Affaire n° : IT-00-39-T

DEVANT DEUX JUGES DE LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I

Devant :
M. le Juge Alphons Orie
M. le Juge Joaquín Martín Canivell

Assistés de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
16 décembre 2004

LE PROCUREUR

c/

MOMCILO KRAJISNIK

_________________________________________

DECISION RENDUE EN APPLICATION DE L’ARTICLE 15 bis D) DU REGLEMENT

_________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Mark B. Harmon
M. Alan Tieger

Les Conseils de l’Accusé :

M. Nicholas Stewart
Mme Chrissa Loukas

Introduction

1. La présente décision a été rendue par Alphons Orie et Joaquín Martín Canivell, Juges du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal »), en application de l’article 15 bis D) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement  »).

2. Lors d’une audience tenue le 10 décembre 2004, à la suite de l’annonce faite par le Juge Amin El Mahdi de sa décision de se retirer de l’affaire le 14 janvier 2005, le Président de la Chambre a invité l’Accusé à indiquer s’il consentait à ce que la procédure se poursuive avec un juge suppléant, en application de l’article 15 bis C) du Règlement1.

3. Le 14 décembre 2004, l’Accusé, par l’intermédiaire de ses conseils, a indiqué qu’« il ne consentait pas à la poursuite du procès et souhaitait un réexamen de l’affaire ». Le même jour, le Président de la Chambre a signalé au Président du Tribunal que le Juge El Mahdi avait décidé de se retirer de l’affaire parce qu’il n’avait pas été réélu et que l’affaire se poursuivrait vraisemblablement au-delà de la date de l’expiration de son mandat2.

4. Le 15 décembre 2004, les parties ont présenté aux Juges Orie et Canivell leurs arguments sur la question de savoir si le procès devait se poursuivre ou reprendre au début.

Arguments des parties

5. La Défense a affirmé qu’au vu de la gravité des accusations portées contre l’Accusé, « celui-ci devrait, dans la mesure du possible, avoir l’assurance, au début du procès, que les trois juges entendront et, le cas échéant, liront tous les éléments de preuve, du début à la fin et dans les mêmes conditions ». Selon elle, l’intérêt de la justice et l’exigence d’un procès équitable commandent que le principe selon lequel tous les témoins doivent être entendus soit respecté et que les juges puissent voir et entendre tous les témoins importants à l’audience afin d’apprécier leur comportement et d’évaluer leur crédibilité. Tout compromis « doit être réduit au minimum absolu ». La Défense a en outre déclaré, en proposant de procéder à un réexamen de l’affaire, qu’elle ne remettrait pas en cause les éléments de preuve admis à ce jour en application de l’article 92 bis du Règlement et qu’elle ne demanderait pas à citer les témoins qui ont déjà comparu pour se soumettre à un contre-interrogatoire en application de cet article. Elle a proposé, non sans réserver sa position finale, que seuls certains témoins « essentiels » parmi ceux qui ont déjà été entendus soient réentendus en tout ou en partie. Le reste des témoignages entendus à ce jour serait simplement admis sous forme écrite. La Défense a estimé à quinze jours le temps d’audience nécessaire à une nouvelle audition de ces témoins « essentiels  ».

6. Les Conseils de la Défense ont souligné que M. Krajišnik préférait un nouveau procès, quelles qu’en soient les « implications pour le calendrier ». Selon eux, les juges concernés ne devraient considérer comme des facteurs importants ni l’intérêt public à une conclusion rapide du procès, ni l’économie des ressources, ni la stratégie d’achèvement du Tribunal ; cette dernière ne devrait d’ailleurs tout simplement pas entrer en ligne de compte.

7. L’Accusation a affirmé que l’intérêt de la justice commandait de désigner un juge suppléant en l’espèce pour remplacer le Juge El Mahdi et de poursuivre la procédure en l’état. Elle a souligné qu’il découle nécessairement de l’article 15 bis du Règlement qu’un juge peut être remplacé à condition que son suppléant ait pris connaissance du dossier de l’affaire. Le dossier des témoignages et des pièces à conviction en l’espèce est disponible et peut être communiqué au juge suppléant afin que celui-ci puisse en prendre connaissance. L’Accusation a évoqué la possibilité que certains témoins soient cités à nouveau pour être interrogés, à la demande du juge suppléant. Elle a estimé que la Défense cherchait en fait à obtenir une deuxième opportunité de contre-interroger les témoins.

Examen

8. Les Juges Orie et Canivell rappellent tout d’abord que la Chambre d’appel a fait observer que « [p]our ce qui est de l’application de l’article 15 bis D), ce n’est pas à une partie de saisir le Tribunal, loin de là. Le Règlement autorise les juges restants à prendre l’initiative et à user de leur pouvoir discrétionnaire [...]. Les parties ont le droit d’être entendues avant qu’une décision ne soit rendue, mais elles ne sont nullement tenues de prouver que la continuation ou la non-continuation du procès servirait mieux l’intérêt de la justice3  ». C’est aux Juges Orie et Canivell qu’il appartient de trancher en tenant compte de toutes les circonstances pertinentes.

9. L’article 15 bis du Règlement, dans sa partie pertinente, se lit comme suit :

C) Si, pour des raisons de décès, de maladie, de démission ou de non-réélection, un juge ne peut continuer à siéger dans une affaire en cours pendant une période qui semble devoir se prolonger, le Président de la Chambre en informe le Président qui peut désigner un autre juge et ordonner soit que l’affaire soit réentendue soit que la procédure reprenne au point où elle s’est arrêtée. Toutefois, après l’audition des déclarations liminaires visées à l’article 84 ou le début de la présentation des éléments de preuve en application de l’article 85, la continuation de la procédure ne peut être ordonnée qu’avec le consentement de l’accusé, sous réserve des dispositions du paragraphe D).

D) Si, lorsqu’il se trouve dans les conditions énoncées à la dernière phrase du paragraphe C), l’accusé refuse de donner son consentement, les juges restants peuvent quand même décider de continuer à entendre l’affaire devant une Chambre de première instance avec un juge suppléant pour autant que, au regard de toutes les circonstances, ils estiment à l’unanimité que leur décision sert mieux l’intérêt de la justice. Les deux parties peuvent interjeter appel de cette décision, directement devant la Chambre d’appel entièrement constituée. Si aucun recours n’est formé, ou si la Chambre d’appel confirme la décision de la Chambre de première instance, le Président désigne un autre juge pour siéger au sein du collège existant, pour autant que ce juge ait d’abord apporté la preuve qu’il s’est familiarisé avec le dossier de l’affaire concernée. Il ne peut être procédé qu’à un seul remplacement de juge en vertu du présent paragraphe.

10. Selon le paragraphe D), les juges restants sont compétents pour décider de poursuivre les débats même si l’accusé s’y oppose, s’ils conviennent tous deux que, compte tenu de toutes les circonstances, la poursuite du procès « sert mieux l’intérêt de la justice4 » qu’un réexamen de l’affaire. Comme la Défense l’a formulé, les Juges Orie et Canivell sont confrontés à un « exercice d’équilibre ». Le compromis atteint dans l’intérêt de la justice doit respecter l’exigence fondamentale de l’équité globale de la procédure (article 21 du Statut du Tribunal). Les Juges Orie et Canivell considèrent que l’exigence de l’« équité de la procédure » signifie que la procédure dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, doit revêtir un caractère équitable 5.

11. Les Juges Orie et Canivell partagent aussi l’avis de la Défense selon lequel, pour bien faire, les trois mêmes juges devraient entendre par eux-mêmes toutes les dépositions. La Défense reconnaît que ce n’est pas toujours possible et que le Règlement prévoit des solutions alternatives afin d’éviter toute interruption ou répétition inutile au cours du procès. La Chambre d’appel a fait observer qu’il convenait d’accorder la préférence aux témoignages à l’audience entendus par chacun des juges, mais cette exigence n’est pas inflexible. Le Règlement et la jurisprudence démontrent qu’il peut y avoir des exceptions. Celles-ci peuvent même porter sur des éléments de preuve permettant d’apprécier le comportement d’un témoin, dans la mesure où il existe diverses manières d’aider un nouveau juge à surmonter son handicap6. Mais le principe reste celui que la Défense a énoncé, et les Juges Orie et Canivell font observer qu’on le comprend d’autant mieux lorsqu’on tient compte de la limite fixée à l’application de l’article 15 bis D) : la poursuite du procès avec un juge suppléant n’est autorisée qu’une seule fois.

12. Dès lors, la question qui se pose aux Juges Orie et Canivell est de savoir si les avantages de la poursuite de la procédure avec un juge suppléant l’emportent sur les inconvénients, notamment ceux qui découlent du non-respect du principe susmentionné. Si c’est le cas, il est davantage dans les intérêts de la justice de poursuivre le procès que d’opter pour un réexamen de l’affaire.

13. La limite n’est pas claire dans l’abstrait. La Chambre d’appel a dit qu’elle « ne considérSaitC pas utile de définir un lien absolu entre le nombre de témoins ayant déjà déposé et le pouvoir de décider de poursuivre le procès avec un juge suppléant... Ce nombre ne doit pas nécessairement être le même dans chaque affaire 7 ». Les Juges Orie et Canivell souscrivent à cette approche. Étant donné que chaque affaire est susceptible de différer considérablement des autres par ses caractéristiques et son contexte, il est préférable que chaque Chambre se borne à évaluer à la lumière du principe applicable les circonstances de l’espèce dont elle est saisie.

14. En l’espèce, un peu plus du tiers des témoins à charge ont déposé. Les Juges Orie et Canivell estiment qu’un juge suppléant ne devrait guère avoir de difficultés à se familiariser avec le dossier dans un délai raisonnable. Le dossier d’instance est à ce point fidèle et accessible (enregistrements vidéo des audiences, comptes rendus précis, utilisation importante de pièces à conviction imprimées, recours fréquent à des preuves sous la forme d’enregistrements audio et vidéo) que la différence entre une participation directe à l’audience jusqu’à ce jour et un examen ultérieur de ces éléments est négligeable.

15. Les Juges Orie et Canivell reconnaissent qu’il subsiste entre les juges initiaux et le juge suppléant une différence de niveau de connaissance de l’affaire, du moins en théorie. Ils considèrent cependant que, dans les circonstances de l’espèce, cette différence est minime et n’aura en pratique que peu d’incidence. La Chambre reconstituée peut bien sûr citer à nouveau un témoin à l’intention du juge suppléant8, à la demande des parties ou d’office, ce qui réduirait encore cette différence.

16. Les Juges Orie et Canivell estiment qu’il n’y a eu au cours du procès aucune irrégularité permettant de mettre son équité en doute. Toute irrégularité dans la procédure plaiderait en faveur d’un réexamen de l’affaire. La Défense a souligné dans ses arguments qu’elle estimait manquer de temps pour préparer ses moyens. La Chambre de première instance a examiné cette question à plusieurs reprises9. La poursuite du procès permettrait à la Défense de disposer de temps supplémentaire pour préparer ses moyens pendant que le juge suppléant prend connaissance du dossier. De surcroît, les Juges Orie et Canivell considèrent comme pertinent le fait qu’ils ont eux-mêmes assisté à l’ensemble de la procédure et n’ont manqué aucun des éléments de preuve présentés.

17. La Défense a soutenu qu’un réexamen de l’affaire suivant sa proposition aurait une incidence nulle ou négligeable sur le plan financier. Les Juges Orie et Canivell ne sont pas de cet avis et estiment qu’il serait préférable de poursuivre le procès. Le réexamen de l’affaire occasionnerait des coûts (financiers et autres) considérables. Des témoins ayant déjà déposé subiraient le désagrément d’être à nouveau cités à comparaître. Certains éléments de preuve risquent de ne plus être disponibles. Un autre risque serait que l’équipe qui assure la Défense de l’Accusé change de composition ou de stratégie. En raison du temps supplémentaire qui devrait être consacré à cette affaire, d’autres accusés devraient attendre plus longtemps l’ouverture de leur procès. Les Juges accordent un certain poids à ces éléments dans leur «  exercice d’équilibre ».

18. Qui plus est, le fait que le juge suppléant n’ait pas la même connaissance de l’affaire que les juges déjà en place n’aura vraisemblablement guère d’incidence sur le plan pratique.

19. Pour toutes ces raisons, les Juges Orie et Canivell concluent que la balance penche en faveur de la poursuite du procès avec un juge suppléant, même compte tenu du fait que l’article 15 bis D) du Règlement ne permet pas d’autre remplacement.

20. Enfin, les Juges Orie et Canivell font observer qu’ils ne sont pas compétents – ou, à tout le moins, qu’ils ne sont pas bien placés – pour décider comment une Chambre de première instance reconstituée (qui pourrait en fait n’inclure aucun des juges actuels) tranchera les questions d’administration de la preuve si l’on procède au réexamen de l’affaire.

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION de l’article 15 bis D) du Règlement,

LES JUGES

DECIDENT de poursuivre le procès avec un juge suppléant.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 16 décembre 2004
La Haye (Pays-Bas)

______________
Alphons Orie
Juge de la Chambre de première instance

______________
Joaquín Martín Canivell
Juge de la Chambre de première instance

[Sceau du Tribunal]


1 - Compte rendu d’audience, p. 9481 à 9486.
2 - Rapport (addressé au Président) en application de l’article 15 bis C) du Règlement, 14 décembre 2004.
3 - Le Procureur c/ Karemera et consorts, Motifs de la décision de la Chambre d’appel intitulée « Decision on Interlocutory Appeals Regarding the Continuation of Proceedings with a Substitute Judge and on Nzirorera’s Motion for Leave to Consider New Material », 22 octobre 2004, par. 52.
4 - Formule du texte français du Règlement. Le texte anglais se borne à dire « ... serve the interests of justice... ».
5 - Voir Kostovski c/ Pays-Bas, CEDH, 20 novembre 1989, par. 39.
6 - Le Procureur c/ Nyiramasuhuko et consorts, Décision relative aux questions de procédure liées à l’application de l’article 15 bis D) du Règlement, 24 septembre 2003, par. 25.
7 - Ibidem, par. 27.
8 - Ibid., par. 35.
9 - Décision relative à la requête de la Défense aux fins de suspension du procès, 16 juillet 2004 (CR, p. 4515 à 4520) ; Motifs de la décision relative à la requête de la Défense aux fins de suspension du procès, 21 septembre 2004.