Tribunal Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia

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  1   Mercredi 26 juillet 2000

  2   (Le témoin est introduit dans le prétoire.)

  3   (L'audience est ouverte à 9 heures 38.)

  4   (Audience publique avec mesures de protection.)

  5   (L'accusé est introduit dans le prétoire.)

  6   M. le Président: Bonjour Messieurs, Mesdames. Bonjour cabine technique.

  7   Les Interprètes: Bonjour Monsieur le Président.

  8   M. le Président: Bonjour assistants juridiques, sténotypistes. Bonjour le

  9   Greffe, l'accusation. Bonjour Monsieur Harmon, Monsieur McCloskey, je vois

 10   que vous avez un nouveau membre dans votre bureau. Bonjour défense, Maître

 11   Petrusic, Maître Visnjic, bonjour général Krstic.

 12   Nous sommes ici pour reprendre notre affaire. Bonjour Madame, vous

 13   m'entendez?

 14   Témoin DD (interprétation): Oui.

 15   M. le Président: Vous m'entendez bien.

 16   Témoin DD (interprétation): Est-ce que cette question vous la posez à moi?

 17   M. le Président: Oui, je parle avec vous, je suis devant vous.

 18   Témoin DD (interprétation): Oui, je vous entends bien, Monsieur le

 19   Président.

 20   M. le Président: Vous allez lire la déclaration solennelle que M.

 21   l'huissier va vous tendre, s'il vous plaît Madame.

 22   Témoin DD (interprétation): Est-ce qu'il faut que je la lise à haute voix

 23   cette déclaration?

 24   M. le Président: Oui, il faut que vous la lisiez à haute voix.

 25   Témoin DD (interprétation): Je déclare solennellement que je dirai la


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   1   vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

  2   M. le Président: Vous pouvez vous asseoir, s'il vous plaît. Peut-être vous

  3   pouvez vous rapprocher un peu plus du micro, Madame. Est-ce qu'il s'agit

  4   d'un témoin protégé, Madame Thompson?

  5   Donc, Madame, vous allez regarder cette pièce de papier pour savoir si

  6   votre nom est écrit ou non et vous allez répondre par oui ou non.

  7   Témoin DD (interprétation): Oui.

  8   M. le Président: Vous vous sentez confortable?

  9   Témoin DD (interprétation): Oui.

 10   M. le Président: Sentez-vous à l'aise. Vous allez répondre aux questions

 11   que pour l'instant le Bureau du Procureur, je vois que c'est M. Harmon,

 12   qu'il va vous poser. Il est à votre droite déjà debout.

 13   M. Harmon (interprétation): Monsieur le Président, Madame, Messieurs les

 14   Juges bonjour. Bonjour à mes collègues de la défense.

 15   Je ne vais pas poser les questions, mais je voulais présenter ma collègue,

 16   Mme Karagiannakis et je voulais simplement faire une présentation

 17   officielle de Mme Karagiannakis.

 18   M. le Président: Merci Monsieur Harmon. Nous accueillons avec beaucoup de

 19   joie Mme Karagiannakis. Je crois qu'elle va faire sa première intervention

 20   officielle dans le Tribunal. Nous vous saluons, je crois que la défense

 21   partage aussi le même sentiment. C'est à vous, vous avez la parole.

 22   (Interrogatoire principal du Témoin DD par Mme Karagiannakis.)

 23   Mme Karagiannakis (interprétation): Merci Monsieur le Président, Madame et

 24   Messieurs les Juges, collègues de la défense. Bonjour Madame le témoin.

 25   Témoin DD (interprétation): Bonjour.


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  1   Mme Karagiannakis (interprétation): Pouvez-vous me dire quelle est votre

  2   nationalité, votre confession?

  3   Réponse:    Je suis musulmane.

  4   Question:   Quelle est l'année de votre naissance.

  5   Réponse:    1954.

  6   Question:   Etes-vous née dans un village dans la municipalité de

  7   Srebrenica.

  8   Réponse:    Oui.

  9   Question:   Quelle était votre éducation scolaire?

 10   Réponse:    Quatre années d'école primaire.

 11   Question:   Pourquoi n'êtes-vous pas allée plus loin dans votre scolarité?

 12   Réponse:    Il n'y avait pas de moyen pour les enfants de sexe féminin pour

 13   continuer leur scolarité afin d'assurer les moyens pour la scolarisation

 14   des garçons.

 15   Question:   Quel était le niveau de scolarité normal pour les filles dans

 16   votre village?

 17   Réponse:    Enfin, c'est au niveau du premier secondaire. Nous les filles,

 18   on s'occupait du foyer, on s'occupait des différents travaux ménagers, de

 19   l'agriculture, on faisait de la broderie, on tricotait.

 20   Question:   Quel âge aviez-vous lorsque que vous vous êtes mariée?

 21   Réponse:    Je me suis mariée quand j'avais 23 ans.

 22   Question:   Etait-il normal dans votre village que les jeunes femmes se

 23   mariaient à cet âge-là ou encore plus jeunes?

 24   Réponse:    C'était quelque chose de plus normal, c'est à cet âge-là qu'on

 25   se mariait, il y a eu des filles qui se mariaient bien plus jeunes, mais


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  1   au-delà de 23 ans on considérait déjà cette fille comme un peu âgée.

  2   Question:   Lorsque vous vous êtes mariée, où est-ce que vous avez habité?

  3   Réponse:    Je suis restée dans la localité où je me trouvais jusqu'à la

  4   chute de Srebrenica.

  5   Question:   Quelle était la distance entre votre village et la ville de

  6   Srebrenica?

  7   Réponse:    C'est un village qui n'est pas loin. Une demi-heure à pied

  8   jusqu'à Srebrenica.

  9   Question:   Aviez-vous des enfants?

 10   Réponse:    Oui.

 11   Question:   Combien d'enfant aviez-vous? Ne donnez pas leurs noms, mais

 12   dites-moi leurs années de naissance.

 13   Réponse:    J'ai eu mon premier enfant (expurgé)

 14   (expurgée) .

 15   J'ai eu mon deuxième enfant vers la fin de 1981, deuxième accouchement

 16   troisième enfant et ensuite le quatrième enfant né en 1986, le 21 octobre.

 17   Question:   Vous aviez 4 enfants, était-il normal dans votre village

 18   d'avoir de grandes familles ou de petites familles, y avait-il beaucoup de

 19   couples sans enfant du tout?

 20   Réponse:    C'était tout à fait par hasard si on n'avait pas des enfants

 21   nés d'un grand amour, mais il y avait des gens qui avaient autant que 4, 5

 22   ou même 7 enfants.

 23   Question:   Pouvez-vous me dire quel était l'emploi de votre mari?

 24   Réponse:    Mon mari travaillait dans l'atelier de réparation dans le

 25   secteur des transports à Potocari.


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  1   Question:   Et qu'y faisait-il au juste?

  2   Réponse:    Mon mari remplaçait parfois même le directeur de l'atelier et

  3   était même son propre chef, son propre maître dans son entreprise, dans sa

  4   firme.

  5   Question:   Quel était votre emploi ou votre rôle?

  6   Réponse:    Mon rôle consistait à être une ménagère fidèle, de faire tout

  7   ce qui est nécessaire pour s'occuper des enfants, pour faire les travaux

  8   ménagers, pour s'occuper des champs, enfin de s'occuper de l'ensemble de

  9   mon foyer et du domaine, y compris l'élevage.

 10   Question:   Qui prenait les décisions au sein de votre famille?

 11   Réponse:    Mon mari était le grand patron, le pater familias et puis on se

 12   consultait ensemble, on décidait ensemble sur toutes les questions

 13   importantes. Si je proposais quelque chose, il était loin de m'humilier

 14   mais on se concertait, mais il était celui qui prenait les décisions dans

 15   le foyer.

 16   Question:   Qui, dans votre famille, avait les contacts avec les autorités

 17   et en fait s'occupait de tout ce qui était bureaucratique et

 18   administratif?

 19   Réponse:    C'était tout du domaine de mon mari, de mon époux.

 20   Question:   Et qui dans votre famille gérait les finances de la famille et

 21   l'argent de la famille?

 22   Réponse:    C'est mon mari qui gagnait les fonds nécessaires pour la

 23   maison, et puis c'est ensuite, ensemble, qu'on se concertait, qu'on

 24   décidait combien on devrait dépenser, on allouait ces fonds, ces moyens

 25   financiers de la manière la plus appropriée en co-décision.


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  1   Question:   Est-ce que la manière dont votre famille était organisée de

  2   manière est tout à fait normale, fréquente ou non dans votre village?

  3   Réponse:    C'était comme ça, les choses se passaient comme ça dans toutes

  4   les maisons. On n'était guère une quelconque exception par rapport à ce

  5   qui étaient les coutumes dans la région, dans le village. On savait qui

  6   était le chef de ma famille et qui était celui qui, en quelque sorte,

  7   dirigeait les choses.

  8   On ne pouvait rien faire sans le pater familias, sans le père de famille.

  9   Question:   Aviez-vous des voisins serbes?

 10   Réponse:    Oui.

 11   Question:   Etaient-ils conscients du fait dont votre famille et d'autres

 12   familles bosniennes étaient organisées, structurées dans votre village?

 13   Réponse:    Oui, ils savaient, ont été des amis. On se fréquentait, on

 14   buvait le café ensemble, on s'entraidait, voilà.

 15   Question:   Voudriez-vous décrire pour nous votre maison, votre terre et

 16   tout bétail que vous auriez eu?

 17   Réponse:    Enfin, pour ce qui est de la terre, je ne pourrais pas le

 18   décrire mais j'avais plus de 100 dulums de terre. Enfin, je ne sais pas,

 19   c'est le chiffre approximatif.

 20   Bétail: j'avais à peu près 50 bovins, j'avais une quinzaine de chèvres,

 21   j'avais un poulailler qui était assez abondant, jusqu'à une centaine. Et

 22   puis ma maison faisait une surface de 10 par 12, avec un étage et puis on

 23   avait des entrées séparées pour le rez-de-chaussée et puis une entrée

 24   séparée pour le premier étage. Et puis, on avait une étable, puis un

 25   garage, puis on avait un emplacement spécial pour les chevaux et les


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  1   bovins, puis on avait un séchoir pour la viande fumée, puis on avait un

  2   séchoir pour les prunes et pour faire des pruneaux pas très grand.

  3   Et on avait un WC extérieur, puis on avait une grande basse-cour. Enfin,

  4   on avait ce qu'on appelle les bâtiments auxiliaires pour la maison.

  5   Question:   De manière générale, comment décririez-vous votre niveau de vie

  6   de l'époque?

  7   Réponse:    Comment le décrire? C'était une telle vie! Une vie qu'on ne

  8   pourrait que souhaiter vivre avant la guerre. On avait notre terre, on

  9   pouvait produire ce qu'on voulait: des légumes, des fruits, du lait, des

 10   produits laitiers, enfin tout ce qu'on pouvait souhaiter, tout ce qu'on

 11   pouvait vouloir on le faisait.

 12   Et puis mon mari était employé, il amenait donc de l'argent à la maison,

 13   enfin on vivait et on ne pouvait que souhaiter vivre.

 14   Question:   Maintenant, Madame, j'aimerais vous demander de vous concentrer

 15   sur les événements qui se sont déroulés en juillet 1995 à Srebrenica.

 16   A l'époque de l'offensive, lorsque l'offensive contre Srebrenica a

 17   commencé, viviez-vous avec votre fils(?) et vos enfants chez vous, dans

 18   votre maison, à peu près à 3 km de Srebrenica?

 19   Réponse:    Oui.

 20   Question:   Et lorsque l'offensive a commencé, est-ce que vous-même et

 21   votre famille avez fui votre maison pour la forêt parce que votre maison

 22   avait été pilonnée et que vous craigniez pour votre sécurité?

 23   Réponse:    Oui. Nous dormions cette nuit-là, nous savions que la Forpronu

 24   était là. On passait une nuit tranquille, on continuait à travailler, à

 25   s'occuper de toutes nos tâches et puis, ensuite, les tirs ont commencé,


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  1   des tirs isolés pendant qu'on était dans les champs. Enfin tout était très

  2   près de nous. Donc, on a passé une nuit tranquille, on dormait et,

  3   lorsqu'on a commencé à nous pilonner le matin, on a tous sauté, tombé du

  4   lit et on avait même un obus qui a atterri près de notre maison.

  5   Les fenêtres ont éclaté, tout a été secoué et il y avait des poussières

  6   qui nous empêchaient de nous voir les uns les autres.

  7   Et puis ensuite, on a commencé à crier, les enfants étaient dans leur

  8   culotte, dans leur maillot de corps, sortant du lit, commençaient à se

  9   mettre à crier et mon mari nous faisait sortir l'un après l'autre de la

 10   maison vers le côté droit. Il y avait là une sorte d'abri, une sorte de

 11   vallée en descendant de notre maison et nous nous sommes abrités là, l'un

 12   après l'autre, donc il sortait nos enfants l'un après l'autre de la

 13   maison.

 14   Ensuite, il m'a sorti également. Je me suis accrochée à lui, je criais, je

 15   ne voulais pas partir sans lui. Il nous disait: "Eh bien partez, je vous

 16   suivrais". Et moi j'ai voulu prendre quelque linge qui était encore dehors

 17   sur une corde en train de sécher, nous sommes partis et c'est à travers

 18   nos propres champs de maïs, de blé que nous nous évadions.

 19   Les obus continuaient à tomber autour de nous sans cesse. Eh bien, un de

 20   mes enfants s'est emballé dans les blés et ils ont commencé à tomber l'un

 21   après l'autre. Et puis on est arrivé vers le bas de ce petit mont et là

 22   nous avons trouvé un abri dans des caves, dans des caves souterraines. Là,

 23   on a rejoint des gens qui avaient fui avant nous. Enfin c'était une

 24   horreur.

 25   Question:   Madame, après quelques jours, est-ce que vous et votre famille


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  1   vous vous êtes rendus à un barrage de la Forpronu à Srebrenica même?

  2   Réponse:    Oui, nous étions dans les forêts, nous traversions des petites

  3   rivières, torrents d'eau. Et puis faisant route, j'ai rencontré certains

  4   des parents qui étaient expulsés également, enfin je croyais toujours que

  5   Srebrenica ne serait pas lâchée par ceux qui nous protégeaient à l'époque.

  6   Et puis quand on a constaté que ça allait être différent, eh bien, on a

  7   commencé à se déployer vers le poste d'observation de la Forpronu.

  8   Srebrenica-Vezionica, c'était à peu près le nom de ce poste d'observation,

  9   de contrôle. Je dirai que presque tout le monde y était.

 10   Question:   Et à l'époque, lorsque vous vous trouviez au barrage, est-ce

 11   que votre fils le plus âgé et votre mari vous ont quitté pour tenter de

 12   fuir Srebrenica par la forêt?

 13   Réponse:    En effet tous, hommes, femmes, enfants, petits, tout-petits,

 14   grands, âgés.

 15   Eh bien je me souviens bien, c'était un mardi, on était tous là et on

 16   espérait, et on espère toujours, chacun. On était en train de pleurer, de

 17   crier, on entendait des tirs, on essayait de nous consoler pour dire que:

 18   "Srebrenica ne tombera pas, nous n'allons pas céder Srebenica. Ne paniquez

 19   pas! Surtout pas.".

 20   Mais évidemment, il n'en fut rien. Les gens ont improvisé des petits

 21   transistors, on échangeait des batteries, des piles. On essayait

 22   d'entendre les nouvelles et on nous parlait des avions qui allaient

 23   s'amener, qu'on serait tous sauvé. Et puis on a vu un type, un petit

 24   transistor, mais qui était très faible et on y parlait de la situation à

 25   Srebenica qui se calmait petit à petit, que les gens regagnaient leur


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  1   foyer.

  2   J'étais déjà consciente du fait que tout était fini, on était près de la

  3   Forpronu et les nouvelles qui nous arrivaient étaient des nouvelles qu'on

  4   entendait, et là on était tout près de la Forpronu, mais on continuait à

  5   se déployer dans les vallées autour des petits torrents d'eau et dans les

  6   forêts.

  7   Question:   Etait-ce donc l'emplacement où votre mari et votre fils aîné

  8   vous ont quitté pour tenter de fuir par la forêt?

  9   Réponse:    On a commencé à pilonner sur ce terrain et puis tout est devenu

 10   un brasier. Et là on ne sait plus ce qui c'est passé avec les autres, on

 11   ne savait pas ce qui nous advenait.

 12   J'ai entendu quelqu'un crier: "On est en train de tirer sur nous, on ne

 13   sera jamais sauvé". Il y a des gens qui disaient: "Essayons de passer par

 14   la forêt. Les hommes, les femmes et les enfants pourraient aller dans la

 15   direction de la Forpronu".

 16   C'est à ce moment-là que j'ai dit pour la dernière fois à mon mari: "On ne

 17   se séparera jamais et advienne ce qui doit nous arriver". J'avais les deux

 18   gosses avec moi et lui il est parti avec les fils.

 19   Et puis les obus continuaient à pleuvoir, les femmes tombaient en

 20   transportant leurs enfants. Et même dans le bâtiment, où une certaine

 21   population était stationnée, enfin, c'était le chaos. On ne savait pas ce

 22   qui se passait.

 23   Mon époux et mon fils aîné se sont séparés de moi. Et puis j'ai remarqué

 24   des soldats néerlandais qui passaient par Potocari, ils revenaient vers

 25   nous dans notre direction en nous invitant à les suivre. Je disais: "Dieu


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  1   merci, enfin on sera sauvé, c'est le salut. Donc nous allons les suivre et

  2   on va être sauvés." Je me demandai pourquoi j'avais laissé partir mon

  3   époux et mon fils, car là c'était notre salut, ils allaient nous sauver.

  4   On sera sauvé sur place.

  5   Et puis on a pris la direction de Potocari en les suivant. Nous marchions

  6   à pied depuis Srebrenica, et puis on continuait à pilonner la région,

  7   enfin différents tirs, je ne pourrais pas faire de distinction entre les

  8   différents obus, entre les différentes qualités de tirs qu'on essuyait. Il

  9   y avait des blessés, des gens qui s'étaient accrochés à des camions. Mais

 10   nous, on continuait à aller dans la direction de Potocari à pied. Et puis

 11   il y avait des camions anciens, des autobus qui étaient sur place. La

 12   température était de 37 degrés. Et puis là, on a trouvé un abri sous les

 13   camions mêmes qui stationnaient. On avait soif, mais on n'avait rien, même

 14   pas de l'eau.

 15   Question:   Madame, est-il vrai que vous avez passé deux nuits à Potocari,

 16   à ciel ouvert, avec vos fils, donc sans abri?

 17   Réponse:    Oui. C'était mardi, et puis toute la journée du mercredi et le

 18   soir, et puis ce jeudi noir on l'attendait, l'aube pointait, et puis vers

 19   10 heures on est passé vers cette piste de transport, d'embarquement, dans

 20   ces différents camions qui se trouvaient sur place.

 21   Question:   Que s'est-il passé alors?

 22   Réponse:    Est-ce que je pourrais boire un peu d'eau, s'il vous plaît, si

 23   vous le permettez?...

 24   La situation devenait de plus en plus terrible. De jour en jour, la

 25   situation s'aggravait. On a passé la journée, on n'avait rien à manger,


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  1   rien à boire. On cherchait à trouver un abri, une ombre pour se protéger

  2   de la chaleur et du soleil, et on cherchait de l'eau. On a voulu trouver

  3   un abri, en effet.

  4   Question:   Madame, vous avez mentionné un jeudi noir. Quels événements se

  5   sont déroulés ce jeudi-là, lorsque que vous vous attendiez à être emmenée?

  6   Réponse:    J'aurais bien voulu vous raconter toute l'histoire, du mardi au

  7   jeudi si vous me le permettez.

  8   Question:   Madame, les Juges ont déjà entendu de nombreuses dépositions

  9   sur les événements à Potocari mais, aux fins de mon interrogatoire, je ne

 10   vais pas vous poser des questions concernant ces jours-là. Il se peut que

 11   la défense et que les Juges souhaitent vous poser des questions concernant

 12   ces journées et il vous incombera d'y répondre, mais j'aimerais, pour

 13   l'instant, me concentrer sur le jour où vous vous attendiez à être emmenée

 14   depuis Potocari en autobus, s'il vous plaît.

 15   Réponse:    Oui, ce jeudi noir, le jour venu, à l'aube, mon enfant dormait

 16   encore, et c'est l'enfant qu'on allait m'enlever, de mes bras, de mes

 17   propres bras et bien réveillée. Je lui ai dit qu'on allait monter sur des

 18   camions. Et puis, il s'est réveillé, il a pris quelque chose, il a mangé.

 19   Et puis mon enfant avait un maillot de corps blanc, je lui ai enlevé ce

 20   maillot de corps, je l'ai essuyé, puis j'ai trouvé un vêtement que j'avais

 21   tout à fait par hasard dans mon sac et je lui ai mis ce vêtement-là, et

 22   puis je lui ai dit, on va nous transporter, et je lui ai dit: "On aura la

 23   possibilité de prendre un bain, de se rafraîchir".

 24   On s'est rapproché de cette piste, mais il y avait beaucoup de monde, on

 25   ne pouvait pas avancer très rapidement. Je voyais qu'il se sentait mal à


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  1   l'aise, une sorte de coma qui l'envahissait, je cherchais de l'eau, je

  2   n'en trouvais pas. Il y avait un ami de la famille, un homme âgé, qui a

  3   dit qu'il allait trouver de l'eau. Il est parti et puis, après un bon

  4   moment, il est revenu en amenant de l'eau. Il était blanc comme un mur et

  5   en revenant il a retrouvé sa femme, il nous a retrouvés, et il nous a dit

  6   qu'il avait vu des choses terribles. Il a essayé de nous relater ce qu'il

  7   a vu, il a vu des hommes décapités, des cadavres de l'autre, des morceaux

  8   de corps de l'autre.

  9   Et là, mon enfant commençait à se perdre de nouveau, je l'ai rafraîchi un

 10   peu avec cette eau qui était arrivée. Et puis, je me suis débarbouillée un

 11   peu moi aussi.

 12   Et sur cette bande, sur cette piste, on nous a laissé passer. J'ai encore

 13   remercier Dieu encore une fois en disant: "On y est". Après avoir vu

 14   toutes ces séparations, après avoir vu tout ce qui c'est passé, j'ai

 15   remercié Dieu de m'avoir sauvé et mes enfants.

 16   Et puis, on s'est heurté à un cordon de soldats à droite et à gauche. Et

 17   nous, on passait entre eux, comme une sorte de couloir. Ils faisaient une

 18   sorte de mur et nous on passait à travers ce mur, comme si on était dans

 19   un corridor, dans un couloir, une centaine de mètres ainsi. Et à mi-

 20   chemin, j'ai entendu quelqu'un qui disait: "Popovic fait attention à

 21   celui-ci". J'ai pensé immédiatement qu'il s'agissait de mon enfant, mais

 22   il y avait aussi d'autres enfants du frère de mon mari, d'autres parents,

 23   familles, ma sœur, ainsi de suite.

 24   Eh bien je commençais à me perdre mais j'ai retrouvé la force nécessaire,

 25   et étant paralysée tout de même j'ai repris maîtrise de mes forces, j'ai


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  1   poursuivi, j'ai continué ce chemin en disant: "N'aie pas peur, il faut

  2   continuer mon fils".

  3   Au bout de 50 mètres, un soldat s'est jeté vers nous en disant, et de la

  4   colonne gauche, et il a: "Toi à gauche et toi à droite". Il s'était

  5   adressé en premier lieu à mon fils, mon fils qui disait: "Mais pourquoi

  6   moi, puisque que je ne suis né qu'en 1981?". Le soldat a réitéré: "Vous,

  7   vous allez du côté droit, et jette ton sac aussi à droite, et toi va à la

  8   gauche". Je l'ai pris et je continuais de répéter ce qu'il disait. En

  9   effet, l'enfant disait: "Vous n'avez pas besoin de moi, je ne suis né

 10   qu'en 1981", je reprenais son refrain, son adage et je continuais à

 11   répéter ces mots après lui, je le gardais toujours tout près de moi, et

 12   puis il m'a pris le sac que j'avais, il l'a jeté à droite et il m'a enlevé

 13   la main que j'avais autour de l'enfant, et il l'a jeté à gauche. Il ne

 14   s'est même pas retourné. Il me rappelait qu'il fallait que je prenne le

 15   sac, le sac des mains.

 16   (Le témoin pleure.)

 17   M. le Président: Madame, vous pouvez prendre votre temps pour vous

 18   reposer. Nous sommes ici avec vous et donc vous pouvez prendre le temps

 19   nécessaire.

 20   (Le témoin pleure.)

 21   Réponse:    C'est la dernière fois que j'ai entendu la voix de mon fils.

 22   M. le Président: Prenez encore votre temps, Madame, si vous avez besoin.

 23   Avez-vous besoin d'une pause ou vous préférez continuer? Vous vous sentez

 24   disponible pour continuer? Vous pouvez nous dire.

 25   Témoin DD (interprétation): Oui, je pense que je pourrai continuer.


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  1   Eh bien, derrière moi, il y avait mon autre enfant né en 1976 qui

  2   continuait à pleurer, à hurler. Et puis il m'a attrapée par les cheveux en

  3   me disant: "Oui, on vient de me séparer de notre frère, on vient de nous

  4   enlever notre frère". Et puis j'ai pensé que je pourrais peut-être suivre

  5   l'enfant qu'on venait de m'enlever avec mon autre enfant.

  6   Il y avait une tante qui était avec nous, mais je restais plantée en

  7   essayant de réfléchir et mon dernier enfant continuait à hurler, à

  8   m'attraper par les cheveux, à me tirer les cheveux. J'essayais de le

  9   calmer en lui disant: "On lui fera rien. Calme-toi."

 10   Et puis j'étais là, je ne savais pas où aller et je ne savais pas quoi

 11   faire, quelle décision prendre. Mais ma sœur et sa belle-sœur se sont

 12   amenées et m'ont attrapée littéralement, m'ont arrachée pour m'emporter

 13   vers un camion qui était là. C'était un grand camion et elles m'ont fait

 14   monter sur le camion, on s'était assises, le camion ne démarrait toujours

 15   pas. Il y avait là encore un autocar plein d'hommes. Le nombre de ces

 16   hommes, eh bien je pense qu'il y avait sur place encore cinq autobus à

 17   remplir par les hommes qui étaient présents.

 18   Je disais encore une fois: "Dieu merci, ils auront… ils se déplaceront en

 19   autobus." Mais ce camion a démarré. Je n'ai rien vu, rien entendu. Voilà.

 20   C'est tout.

 21   Mme Karagiannakis (interprétation): Madame, avez-vous ensuite été emmenée

 22   par ce camion avec votre fils cadet à Tisca ou après vous avez dû faire le

 23   reste à pied jusqu'à Kladanj?

 24   Témoin DD (interprétation): Oui. Mais en faisant route vers Tisca, on a

 25   essuyé des… on a été lapidés, et puis il y a eu une pierre qui a touché la


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  1   tête de mon enfant, j'avais une sorte de chaussure, là, et j'ai couvert sa

  2   tête avec une de ses chaussures. Et on a été de nouveau lapidés. On a

  3   trouvé… une femme avait une couverture dans le camion, et puis j'ai

  4   recouvert l'enfant avec cette couverture en laine et j'ai mis cette

  5   chaussure sur ma propre tête.

  6   C'est ainsi que nous continuions la route vers cette localité que je ne

  7   connaissais pas. Ils nous ont dit que c'était la localité de Tisca et

  8   ensuite on prendra la direction de Kladanj. On commençait à sortir, à

  9   quitter le camion et puis, moi, on m'a soutenue et je suis descendue avec

 10   difficulté. Et là, il y avait une voiture un peu plus petite et, à côté,

 11   il y avait un "chetnik", un costaud. Il y avait là encore un enfant qui

 12   était plus petit que mon enfant né en 1986. Ils nous hâtaient à marcher

 13   plus rapidement, en nous disant: "Allez! Ne traînez pas! Descendez!

 14   Marchez plus vite". On restait, on gardait le calme, on est donc descendus

 15   du camion et on a continué la route à pied vers Kladanj.

 16   Mme Karagiannakis (interprétation): Madame et Messieurs les Juges,

 17   j'aimerais que nous passions à huis clos partiel pour les quelques

 18   questions que j'aimerais poser maintenant.

 19   M. le Président: Oui, nous allons passer à huis clos.

 20   (L'audience passe à huis clos.)

 21   (expurgée)

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 23   (expurgée)

 24   (expurgée)

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 12   Page 5758 - expurgée - audience à huis clos.

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  1   (expurgée)

  2   (expurgée)

  3   (expurgée)

  4   (Audience publique avec mesures de protection.)

  5   Mme Karagiannakis (interprétation): Madame le témoin, j'aimerais à présent

  6   vous poser quelques questions au sujet de la vie que vous avez menée après

  7   la chute de Srebrenica. Pouvez-vous nous dire où vous habitez

  8   actuellement? Dans quel type de logement vous vivez actuellement?

  9   Témoin DD (interprétation): En ce moment, je vis dans un logement

 10   collectif. Tu peux imaginer à quoi ça ressemble!

 11   Tous les jours, toutes les minutes je souhaite ne plus exister, sortir de

 12   ma peau parce que tu les entends tous, il y en a un qui chante, un qui

 13   écoute de la musique, il y en a un qui danse, enfin, chacun à sa manière.

 14   Et ma chambre a à peu près 4 mètres sur 6 mètres, et elle me sert de

 15   chambre à coucher, de salle de séjour, de cuisine. Il y a là, dans cette

 16   pièce, aussi la salle de bains, les toilettes, et ce qu'il faut pour

 17   sécher le linge, et ce qu'il faut pour accueillir quelqu'un s'il vient.

 18   Tout est là.

 19   Question:   Avec qui partagez-vous cette pièce?

 20   Réponse:    Je vis dans cette pièce avec mon fils, celui qui est né en

 21   1986. J'ai aussi une fille qui n'a aucun logement et qui vient tout le

 22   temps chez moi, elle a deux enfants.

 23   Alors dans cette pièce, c'est comme ça, on ne peut rien faire. Si on a un

 24   pyjama, on ne peut même pas se changer pour mettre le pyjama. On reste

 25   dans les vêtements de la journée, comme ça.


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   1   Question:  Est-ce que vous avez un travail?

  2   Réponse:    Non.

  3   Question:   Recevez-vous un revenu?

  4   Réponse:    J'ai quelque chose parce que mon mari travaillait dans

  5   l'entreprise et il payait cette sécurité sociale, où je ne sais pas

  6   comment ça s'appelle. Et maintenant, on me donne quelque chose parce que

  7   j'ai aussi sous ma garde un enfant mineur d'âge. Mais moi, parce que je

  8   n'ai pas l'âge qu'il faut, je ne sais pas trop pourquoi, je n'ai droit à

  9   rien.

 10   Question:   Combien percevez-vous d'argent par mois?

 11   Réponse:    140.

 12   Question:   140 quoi?

 13   Réponse:    140... de l'argent, comment est-ce qu'ils l'appellent... des

 14   marks, des kunas. Je ne sais pas comment ils les appellent. Des marks

 15   peut-être? Je ne sais pas.

 16   Question:   Comment compareriez-vous votre niveau de vie aujourd'hui au

 17   niveau de vie qui était le vôtre avant?

 18   Réponse:    Comment comparer, c'est impossible de comparer! Je vous ai

 19   raconté ma vie avant et ma vie aujourd'hui! Qu'est-ce que tu peux

 20   distinguer entre les deux? Qu'est-ce que tu peux séparer?

 21   Question:   Quelle a été l'incidence de ces crimes sur vous et vos fils?

 22   Réponse:    Tu peux imaginer ce qu'elle a été, puisque qu'aujourd'hui mon

 23   petit garçon né en 1986 n'arrête pas de me dire: "Donne-moi ceci maman,

 24   donne moi cela". Et moi je lui dis: "Ce n'est pas possible, je ne peux

 25   pas, essaie de comprendre". Et il serre les dents et il commence à hurler


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  1   en me disant: "C'est toi, c'est ta faute si les choses sont comme cela. Si

  2   j'avais une grand-mère, elle me donnerait tout ce que je veux".

  3   Alors tu essaies de régler tes problèmes avec lui, je lui dis que moi

  4   j'aurais pu mourir sur place, que je le jure sur Dieu, il me dit que c'est

  5   moi qui suis coupable et je lui dis: "Mais si tu ne m'avais pas moi,

  6   qu'est-ce qui t'arriverait?". Quelquefois je lui dis: "J'aurais aimé que

  7   nous disparaissions tous, ce serait mieux car vraiment pour moi c'est

  8   insupportable, je n'en peux plus, je préférerais ne pas vivre", ni moi ni

  9   lui et voilà.

 10   Question:   Est-ce que vous pensez à retourner dans votre village?

 11   Réponse:    Comment est-ce que je pourrais penser à retourner dans mon

 12   village après tout ce qui s'est passé. Si j'étais dans la meilleure forme

 13   qui soit, si j'avais de la force je n'y arriverais pas. J'y réfléchis,

 14   j'espère quelquefois que moi et lui nous n'existions plus. Mais malgré

 15   cela, je pense surtout à lui et je pense que ce serait mieux qu'il soit

 16   enterré lui aussi avec moi.

 17   C'est vrai que j'aimais mon village, ma ferme, j'aimais ça. Evidemment, ça

 18   ne peut pas se comparer aux enfants, mais je peux dire aussi que j'aimais

 19   cela aussi, et j'aimais mes enfants, et j'aimais l'endroit, le village,

 20   mais qu'est-ce qu'il reste de tout cela aujourd'hui?

 21   Question:   Que pensez-vous qu'il est arrivé à votre mari et à vos deux

 22   fils?

 23   Réponse:    Qu'est-ce que je peux en savoir? Je suis une mère alors

 24   j'espère, je n'arrête pas d'espérer, je n'arrête pas de me dire: "Mais

 25   Dieu, comment est-ce que cela peut être, cela ne peut pas être, comment


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  1   est-il possible qu'un être humain existe qui soit comme cela, qui détruise

  2   tout, qui tue tout, comme ils l'ont fait, qui démolisse tout".

  3   J'imagine, je pense à mon fils, le plus jeune, avec ses toutes petites

  4   mains, et je pense à ses toutes petites mains qui sont peut-être mortes,

  5   qui n'existent plus, qui ne peuvent plus cueillir des fraises, écrire dans

  6   son cahier, aller à l'école, aller en excursion.

  7   (Le témoin pleure.)

  8   Il y a des moments où tu veux continuer à rêver, tu te mets la main sur

  9   les yeux pour ne pas voir les enfants qui partent à l'école le matin, pour

 10   ne pas voir les gens qui vont au travail, pour ne pas voir ceux qui se

 11   tiennent par la main.

 12   (Le témoin pleure.)

 13   M. le Président: Vous avez fini vos questions ou vous avez d'autres

 14   questions?

 15   Mme Karagiannakis (interprétation): Je ne poserai plus de questions à ce

 16   témoin, Monsieur le Président.

 17   M. le Président: Madame, pour l'instant, le Procureur n'a pas d'autres

 18   questions. Est-ce qu'une pause vous convient pour le moment?

 19   Témoin DD (interprétation): Comme vous voulez. Je raconterai tout ce que

 20   je sais, si vous m'interrogez.

 21   M. le Président: Nous savons que vous êtes une femme très courageuse, mais

 22   nous allons faire une pause parce que c'est ce qu'on fait normalement, et

 23   après nous reviendrons et nous continuerons à vous entendre. On va faire

 24   une pause de 20 minutes.

 25   (L'audience, suspendue à 10 heures 41, est reprise à 10 heures 05.)


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   1   M. le Président: Madame, vous vous sentez un peu reposée?

  2   Témoin DD (interprétation): oui.

  3   (L'accusé est introduit dans le prétoire.)

  4   M. le Président: Madame, maintenant, vous allez répondre aux questions que

  5   la défense va vous poser. Je vous ai déjà dit que vous êtes une femme très

  6   courageuse, donc maintenant vous allez répondre aux questions que Me

  7   Visnjic va vous poser.

  8   Maître Visnjic, vous avez la parole, c'est à vous?

  9   M. Visnjic (interprétation): Monsieur le Président, la défense n'a pas de

 10   questions pour ce témoin.

 11   M. le Président: Merci, Maître Visnjic.

 12   Donc pas de questions complémentaires.

 13   Monsieur le Juge Fuad Riad, avez-vous des questions?

 14   (Questions de M. le Juge Riad au Témoin DD.)

 15   M. Riad (interprétation): Merci, Monsieur le Président.

 16   Bonjour, Madame, vous m'entendez? Je suis devant vous.

 17   Témoin DD (interprétation): Oui.

 18   Question:   Je partage ce que le Président vous a dit, nous admirons

 19   beaucoup votre courage et nous comprenons, et nous ressentons votre

 20   douleur.

 21   Il y a une vie encore qui vous attend et le monde entier est à côté de

 22   vous.

 23   Je voulais simplement vous demander si votre mari, avant d'être arrêté,

 24   avait pris part, à une résistance ou s'il avait attaqué des gens de

 25   l'autre côté? Est-ce qu'ils avaient une raison pour l'arrêter, à votre


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  1   avis?

  2   Réponse:    Non.

  3   Question:   Est-ce qu'on a trouvé des armes chez vous, à la maison?

  4   Réponse:    Non, d'où seraient-elles venues?

  5   Question:   Est-ce qu'il avait une activité politique?

  6   Réponse:    Non.

  7   Question:   Est-ce qu'on l'a choisi parmi d'autres, ou prenaient-ils les

  8   gens sans discrimination?

  9   Réponse:    Sans discrimination, comme je l'ai déjà dit jusqu'à présent.

 10   Question:   Et concernant votre fils, est-ce qu'on l'a choisi parmi tant

 11   d'autres garçons? Ils ont pris beaucoup de garçons de son âge?

 12   Réponse:    Tous les autres aussi, tous ceux qui étaient là.

 13   Question:   Quand vous dites "tous ceux", quel âge avaient les autres, les

 14   amis de votre garçon?

 15   Réponse:    Cela dépendait. Il y en avait qui étaient plus jeunes que mon

 16   fils, quelques années plus jeunes, d'autres étaient plus âgés. Il y avait

 17   des garçons d'âges différents. Il y en avait même qui étaient encore en

 18   train de grandir. Et ils les prenaient tous.

 19   La seule chose qu'ils regardaient, c'est que c'étaient des garçons. Et je

 20   ne parle pas de ceux qui étaient plus âgés. Qu'est-ce que j'en sais?

 21   Question:   Oui, mais votre fils est né en 1981?

 22   Réponse:    Oui.

 23   Question:   Il avait 14 ans?

 24   Réponse:    Il était dans sa quatorzième année.

 25   Question:   Il était grand de taille, il avait l'air d'un homme mûr, à


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  1   votre avis? On pouvait le prendre pour un gaillard?

  2   Réponse:    Les enfants étaient bien développés. Mon mari était grand, moi

  3   aussi, donc les enfants n'étaient pas des enfants rabougris.

  4   Question:   Et vous leur avez dit qu'il est né en 1981?

  5   Réponse:    Oui.

  6   Question:   Vous êtes retournée à votre maison, maintenant?

  7   Réponse:    Non. Comment je pourrais y retourner maintenant puisque c'est

  8   là qu'il y a 5 ans a eu lieu le massacre le plus important. Je crois que le

  9   monde entier regarde encore comment ils réagissent aujourd'hui, comment

 10   les Chetniks se rassemblent avec leurs amis. Ils montrent comment ils ont

 11   assassiné, ils ont tout montré. Ils en auraient montré encore plus s'il

 12   n'y avait pas la sécurité, où je ne sais pas, c'est à peine s'ils nous ont

 13   laissé passer là-bas.

 14   Question:   Vous êtes retourné voir la maison?

 15   Réponse:    Non. Quand on est allés ce jour-là ou le lendemain ou le

 16   surlendemain… quand on a fui nos maisons en passant la rivière pour nous

 17   cacher, nous avons entendu des amis, des voisins qui pendant la nuit se

 18   sont faufilés pour essayer de récupérer quelque chose à manger que là-bas

 19   tout était déjà détruit et incendié.

 20   Question:   Est-ce que vous avez encore des rapports avec vos anciens

 21   voisins serbes? Vous avez repris vos rapports ou vous êtes complètement

 22   séparés maintenant?

 23   Réponse:    Aucun rapport. Je n'en ai plus jamais eu, je ne les ai plus

 24   jamais vus.

 25   A l'époque, j'ai appelé un voisin quand ils ont emmené mon enfant et j'ai


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  1   fait tout ce que j'ai pu comme ils n'habitaient pas loin pour essayer de

  2   les voir, pour demander si… peut-être j'avais l'espoir qu'ils m'aident

  3   pour sauver mon enfant car nous étions très proches, avec lui et

  4   d'ailleurs avec tous les autres voisins. Pas seulement avec lui, mais lui

  5   c'était le seul que je connaissais vraiment, donc j'ai fait tout ce que

  6   j'ai pu mais je ne suis jamais arrivée à l'atteindre, à l'approcher pour

  7   obtenir quelque chose.

  8   Question:   Est-ce que vos voisins ont changé d'attitude avec vous à ce

  9   moment-là ou est-ce qu'ils ont gardé leur amitié, les voisins serbes?

 10   Réponse:    Tu veux dire jusqu'à ce moment-là? Jusqu'au moment où ils ont

 11   emmené mon fils, et tu parles de mon voisin que je connaissais?

 12   Question:   Oui, et les autres.

 13   Réponse:    Moi je le connaissais, lui, et je l'ai reconnu. J'ai vu qu'il

 14   m'a reconnu aussi à ce moment-là parce qu'il m'a jeté un rapide coup

 15   d'oeil du haut en bas, je l'ai reconnu moi aussi et j'ai pensé que je

 16   pouvais peut-être m'approcher de lui, hurler et j'espérais qu'il pouvait

 17   sauver mon enfant, mais je me suis retenue finalement parce que j'avais

 18   déjà entendu avant que ce voisin faisait les pires choses, alors je me

 19   suis dit peut-être qu'il va faire quelque chose d'encore pire à mon

 20   enfant, donc je me suis retenue et je n'y suis pas allée.

 21   Question:   Et maintenant vous n'avez plus de voisins serbes autour de

 22   vous, vous ne vous fréquentez plus du tout?

 23   Réponse:    Sans doute qu'il y en a, mais rien, je n'ai aucune réaction, ni

 24   moi par rapport à eux ni eux par rapport à moi.

 25   Qu'est-ce que je peux dire moi? Je ne peux pas croire que chez un être


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  1   vivant il puisse y avoir eu tout cela. Et qu'est-ce que je peux dire,

  2   comment est-ce que je peux dire, c'est un… L'organisme continue, c'est

  3   surprenant. Malgré le fait que les enfants soient partis, on continue, on

  4   avance.

  5   Question:   Si vous pouvez-vous souvenir, avant que cela arrive, est-ce que

  6   vous avez entendu parler des plans, de ce qui va arriver ou est-ce que

  7   vous avez été pris par surprise, complètement? Est-ce qu'on annonçait dans

  8   les médias, à la radio, ce qui va arriver? Et avez-vous eu des menaces?

  9   Réponse:    Ils étaient ensemble dans les entreprises, leurs hommes et les

 10   nôtres, nos voisins. Ils étaient ensemble dans les écoles, ils

 11   travaillaient ensemble au champ, ils avaient leurs champs les uns à côté

 12   des autres. Quand il pleuvait, ils venaient nous aider pour que la pluie

 13   n'abîme pas nos maisons, et quand il pleuvait nous allions les aider pour

 14   qu'il ne pleuve pas à l'intérieur de chez eux. On était réunis, on ne

 15   pouvait rien remarquer jusqu'au moment où nous avons vu qu'ils étaient en

 16   train de mettre toute leur famille dans les camions, enfin tous leurs

 17   biens aussi et qu'ils partaient quelque part. Où? Je n'en sais rien.

 18   Quelqu'un a demandé: "Mais où est-ce que vous allez? Qu'est-ce que vous

 19   faites?" Et qu'est-ce que je sais? On racontait des choses. Ils ont

 20   répondu que: "Peut-être des idiots allaient arriver et qu'ils risquaient

 21   de faire toute sorte de chose, parce que nous n'allons rien vous faire à

 22   vous et vous n'allez rien nous faire à nous, bien sûr, ça nous avons

 23   confiance. Mais qui sait, peut-être que des fous risquent d'arriver". Mais

 24   comment est-ce que je peux dire, peut-être qu'ils voulaient se mettre un

 25   peu à l'écart.


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  1   Question:   Alors ils sont partis longtemps avant que les événements

  2   arrivent, ils savaient ce qui allait être fait, à votre avis? Combien de

  3   temps à l'avance?

  4   Réponse:    Eh bien ils ne sont pas partis longtemps avant, comme s'ils

  5   savaient ce qu'il allait se passer, ils ne sont pas partis beaucoup de

  6   temps avant, mais un peu avant moi, j'oublie, je ne sais pas comment, de

  7   sorte que...

  8   Question:   Cela ne fait rien, je ne parle pas des dates, mais ils sont

  9   partis avant?

 10   Réponse:    Oui. Si bien que nous nous étions entre nous après et, c'est

 11   seulement quelques jours plus tard, quand tout c'est passé, que nous nous

 12   sommes dit: "Ah bien, tu vois, ils sont partis." Ils disaient à quelqu'un

 13   qu'ils allaient voir un membre de leur famille en Serbie pour faire

 14   quelque chose. A d'autres, ils disaient qu'ils allaient en vacances, ils

 15   racontaient des choses très différentes, et c'est seulement quand tout

 16   cela s'est passé que nous avons compris pourquoi ils sont partis et où ils

 17   sont partis. Leurs enfants, leur famille à eux et les hommes sont restés.

 18   Question:   C'était un départ collectif, vous avez compris que c'était un

 19   départ de toutes les familles serbes?

 20   Réponse:    Non. En fait nous n'avons pas vu qu'ils partaient

 21   collectivement, mais enfin dans les prés, dans les champs, ils se

 22   mélangeaient. Un jour, il y en avait un qui allait au champ, quelqu'un

 23   d'autre et il y en avait qui disait: "Moi j'ai vu aujourd'hui cette

 24   famille partir" et le lendemain, il disait: "Moi j'ai vu une autre famille

 25   partir dans un camion" et nous c'est étonnant et jusqu'à ce moment-là, ils


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   1   ne nous ont rien fait et nous, bien sûr, nous ne leur avons jamais rien

  2   fait à eux.

  3   Question:   Merci Madame, je vous souhaite beaucoup de courage.

  4   M. le Président: Merci beaucoup, Monsieur le Juge Fuad Riad.

  5   Madame la Juge Wald, s'il vous plaît?

  6   Mme Wald (interprétation): Je n'ai pas de questions à poser au témoin

  7   mais, Madame, je vous remercie d'être venue ici et d'avoir fait part de

  8   votre histoire tragique aux Juges de cette Chambre. Je crois que cela sera

  9   très utile, merci.

 10   (Questions de M. le Président Rodrigues au Témoin DD.)

 11   M. le Président: Moi-même, Madame, j'ai une petite question.

 12   Est-ce qu'il y a quelque chose qui ne vous a pas été demandé et que vous

 13   voudriez dire à ce moment?

 14   Témoin DD (interprétation): J'ai des choses, je voulais dire que je savais

 15   tout cela et que ceux qui disaient qu'ils nous protégeaient, qui avaient

 16   juré, qui avaient signé, je savais qu'ils nous trahiraient.

 17   Moi avec ma famille bien sûr, mon mari, mes enfants, il y en a qui pouvait

 18   peut-être trouver un endroit, mais maintenant les choses sont comme cela.

 19   Tout le monde est étouffé et si je n'avais pas voulu me protéger contre

 20   les obus, si j'étais restée, on aurait pu tous rester devant la maison et

 21   on aurait pu peut-être se faire tous tuer ensemble, "Hamduhlellah".

 22   M. le Président: Je vous répète que vous êtes une femme très courageuse.

 23   Vous avez dit que l'organisme continue, et il faut peut-être ajouter

 24   l'âme, maintenant la force des petites mains de votre fils et continuer

 25   votre vie, au moins pour témoigner de toute cette histoire que vous avez


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  1   partagée avec nous ici et éviter, comme vous avez dit, que des fous

  2   arrivent dans le futur.

  3   Voilà une très bonne raison, Madame, pour continuer à vivre et nous vous

  4   remercions beaucoup d'être venue ici, et nous vous souhaitons une

  5   meilleure vie et pour toutes les personnes que vous aimez.

  6   Donc maintenant, vous pouvez sortir.

  7   Témoin DD (interprétation): Est-ce que je peux poser encore une question?

  8   Est-ce que je peux?

  9   M. le Président: Posez la question, Madame.

 10   Témoin DD (interprétation): J'aimerais vous prier de demander à M. Krstic,

 11   si c'est possible, s'il n'y a pas d'espoir, s'il n'y a pas quelqu'un

 12   quelque part au moins, mon petit enfant qu'ils m'ont pris vivant dans les

 13   bras. Parce que je rêve de lui, je le vois en train de m'apporter des

 14   fleurs comme ça, en me disant: "Maman, tu vois, je suis venu". Et je le

 15   prends dans mes bras et je lui dis: "Mon fils! Où étais-tu?". Et il me

 16   dit: "Maman, j'étais à Vlasenica. Tout ce temps-là, j'étais à Vlasenica".

 17   Alors je vous prie, si M. Krstic sait quelque chose, qu'on me le dise,

 18   qu'il me le dise qu'il est vivant.

 19   M. le Président: Oui, Madame. Je crois que nous tous avons entendu votre

 20   appel et je crois que toutes les personnes qui sont ici et qui peuvent

 21   faire quelque chose vont le faire.

 22   De toute façon, je vous le répète que vous avez de bons motifs pour

 23   continuer à vivre. Toutes les personnes ici présentes et toutes les

 24   personnes qui nous entendent vont faire ce qu'elles peuvent faire.

 25   Maintenant, Madame, nous comprenons votre souffrance.


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  1   Je vais demander à M. l'huissier de vous accompagner. Merci encore d'être

  2   venue.

  3   Témoin DD (interprétation): Merci à vous aussi.

  4   (Le témoin est reconduit hors du prétoire.)

  5   M. le Président: Mademoiselle Karagiannakis, d'accord?

  6   Mme Karagiannakis (interprétation): Oui Monsieur le Président. Nous avons

  7   un autre témoin qui est prêt à témoigner et qui ne demande pas de mesures

  8   de protection. Son nom est Jasna Zecevic.

  9   M. le Président: Donc, nous attendons maintenant que le témoin soit

 10   introduit dans le prétoire. Oui Mademoiselle Thompson, est-ce que vous

 11   avez?

 12   Mlle Thompson (interprétation): Je tenais seulement à signaler pour le

 13   compte rendu d'audience que le témoin qui vient de quitter le prétoire a

 14   pour pseudonyme les lettres DD.

 15   (Le témoin, Mme Jasna Zecevic, est introduit dans le prétoire.)

 16   M. le Président: Bonjour Madame Jasna Zecevic, vous

 17   m'entendez?

 18   (Signe affirmatif de la tête du témoin.)

 19   Vous allez lire la déclaration solennelle que M. l'huissier va vous

 20   tendre.

 21   Mme Zecevic (interprétation): Je déclare solennellement que je dirai la

 22   vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

 23   M. le Président: Vous pouvez-vous asseoir et vous installer le plus

 24   confortablement possible que vous pouvez, donc peut-être vous rapprocher

 25   un peu plus des micros et qu'on puisse vous entendre bien.


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  1   Madame Jasna Zecevic, vous allez pour l'instant répondre aux questions que

  2   Mme Karagiannakis va vous poser.

  3   C'est à vous, vous avez la parole.

  4   (Interrogatoire principal de Mme Jasna Zecevic par Mme Karagiannakis.)

  5   Mme Karagiannakis (interprétation): Madame, pouvez-vous nous dire votre

  6   nom et épeler votre nom de famille pour le compte rendu d'audience?

  7   Mme Zecevic (interprétation): Je m'appelle Jasna Zecevic, et mon nom de

  8   famille s'épelle Z-E-C-E-V-I-C.

  9   Question:   Avant que nous ne commencions, j'aimerais vous signaler que

 10   nous parlons toutes les deux la même langue mais, comme vous le savez, ce

 11   que nous dirons sera interprété simultanément en BCS et en français, donc

 12   je vous prierai de ménager une pause de quelques secondes à la fin de vos

 13   réponses, je ferai la même chose à la fin de mes questions de façon à

 14   faciliter le travail des interprètes.

 15   Question:   Quelle est votre nationalité?

 16   Réponse:    Je suis née en Croatie. Mon père est de Bosnie, ma mère de

 17   Croatie, donc aujourd'hui ma nationalité s'appelle "Autre". Ma nationalité

 18   est "Autre".

 19   Question:   Où habitez-vous en ce moment et depuis quand y habitez-vous?

 20   Réponse:    J'habite actuellement à Tuzla, en Bosnie-Herzégovine, et j'y

 21   habite depuis trente ans.

 22   M. Riad (interprétation): Excusez-moi. Vous avez dit que votre nationalité

 23   était "Autre", qu'est-ce que cela veut dire "Autre"?

 24   Mme Zecevic (interprétation): Cela signifie que je n'ai pas de nationalité

 25   claire, parce que j'habite en Bosnie mais je ne suis pas née en Bosnie et


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  1   je suis le fruit d'un mariage mixte. Mon père est Musulman, ma mère

  2   catholique.

  3   M. Riad (interprétation): Et on vous appelle "Autre"?

  4   Mme Zecevic (interprétation): Oui, c'est le terme utilisé.

  5   M. Riad (interprétation): C'est le terme?

  6   Mme Zecevic (interprétation): Oui, il y a diverses nations qui se côtoient

  7   en Bosnie aujourd'hui et la nationalité bosniaque n'existe pas, donc ce

  8   n'est pas ma nationalité.

  9   M. Riad (interprétation): Mais qu'est-il écrit dans votre passeport?

 10   Mme Zecevic (interprétation): Rien n'est écrit. Je vis en Bosnie, j'ai un

 11   passeport bosniaque.

 12   M. Riad (interprétation): Donc, votre nationalité est bosniaque?

 13   Mme Zecevic (interprétation): Oui, mais la nationalité bosniaque n'existe

 14   pas. Je veux dire, c'est un terme particulier qu'on utilise en Bosnie. En

 15   Bosnie, on peut être soit Serbe, soit Croate, soit Musulman, soit Autre.

 16   M. Riad (interprétation): Et les autres, ce sont les enfants des mariages

 17   mixtes, les étrangers?

 18   Mme Zecevic (interprétation): Oui, les étrangers aussi et tous les autres.

 19   Tous ceux qui ne sont ni Croates, ni Serbes, ni Musulmans.

 20   M. Riad (interprétation): On les appelle "Autres"?

 21   Mme Zecevic (interprétation): Oui, on les appelles "Autres".

 22   M. Riad (interprétation): Merci.

 23   Mme Karagiannakis (interprétation): Le terme "Autre" est-il utilisé de

 24   façon officielle dans les recensements pour désigner toutes les personnes

 25   qui ne sont ni serbes, ni croates, ni musulmanes?


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  1   Mme Zecevic (interprétation): Oui, vous avez raison.

  2   Question:   Merci. Quels sont vos diplômes?

  3   Réponse:    Je suis ingénieur-géologue. J'ai terminé mes études en 1989 à

  4   la Faculté de Tuzla, Génie minier et géologie. Et puis ensuite, j'ai fait

  5   des études de 3ème cycle à l'Université de Tuzla, à la Faculté du Génie

  6   minier et de géologie en 1991.

  7   Question:   Où est-ce que vous travaillez à présent?

  8   Réponse:    Je travaille dans le cadre d'une organisation ONG, Vive Zene,

  9   Centre Vive Zene, Femmes Vivantes, et c'est une organisation non

 10   gouvernementale, comme je l'ai dit.

 11   Question:   Quel est l'objectif de votre organisation non gouvernementale?

 12   Réponse:    Cette organisation a été fondée en 1994 pour assurer un appui

 13   social pour les femmes et les enfants victimes et traumatisés.

 14   Question:   Quels sont les fonds de votre organisation?

 15   Réponse:    Il s'agit de donations de l'Union européenne, de certaines

 16   autres organisations non gouvernementales de Suisse, de Suède et de

 17   Grande-Bretagne.

 18   Question:   Quels sont les programmes de Vive Zene?

 19   Réponse:    Nous avons un programme de soutien psycho-social que nous

 20   mettons en œuvre dans les différents entourages, dans les secteurs

 21   résidentiels. Nous avons installé pour cela un centre d'assistance pour

 22   les femmes et les enfants. Au niveau communautaire, on met en oeuvre un

 23   même programme. Evidemment, il y a des patients qui viennent pour un

 24   traitement ou pour des séances dans le cadre de notre centre, ce sont des

 25   patients qui ne résident pas dans le centre.


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  1   Question:   Est-ce que vous travaillez aussi dans des centres collectifs de

  2   réfugiés dans des villes?

  3   Réponse:    Oui, c'est ce que nous appelons notre travail communautaire, et

  4   cela se déploie dans le cadre des centres de réfugiés en dehors de Tuzla.

  5   Question:   Qui constituent ces différentes équipes multidisciplinaires?

  6   Réponse:    Pour le moment, il s'agit de thérapeutes spécialisés pour les

  7   questions des femmes; ensuite de thérapeutes chargés des questions de

  8   physiothérapie, appelés habituellement; et puis nous avons un docteur, une

  9   infirmière.

 10   Question:   Quelle est la population à laquelle vous avez assuré votre

 11   assistance?

 12   Réponse:    Depuis 1994, il s'agit de 2000 personnes à peu près que nous

 13   avons traitées. Dans la période de 1994 à l'an 2000, c'étaient 124 femmes

 14   et 222 enfants, et puis ensuite 411 femmes et 28 enfants qui ont été

 15   traités par nos équipes sur le terrain.

 16   Il y a un certain nombre de femmes qui ont suivi des séances de thérapie,

 17   60 femmes en tout dans le cadre du centre, et évidemment il s'agissait de

 18   femmes qui ont survécu aux événements de Srebrenica.

 19   Question:   Pour préciser, s'agissait-il de 411 ou de 400 femmes?

 20   Réponse:    De 411 femmes.

 21   Question:   Sur cette population traitée, quel est le nombre de ceux qui

 22   viennent de Srebrenica et notamment après l'été 1991?

 23   Réponse:    Il s'agit de centres stationnaires. Concept de traitement dans

 24   les centres stationnaires, il y avait 60 femmes de la région de

 25   Srebrenica.


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  1   Question:   Est-ce que vous avez assuré également des services de

  2   dispensaire pour ces femmes?

  3   Réponse:    Oui, on a traité au dispensaire quelques 80 femmes de

  4   Srebrenica.

  5   Question:   Quelles sont vos fonctions dans le cadre de votre organisation,

  6   actuellement?

  7   Réponse:    En ma qualité de directeur de ce centre, je suis responsable du

  8   centre lui-même, de ses activités courantes, ensuite relations publiques,

  9   contacts avec les différentes organisations donatrices, et ensuite

 10   j'organise différentes activités de soutien aux femmes qui se trouvent

 11   dans le cadre du centre.

 12   Question:   Quelle a été votre dernière tâche?

 13   Réponse:    Ma dernière tâche est très importante. Les femmes qui sont

 14   abritées par le centre, étant donné qu'il s'agit de femmes traumatisées,

 15   ne peuvent pas, dans le cadre de notre structure interne, mener une vie

 16   normale. Par conséquent, nous essayons d'organiser certaines choses pour

 17   faciliter leur vie quotidienne. On s'occupe de l'hygiène des enfants, des

 18   soins à apporter à l'enfance, afin qu'elles aient une vie régulière, heure

 19   régulière pour le petit déjeuner, pour le déjeuner, ainsi de suite.

 20   Nous avons introduit un certain nombre de règles pour faciliter le

 21   fonctionnement de cette structure. Nous essayons de leur redonner leur vie

 22   ancienne.

 23   Question:   Quelles sont vos expériences avec la communauté de Srebrenica?

 24   Réponse:    Eh bien j'ai eu certaines expériences avec Srebrenica même

 25   avant la guerre. Etant donné que je me déployais dans cette région, dans le


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  1   cadre de mes études de 3ème cycle, le Génie minier, et là je rencontrais

  2   des gens, je pouvais les contacter, m'entretenir avec eux.

  3   Mon expérience c'est qu'il s'agit d'une communauté très belle,

  4   patriarcale, à stature patriarcale très prononcée, dans le cadre de cette

  5   communauté. Et puis après la guerre, mes expériences ont été sensiblement

  6   différentes, j'ai dû travailler avec des femmes qui sortaient de

  7   Srebrenica après sa chute.

  8   Question:   Quel a été le travail, quelle a été la vie, quelles ont été les

  9   conditions de vie de ces femmes après la chute de Srebrenica?

 10   Réponse:    Je vous ai déjà dit, j'ai dû leur porter assistance, leur

 11   porter secours pendant leur vie dans notre centre. Je voulais leur redonner

 12   force, envie de vivre, revenir à la vie ancienne, reconstituer leur

 13   famille. Ce ne sont plus des familles complètes. Il y a des femmes qui ont

 14   des enfants et j'ai voulu leur faire comprendre que même sans leur vie,

 15   que sans les hommes, que sans leur mari, ces femmes pouvaient continuer à

 16   vivre et mener une vie normale.

 17   Question:   Avant d'être directeur de Vive Zene, est-ce que vous avez

 18   travaillé dans une autre fonction, une autre capacité?

 19   Réponse:    Avant de devenir directeur, je travaillais en temps

 20   qu'interprète depuis 1994 avec une dame psychologue d'Allemagne qui

 21   traitait des femmes traumatisées par la guerre, et c'est là que j'ai pu

 22   traduire ces contacts thérapeutiques avec les différents traitements en

 23   groupes.

 24   Question:   Et c'est dans cette capacité que vous êtes entrée en contact

 25   pour la première fois avec Srebrenica?


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  1   Réponse:    Oui. Je n'ai pas très bien compris votre question.

  2   Question:   Lorsque vous étiez interprète, est-ce que c'était donc votre

  3   premier contact avec les femmes de Srebrenica?

  4   Réponse:    Premier contact, oui.

  5   D'abord en 1995, c'était à l'aéroport de Dubrava, c'était au mois de

  6   juillet et c'était au moment où elles venaient de Srebrenica, et j'étais

  7   en tant qu'interprète avec ces femmes.

  8   Question:   D'accord.

  9   Est-ce que les survivants de la communauté de Srebrenica, en 1995, étaient

 10   effectivement traités dans le cadre de votre organisation? Venaient-ils,

 11   ces survivants, de la ville de Srebrenica elle-même ou des régions

 12   avoisinantes de Srebrenica?

 13   Réponse:    Toutes celles qui ont été traitées depuis 1995 venaient des

 14   alentours de Srebrenica, n'étaient pas de la ville elle-même, mais il y

 15   avait aussi des femmes de la ville de Srebrenica elle-même et c'était dans

 16   le cadre du deuxième volet de nos activités.

 17   Mais, dans une première étape, il s'agissait de femmes qui venaient de

 18   Tuzla, qui venaient en quelque sorte pour la première fois à Srebrenica de

 19   leur propre village, c'était en 1993. Et puis de nouveau, il y a eu des

 20   cas de réfugiés qui sont revenus donc de Srebrenica sur Tuzla en 1995.

 21   Question:   D'après vos expériences, d'après vos contacts avec les femmes

 22   et les enfants de ce groupe de survivants, est-ce que vous pouvez nous

 23   décrire les rôles respectifs de ces femmes et de leurs maris, de leurs

 24   époux, dans le cadre de cette société?

 25   Réponse:    En Bosnie orientale, dans les villages de Bosnie orientale, et


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  1   pas seulement à Srebrenica, on peut parler d'une vie traditionnelle, d'une

  2   structure du patriarcat par excellence.

  3   En effet, l'homme a été celui qui était responsable pour toute la famille,

  4   par conséquent, il était celui qui décidait, qui était donc le père

  5   décisionnel. Il travaillait d'habitude en dehors de la famille, en dehors

  6   de la maison et il détenait une fonction publique, un travail public, il

  7   était responsable pour le côté public. Il était celui qui gagnait et la

  8   femme était responsable de l'intérieur de la maison, des travaux sur les

  9   champs. Enfin, cela ne s'applique pas seulement à la population de

 10   Srebrenica, mais s'applique également à d'autres villages de la Bosnie.

 11   Question:   Basée toujours sur votre expérience, sur vos travaux en groupe

 12   et avec ce groupe de survivants, est-ce que vous pouvez décrire ceux qui

 13   vivaient dans les régions rurales aux environs de Srebrenica? Est-ce que

 14   c'étaient des familles auto suffisantes?

 15   Réponse:    Oui, ils avaient leur revenu, les hommes travaillaient dans les

 16   mines autour de Srebrenica, c'était leur emploi habituel et puis il y a

 17   aussi des usines autour de Srebrenica et à partir du travail des champs

 18   ils produisaient ce que la maison avait besoin pour devenir auto

 19   suffisante. Ils produisaient leurs propres vivres.

 20   Question:   Dans quelle mesure vous estimez que la maison, que le domaine

 21   autour de la maison était important pour la survie de cette communauté?

 22   Réponse:    La maison, le foyer, la terre étaient ce qu'ils avaient,

 23   c'était leur vie, c'était tout pour eux. C'était ce qu'ils possédaient,

 24   leur seule possession.

 25   Question:   A votre avis, la structure sociale et les rôles respectifs de


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  1   la femme et de l'homme dans le contexte de cette société, s'agissait-il de

  2   quelque chose qui était commun, notoire au niveau de la Bosnie?

  3   Réponse:    Oui c'était très bien connu, c'était une structure connue et on

  4   savait très bien quel a été le partage des rôles entre hommes et femmes.

  5   Question:   J'aborde une question de la survie de la communauté de

  6   Srebrenica après la chute de Srebrenica. Tout d'abord, la question de

  7   l'hébergement. Quel type d'hébergement les survivants de Srebrenica ont-

  8   ils, dans quelles conditions de vie vivent-ils après la chute de

  9   Srebrenica?

 10   Réponse:    Maintenant, ils vivent dans des centres collectifs, centres de

 11   réfugiés ou ce que l'on appelle l'hébergement privé.

 12   Question:   Qu'est-ce que c'est qu'un hébergement collectif?

 13   Réponse:    Un centre collectif pour les réfugiés est un lieu qui abrite

 14   ces réfugiés de la Bosnie orientale et d'autres régions. Ce sont des lieux

 15   qui ont été mis en place avec l'aide de la communauté internationale. Il

 16   s'agit de lieux avec 4 ou 5 pièces, dans une maison partagée par une ou

 17   deux familles au moins, et puis il y a d'habitude 6 familles. Par

 18   conséquent, il y a une vingtaine de personnes qui se trouvent dans ces

 19   petites maisons. Il y a une cuisine commune. Et puis il y a plusieurs

 20   générations qui se côtoient, qui vivent ensemble: la mère et l'enfant, la

 21   belle-mère. Enfin ils se partagent une pièce parfois et c'est là qu'ils

 22   vivent et qu'ils font tout.

 23   Question:   Est-ce que des réfugiés de ces lieux collectifs ont leurs

 24   propres maisons, leurs propres appartements ou leurs propres chambres?

 25   Réponse:    Non.


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  1   Question:   Qui est le propriétaire?

  2   Réponse:    L'Etat bosniaque je pense, le gouvernement.

  3   Question:   Combien de victimes de la chute de Srebenica vivent

  4   actuellement dans la municipalité de Tuzla?

  5   Réponse:    Dans la municipalité de Tuzla, il y a environ 7.000 réfugiés de

  6   Srebenica depuis 1995 et, au total, il s'agit d'un chiffre de 140.000

  7   réfugiés qui venaient des alentours de Tuzla.

  8   Question:   En juin de cette année, vous avez visité un centre collectif

  9   avec un enquêteur du Bureau du Procureur qui a enregistré cette visite et

 10   je voudrais vous présenter un extrait d'un matériel vidéo qu'on vous avait

 11   déjà présenté dans notre bureau.

 12   Est-ce que la pièce 386 pourrait être présentée et pourrait-on baisser la

 13   lumière, s'il vous plaît?

 14   (Diffusion d'une cassette vidéo.)

 15   (Les interprètes n'ayant pas reçu la transcription écrite de cette

 16   séquence vidéo ne l'interprètent pas en simultané.)

 17   Quel est le centre collectif qui est présenté dans cette séquence vidéo?

 18   Réponse:    C'est le centre Spionica.

 19   Question:   Combien de centres collectifs y a-t-il dans la région de Tuzla

 20   qui abritent des survivants de Srebrenica?

 21   Réponse:    Au total 8, et des survivants de Srebenica vivent dans chacun

 22   de ces centres collectifs mais, pour l'essentiel, ils vivent dans Spionica,

 23   Mihatovici et Karaula. Mais ils ne sont pas séparés des autres, on les

 24   trouve dans presque tous ces centres.

 25   Question:   Ces conditions que vous avez décrites et que nous avons vues


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  1   dans le cadre de cette séquence vidéo, est-ce que c'est quelque chose de

  2   typique ou est-ce que c'est quelque chose à quoi on peut s'attendre et

  3   voir sur place?

  4   Réponse:    C'est un centre que nous appelons le plus beau et ce que vous

  5   voyez c'est ce qui se passe pendant l'été très propre. Tout a été déblayé.

  6   Nous l'avons fait dans le cadre du centre Vive Zene, mais dans d'autres

  7   centres comme à Mrdici, eh bien les conditions ne sont pas identiques.

  8   Mrdici se trouve au sommet d'une ancienne mine pendant l'été.

  9   On ne peut pas aller en voiture jusqu'au sommet de cette montagne, de ce

 10   mont, mais à Spionica la situation est peut-être différente pendant

 11   l'hiver. Il y a beaucoup de boue, on ne peut pas se déplacer très

 12   facilement.

 13   Question:   Je prie l'huissier de remettre au témoin la pièce 390.

 14   (L'huissier s'exécute.)

 15   Est-ce que vous pouvez voir cette pièce? C'est quoi?

 16   Réponse:    C'est le centre collectif de Spionica mais à une époque

 17   différente. Vous voyez ce qui se passe devant la maison. Les enfants sont

 18   d'habitude devant la maison. Il n'y a pas… aucune autre infrastructure

 19   pour une vie normale dans le cadre d'un tel centre.

 20   Oui, il s'agit d'un jardin pour enfants, enfin si cela peut être considéré

 21   comme un jardin pour les enfants, pour les jeux des enfants.

 22   Question:   Comment pourriez-vous décrire d'une manière générale, le mode

 23   de vie des survivants de Srebrenica dans ces différents centres collectifs?

 24   Réponse:    Style de vie, non je ne pourrais pas en parler en tant que

 25   style de vie, parce qu'il serait difficile de qualifier cela comme un mode,


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  1   un style de vie.

  2   Ce que vous avez pu voir, ils ont des pièces qui sont assez restreintes,

  3   ce ne sont pas des gens qui vivent dans des conditions normales et qui

  4   peuvent, en quelque sorte, faire valoir leur vie individuelle. Et c'est

  5   surtout le cas pour les enfants qui doivent grandir dans un tel centre,

  6   dans un tel abri.

  7   Question:   Comment les survivants de Srebrenica vivent-ils dans ces

  8   centres? Quelle est leur opinion? Est-ce qu'ils les considèrent comme

  9   permanents ou temporaires? Est-ce qu'ils les voient comme leur propre

 10   réponse?

 11   Réponse:    C'est là le grand problème, ils les considèrent comme un abri

 12   provisoire et pourtant ils y vivent depuis 5 ans. Et ils se sentent encore

 13   comme s'ils vivaient dans quelque chose de provisoire.

 14   Ils ne font rien, comme vous avez pu le voir. Ils ne font rien autour de

 15   leur maison. Ils ne font rien pour revenir à une ancienne vie, oui nous

 16   l'appelons "ancienne vie". Ils pourraient donc s'occuper du jardin pour

 17   avoir un beau jardin, mais tout simplement ils ne veulent pas le faire

 18   parce qu'ils considèrent ceci comme une vie provisoire.

 19   Par conséquent, ce n'est pas ce que nous appelons vie normale.

 20   Question:   Vous avez mentionné certains des survivants de Srebrenica qui

 21   vivent dans des maisons vides des Serbes. De quel genre d'hébergement

 22   s'agit-il?

 23   Réponse:    Ils se sont installés dans ces maisons vides des Serbes et même

 24   les considèrent comme des lieux collectifs. Et là, ils vivent aussi dans

 25   une pièce.


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  1   D'après le gouvernement, ceci a pu être fait mais ce sont des gens qui

  2   vivent en groupe mais qui vivent tout de même plus isolés que d'autres. Ce

  3   sont des lieux (inaudible).

  4   Question:   Est-ce qu'ils vivent dans ces maisons à… Est-ce qu'ils ont des

  5   droits?

  6   Réponse:    Non, ils n'ont pas les droits sur ces bâtiments, tout ceci est

  7   provisoire. Ils seront obligés de revenir un jour.

  8   Question:   Dans la communauté des survivants de Srebrenica et dans le

  9   cadre de votre organisation, combien vous avez d'employés pour pouvoir

 10   s'occuper de cette population?

 11   Réponse:    Les femmes dont nous nous occupons, ce sont tout simplement… Il

 12   y a une femme, parmi celles-ci, qui est employée après avoir terminé un

 13   certain nombre de cours et les travailleurs hygiéniques dans les

 14   différents centres gagnent quelque chose pour pouvoir s'occuper des

 15   enfants, mais généralement il n'y a pas de femmes employées. Il ne s'agit

 16   pas seulement de réfugiés mais, de toute façon, je pense qu'en Bosnie la

 17   situation est très difficile. Il y a très peu d'employés en ce moment,

 18   notamment en ce qui concerne la population féminine.

 19   Question:   Quelle est la source de leur revenu?

 20   Réponse:    Oui, le revenu si elles ont cette chance, eh bien il peut être

 21   de 300 deutsche marks pour la personne portée disparue. Evidemment, ceci

 22   est officiellement alloué pour une femme et deux ou trois enfants.

 23   Question:   Quelles sont les familles de survivants qui… Qu'est-ce qu'ils

 24   doivent payer depuis ces 300 marks?

 25   Réponse:    Pour ce moment, elles doivent couvrir tous leurs frais, les


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  1   vivres, les habits, enfin tout ce qu'elles ont besoin pour leur propre

  2   vie, pour les enfants, pour faire nourrir les enfants, pour se faire

  3   nourrir et, ensuite, elles doivent payer une partie de la consommation

  4   d'électricité dans les centres collectifs, et puis elles doivent pouvoir

  5   acheter tous les ustensiles de maison et tous les autres.

  6   Question:   Et quel niveau de vie est-ce que ce revenu leur permet, à votre

  7   avis?

  8   Réponse:    Je ne peux pas parler de niveau de vie, dans de telles

  9   conditions. C'est de la survie, ils ne font que survivre dans de telles

 10   conditions.

 11   Question:   J'aimerais maintenant aborder une autre question, celle du

 12   statut bureaucratique et celle du statut social des survivants de

 13   Srebrenica.

 14   Quel est le statut bureaucratique de ces femmes survivantes?

 15   Réponse:    Les femmes de Srebrenica, depuis 1995, ont un statut spécial

 16   puisque leurs maris sont portés disparus. Et c'est tout à fait nouveau

 17   dans notre société, tout à fait inédit, inconnu. Dans notre société, le

 18   statut est fondamental, surtout quand on est une femme. On doit être soit

 19   mariée, soit divorcée mais il faut au moins qu'il y ait un statut qui soit

 20   clair. Et là, le statut de "mari porté disparu", cela ne veut rien dire.

 21   C'est vraiment une situation depuis 1995 qui est tout à fait inédite. La

 22   femme n'est pas une veuve, peut-être l'est-elle mais elle n'en a pas le

 23   statut. Elle n'est pas divorcée, elle n'est pas mariée, donc cela rend la

 24   situation très difficile.

 25   Question:   Quel genre de problème est-ce que cela engendre?


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  1   Réponse:    Sur le plan bureaucratique, cela crée le problème suivant: si

  2   elle veut refaire sa vie, se remarier par exemple, et elle a des enfants.

  3   Pour la plupart, tout document fait défaut, il n'y a pas de certificat de

  4   mariage. Ces certificats, vue la situation comment elles se sont

  5   retrouvées à Tuzla, elles n'ont plus de certificats sur elles.

  6   Alors, selon notre droit et sans doute selon la plupart des droits

  7   internes dans le monde, afin de se remarier, en fait, il faut organiser un

  8   nouveau mariage avec ce mari porté disparu, en présence de deux témoins,

  9   puis demander le divorce d'avec ce mari porté disparu. Et là, cela lui

 10   donne le statut de femme divorcée, ce qui lui permet de se remarier.

 11   Certaines femmes ne veulent pas le faire parce qu'elle perdrait l'argent

 12   qui leur est dû, la pension qui leur est due.

 13   Question:   Donc, vous voulez dire par là que si une femme souhaite se

 14   remarier, elle doit aller à la mairie, se marier avec un mari disparu,

 15   est-ce exact?

 16   Réponse:    Oui, c'est tout à fait exact. Donc, il y a toute une procédure

 17   bureaucratique qui doit être suivie si la femme ne peut pas établir

 18   qu'elle avait un mari. Et elle n'a pas de certificat de mariage la plupart

 19   du temps et elle doit avoir des témoins.

 20   Question:   Combien de femmes survivantes de Srebrenica avec qui vous avez

 21   eu des contacts, vous et votre organisation, combien de femmes se sont

 22   remariées?

 23   Réponse:    Nous avons trois cas de femmes qui auraient souhaité se

 24   remarier. Elles ne se sont pas remariées parce qu'elles auraient perdu ces

 25   300 deutsche marks que j'ai évoqués tout à l'heure.


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  1   C'est la raison pour laquelle on se trouve devant des situations où une

  2   femme est confrontée à un dilemme. Si elle se remarie, elle aura le statut

  3   de femme mariée et elle va perdre sa pension de 300 deutsche marks. Si

  4   elle ne se remarie pas, elle garde cette pension, elle conserve cette

  5   pension, mais si jamais elle a un enfant avec ce nouvel homme dans sa vie,

  6   là aussi la situation est difficile. L'enfant est-il légitime, là aussi,

  7   sur le plan bureaucratique, économique et social, il y a des incidences

  8   néfastes.

  9   Question:   J'aimerais passer à une autre question. Celle des problèmes

 10   spécifiques auxquels sont confrontées les femmes survivantes de

 11   Srebrenica. Quels sont les problèmes les plus typiques que connaissent ces

 12   femmes?

 13   Réponse:    …

 14   Question:   Quel est le problème essentiel auquel la femme survivante de

 15   Srebrenica est confrontée?

 16   Réponse:    Eh bien le problème principal, c'est celui de gérer sa vie sans

 17   homme, sans mari. Les femmes restent cantonnées dans leur rôle

 18   traditionnel de femme, de femme mariée. Elles avaient été dans cette

 19   perspective et maintenant, dans ce nouveau contexte, les femmes doivent

 20   assumer le rôle qui incombe traditionnellement aux maris: prendre soin des

 21   enfants et puis gérer les relations avec le monde extérieur pour obtenir

 22   des papiers, des certificats, discuter avec les autorités. C'est très

 23   difficile pour ces femmes. Donc assumer ce double rôle, le rôle

 24   traditionnel de la femme et le rôle traditionnel du mari, je dirais que

 25   c'est le plus gros problème, sans parler bien sûr du traumatisme.


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  1   Question:   Pouvez-vous nous citer quelques exemples à l'appui de ce

  2   problème pour illustrer ce problème?

  3   Réponse:    Oui. Pour illustrer le problème, je peux citer d'innombrables

  4   cas de femmes qui ont vraiment été confrontées à des difficultés

  5   considérables pour gérer leur vie.

  6   Quand elles sont arrivées au centre de Vive Zene, elles ont pris quelques

  7   mois pour s'adapter aux conditions de vie dans le centre, et puis on les a

  8   encouragées à sortir du centre et à faire face à leurs problèmes, à

  9   s'occuper de problèmes de la vie quotidienne, soins médicaux, même à

 10   prendre les transports publics, à frapper à quelques portes, avec des

 11   contacts avec l'extérieur.

 12   On essayait de les aider à recommencer à assumer ce genre de tâches et non

 13   pas de les assumer nous-mêmes. Nous ne voulions pas nous substituer aux

 14   maris. Nous œuvrons afin qu'elles puissent assumer ces nouvelles tâches.

 15   Je pense notamment à une femme qui a trouvé cela extrêmement difficile de

 16   le faire. Elle était sous le choc quand elle a dû prendre un moyen de

 17   transport public, elle y est allée, elle s'est rendue au centre

 18   d'assistance sociale à Tuzla pour demander un formulaire pour ses enfants

 19   et, quand elle est revenue au centre, nous étions tous assez étonnés, elle

 20   avait l'impression d'avoir fait quelque chose d'extraordinaire: "J'ai pris

 21   un autobus public"; et dans toute sa vie de 25 ou de 27 ans, c'était la

 22   première fois qu'elle avait fait ça. Donc elle était très fière d'elle.

 23   Question:   Pourriez-vous nous citer encore d'autres exemples?

 24   Réponse:    Oui, il y a de nombreux exemples. Je pense à une autre femme.

 25   Je parle ici de choses qui, pour nous, sont vraiment des activités


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  1   quotidiennes mais qui sont tout à fait extraordinaires pour ces femmes.

  2   A Tuzla, il existe une organisation intitulée Bospa qui accorde des micro

  3   crédits aux femmes réfugiées, donc les femmes peuvent obtenir de menus

  4   crédits qui leur permettent par exemple d'acheter une machine à coudre

  5   pour gagner un petit peu d'argent.

  6   Nous avons essayé d'expliquer à nos femmes –nous parlons de "nos femmes"

  7   pour qualifier les femmes de Srebrenica– qu'elles pourraient travailler

  8   pour gagner un peu d'argent, avoir recours à ce type de micro crédit. Et

  9   puis quand on dit cela à ces femmes, les femmes généralement, nous disent:

 10   "Oui, mais nous devons prendre soin de nos enfants."

 11   Pour elles, elles envisagent leurs tâches comme étant au sein de la maison

 12   et l'idée de travailler à l'extérieur leur est tout à fait étrangère.

 13   Donc, nous essayons de les encourager à mener une vie plus normale, en ce

 14   sens d'avoir plus de contact avec l'extérieur.

 15   On a donc encouragé une femme à obtenir un micro crédit, mais cela lui a

 16   pris beaucoup de temps pour l'obtenir, pour remplir les formulaires et,

 17   une fois qu'elle a pris l'initiative, elle en était très fière. Mais cela

 18   lui a pris quelque temps, elle a dû retourner plusieurs fois au bureau

 19   pour obtenir les formulaires et, quand elle s'y est rendue la dernière

 20   fois, la secrétaire lui avait dit: "On n'a toujours pas les formulaires",

 21   mais elle a été très ferme, ce qui nous a beaucoup étonné, car –avant–

 22   elle était très timide, elle restait en retrait.

 23   Ici dans cette situation, elle a vraiment fait preuve de fermeté et cela

 24   nous a beaucoup surpris et beaucoup encouragé. On voit que sa volonté, sa

 25   fermeté lui reviennent petit à petit; et on voit qu'elle va pouvoir


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  1   assumer cette responsabilité pour sa propre vie.

  2   Question:   J'aimerais aborder un autre sujet, c'est-à-dire les problèmes

  3   spécifiques qui affectent les enfants qui ont survécu à la chute de

  4   Srebrenica. Pouvez-vous nous décrire ces problèmes, en tout cas les

  5   problèmes les plus typiques?

  6   Réponse:    Le plus souvent, les enfants que nous traitons, soit à notre

  7   centre soit au sein de la communauté des réfugiés, après tout ces

  8   événements à Srebrenica, après avoir grandi dans de telles conditions, ils

  9   ont beaucoup de problèmes, ils ont beaucoup de mal à se concentrer à

 10   l'école, sans parler du traumatisme.

 11   Je ne vais même pas aborder cette question, mais grandir dans une pièce

 12   avec toute sa famille, ne pas avoir d'endroit privé où on peut jouer,

 13   faire ses devoirs, outre les répercussions de la guerre elle-même, ces

 14   conditions de vie ont des répercussions sur le plan de la concentration.

 15   Les enfants ont parfois assumé des rôles qu'ils n'auraient pas dû assumer

 16   en famille.

 17   Il y a eu un cas précis. Une mère avait deux filles et puis un garçon un

 18   peu plus âgé, à peu près 12 ans, il travaille très mal à l'école, il a de

 19   très mauvaises notes mais sa mère ne l'admet pas. Et les filles sont au

 20   jardin d'enfants. Et en fait, pour la mère, le garçon est le seul

 21   interlocuteur parce qu'il représente pour elle l'homme de la famille. Et

 22   en fait, il exerce une autorité sur la mère, il contrôle son comportement.

 23   Parfois je la vois, elle boit son café et il se lève le matin, bon il n'a

 24   pas envie de descendre à la cuisine, mais elle lui apporte son café au lit

 25   comme elle l'aurait fait pour son mari.


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  1   Elle a transformé cette relation avec son fils en lui attribuant le rôle

  2   de l'homme de la famille et lorsqu'ils discutent de la répartition de

  3   l'allocation de leur ressource, de leur argent, la mère n'en discute

  4   qu'avec lui, pas avec ses filles.

  5   C'est un gros problème avec le jeune garçon, peut-être que cela lui plaît,

  6   mais en même temps c'est une lourde responsabilité d'assumer le rôle de

  7   l'homme de la famille, du père de la famille, et cela se reflète dans les

  8   problèmes qu'il a à l'école. Bien sûr, cela peut lui faire plaisir, il se

  9   sent très important, il a un rôle important mais c'est quand même une

 10   situation qui est mauvaise pour lui en fin de compte.

 11   Question:   Les adolescents dans cette communauté sont-ils employés? Les

 12   jeunes adolescents dans cette communauté de survivants.

 13   Réponse:    Non, ils ne le sont pas.

 14   Question:   Et quel type de problème suscite cette absence de revenu?

 15   Réponse:    Le problème principal pour ces adolescents, comme je ne cesse

 16   de le répéter, ils n'ont pas de vie normale. Parfois, ils passent la

 17   journée entière dans la rue en attendant que quelque chose se passe, ils

 18   n'ont même pas la possibilité de travailler. Parfois, ils font quelques

 19   menus travaux de ménage dans les appartements.

 20   Je ne sais pas si vous avez entendu parler du marché Arizona à la

 21   frontière de la Republika Srpska et de la Fédération. Il y a un peu de

 22   marché gris et puis, finalement quand ils n'ont rien d'autre à faire, il

 23   s'agit du marché noir. Et enfin, il y a de nombreux adolescents qui se

 24   marient très jeunes parce que c'est une solution, la solution qu'ils

 25   peuvent trouver.


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  1   Question:   J'aimerais encore avancer un petit peu et vous demander sur la

  2   base de votre expérience avec les femmes qui ont survécu à la chute de

  3   Srebrenica, quelle est, de façon générale, leur attitude vis-à-vis d'un

  4   retour éventuel dans leur maison?

  5   Réponse:    De façon générale, toutes ces femmes souhaiteraient rentrer

  6   chez elles et le feraient volontiers. Quand on en discute avec elles, on

  7   constate toutefois qu'elles ont très peur de rentrer. Elles ne font pas

  8   confiance, elles ont perdu toute confiance.

  9   Question:   De quoi ou de qui ont-elles peur?

 10   Réponse:    Elles ont peur de leurs anciens voisins, peut-être parce qu'ils

 11   ont subi de très mauvaises expériences. Elles ont peur, elles n'ont plus

 12   confiance et elles ont peur de ce qu'il pourrait arriver quand elles

 13   rentreraient. Comme je vous l'ai dit, elles viennent pour la plupart des

 14   villages. De façon générale, la plupart des maisons sont détruites.

 15   Si une femme retournait et que sa maison avait été reconstruite, qu'elle

 16   pouvait donc y vivre, quels revenus aurait-elle? Il n'y a plus d'école

 17   pour les enfants.

 18   Question:   Vous traitez pour la plupart des victimes de Srebrenica, mais

 19   est-ce que vous traitez également d'autres victimes, d'autres traumatismes

 20   liés à la guerre?

 21   Réponse:    Oui.

 22   Question:   Quelle est la différence entre les victimes de la chute de

 23   Srebrenica en 1995 et les victimes d'autres événements traumatisants?

 24   Réponse:    Pour l'essentiel, la grosse différence c'est cette notion que

 25   j'ai évoquée de personnes disparues, ce statut de femme dont le mari est


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   1   porté disparu, c'est une situation d'attente perpétuelle. Elle garde

  2   toujours l'espoir que le mari retournera, reviendra.

  3   Elles ne font qu'attendre, elles ne travaillent pas, elles ne prennent pas

  4   de mesures, alors que les victimes d'autres événements traumatisants

  5   savent que leur mari est mort, elles ont vu leur mari enterré, donc elles

  6   savent, elles ont un statut certain.

  7   Et puis une autre différence c'est le sentiment qui reste, le traumatisme

  8   qui reste afférent aux événements à Potocari et puis ce sentiment de

  9   culpabilité n'est-ce pas? Tout le monde était rassemblé et ils ont été

 10   séparés, et les femmes ont un sentiment de culpabilité, le fait qu'elles

 11   ne s'étaient pas rendu compte de ce qui allait se passer, qu'elles ne

 12   reverraient plus jamais leur mari, elles ont ce sentiment de culpabilité

 13   de les avoir abandonnés, qu'elles auraient peut-être pu faire quelque

 14   chose pour modifier le cours des événements. Ce sont des souvenirs qui

 15   sont très, très difficiles à vivre.

 16   Question:   Merci, Madame Zecevic, je n'ai plus d'autres questions.

 17   M. le Président: Merci beaucoup, Madame Karagiannakis.

 18   Maître Visnjic, avez-vous des questions?

 19   M. Visnjic (interprétation): Monsieur le Président, Madame, Messieurs les

 20   Juges, la défense n'a pas de questions pour ce témoin.

 21   M. le Président: Merci beaucoup.

 22   Monsieur le Juge Fuad Riad, en tenant compte qu'on peut faire une pause le

 23   plus rapidement possible, s'il vous plaît.

 24   (Questions du Juge Fuad Riad à Mme Jasna Zecevic.)

 25   M. Riad (interprétation): Bonjour Madame Zecevic.


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  1   Si j'ai bien compris votre problème, votre tâche principale c'est la

  2   réhabilitation des femmes victimes de Srebrenica. Ai-je bien compris?

  3   Mme Zecevic (interprétation): Oui, notre problème principal est en effet

  4   la réhabilitation.

  5   Question:   Psychologique et sociale?

  6   Réponse:    Oui.

  7   Question:   De façon générale, combien de femmes sans mari se trouvent chez

  8   vous?

  9   Réponse:    Dans notre centre?

 10   Question:   Est-ce que vous pouvez nous parler de tous les centres

 11   collectifs de réfugiés en général?

 12   Réponse:    Non, je ne peux parler que de mon centre de thérapie.

 13   Question:   Alors, limitons-nous à votre centre.

 14   Réponse:    Nous traitons 60 femmes victimes de la chute de Srebenica en

 15   1995, donc survivantes, dont les maris sont portés disparus et puis 80

 16   femmes que nous traitons en dehors du centre.

 17   Question:   Parmi ces 60 hommes portés disparus, combien d'hommes sont

 18   décédés, dont le décès a été établi, et combien ne le sont pas?

 19   Réponse:    Il n'y a qu'une seule femme qui a un certificat de décès.

 20   Question:   Vous avez parlé d'une société patriarcale. Les femmes étaient

 21   complètement protégées. A votre avis, dans quelle mesure ces femmes

 22   peuvent-elles commencer une nouvelle vie?

 23   Réponse:    Si elles avaient à disposition une certaine infrastructure et

 24   un certain revenu, même sans mari, elles pourraient recommencer une vie

 25   nouvelle et survivre. En tout cas, toutes les femmes qui sont passées par


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  1   notre centre, si elles avaient une infrastructure adéquate, un logement

  2   normal, un revenu.

  3   Question:   Et est-ce que quelque chose est entrepris à l'heure actuelle

  4   pour leur donner une telle infrastructure?

  5   Réponse:    Non, parce qu'elles doivent retourner puisqu'elles se trouvent

  6   toujours dans un centre de réfugiés.

  7   Question:   C'est la seule possibilité qui s'offrent à eux, ces centres de

  8   réfugiés ne peuvent pas être transformés en résidences permanentes? Vous

  9   savez que dans d'autres régions cela est arrivé!

 10   Réponse:    Oui, nos centres collectifs pourraient être transformés en

 11   maison avec une maison par famille, mais au terme des Accords de Dayton,

 12   les réfugiés sont obligés de rentrer chez eux, donc il n'est pas prévu

 13   qu'ils restent dans les centres.

 14   Question:   Qu'en est-il des enfants? Est-ce que leur scolarité se poursuit

 15   ou est-ce qu'ils sont, comme cela, perdus dans la nature?

 16   Réponse:    Oui, ils continuent à aller à l'école, mais la plupart d'entre

 17   eux ont manqué au moins une année d'école. Ils ont de grosses difficultés

 18   à se concentrer, à apprendre, mais ils ont la possibilité d'aller à une

 19   école proche des centres de réfugiés.

 20   Question:   D'après votre opinion de thérapeute, cette génération peut-elle

 21   être sauvée?

 22   Réponse:    Je dirais plutôt que c'est une génération qui pourra survivre.

 23   Question:   Et les femmes?

 24   Réponse:    Les femmes ont survécu jusqu'à présent.

 25   Question:Dans quelles mesures pourraient-elles reprendre une vie normale?


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  1   Réponse:    De toute façon, leur vie ne sera plus jamais normale pour

  2   elles, elles n'auront jamais une vie comme elles l'ont eu avant, elles

  3   auront une vie nouvelle et nous les aidons à s'adapter aux nouvelles

  4   structures. Je pense qu'elles survivront.

  5   Question:   Une dernière question. Combien d'autres institutions existent

  6   comme la vôtre, le centre Vive Zene?

  7   Réponse:    Il y a un autre centre, autre que Vive Zene, Medika. En fait,

  8   il n'y a que deux: notre centre et le centre Medika et donc notre centre

  9   Vive Zene à Tuzla.

 10   M. le Président: Merci beaucoup, Monsieur le Juge Fuad Riad.

 11   Madame la Juge Wald?

 12   (Questions de Mme la Juge Wald à Mme Jasna Zecevic.)

 13   Mme Wald (interprétation): Merci, j'ai simplement une ou deux questions à

 14   poser au témoin qui ont un rapport avec les enfants.

 15   Madame, est-il exact que la majorité des familles survivantes de

 16   Srebrenica, avec lesquelles vous avez eu des contacts, sont des familles

 17   composées de femmes et d'enfants en l'absence d'hommes adultes?

 18   Mme Zecevic (interprétation): Oui, nous traitons uniquement les femmes et

 19   les enfants. Il n'y a pas d'homme.

 20   Question:   Que pensez-vous de l'incidence que peut avoir l'absence du

 21   modèle masculin que représentait l'homme, le père, aussi bien auprès des

 22   enfants garçons que des enfants filles?

 23   Est-ce que cela pose un gros problème pour ces enfants de ne pas avoir de

 24   modèle masculin auquel se comparer? Le modèle d'un homme au travail.

 25   Réponse:    Ce n'est pas seulement le modèle de l'homme au travail qui leur


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   1   manque, c'est aussi le modèle du père, car le modèle du père est un modèle

  2   important pour les enfants et son absence va avoir des incidences plus

  3   tard chez les enfants. Je ne sais pas quel sera aussi l'effet de la vie

  4   qu'ils mènent actuellement sur leur structure psychologique. En tout cas,

  5   il y aura des différences entre leur développement et celui d'autrui, mais

  6   nous devrions en reparler dans quelques années.

  7   Question:   Pouvez-vous nous dire s'agissant, de ces adolescents dont vous

  8   avez dit qu'ils grandissaient au milieu de survivants, pouvez-vous

  9   déterminer quelle est leur attitude par rapport à la possibilité un jour

 10   de retourner à Srebrenica?

 11   En d'autres termes, le retour leur semble-t-il attrayant de quelque façon

 12   que ce soit ou bien n'ont-ils envie d'aller que vers le grand monde?

 13   Réponse:    Pour les adolescents, les jeunes, on constate qu'ils n'ont

 14   aucun souhait de parler de retour. Leur rêve, leur espoir, c'est d'aller le

 15   plus loin possible mais en dehors de la Bosnie.

 16   Question:   Oui, merci.

 17   (Questions de M. le Président Rodrigues à Mme Jasna Zecevic.)

 18   M. le Président: Madame Zecevic, j'ai moi-même quelques questions.

 19   Vous avez parlé d'une équipe interdisciplinaire. Qui coordonne cette

 20   équipe?

 21   Mme Zecevic (interprétation): La personne qui coordonne cette équipe est

 22   un psychothérapeute. Vous voulez son nom?

 23   Question:   Non, non.

 24   Réponse:    D'accord. C'est une psychothérapeute qui s'occupe des femmes et

 25   elle coordonne l'ensemble du programme social mis au point dans ce centre.


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  1   Elle est la personne qui dirige l'équipe.

  2   Question:   Est-ce que dans le travail de thérapie que vous menez, il y a

  3   un espace pour que les personnes puissent parler entre elles sans la

  4   présence du thérapeute?

  5   Réponse:    Bien sûr! Bien sûr, car dans le centre, ces personnes vivent

  6   ensemble comme si elles constituaient une famille.

  7   Il y a le thérapeute, les travailleurs sociaux, les médecins mais, en

  8   dehors de la présence de ces personnes, ils se sont organisés dans leur

  9   vie quotidienne. Ils ont leur salon, leur salle de séjour. De temps en

 10   temps, ils prennent le café ensemble et parlent de ce dont ils veulent

 11   parler, donc quelquefois aussi de leurs problèmes, de ce qu'il leur est

 12   arrivé.

 13   Question:   A propos d'un problème que vous vivez là, c'est le manquement,

 14   le "missing", et vous avez parlé surtout de ce manquement par rapport aux

 15   femmes. Comment, de votre point de vue, les enfants et en particulier les

 16   adolescents vivent ce manquement? Le fait est "missing".

 17   Réponse:    Pour les enfants et pour les adolescents, l'effet est le même

 18   que pour les femmes car tout cela est très étonnant pour eux. Et eux aussi

 19   sont dans l'expectative car ils entendent parler leur mère. Ils habitent

 20   très nombreux dans une pièce, donc ils n'arrêtent pas d'entendre leur mère

 21   raconter l'histoire en question.

 22   Il y a une chose dont j'aimerais parler, quelque fois, cela fait quatre ou

 23   cinq ans qu'ils écoutent cette même histoire de la part de la mère et très

 24   souvent, elle dit: "Il serait préférable que moi je sois morte et que,

 25   toi, tu sois vivant.". Donc l'enfant au bout d'un certain temps, quand il


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  1   est en colère essaye de renvoyer la culpabilité sur la mère en disant à la

  2   mère: "Ce serait mieux que toi, tu soies morte et que le père soit

  3   vivant".

  4   Donc, il y aussi ce problème du sentiment de culpabilité qui passe des uns

  5   aux autres et qui est une conséquence importante et grave pour les

  6   enfants.

  7   Question:   Est-ce qu'il y a des façons pour ces personnes, surtout les

  8   femmes survivantes de Srebrenica, de participer dans l'organisation du

  9   centre?

 10   Réponse:    Oui bien sûr. Ils vivent avec nous, donc ils participent à la

 11   confection des plats, à la cuisine.

 12   Vous parlez bien de mon centre, n'est-ce pas?

 13   Et puis nous nous avons des réunions, j'ai des réunions avec eux tous les

 14   vendredis, nous les appelons "réunions d'organisation" où on leur donne

 15   donc leurs tâches et on leur décrit aussi leur droit. C'est cela qu'on

 16   essaye de faire, les sortir de la structure patriarcale pour leur montrer

 17   qu'elles ont des droits. Mais ces droits, il faut qu'elles les demandent,

 18   nous n'allons pas les leur donner comme un cadeau. Il faut qu'elles les

 19   demandent. Elles ont leurs, leurs tâches, mais aussi leurs droits.

 20   Donc, en dehors du travail professionnel que nous menons sur le traitement

 21   du traumatisme dans le cadre de la thérapie en leur donnant des

 22   traitements appropriés, nous considérons que cette partie du travail dans

 23   la vie quotidienne est très importante pour elles aussi.

 24   Question:   Si j'ai bien compris, il faut faire un travail notamment pour

 25   changer un peu –comment dire– des standards culturels de vie.


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   1   Est-ce que par exemple vous invitez des personnes d'autres cultures qui

  2   vivent… par exemple des femmes qui vivent seules, qui habitent seules

  3   d'autres pays qui peuvent venir parler avec ces personnes?

  4   Réponse:    Oui, vous parlez du centre bien sûr, mais nous avons aussi un

  5   petit projet à l'école Dokanje dans les environs de Tuzla, en dehors du

  6   centre psychothérapeutique. Ce sont des gens d'une catégorie différente.

  7   Nous avons d'ailleurs trois catégories différentes: ceux qui sont rentrés

  8   chez eux, les gens qui ont un domicile et les réfugiés qui en général sont

  9   de nationalités différentes; les uns Musulmans, les autres Croates et les

 10   troisième Serbes.

 11   Vous connaissez la fête du Bajram, une fête musulmane, nous invitons les

 12   femmes de Vive Zene pour la journée du Bajram dans le cadre de ce projet.

 13   Dans le cadre du projet dont je parle, ce que nous nous efforçons de

 14   faire, c'est reconstruire la confiance et les rapports sociaux entre les

 15   gens. Donc, nous travaillons dans le cadre de ce projet également. Il est

 16   très difficile.

 17   Nous faisons de notre mieux de notre côté, mais lorsque qu'on travaille

 18   avec les communautés de réfugiés, c'est très difficile car elles sont

 19   isolées alors que, dans le village, lorsqu'on travaille avec les femmes

 20   c'est plus facile car elles ont un contact avec la société à Dokanje.

 21   M. le Président: Je vois que mon collègue, le Juge Fuad Riad, a encore une

 22   autre question.

 23   (Questions supplémentaires de Monsieur le Juge Riad à Madame Jasna

 24   Zecevic.)

 25   M. Riad (interprétation): Vous m'entendez?.


Page 5801

  1   Mme Zecevic (interprétation): Oui.

  2   Question:   Parmi les femmes qui sont chez vous, y a-t-il des femmes qui ne

  3   sont pas musulmanes mais qui étaient mariées à des musulmans et qui sont

  4   restées.

  5   Réponse:    En 1994, à Srebrenica, nous avions une femme de Gradacac qui

  6   était mariée à un musulman, lui s'est fait tuer et dans le premier groupe

  7   accueilli dans notre centre, elle était la seule de sa catégorie avec les

  8   femmes musulmanes qui se trouvaient dans ce centre puisque la plupart des

  9   réfugiés qui sont arrivés à Tuzla à ce moment-là étaient musulmanes.

 10   Question: Les enfants issus des ces mariages, comment sont-ils considérés?

 11   Réponse:    Vous voulez dire comment on les traite?

 12   Question:   Oui, comment on les traite mais aussi à qui ils sont censés

 13   appartenir.

 14   Réponse:    Ils appartiennent à la mère parce qu'ils étaient avec la mère

 15   dans notre centre. Il y avait deux garçons qui étaient avec leur mère.

 16   Question:   Donc elle était Serbe ou Croate? Enfin, ça n'a pas

 17   d'importance, les enfants sont considérés comme appartenant à la mère ou

 18   bien ils sont considérés comme ayant marchés sur les traces de leur père?

 19   Réponse:    Les enfants restent avec la mère, c'est la mère qui les élève.

 20   Je n'ai pas d'explication très claire à vous apporter parce que le

 21   problème est très important. Vous avez demandé s'il s'agissait de Croates

 22   ou de Musulmans?.

 23   Question:   Mais comment les traite-t-on? Quel avenir ont ces enfants?

 24   Réponse:    Ils ont un avenir identique à celui de tous les autres enfants

 25   qui n'ont pas de père.


Page 5802

  1   Question:   Oui, mais quelle est la communauté qui va les accepter?

  2   Réponse:    La communauté de la ville de Tuzla.

  3   Question:   Y a-t-il une nouvelle communauté à Tuzla sans discrimination?

  4   Réponse:    A Tuzla, il n'y a pas de discrimination.

  5   Question:   Donc, vous pensez qu'à l'avenir ils feront partie du monde sans

  6   subir la discrimination.

  7   Réponse:    Oui, je pense qu'à Tuzla et notamment du fait que Tuzla est

  8   multiculturel, c'est ainsi que les choses devraient se passer.

  9   Question:   Merci beaucoup.

 10   M. le Président: Merci beaucoup, Madame Jasna Zecevic, d'être venue ici.

 11   Nous vous souhaitons du succès pour votre travail. Je crois que vous avez

 12   une tâche très importante à développer, vous et d'autres personnes

 13   disponibles comme vous pour travailler cet aspect qui est très important

 14   du point de vue de donner des conditions de vie aux victimes qui ont

 15   soufferts, telles qu'elles soient. Je parle des victimes de tous les

 16   conflits, toutes les victimes.

 17   Nous vous souhaitons un bon travail, un bon retour à votre résidence où il

 18   y a beaucoup de personnes qui ont besoin de vous.

 19   Mademoiselle Magda Karagiannakis, je crois qu'il y a des documents à

 20   verser au dossier, oui?

 21   Mme Karagiannakis (interprétation):Oui, Monsieur le Président, j'aimerais

 22   demander le versement au dossier de la pièce 386, la vidéo, ainsi que de

 23   la pièce de l'accusation 390.

 24   M. le Président: Maître Visnjic, avez-vous des objections?

 25   M. Visnjic (interprétation): Non, Monsieur le Président.


Page 5803

  1   M. le Président: Donc les pièces à conviction sont versées au dossier.

  2   Avant de lever la séance pour une pause, est-ce que nous avons d'autres

  3   témoins?

  4   Mme Karagiannakis (interprétation): Non, Monsieur le Président, nous

  5   n'avons pas d'autres témoins pour aujourd'hui.

  6   M. le Président: Mais pour demain, oui?

  7   Mme Karagiannakis (interprétation): Nous avons un témoin pour demain, ce

  8   sera le dernier témoin de l'accusation, Monsieur le Président.

  9   M. le Président: Donc demain, on se verra ici à 9 heures 30.

 10   Je vous souhaite une bonne après-midi et un bon retour au témoin.

 11   Mme Zecevic (interprétation): Merci.

 12   (La séance est levée à 12 heures 38.)

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