

13. La complexité de l’affaire tient également aux questions de droit qu’elle soulève. Ainsi, il ressort de l’acte d’accusation et des pièces y afférentes que la responsabilité pénale de l’Accusé découle de sa participation à l’entreprise criminelle commune et d’autres modes de participation prévus à l’article 7 1) du Statut. Elle est également mise en cause au titre de la responsabilité du supérieur hiérarchique telle que visée à l’article 7 3) du Statut.

14. La Chambre est d’avis que les affaires portées devant le Tribunal sont manifestement complexes, notamment celles qui concernent les accusés mis en cause pour leur rôle de dirigeants (catégorie III). Il s’agit donc de définir la notion de « temps suffisant  » dans le cadre de ce type d’affaires.

15. Dans une affaire où les événements et les formes d’autorité et de responsabilité qui sous-tendent les crimes reprochés portent sur un territoire étendu, une longue période et de nombreuses victimes, il ne saurait être réaliste d’envisager le même degré de précision que pour les affaires de moindre envergure. Cela nécessite et justifie que les parties limitent la présentation de leur cause. Il leur faut déterminer et pondérer les aspects de l’affaire sur lesquels ils entendent se concentrer. Compte tenu de telles contraintes, l’examen du contexte historique du conflit armé, par exemple, est nécessairement tributaire du temps qu’il convient de consacrer à la vérification ou à la présentation d’éléments de preuve détaillés portant sur les faits incriminés, ou encore à la compréhension des liens et des rapports entre les différents protagonistes des événements dans le contexte desquels l’Accusé est présumé avoir agi. De même que pour les procès complexes portés devant les tribunaux nationaux, tout conseil de la Défense chevronné doit trouver le juste équilibre entre ces différents aspects d’une même affaire.

16. Le 16 juillet 2004, la Chambre s’est penchée sur la question de savoir si le temps de préparation alloué à la Défense en l’espèce avait raisonnablement permis à cette dernière – et lui permettrait raisonnablement à l’avenir – d’élaborer une défense efficace. Il serait bien entendu inacceptable que le temps imparti jusqu’à présent à la Défense se situe en-deçà du seuil minimal garantissant à l’Accusé un procès équitable.

17. Pour procéder à l’évaluation requise, la Chambre a pris en considération les éléments suivants, à savoir :

- l’entrée en fonction tardive de l’équipe de la Défense actuelle, ainsi que les difficultés qu’elle a rencontrées et qu’elle rencontre encore ;

- l’évolution de la situation depuis la commission d’office des nouveaux conseils telle que décrite dans la Requête, y compris les facteurs échappant au contrôle de l’Accusé et à celui de l’équipe de la Défense ;

- la complexité de l’affaire telle que décrite plus haut ;

- tous les autres arguments pertinents avancés par la Défense.

18. Elle a également apprécié les éléments suivants, à savoir :

- la pratique actuelle du Tribunal qui consiste à rémunérer les conseils à hauteur de 2800 heures de travail pour les affaires de catégorie III, et ce, pour l’intégralité de la phase préalable au procès ;

- les informations communiquées par la Défense concernant les heures de travail déclarées au Greffe ;

- le temps dont a disposé la Défense pour se préparer, avant l’ouverture du procès et pendant celui-ci ;

- les effectifs de l’équipe de la Défense, ainsi que les instructions que l’Accusé devrait être en mesure de fournir, étant donné qu’il prépare sa défense depuis plusieurs années ;

- les qualifications des membres de l’équipe de la Défense.

19. Après examen des éléments susmentionnés, la Chambre n’est pas convaincue que le calendrier des audiences établi en l’espèce porte atteinte au droit de l’Accusé à bénéficier d’un délai suffisant pour la préparation de sa défense, ni que le délai accordé a été – ou sera – préjudiciable à l’équité du procès. La Chambre a assuré en outre à la Défense qu’elle continuerait à suivre de près le degré de préparation de l’équipe de la Défense tout au long du procès.

20. Pour les raisons susmentionnées, la Chambre a rejeté la Requête et ordonné la poursuite des audiences jusque fin octobre 2004.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 21 septembre 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
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Alphons Orie

[Sceau du Tribunal]


1 - Compte rendu d’audience en anglais (« CRA »), p. 4448 et 4449, p. 4500 à 4505.
2 - L’essentiel de la chronologie des événements figure en annexe A à la requête de la Défense.
3 - La révocation de la commission d’office de M. Brashich a été officialisée par une décision du Greffier datée du 2 mai 2003.
4 - CRA, p. 4501.
5 - CRA, p. 4468 et 4469.
6 - La question a été soulevée par la Défense dans une lettre datée du 8 avril 2004. Elle a ensuite été débattue lors d’une réunion entre les parties tenue le 16 avril en présence du Président de la Chambre, puis débattue de nouveau à l’audience du 23 avril.
7 - Par exemple, les conseils de la Défence actuels n’ont pas eu à préparer et à présenter le mémoire préalable au procès ; certaines des connaissances acquises par les membres de l’ancienne équipe de la Défense ont été conservées, ceux-ci ayant transféré lesdites connaissances à la nouvelle équipe ou ayant aidé cette dernière de toute autre manière que ce soit.
8 - CRA, p. 4464 à 4466, p. 4510 et 4511.
9 - Voir la Décision relative à la requête de la Défense aux fins de l’examen de la décision rendue par le Greffier adjoint le 30 juillet 2004, datée du 1er septembre 2004, et la procédure y afférente.
10 - CRA, p. 4471.