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1 (Jeudi 27 juillet 2000.)
2 (Le témoin est introduit dans le prétoire.)
3 (L'audience est ouverte à 9 heures 33.)
4 (Audience publique.)
5 (L'accusé est introduit dans le prétoire.)
6 M. le Président: Bonjour Mesdames, Messieurs. Bonjour cabine technique,
7 bonjour interprètes.
8 Les interprètes: Bonjour Monsieur le Président.
9 M. le Président: Bonjour assistants juridiques, sténotypistes, Greffe.
10 Bonjour accusation, Monsieur Harmon, Monsieur McCloskey, Monsieur Cayley.
11 Bonjour défense, Maître. Petrusic, Maître Visnjic. Bonjour général Krstic.
12 Bonjour témoin. Vous allez lire la déclaration solennelle que M.
13 l'huissier va vous tendre maintenant, s'il vous plaît?
14 Mme Ibrahimefendic (interprétation): Je déclare solennellement que je
15 dirai la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.
16 M. le Président: Vous pouvez vous asseoir s'il vous plaît et vous
17 rapprocher un peu des micros qu'on puisse vous entendre bien. Vous vous
18 sentez confortable, Madame?
19 Mme Ibrahimefendic (interprétation): Oui.
20 M. le Président: Pour l'instant vous allez répondre aux questions de, je
21 vais deviner, Monsieur Harmon je crois, qu'il va vous poser. Vous allez
22 répondre donc aux questions que Monsieur Harmon va vous poser. C'est à
23 vous Monsieur Harmon, vous avez la parole.
24 (Interrogatoire principal de Mme Ibrahimefendic par M. Harmon.)
25 M. Harmon (interprétation): Merci, Monsieur le Président. Bonjour Madame
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1 et Messieurs les Juges, bonjour la défense, bonjour Madame Ibrahimefendic.
2 Veuillez nous épeler votre nom, nous dire votre nom et l'épeler pour le
3 compte rendu d'audience, s'il vous plaît?
4 Mme Ibrahimefendic (interprétation): Je m'appelle Teufika Ibrahimefendic.
5 M. Harmon (interprétation): Quelle est votre nationalité, Madame?
6 Réponse: Musulmane.
7 Question: Etes-vous citoyenne de Bosnie-Herzégovine?
8 Réponse: Oui.
9 Question: Quelle est l'année de votre naissance?
10 Réponse: 1948.
11 Question: J'aimerais commencer par votre formation, votre éducation,
12 veuillez commencer par nous dire quelle a été votre éducation secondaire,
13 école secondaire?
14 Réponse: J'ai suivi les cours de l'école médicale secondaire à Tuzla en
15 1967.
16 Question: Et entre 1970 et 1972, avez-vous été à l'université avec une
17 spécialisation en sociologie?
18 Réponse: Oui, j'ai suivi les cours de l'école supérieure de sociologie.
19 Question: Entre 1975 et 1980, avez-vous été à l'université de Sarajevo?
20 Y avez-vous obtenu un diplôme de psychologie et de pédagogie?
21 Réponse: Oui.
22 Question: J'aimerais maintenant passer en revue les autres cours que
23 vous avez suivis. En 1995 et en 1996, avez-vous obtenu un certificat pour
24 des cours supplémentaires, un cours parrainé par l'OMS et l'Université de
25 Columbia à New-York? Avez-vous suivi des cours consacrés, concernant les
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1 traumatismes de guerre?
2 Réponse: Dans cette période, j'ai étudié de façon très intensive les
3 situations liées au traumatisme de guerre et j'ai reçu un certificat de
4 l'Université de Columbia des Etats-Unis.
5 Question: Entre 1996 et 1997, avez-vous suivi des cours parrainés par
6 l'Université de Köln? Pourriez-vous nous décrire le cours et le programme
7 au Tribunal?
8 Réponse: Le programme portait sur le conseil psychosocial dans le cadre
9 du travail auprès de personnes, femmes et enfants traumatisés. C'était un
10 stage qui a duré une trentaine d'heures dans un petit village de Tucepi en
11 Croatie mais il était organisé par l'Université de Köln, donc c'étaient
12 des experts de Köln et une femme venant de Vienne, Sabina Shaeffer qui
13 délivrait ce cours.
14 Question: Entre 1998 et ce jour, avez-vous suivi 300 heures de cours
15 supplémentaires en psychodrame?
16 Réponse: Oui le psychodrame, c'est une méthode de travail particulière,
17 une méthode thérapeutique auprès de femmes et d'enfants. C'était un
18 travail spécialisé destiné à nous apprendre à travailler auprès des femmes
19 et des enfants traumatisés par la guerre.
20 Question: Et le programme auquel vous venez de faire allusion était-il
21 parrainé par l'Union européenne?
22 Réponse: Oui.
23 Question: A l'heure actuelle, suivez-vous des cours dans "the
24 Gästaltherapie"?
25 Réponse: Oui, depuis le mois de février de cette année, de l'année
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1 2000. C'est une université allemande qui a eu une représentation à Zagreb
2 et qui a organisé ce cours qui dure trois ans et demi.
3 Question: Qu'est-ce exactement que le "Gästalthérapie" et quel est le
4 rapport avec le travail que vous faites actuellement?
5 Réponse: La "Gästalthérapie" est une méthode psychothérapeutique qui
6 permet de travailler auprès de personnes ayant des problèmes. C'est une
7 méthode qui s'est avérée particulièrement efficace sur les victimes de la
8 guerre. Ces méthodes sont extrêmement appréciées quand on travaille auprès
9 de personnes traumatisées par la guerre.
10 Cette méthode, pour l'essentiel, contraint à la constitution d'un rapport
11 entre le thérapeute et le patient. Il est très important lorsqu'on
12 travaille avec des personnes traumatisées par la guerre d'établir un
13 rapport de confiance ainsi qu'un dialogue ouvert qui va permettre au
14 thérapeute d'accéder de très près au client pour traiter des fondements
15 même de ses problèmes. Il est capital qu'un tel rapport thérapeutique
16 devienne très ouvert, permette d'accéder à la sensibilité du patient qui
17 va dès lors parler de ses problèmes, pour le travail c'est extrêmement
18 important.
19 Question: Madame, vous avez également suivi un certain nombre de
20 séminaires en relation avec votre travail actuel, des séminaires sur le
21 traumatisme, la thérapie corporelle et l'expression par la peinture.
22 Pouvez-vous nous décrire brièvement ce type de cours et la pertinence de
23 ces cours pour le travail que vous faites au quotidien?
24 Réponse: Je dirai pour commencer que Tuzla était une ville
25 particulièrement intéressante pour le travail réalisé par des experts du
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1 monde entier, compte tenu du très grand nombre de réfugiés présents à
2 Tuzla. Il était donc possible d'échanger avec ces réfugiés qui nous
3 parlaient de leur expérience traumatisante. Cela nous a tous permis de
4 recueillir des informations très importantes, des informations pratiques.
5 Nous avons vu arriver des universités du monde entier des experts
6 spécialisés dans le travail auprès de victimes du traumatisme de guerre.
7 Nous avons pu travailler avec eux dans la thérapie de nos patients. Ils
8 nous ont observés, ils nous ont conseillés et cette façon d'utiliser
9 l'expression par la peinture m'a été très utile dans mon travail auprès
10 des femmes traumatisées car les femmes traumatisées, et c'est encore
11 davantage le cas des enfants traumatisés, ont du mal à s'exprimer pour
12 dire quels sont leurs troubles, leurs émotions, leurs difficultés.
13 Et la peinture est une méthode qui nous permet d'évaluer leur état
14 psychologique et cela nous a permis de parler avec ces personnes beaucoup
15 plus facilement grâce aux images dessinées ou peintes par ces patients.
16 C'était plus facile que par les mots.
17 Question: J'aimerais maintenant aborder le travail que vous avez fait
18 par le passé. Avez-vous travaillé comme infirmière entre 1967 et 1970?
19 Réponse: Oui, je travaillais dans le département de pédiatrie auprès
20 d'enfants malades qui étaient hospitalisés pour cause de tuberculose, donc
21 pendant des périodes longues. C'étaient des enfants qui avait des
22 difficultés à s'adapter à la vie à l'hôpital et qui avaient des problèmes
23 scolaires en raison de leur hospitalisation de longue durée.
24 En effet, cette hospitalisation interrompait leur scolarité. C'est donc le
25 genre de travail que je réalisais à l'époque.
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1 Question: Entre 1970 et 1994, avez-vous été travailleur social
2 psychiatrique au Centre clinique de l'hôpital à Tuzla?
3 Réponse: Oui.
4 Question: Très brièvement, voudriez-vous décrire vos responsabilités et
5 vos tâches alors que vous travailliez dans cette fonction?
6 Réponse: Mon poste de travail dépendait du bureau de transfusion
7 sanguine.
8 En effet, en Bosnie, la situation était telle qu'il fallait mobiliser la
9 population pour qu'elle accepte de donner son sang et ce grâce à un
10 certain nombre d'informations que nous dispensions aux habitants, leur
11 expliquant le véritable sens de l'aide qu'ils apportaient aux blessés et
12 aux malades. C'était en cela que consistait ma tâche, et je travaillais et
13 coopérais avec une population importante, qui allait des adolescents
14 jusqu'à des personnes de 70 ans à peu près.
15 Les écoles, et les universités, les entreprises dans lesquelles ces
16 personnes travaillaient étaient notre objectif dans le cadre de
17 l'organisation d'un système de transfusion sanguine. En effet, nous étions
18 à la recherche de personnes capables d'informer et de mobiliser la
19 population.
20 Voilà ce que je pourrais dire en bref.
21 Question: Entre 1994 et jusqu'à ce jour, êtes-vous employée à Viva Zene?
22 Réponse: Oui.
23 Question: Hier, le Tribunal a entendu la déposition de la directrice de
24 ce programme, donc une description du programme, programme
25 multidisciplinaire, pluridisciplinaire, qui traite des victimes des
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1 traumatismes de guerre, femmes et enfants, tant dans le centre qu'au sein
2 même de la communauté.
3 Madame Ibrahimefendic, vous êtes la coordinatrice de l'équipe
4 pluridisciplinaire, est-ce vrai?
5 Réponse: Oui.
6 Question: Outre cette tâche, cette responsabilité à Vive Zene, vous
7 traitez également, vous avez également d'autres patients, d'autres femmes
8 et enfants que vous traitez?
9 Réponse: Oui.
10 Question: Nous allons utiliser un certain nombre de termes au cours de
11 cette matinée: le "traumatisme" et le "traumatisme de guerre". Voudriez-
12 vous définir pour nous tout d'abord le terme "traumatisme" et ensuite le
13 terme "traumatisme de guerre" et puis nous expliquer la distinction entre
14 les deux termes?
15 Réponse: Le "traumatisme" est dû à un événement qui dépasse
16 l'expérience quotidienne de l'être humain. Il est permis de dire que le
17 traumatisme est un choc affectif, un choc émotionnel qui peut produire des
18 dommages importants sur la personnalité, au point y compris d'entraîner
19 une transformation complète de la personnalité.
20 Le "traumatisme" s'exprime dans sa façon, sa forme la plus grave par le
21 "traumatisme de guerre".
22 La notion de traumatisme est très importante car c'est un événement qui
23 est dû à une situation catastrophique entraînant une souffrance intense
24 chez un grand nombre d'habitants. Ce qui entraîne une menace pour
25 l'existence, pour l'identité de la personne qui est due également à la
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1 séparation d'une famille ou à un grand nombre d'événements qui sont une
2 menace vitale.
3 Les événements qui se sont déroulés à Tuzla et en Bosnie, au cours de la
4 guerre, sont des événements qui –d'après les conclusions que nous avons pu
5 tirer– ont été exceptionnellement graves pour certaines personnes et qui
6 recouvraient toutes sortes d'aspects. Par exemple, on manquait d'eau, on
7 manquait de nourriture. Certaines personnes ont assisté à la mort d'autres
8 personnes. Certaines personnes se sont senties menacées dans leur propre
9 existence, donc leur vie a été ressentie par elles comme menacée.
10 Certaines personnes ont subi et vu des pilonnages et des blessés.
11 Donc, la réaction de chacun est différente selon les événements
12 traumatisants. Les réactions de traumatisme les plus importantes se
13 produisent chez les êtres humains au moment, en général, où la famille se
14 disperse où les événements traumatisants ont pour résultat la séparation
15 de la famille, ce qui entraîne un choc émotionnel important.
16 Question: Madame Ibrahimefendic, je vous ai demandé d'apporter votre
17 secours au Tribunal pour expliquer l'impact sur les survivants des
18 événements qui ont eu lieu autour de Srebrenica en 1995.
19 Votre organisation Vive Zene a traité un certain nombre de femmes et
20 d'enfants traumatisés par les événements autour de Srebrenica en juillet
21 1995.
22 Pouvez-vous dire au Tribunal combien de femmes ont été traitées au sein de
23 votre organigramme, combien de femmes traumatisées par les événements de
24 Srebrenica?
25 Réponse: Moi, j'ai travaillé avec 60 femmes dans notre centre. Ces
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1 femmes ont passé de 8 à 9 mois en thérapie dans notre centre et j'ai
2 également mis en oeuvre un programme thérapeutique auprès de 80 femmes qui
3 vivaient chez elles. Et je crois que 140 femmes et 200 enfants sont passés
4 par notre centre.
5 J'ai donc travaillé avec un grand nombre de personnes qui ont été en
6 contact avec nous et qui venaient de Srebrenica, mais le programme
7 thérapeutique que j'ai mené eh bien l'a été auprès des personnes dont je
8 viens de citer le nombre.
9 Question: Madame, vous avez évoqué le sort de 200 enfants. Je vous
10 soumets un autre chiffre, le chiffre 300, serait-ce exact?
11 Réponse: Oui. Tout à l'heure, je ne parlais que des enfants qui ont été
12 le sujet direct de notre étude, de notre programme, mais nous avons aussi
13 travaillé dans les localités avoisinantes auprès de 150 réfugiés qui
14 habitaient dans le centre de réfugiés de Spionica et également auprès 210
15 personnes du centre de réfugiés de Mihatovici.
16 Nous avons également travaillé auprès d'enfants qui faisaient partie du
17 programme dans notre centre. Au total, 300 enfants de Srebrenica.
18 Question: Les femmes et les enfants traumatisés que votre centre a
19 traité, que vous avez connus au cours des dernières années, que vous avez
20 traités au cours des dernières années, s'agit-il d'un petit pourcentage de
21 la communauté de Srebrenica, la communauté survivante qui a subi des
22 traumatismes?
23 Réponse: Oui, en effet. Le pourcentage est assez faible comparé au
24 nombre des victimes de Srebrenica, mais si l'on n'oublie pas que sur le
25 territoire de Tuzla, d'autres organisations travaillent également et que
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1 les cas les plus graves sont hospitalisés à l'hôpital de la ville, on peut
2 dire que nous avons travaillé avec un nombre limité de clients. Mais si
3 l'on tient compte de leur situation difficile, nous estimons que ce
4 chiffre est satisfaisant car il correspond à nos capacités.
5 Question: Avez-vous des contacts dans la communauté de Tuzla avec
6 d'autres fournisseurs de soins médicaux?
7 Réponse: Oui, ainsi qu'avec d'autres organisations qui avaient,
8 chacune, leur programme de travail auprès des femmes et des enfants.
9 Question: Le nombre de femmes, qui reçoivent l'aide d'autres personnels
10 soignants, est bien plus élevé que les femmes que vous avez évoquées plus
11 tôt?
12 Réponse: Oui.
13 Question: J'aimerais, maintenant, que vous vous concentriez sur l'impact
14 des événements de juillet 1995, sur les femmes et les enfants qui ont
15 survécu aux événements de Srebrenica.
16 J'aimerais connaître votre évaluation, en termes généraux, du niveau de
17 traumatisme que vous avez pu constater chez ces femmes et chez ces enfants
18 survivants des événements qui se sont déroulés autour de Srebrenica, en
19 juillet 1995, et un petit peu après.
20 Pourriez-vous expliquer aux Juges le degré, le niveau de traumatisme
21 souffert par cette communauté?
22 Réponse: En contact avec les victimes de Srebrenica, les femmes et les
23 enfants, nous leur avons distribués des questionnaires pour essayer
24 d'évaluer leur état psychique. Ce qui nous a permis d'affecter
25 immédiatement une note et d'évaluer leur degré de traumatisme.
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1 Ce que nous cherchions à confirmer, c'était leur état de traumatisme grâce
2 à un élément de mesure. Le traumatisme en question était extrêmement
3 important et les symptômes manifestés par ces personnes se situaient à un
4 niveau d'intensité réellement très élevé. Car tous les événements liés au
5 mois de juillet 1995 ont constitué ou plutôt affecté un très grand nombre
6 de femmes, d'enfants, y compris de personnes âgées, qui se trouvaient tous
7 réunis au même endroit et qui ont subi les mêmes souffrances ensemble.
8 Toutes ces personnes ont été prises par surprise, c'est-à-dire que les
9 événements ont constitué pour elles quelque chose d'imprévisible. Ce qui a
10 suscité, chez toutes ces personnes, un niveau élevé d'insécurité.
11 D'ailleurs le traumatisme, en général, repose sur des événements aux
12 conséquences très diverses, très larges. Ces personnes se sont trouvées
13 dans une situation où elles n'avaient plus le contrôle de la situation, où
14 elles étaient dans l'incapacité d'agir, où elles se sont senties
15 totalement impuissantes. Dans ce genre d'atmosphère, ces personnes -ayant
16 quitté Potocari- sont arrivées à Tuzla.
17 Les récits qu'elles ont faits, étaient des récits de souffrance profonde,
18 très grave. Ces récits étaient très touchants. Un grand nombre de ces
19 personnes ont totalement perdu le contrôle de leurs réactions, donc de
20 leurs comportements. Les enfants aussi étaient totalement désorientés.
21 Toutes ces personnes se posaient la question de savoir: "Mais qu'est-ce
22 qui s'est passé? Pourquoi cela s'est passé?".
23 Le problème le plus grave venait de la séparation de toutes ces personnes,
24 des hommes de leurs familles, puisqu'une partie des hommes a dit "au
25 revoir" aux femmes de la famille pour prendre le chemin de la forêt.
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1 D'autres hommes sont restés à Potocari avec ces femmes et ces enfants,
2 mais ont ensuite été séparés des femmes et des enfants, quel que soit leur
3 âge, qu'ils soient jeunes ou plus âgés. Tout le monde se posait, avec
4 effroi, la question de savoir ce qu'il allait arriver aux garçons de plus
5 de 10 ans.
6 Les réactions de stress de toutes ces personnes après les événements se
7 situaient à un niveau réellement très important.
8 Question: Merci, Madame Ibrahimefendic.
9 Dites-nous, cinq ans se sont écoulés depuis ces événements tragiques.
10 Pouvez-vous nous faire quelques remarques sur le niveau de traumatisme qui
11 existe encore aujourd'hui, à l'heure actuelle, parmi cette communauté de
12 survivants de Srebrenica?
13 Réponse: Le traumatisme ne s'oublie pas, non pas que les victimes du
14 traumatisme ne souhaitent pas l'oublier, mais parce que le traumatisme
15 reste gravé dans la mémoire.
16 En fait, dans les moments très graves qui ont provoqué le traumatisme,
17 tous les sens sont concernés: l'ouïe, la vue, le goût, la sensibilité, la
18 pensée, l'odorat. Tout est concerné dans ce que l'on pourrait appeler une
19 super mémoire. Ces impressions se gravent de façon durable et restent dans
20 la mémoire de façon durable et pesante.
21 S'agissant des femmes avec lesquelles nous avons travaillées, et elles
22 étaient un cas un peu particulier car leurs problèmes étaient plus graves
23 que les autres, ces femmes encore aujourd'hui vivent avec l'image des
24 événements. C'est ce que l'on appelle des flashbacks, c'est-à-dire qu'au
25 cours de la journée des images vont soudain apparaître qui leur
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1 rappelleront des événements vécus par elles.
2 Il peut arriver qu'une femme, quand elle se promène en ville ou ailleurs,
3 voit quelque chose qui lui rappelle son traumatisme et, à ce moment-là, le
4 souvenir revient.
5 Encore aujourd'hui, ces femmes ont, en général, des rêves affreux la nuit,
6 des rêves d'effroi, mais elles présentent aussi d'autres symptômes, par
7 exemple l'insomnie, l'irritabilité, la nervosité, l'agressivité, des
8 difficultés à se concentrer.
9 Elles sont nombreuses d'ailleurs à éviter de raconter ce qui est arrivé
10 car cela les fait trop souffrir; c'est un symptôme d'évitement.
11 Dans les contacts que nous avons avec les victimes, nous pouvons
12 déterminer quels sont les symptômes qui prédominent selon la personnalité,
13 selon le développement des fonctions mentales de la personne. Tout dépend
14 de la façon dont la personnalité fonctionne.
15 Mais lorsque, parmi les symptômes, on trouve comme symptôme prédominant,
16 un symptôme d'évitement, un symptôme qui les pousse à éviter de se
17 souvenir, ces femmes deviennent passives, apathiques. Elles sont de
18 mauvaise humeur, elles n'ont plus le sentiment de joie, elles n'ont plus
19 nécessité de communiquer avec autrui, elles s'isolent et souffrent.
20 Il est particulièrement difficile d'établir le contact avec des
21 personnalités ainsi affectées qui, parfois, disent ne pas souhaiter l'aide
22 qu'on leur propose. Elles disent parfois: "J'ai envie de mourir. Les
23 hommes sont partis, pourquoi est-ce que je vivrais?". Elles n'ont pas la
24 force de confronter leur problème d'existence. Elles n'ont pas cette
25 volonté. La motivation leur manque pour agir. Elles ne voient l'avenir que
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1 noir. Elles n'ont pas la capacité d'imaginer ce qui va se passer dans une
2 dizaine de jours. Elles sont dépassées par les conséquences du
3 traumatisme, notamment parce qu'elles vivent dans des conditions de vie
4 très difficiles.
5 Plusieurs années plus tard, je peux dire en toute liberté que l'état
6 psychique de ces femmes est encore aujourd'hui très mauvais.
7 Question: Madame Ibrahimefendic, vous avez traité dans votre vie...
8 votre centre a traité des victimes de traumatismes de guerre liés à
9 d'autres événements dans d'autres zones de Bosnie. Vous avez traité, parmi
10 vos patients, les femmes victimes des événements à Srebrenica.
11 Y a-t-il des différences entre les caractéristiques des traumatismes subis
12 par les femmes survivantes de Srebrenica et les caractéristiques des
13 traumatismes subis par des femmes victimes d'événements qui se sont
14 déroulés ailleurs? Et s'il y a des différences, veuillez les décrire aux
15 Juges.
16 Réponse: Ayant travaillé avec les victimes de Srebrenica, j'ai
17 constaté, comme d'ailleurs les autres membres de mon équipe avec lesquels
18 nous avons discuté de la question pour arriver tous à la même conclusion,
19 nous avons constaté certaines différences, au point d'ailleurs de parler
20 du "syndrome de Srebrenica".
21 Les femmes victimes de Srebrenica ont des problèmes et des souffrances
22 particulières, notamment depuis le mois de juillet 1995. En effet, le
23 nombre de personnes qui se sont trouvées au même moment, au même endroit,
24 et qui ont subi une souffrance commune, une expérience commune est
25 réellement très élevé.
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1 A cela, s'ajoute le fait que l'événement le plus grave, le plus difficile
2 pour ces personnes, l'événement source de traumatisme le plus grave, a
3 frappé ces personnes sous la forme de disparition des hommes: les frères,
4 les maris, les oncles, les pères, les grands-pères. De sorte que chacune
5 de ces femmes a subi une perte.
6 Toutes les femmes auprès desquelles j'ai travaillé ont subi la perte
7 d'une, deux, trois, quatre, cinq, six personnes. Une femme auprès de
8 laquelle j'ai travaillé a perdu, parmi les membres proches de sa famille,
9 56 hommes, 56 hommes ont disparu le même jour.
10 Se faire du souci pour une personne disparue, se demander sans cesse ce
11 qui lui est arrivé, ne pas savoir si cette personne disparue a été tuée
12 et, si elle a été tuée, se demander si elle d'abord été torturée, quel
13 genre de souffrance elle a vécue, est-ce qu'elle a été blessée, est-ce
14 qu'elle a eu faim, est-ce qu'elle a eu soif, où se trouvent les restes de
15 ces personnes, passer par l'exhumation de toutes ces fosses, par
16 l'identité des victimes, tout cela a constitué des traumatismes
17 supplémentaires, des traumatismes au quotidien, chacun s'ajoutant aux
18 précédents.
19 La vérité la plus brutale serait, pour ces victimes, moins difficile que
20 de continuer à vivre, comme elles le font aujourd'hui, en ne cessant de se
21 demander ce qui est arrivé aux personnes les plus chères.
22 En effet, les victimes de traumatismes dont je parle sont dans
23 l'expectative, elles attendent, elles ne peuvent plus vivre. Elles ne
24 peuvent pas se confronter à la réalité de la mort d'une personne qui n'est
25 plus là. La seule chose qu'elles ont en mémoire, c'est d'avoir dit "au
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1 revoir" à quelqu'un, en se mettant d'accord avec cette personne pour se
2 retrouver dans un lieu représentant la sécurité. C'est donc cela qui les
3 guide toujours et c'est ce qui provoque leur épuisement, leur perte de
4 volonté, leur non désir de vie, y compris parfois leur perte de
5 sensibilité.
6 Bien sûr, il s'agit entre autres d'enfants qui ont d'autres problèmes
7 également, de très nombreux autres problèmes.
8 Question: Sur la base de vos observations, croyez-vous que les femmes
9 victimes des événements de Srebrenica auront besoin de plus de temps pour
10 se remettre, si c'est possible, des traumatismes qu'elles ont subis par
11 opposition à d'autres victimes de traumatismes de guerre qui
12 n'appartiennent pas la communauté qui a survécue à Srebrenica?
13 Réponse: Je crois qu'il va leur falloir longtemps pour se remettre,
14 mais je suis sûre aussi que certaines de ces victimes ne se remettront
15 jamais, qu'elles n'arriveront jamais à surmonter ces traumatismes de
16 guerre pour en faire une partie et continuer à vivre, qu'elles
17 n'arriveront jamais à intégrer ces événements à leur existence pour
18 accepter de continuer à vivre. Pour certaines de ces victimes, la vie
19 restera au niveau de l'expectative et donc de la non conscience.
20 Si nous comparons ces victimes de Srebrenica aux victimes dans d'autres
21 régions de la Bosnie, je tiens à souligner que la mort, quelles que soient
22 la souffrance et la douleur qu'elle provoque, est moins difficile
23 lorsqu'elle est connue que ne l'est le fait de se demander constamment ce
24 qui s'est passé.
25 Les femmes, qui ont reçu de la Croix-Rouge internationale une confirmation
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1 du fait que les corps de leurs maris ont été trouvés, ont d'abord subi une
2 forme de régression, c'est-à-dire qu'elles ont subi une nouvelle fois le
3 traumatisme. Elles ont manifesté une nouvelle fois des réactions de choc,
4 mais au bout d'un certain temps elles ont commencé à se remettre. Elles
5 ont commencé à accepter la réalité de la mort, à reprendre le contrôle de
6 leur vie et à se mettre à réfléchir à l'avenir.
7 Une femme, par exemple, m'a demandé un jour: "Mais dis-moi, à quelle
8 catégorie est-ce que j'appartiens? Je ne suis pas divorcée, je ne suis pas
9 veuve, mon mari a disparu. Qui suis-je?".
10 Question: Maintenant, Madame Ibrahimefendic, j'aimerais aborder plus
11 particulièrement la question des enfants qui ont survécu à Srebrenica.
12 Est-ce que vous vous voudriez bien aider les Juges, le Tribunal, à cet
13 égard, en leur expliquant, en leur décrivant le niveau de traumatismes
14 subis par ces enfants victimes, tant en juillet 1995, ce que vous avez
15 observé à ce moment-là, et ce que vous continuez à constater aujourd'hui
16 encore?
17 Réponse: Les enfants ont été témoins de tous ces événements. Les plus
18 âgés ont, y compris, été les témoins de la séparation de leurs parents.
19 Ils ont continué à vivre à Potocari avec leur mère dans des conditions
20 très pénibles, un ou plusieurs jours. Il y avait là des gens qui sont
21 restés quatre, cinq ou six jours.
22 J'ai travaillé auprès de dix femmes qui venaient de donner naissance à
23 leur enfant et qui se sont trouvées dans la foule de Potocari. Elles ont
24 survécu. Elles ont réussi, elles et leurs bébés, à atteindre Tuzla. Il y
25 avait aussi d'autres enfants, des enfants dont les âges étaient très
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1 divers.
2 Si l'on pense à l'importance du développement de l'enfant, on peut dire
3 que les événements vécus par eux en juillet 1995 ont pu avoir des
4 répercussions très diverses sur les enfants.
5 Les enfants en âge pré-scolaire ont manifesté des symptômes passant par
6 les pleurs, un attachement exagéré à la mère, un attachement physique, une
7 difficulté à dormir la nuit, car ils étaient débordés par la peur. En
8 effet, ils étaient en compagnie de leur mère, ils ont suivi les réactions
9 de la mère aux événements douloureux qu'elles vivaient.
10 Les enfants en âge scolaire ont en général vu la peur que les adultes
11 autour d'eux avaient lorsqu'ils réagissaient à certains bruits ou à
12 certaines des choses qu'ils voyaient.
13 Ils ont donc vécu des problèmes d'apprentissage, des problèmes scolaires,
14 ils ne pouvaient partager leur réaction avec personne. Ils subissaient la
15 peur en ayant des cauchemars très pénibles pendant la nuit. D'autres
16 enfants ont manifesté des symptômes consistant à uriner dans leur lit la
17 nuit, alors qu'ils avaient cessé de le faire auparavant. D'autres enfants,
18 notamment les garçons mais aussi certaines des filles, ont présenté des
19 symptômes de changement comportemental passant par une certaine
20 agressivité.
21 Leur impression était qu'il fallait qu'ils se séparent de leurs parents
22 mais le monde des adultes autour d'eux a totalement modifié leur échelle
23 de valeurs. Le monde autour d'eux s'est transformé. Il est devenu un lieu
24 d'insécurité, un lieu où ils ne sentaient plus en sécurité et où ils ont
25 perdu l'assurance de l'identité de ceux à qui ils appartenaient et de ce
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1 qu'ils étaient eux-mêmes.
2 Leur comportement variait pour l'essentiel entre des comportements
3 agressifs et des comportements d'isolement, d'isolement, d'absence
4 d'activité, d'enfermement dans la maison en regardant la télévision ou en
5 lisant.
6 Question: En juillet 1995, avez-vous remarqué un haut niveau de
7 traumatisme parmi ces enfants?
8 Réponse: Oui.
9 Question: Aujourd'hui, comment qualifieriez-vous le niveau de
10 traumatisme parmi ces enfants, cinq ans après les événements de
11 Srebrenica?
12 Réponse: Oui, bien sûr, cinq ans se sont écoulés depuis les événements
13 de Srebrenica. Malgré cela, je reste confondu quand je travaille avec les
14 enfants et que je parle avec eux de voir à quel point les images de ces
15 événements ou l'image du père qu'ils n'ont pas connu, car certains de ces
16 enfants n'ont même jamais vu véritablement leur père, ils étaient encore
17 trop petits au moment de sa disparition, en tout cas ils ne se rappellent
18 pas ce père, eh bien pourtant ils en parlent encore dans leur récit.
19 L'année dernière, il y a sept mois, un petit garçon a dessiné le mont Udrc
20 en disant: "Je voudrais m'acheter un hélicoptère pour aller là-bas. C'est
21 là-bas qu'est mon père et je veux le ramener". Et puis, une petite fille
22 de 7 ans, son père en pleine vie et prêt à revenir. Et puis un adolescent
23 a raconté avoir assisté à la mort de son père, c'était un adolescent très
24 renfermé malgré le fait qu'il participait à un programme sportif. Il
25 faisait partie d'un groupe d'hommes dont je m'occupais et dans lequel
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1 j'essayais d'utiliser, de développer la communication de ces enfants par
2 le travail. Tout d'un coup, cet adolescent s'est mis à raconter des
3 événements survenus il y a 5 ans. Tout cela dans avec des réactions
4 émotionnelles violentes liées à ce dont il se souvenait de sa toute petite
5 enfance, donc d'événements de l'époque. Il a 17 ans aujourd'hui. Il se
6 rappelait chacun des détails d'il y a 5 ans. Voilà quelques exemples.
7 En tout cas, ce qu'on constate c'est que les enfants continuent à raconter
8 ce qui s'est passé. Les adultes vivent ensemble dans les lieux d'accueil,
9 ils ont des expériences communes, donc ils en parlent très souvent les uns
10 avec les autres.
11 Ces sujets sont très présents dans le psychisme des enfants et cela les
12 inhibe dans leur énergie. Ils leur arrivent même de se sentir coupables
13 des réactions qu'ils ont eues. Ils ont le sentiment d'être porteurs d'un
14 secret. Les femmes, les enfants sont totalement épuisés à force de
15 raconter ce qui s'est passé, de se raconter aux uns aux autres ce qui
16 s'est passé. Au bout d'un certain temps, ils essayent de s'éviter pour ne
17 plus parler de cela, ce qui crée un silence qui lui-même est source de
18 traumatisme.
19 En effet, un événement vécu ne peut pas s'oublier, il faut qu'il
20 s'exprime, il faut que lui soit associé une certaine signification. Il
21 faut que d'une certaine façon l'ordre puisse être rétabli dans la pensée.
22 Il faut que l'on puisse se dire tout simplement telle et telle chose est
23 arrivée. Il faut que ces femmes puissent un jour dire: "Je suis une femme
24 de Srebrenica, j'ai survécu et je veux continuer à vivre". Il faut
25 qu'elles puissent le dire sans réaction émotionnelle. Or les femmes de
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1 Srebrenica, encore aujourd'hui, sont incapables de prononcer ces mots sans
2 se mettre à pleurer.
3 Question: Madame, vous avez été impliquée dans le traitement de nombreux
4 enfants qui ont survécu à Srebrenica. Est-ce que vous pourriez nous donner
5 un exemple d'un enfant qui a été témoin de la séparation d'avec son père?
6 Quels ont été les répercussions, l'impact de ce fait d'avoir été témoin de
7 cette séparation sur le développement de l'enfant jusqu'à ce jour?
8 Réponse: Les exemples pullulent. Une femme, par exemple, m'a raconté
9 qu'avec son mari elle s'est trouvée à Potocari, lui travaillait au lycée
10 de sa ville, c'était un homme éduqué et il était convaincu que rien de
11 négatif ne pouvait lui arriver. Il pensait que s'il prenait son enfant par
12 la main pour l'emmener jusqu'à l'autobus, il arriverait à le faire monter
13 à bord de l'autobus mais, pendant qu'il marchait vers cet autobus, tout
14 d'un coup son enfant lui a été arraché violemment et il a été emmené
15 ailleurs. Il s'est donc retrouvé seul. Sa femme était ailleurs dans la
16 foule. Il ne savait plus quoi faire. Une autre femme a pris par la main
17 cet enfant; pendant le trajet jusqu'à Tisca et même jusqu'à Kladanj, la
18 mère de cet enfant ne savait absolument pas si l'enfant était dans
19 l'autobus ou pas. Elle a perdu conscience plusieurs fois et c'est
20 seulement à l'arrivée à Kladanj que la jeune fille qui avait pris par la
21 main son enfant lui a remis son enfant. Eh bien, cet enfant est tellement
22 inséparable de sa mère qu'il ne peut pas la quitter un seul instant. Or il
23 faut qu'il aille à l'école. La mère est très inquiète, elle ne sait pas ce
24 qui va se passer parce que, si son enfant part à l'école, il va bien
25 falloir qu'elle se sépare de lui physiquement. Or cet enfant est toujours
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1 attachée physiquement à sa mère d'une façon exagérée, d'une façon qui
2 n'est pas bonne pour son développement.
3 J'aimerais vous parler d'un autre exemple si vous me le permettez. Un
4 petit garçon qui avait 10 ans, qui était un petit peu corpulent, de petite
5 taille, et un soldat lui a mis le doigt sur le front en lui disant: "Quel
6 âge as-tu?". La mère a répondu :"Il a 8 ans". Le soldat a répliqué: "Si tu
7 avais 10 ans, tu ne monterais sûrement pas dans l'autobus". Aujourd'hui
8 cet enfant est un petit garçon terrorisé qui a peur de s'éloigner de la
9 maison. Le plus souvent, s'il doit sortir de la maison, il faut que
10 quelqu'un aille avec lui pour s'occuper de lui. Il a peur du loup, il a
11 peur des gens, il n'ose pas monter dans un autobus tout seul, il a peur
12 des foules, il est toujours convaincu qu'il va lui arriver quelque chose.
13 Question: Est-ce que vous pourriez nous faire quelques remarques sur les
14 différences que vous avez pu constater entre les enfants traumatisés parmi
15 la communauté qui a survécue à Srebrenica et d'autres victimes qui ont
16 subi des traumatismes, mais des traumatismes afférents à des événements
17 autres que Srebrenica? Y a-t-il des différences entre ces enfants et ces
18 traumatismes?
19 Réponse: Les différences existent, elles sont évidentes.
20 Mais ce qui est fondamental, à mon avis, c'est que les enfants des autres
21 régions de Bosnie, qui ont subi la guerre aussi, ont toutefois conservé
22 leur sentiment de sécurité et que, dans leur environnement, au niveau de
23 la famille la plus proche, et dans l'environnement un peu plus lointain,
24 il y a toujours des hommes.
25 Ils cherchent un modèle, notamment un modèle masculin, parmi les membres
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1 les plus proches de leur famille. Or, les enfants de Srebrenica ont perdu
2 ce modèle d'identification pour leur développement personnel, surtout les
3 garçons.
4 Et ça, c'est une différence fondamentale.
5 La deuxième différence, c'est que la souffrance à Srebrenica était
6 partagée par un grand nombre de personnes, je l'ai déjà dit, un très grand
7 nombre de personnes qui ont vécu la même souffrance pendant une journée.
8 Pendant une période de temps très brève, un très grand nombre de femmes et
9 d'enfants ont été exposés à une situation traumatisante particulièrement
10 grave.
11 Et puis troisième différence, à mon avis, elle réside dans le fait que
12 c'est l'être humain qui est au cœur de cet événement traumatisant, ce
13 n'est tout de même pas une catastrophe courante de voir disparaître -en
14 quelques instants- un nombre aussi important d'êtres humains.
15 Alors les questions se posent de savoir: "Pourquoi ils nous ont fait ça?
16 Pourquoi ils n'ont pas laissé les hommes vivre avec nous? Pourquoi,
17 pourquoi, pourquoi?".
18 Question: Pouvez-vous nous dire quelque chose sur l'impact des
19 événements de Srebrenica sur ces enfants? Comment ces événements ont
20 affecté leur développement social?
21 Réponse: Le fait de devenir un réfugié, d'ailleurs la situation de
22 réfugié est aussi une situation traumatisante, donc l'arrivée dans ce lieu
23 d'asile a modifié complètement leur environnement physique.
24 Ces enfants se sont trouvés dans un milieu totalement nouveau. Il a fallu
25 créer de nouveaux contacts, se faire de nouveaux amis. Pour cela, il faut
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1 avoir un sentiment de sécurité et un certain désir de communication. Or,
2 ces enfants sont débordés par leurs souvenirs traumatisants et par toutes
3 sortes de problèmes. Tout cela est donc très difficile pour eux.
4 Cela ne concerne pas uniquement les enfants, mais aussi les autres membres
5 de la famille qui se sont trouvés assez incapables de nouer un quelconque
6 contact social. Le désir de le faire n'était pas présent. Il y a eu même
7 interruption des contacts sociaux.
8 Quand on observe leur comportement, on voit qu'il y a perte de la
9 communication, y compris au niveau verbal ou bien dans l'aide que ces
10 personnes sont capables de se proposer les unes aux autres.
11 On a constaté une modification du comportement, y compris à l'égard des
12 membres les plus proches de la famille. Les mères et les enfants ont le
13 plus souvent des problèmes s'agissant de nouer des contacts sociaux.
14 Le modèle de communication n'est pas tout à fait clair. Les femmes ont
15 tendance à surprotéger leur enfant. Ou bien encore si l'enfant est un peu
16 plus âgé, il reprend des rôles qu'ils ne sont pas les siens, il assume le
17 rôle d'un adulte trop tôt. Par exemple, un père qui a dit à son petit
18 garçon de 10 ans: "S'il arrive quelque chose de mauvais à ta mère, il faut
19 que tu t'occupes de ta mère". Donc, le petit garçon reprend le rôle et la
20 responsabilité d'un adulte. Les mères, elles, n'ont pas le désir de parler
21 avec leur enfant.
22 D'après l'expérience que nous avons acquise à Vive Zene, nous avons pu
23 voir que l'importance était d'essayer de pousser ces femmes et ces enfants
24 à échanger, à partager leur expérience en communiquant les uns avec les
25 autres, car cela peut être un élément d'amélioration de leur état
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1 psychique.
2 Question: Merci beaucoup, Madame Ibrahimefendic. Je vous suis très
3 reconnaissante d'être venue au Tribunal.
4 Il appartient maintenant à mes collègues de la défense de vous poser
5 quelques questions. Je vous remercie.
6 M. le Président: Merci beaucoup, Monsieur Harmon.
7 Du côté de la défense, Maître Visnjic?
8 M. Visnjic (interprétation): Monsieur le Président, la défense n'a pas de
9 questions pour ce témoin.
10 M. le Président: Merci beaucoup, Maître Visnjic.
11 C'est le moment de faire une pause avant que les Juges posent des
12 questions. Les Juges auront quelques questions à poser. Pour ne pas
13 presser, nous allons faire une pause de 20 minutes, puis poursuivre.
14 (L'audience, suspendue à 10 heures 30, est reprise à 11 heures.)
15 (L'accusé est introduit dans le prétoire.)
16 M. le Président: Le Juge Fuad Riad.
17 (Questions de M. le Juge Riad à Mme Ibrahimefendic.)
18 M. Riad (interprétation): Bonjour Madame Ibrahimefendic, m'entendez-vous?
19 Mme Ibrahimefendic (interprétation): Oui.
20 Question: Vous venez de nous exposer -de la façon la plus compétente
21 qu'il soit- la situation vécue par les femmes et les enfants de Bosnie.
22 Dans cet exposé, vous avez souligné ce que vous avez qualifié de "Syndrome
23 de Srebrenica" en disant qu'il se distinguait des autres syndromes
24 présents dans la région, à cette période, que l'on retrouve peut-être dans
25 d'autres parties du monde d'ailleurs. Vous avez évoqué un certain nombre
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1 d'aspects qui caractérisent ce traumatisme.
2 Vous avez dit un grand nombre de choses que je ne vais pas reprendre ici,
3 mais que je vous demande si vous ne pensez pas que cela se retrouve dans
4 d'autres régions de la Bosnie où l'on trouve des victimes qui ne sont pas
5 nécessairement dans les zones contrôlées par les Musulmans, mais également
6 dans les zones contrôlées par les Serbes ou les Croates.
7 Vous avez une expérience directe de ce qui s'est passé. Que pensez-vous de
8 cela? Qu'est-ce qui, à votre avis, rend ce syndrome si particulier?
9 Réponse: Dès le début de la guerre, Srebrenica a été une zone de
10 sécurité, et beaucoup de personnes dans d'autres régions de la Bosnie, en
11 regardant la carte de la Bosnie, voyaient un petit cercle qui entourait
12 Srebrenica, qui l'isolait d'autres parties de la Bosnie.
13 Il y avait toujours cette crainte, cette peur de la part de ceux qui
14 vivaient à Tuzla. Et les femmes qui sont venues à Srebrenica et avec
15 lesquelles j'ai travaillé en 1993, en 1994, eh bien, leurs maris sont
16 restés à Srebrenica. Ils communiquaient par radio, par l'intermédiaire de
17 la Croix Rouge internationale. Ils s'encourageaient mutuellement, les uns
18 les autres, pour qu'ils puissent supporter, endurer ces temps-là. Le
19 nombre de famille était assez restreint mais il y a un grand nombre
20 d'hommes qui étaient restés seuls à Srebrenica. Il y a eu un grand nombre
21 de femmes, d'enfants qui sont partis de Srebrenica en 1993 grâce aux
22 camions de la Forpronu.
23 La vie à Srebrenica de 1992, 1993 et de 1994 était difficile; les femmes
24 se demandaient ce qu'il allait se passer avec leur mari. C'est là une
25 crainte qui commençait à escalader. Il s'agissait de vivre entre l'espoir
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1 et le désespoir, entre quelque chose d'inattendu, d'incertain. Les
2 questions qui se posaient restaient sans réponse. C'était une zone de
3 sécurité, quelqu'un devra faire quelque chose. On cherchait une solution
4 pour Srebrenica.
5 Et puis les informations, les renseignements qui arrivaient vers la fin
6 juin, montraient que quelque chose se passait à Srebrenica. Il y a des
7 sections de postes d'observations du Corps néerlandais qui tombaient l'un
8 après l'autre.
9 Je me souviens de ce qu'une femme m'a dit: "Un poste d'observation, un
10 poste de contrôle de l'ONU est tombé à Jadra". Eh bien, elle ne croyait
11 pas que Srebrenica allait chuter. Et puis Srebrenica a chuté. Des milliers
12 d'hommes avaient quitté la région de Srebrenica pour emprunter les
13 sentinelles des montagnes, une route d'incertitude pour arriver à Tuzla.
14 Lorsqu'ils se séparaient, il se concertaient, ils se promettaient de se
15 rencontrer là-bas, et pendant leur séjour à Potocari, les femmes étaient
16 informées qu'elles allaient être sécurisées, elles et leurs enfants,
17 "c'est là que vous allez rencontrer vos maris". En cours de route, à
18 Kravica, les femmes ont vu les maris emprisonnés. Une femme avait reconnu
19 son mari qui était sur un camion. On utilisait les femmes pour interpeller
20 son mari qui était sur un camion en disant qu'ils allaient continuer le
21 chemin ensemble vers Tuzla. Une femme l'a fait et puis des centaines se
22 remettaient. On pensait que la Croix-Rouge internationale était une
23 Institution qui allait les protéger. Il y avait des listes d'une
24 vingtaine, trentaine de personnes qui ont été faites à Potocari pour
25 lesquelles on disait que ces personnes allaient venir. On pensait qu'ils
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1 allaient être abrités quelque part dans des centres de regroupement, dans
2 des camps. Oui, elles se trouveraient dans des camps, dans des centres de
3 rassemblement et, là, on allait peut-être observer, respecter certaines
4 coutumes et lois de guerre.
5 Je pense que c'est là une différence. Ces femmes ont un sentiment de
6 culpabilité, elles auraient pu partir en 1992, rester avec eux en 1993.
7 Elles auraient pu faire quelque chose. Celles qui sont restées là, en
8 1995, auraient pu également faire quelque chose, ressentir, se
9 sensibiliser à certaines choses.
10 Question: Avez-vous eu des informations au sujet des conditions de vie
11 vécues par les femmes qui se trouvaient dans d'autres régions de la
12 Bosnie, des femmes qui n'ont pas subi le même traumatisme? Vous avez dit
13 que ce traumatisme était particulier car il avait concerné un grand nombre
14 de personnes le même jour, pensez-vous que dans d'autres régions de la
15 Bosnie les femmes ont vécu un meilleur sort?
16 Réponse: Non. Les conditions n'étaient pas meilleures mais elles
17 acceptaient plus facilement ce qui se passait après leurs départs, après
18 leurs exils. Certains maris étaient tombés sur le champ de bataille,
19 certaines femmes ont accepté cette condition, ont continué à vivre dans
20 ces conditions-là. Elles arrangeaient les choses de la meilleure façon
21 possible. Mais dans aucune famille de Zvornik, dans les régions de
22 Zvornik, on ne peut trouver une famille qui n'était pas restée sans une
23 vingtaine de membres de leur famille.
24 Lorsqu'on parle de Srebrenica, il y a des hommes qui sont absolument
25 disparus, même si une femme à cinq filles, elle dit je n'ai personne. Un
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1 mâle dans la famille c'est quelque chose qui est terriblement supporté,
2 essuyé comme une très grande perte. Une femme qui vit avec deux filles,
3 avec un petit enfant, elle dit qu'elle n'a personne, mais quand je lui dis
4 : "Vous avez deux filles", la femme ne le voit pas comme une valeur, comme
5 quelque chose qui est substantielle, une substance de sa vie. Beaucoup de
6 femmes disent que l'on ne peut pas revenir dans la région de Srebrenica,
7 avec qui? Comment y retourner? On ne peut pas y retourner seule. Je ne
8 peux pas bâtir ma maison à moi seule, j'ai peur.
9 Sur 170 familles avec lesquelles je me suis entretenue dans le centre
10 collectif de Spionica, deux personnes m'ont dit qu'elles allaient
11 retourner dans un an ou deux ans. Mais cette incertitude du retour au
12 foyer est quelque chose qui est un syndrome traumatisant. Si elles avaient
13 leur homme à côté d'elles, elles seraient plus réconfortées, les femmes de
14 Zvornik et de sa région pourraient plus facilement faire leur choix,
15 déterminer leur vie à l'avenir.
16 Question: S'agissant des enfants, vous avez dit que ces enfants étaient
17 également traumatisés car ils n'avaient plus de modèles auxquels ils
18 pouvaient s'identifier, pouvez-vous nous dire quel sera l'avenir de ces
19 enfants? La société leur permettra-t-elle de revenir à la normale? Ou bien
20 ces enfants sont-ils totalement détruits?
21 Réponse: Je ne pourrais pas être très certaine dans ma réponse.
22 Ce que nous faisons avec eux, eh bien nous essayons de leur frayer un
23 chemin d'éducation, de développement normal.
24 Mais je suis aussi persuadé que ces enfants auront très probablement des
25 problèmes, des problèmes dans les étapes futures de leur éducation et de
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1 leur évolution; enfin ce sont des choses que nous ne pouvons pas prévoir.
2 On ne peut pas faire des recherches à long terme pour voir ce qui pourrait
3 spéculer, pour voir ce qui pourrait se passer avec ces enfants.
4 Par exemple: une institutrice, dans sa classe, où elle avait des enfants
5 de Srebrenica, nous a dit qu'un des enfants lui a dit: "Mon père a
6 disparu". Lorsqu'elle lui a demandé: "Quel est ton nom?", Il a répondu:
7 "Mon père a disparu à Srebrenica" et c'est son identité, l'identité de
8 l'enfant.
9 D'aucuns voudraient s'évader. Les jeunes songent, réfléchissent à quitter
10 la Bosnie, à fuir tout ce qui s'est passé. Et puis, les plus âgés disent:
11 "Il n'y a plus de vie ici, il n'y a plus d'avenir ici". L'avenir est pour
12 eux très sombre.
13 Pouvez-vous imaginer votre fille, votre fils d'ici 10 ans? Eh bien une
14 femme m'a dit qu'elle ne peut pas l'imaginer. "Est-ce que tu peux
15 l'imaginer comme un homme d'âge mûr, qui a sa famille, qui a son boulot",
16 la réponse est toujours: "Non, je ne peux pas l'imaginer".
17 Question: Vous voulez dire qu'ils ne prévoient même pas de vivre
18 normalement, une vie de famille normale, en ayant des enfants, ce genre de
19 chose?
20 Réponse: Ils peuvent prévoir. Leur vie doit continuer. Ils prévoient
21 une formation, une éducation scolaire mais il y a des difficultés. Il y a
22 des syndromes traumatisants et ils le feront avec beaucoup de difficultés,
23 beaucoup de perte d'énergie, une énergie qui sera mal orientée, une
24 énergie qui sera centrée sur leur éducation, sur la constitution d'un
25 foyer familial.
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1 Mais il y aura toujours cette question de l'origine: "Que sommes-nous?
2 D'où venons-nous?" et c'est un épuisement. Ce sentiment vital est très
3 faible. Ce sentiment de joie de vivre est très faible chez ces gens. S'ils
4 le font, s'ils ressemblent cette joie de vivre, ils ont toujours ce
5 sentiment de culpabilité qui est sous-jacent. Et puis, ils ne se sentent
6 pas libres.
7 Une femme dit: "Je ne me sens pas libre, la guerre n'a pas fini, ne s'est
8 pas terminée, je ne peux pas revenir chez moi. Aussi longtemps que mes
9 enfants ne seront pas libres, je ne serai pas libre. Et lorsque mes
10 enfants pourront visiter la région, je commencerai à ressentir ma joie
11 d'existence, ma condition d'existence".
12 Question: S'agissant de cette femme, vous avez dit que les femmes qui
13 savaient que leur mari était mort, était dans une meilleure situation que
14 les femmes qui continuaient à attendre. Mais s'attendent-elles toujours à
15 ce que leur mari reviennent, cinq ans plus tard? Ces femmes attendent-
16 elles toujours le retour de leur mari ou bien se remarient-elles? Quelle
17 est la situation sur le plan juridique? Sont-elles autorisées à se
18 remarier? Elles sont encore jeunes pour certaines.
19 Réponse: Au cours de ces quelques dernières années, notamment au cours
20 des deux dernières années, lorsqu'il s'agissait de déterrer les charniers,
21 il y a eu certains changements qu'on a pu noter.
22 Beaucoup de femmes sont préoccupées par ce processus d'identification de
23 parenté, en ce qui concerne les cadavres qui ont été déterrés, et
24 certaines s'efforcent d'inhumer leurs parents et les membres de leur
25 famille.
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1 J'ai eu connaissance d'une femme qui a exprimé le désir de se remarier et
2 elle connaît les membres de sa famille. D'autres ne peuvent pas se
3 remarier. Pour qu'un mari soit porté disparu, c'est la femme qui doit
4 entamer la procédure. Pratiquement, elle rompt tous les liens avec ce mari
5 pour qu'elle puisse se remarier et pour qu'elle puisse fonder une autre
6 famille, un autre foyer.
7 Question: Vous nous avez décrit le contexte de la façon la plus
8 compétente et la plus professionnelle qui soit, mais pourriez-vous établir
9 une comparaison entre ce syndrome de Srebrenica et d'autres éléments que
10 vous avez pu étudier au cours de votre recherche? L'holocauste par
11 exemple. Vous avez dit que le syndrome de Srebrenica était très
12 particulier, très spécifique. Pouvez-vous le classer dans la même
13 catégorie que l'holocauste par exemple?
14 Réponse: Si on tient compte du fait que les détenus à Srebrenica
15 appartenaient au même groupement que l'équipe ethnique et si cela était
16 dirigé contre ce collectif ethnique, cet ensemble ethnique, et comme on en
17 a été informé par les médias, il s'agissait d'être ou de ne pas être, eh
18 bien dans un certain sens on pourrait le comparer à ce à quoi vous avez
19 fait allusion.
20 Question: Avant d'en terminer, j'ai encore une question. Vous avez parlé
21 d'un soldat qui avait demandé à un petit garçon: "Quel âge as-tu?", ce
22 petit garçon avait 10 ans, mais la réponse a été: "Il a 8 ans". Le soldat
23 lui a rétorqué: "Si tu avais 10 ans, tu ne monterais pas dans l'autobus".
24 Y a-t-il eu des exemples de petits garçons de plus de 10 ans qui ont été
25 empêchés d'accompagner leur mère dans les autobus?
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1 Réponse: Oui, il y a des exemples. Des femmes nous disaient que le
2 premier jour les enfants ayant 10 ou 12 ans pouvaient monter dans ces
3 camions, mais que les autres ne pouvaient pas; il s'agissait donc de
4 garçons.
5 Une femme m'a dit que son enfant, son garçon avait 3 ans: "Et je l'ai
6 habillé pour en faire une fille, j'avais peur qu'on ne le prenne".
7 Et puis une femme avait un fils, Alija. Quand on lui a demandé le nom de
8 son enfant, elle a dit: "Il s'appelle Daniel", elle avait peur de dire son
9 vrai prénom.
10 Dans le cadre de notre projet de septembre 1995, le gosse, le garçon
11 disait: "Je suis Daniel, je suis Daniel", et on a essayé de lui faire
12 reprendre son nom de Alija. Il continuait à s'appeler Daniel.
13 Les femmes avaient peur même pour les marmots, pour les tout jeunes. Une
14 femme nous a raconté qu'on lui avait enlevé son fils et on l'a repoussé en
15 lui disant: "Est-ce que tu tiens tellement à un seul enfant, à un enfant
16 unique?".
17 Ces femmes ont des cauchemars pendant la nuit. Elles se lèvent. Elles, au
18 singulier ou au pluriel, elles ont des problèmes. C'est une femme qui est
19 en train de subir un traitement psychiatrique. Et puis il y a l'enfant
20 aussi qui commence à manifester des symptômes de syndrome. Et elle en
21 reparle, elle était chez nous il y a deux mois. Son traitement, dans le
22 cadre du projet, a commencé en 1995. Elle a demandé un traitement médical
23 et s'est inscrite dans le cadre de notre projet. C'est à ce moment-là
24 qu'on parlait de cet enfant unique qu'on avait essayé d'enlever de sa
25 mémoire mais l'enfant y est, il est en vie et il a 10 ans maintenant.
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1 Question: Vous-même et les autres personnes qui accomplissent ce très
2 noble travail humanitaire, avez-vous la moindre possibilité d'aider ces
3 gens, peut-être un jour, à l'avenir, à revivre ensemble dans une société
4 pluriethnique. Pensez-vous que cet espoir existe?
5 Réponse: Personnellement, je pense que c'est le choix unique, l'espoir
6 existe toujours.
7 J'ai eu l'occasion de m'entretenir à Srebrenica avec les gens qui y
8 vivent, et étant donné que je travaille avec des personnes traumatisées à
9 Srebrenica où il y a des Serbes qui sont également traumatisés de la même
10 manière, il s'agit donc de se parler, de s'entretenir. Il s'agit de parler
11 de ce qui s'est passé, c'était quelque chose qui s'était passé dans un
12 temps donné.
13 Ce qui est très important, c'est de faire éclore cette impulsion agressive
14 parce que, d'après les connaissances que nous avons, cette connivence de
15 silence, ce complot de silence n'est pas bon.
16 Je ressens la Bosnie, je l'ai sous ma peau, la Bosnie sans entité. Il
17 m'est très difficile de dire que la Bosnie est un pays divisé. J'ai vécu
18 en Bosnie, dans une Bosnie pluriethnique. J'entretiens… je vivais avec ces
19 gens. J'ai des rapports et des relations avec ces gens-là. Il faut parler
20 de ce qui s'est passé.
21 Je pense que dans le cas de ces personnes traumatisées, lorsqu'il s'agit
22 de femmes, d'enfants traumatisés, il faut les aider. Il faudrait que l'on
23 trouve un chemin, une voie de compassion.
24 Nous avons vécu pas mal de pertes, nous avons subi des pertes, donc c'est
25 la seule voie, celle de l'entretien, de parler ouvertement de ce qui s'est
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1 passé, de ce qui était.
2 Un homme de 80 ans, dans un de ces centres d'hébergement, d'abri, a dit
3 tout simplement: "On naît. Il y a des gens qui naissent et qui peuvent
4 détruire le peuple, mais il y a aussi des gens qui naissent et qui peuvent
5 redresser un peuple". "J'ai besoin de la liberté" m'a-t-il dit "d'une
6 tente pour que je puisse rentrer et vivre à Srebrenica, pour que je puisse
7 me sentir libre".
8 Question: Merci beaucoup Madame Ibrahimefendic.
9 M. le Président: Madame la Juge Wald, s'il vous plaît.
10 (Questions de Madame la Juge Wald.)
11 Mme Wald (interprétation): Merci Monsieur le Président.
12 Parmi les 140 femmes de Srebrenica et les 700 enfants avec lesquels vous
13 avez eu des contacts ou que vous avez soignés, y a-t-il eu des résultats
14 positifs?
15 Autrement dit, parmi ces femmes et ces enfants, grâce à l'aide fournie par
16 le centre, en avez-vous trouvé qui, apparemment, ont surmonté les
17 obstacles et qui, aujourd'hui, mènent une vie relativement normale, en
18 relativement bonne santé? Et si oui quel est le pourcentage de ces
19 réussites par rapport au total?
20 Mme Ibrahimefendic (interprétation): Après ce traitement thérapeutique, on
21 a constaté des améliorations: réductions de symptômes, meilleur
22 fonctionnement, meilleures performances au niveau des femmes et des
23 enfants.
24 Il y a eu changement des réflexions, changement de comportement,
25 changement de relations avec d'autres personnes, relations avec la famille
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1 avec les parents.
2 Mais il y a eu régression, il y a eu réapparition de ces symptômes et ces
3 femmes aussi, en quelque sorte, se trouvent dans des phases de haut et de
4 bas sur cette marche, vers l'avancement.
5 Mais prenons le contexte dans lequel elles vivent actuellement, il est
6 très difficile de parler de quelque chose qui pourrait être considéré
7 comme progressif dans le sens de la thérapie, dans le sens de leur
8 assainissement.
9 Question: Etes-vous optimiste au sujet de la majorité de ces femmes et
10 de ces enfants? Ou bien ne pouvez-vous espérer que certains parmi eux vont
11 reprendre un jour une vie à peu près normale?
12 Réponse: Je suis assez optimiste en ce qui concerne leur guérison. Je
13 voudrais bien qu'elles trouvent elles-mêmes leurs propres ressources,
14 leurs ressources d'assainissement.
15 Ce que j'essaie –dans le cadre de mes travaux– c'est de trouver le côté
16 sain, le point sain dans tout ce contexte qui pourrait imprimer une
17 impulsion à la reprise par ces femmes-là de la joie, du sens de la vie et
18 de leurs conditions de vie. Partir de la question de savoir qu'est-ce que
19 je peux faire? Quoi faire?
20 Parfois, j'essaie de piocher dans leur mémoire pour essayer d'assainir
21 leur mal, leurs peines, leurs souffrances pour que ces images, ces
22 tableaux qu'elles retiennent dans leur mémoire, qu'elles refassent ces
23 images et qu'elles les réintègrent dans le quotidien.
24 Je suis donc optimiste, j'ai un point de vue optimiste et c'est suivant
25 cela que je me comporte.
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1 Question: Les problèmes que ces femmes ont subis et puis leur sentiment,
2 tant au début que maintenant, que vous avez décrits avec tant d'éloquence,
3 ces sentiments, est-ce qu'ils rendent fort difficile, voire impossible
4 pour elles, un effort de continuer à vivre en communauté?
5 Lorsqu'elles se trouvent, en d'autres termes, dans ces centres collectifs,
6 est-ce qu'elles sont à même de reprendre leurs coutumes, leur vie en
7 communauté, leur vie religieuse? Ou est-ce que ces sentiments profonds que
8 vous décrivez, qui rendent très difficiles les rapports familiaux, est-ce
9 qu'ils rendent aussi très difficiles leur aptitude à revivre en
10 communauté, à nouer de nouveaux liens communautaires comme elles les
11 connaissaient par le passé?
12 Réponse: Le système de la famille dans les villages était très
13 puissant, très structuré. Les liens étaient très étroits dans le cadre
14 d'une famille ou entre les familles. Et ils s'efforçaient de préserver ces
15 liens, c'est leur joyau, leur trésor, la chose qu'il faut développer, et
16 puis redévelopper ces relations familiales et les relations au sein d'une
17 communauté sociale plus large.
18 C'est quelque chose qui devait être braqué sur l'avenir, mais il y a
19 aussi, là, des hauts et des bas. A un moment donné, on se rend compte que
20 quelque chose avance, mais à un moment donné cela s'arrête puis
21 recommence.
22 Il y a certaines choses qui sont d'une importance exceptionnelle pour
23 pouvoir programmer, planifier l'avenir. Il y a des choses qu'il faut
24 résoudre: l'exil. L'état, le statut de réfugiés, d'exilés, est quelque
25 chose qui est insupportable; les femmes n'ont pas leur vie privée,
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1 l'hébergement nécessaire. Elles partagent une pièce avec plusieurs membres
2 de la famille, cela peut être déprimant.
3 Tous sont braqués, centrés sur le retour, sur quelque chose de différent.
4 Ces coutumes des villages d'où elles viennent et qu'elles essaient de
5 transférer dans le nouvel environnement, eh bien, elles veulent le faire
6 mais elles se sentent coupables. Cela se reflète surtout sur leurs
7 enfants.
8 Question: Une dernière question. Vous avez évoqué les différences entre
9 les sentiments ressentis par les femmes qui ont survécu aux événements et
10 à la déportation de Srebrenica par opposition aux sentiments ressentis par
11 les femmes qui ont subi d'autres atteintes, d'autres violences dans le
12 cadre d'autres événements en Bosnie. Pensez-vous que le syndrome de
13 culpabilité qui vient du fait que dans d'autres situations les femmes
14 elles-mêmes ont souffert, par exemple des sévices sexuels ou le viol, ou
15 ont été elles-mêmes internées dans des camps, elles ont également souffert
16 alors qu'à Srebrenica les femmes ont été expulsées vers Tuzla, séparées
17 alors que les hommes ont été les seuls victimes de tortures, de sévices,
18 éventuellement ont été abattus. Il y a peut-être ce syndrome de
19 l'holocauste. Les femmes se demandent pourquoi est-ce que moi j'ai pu
20 survivre, pourquoi est-ce qu'on m'a permis de survivre et pas les autres,
21 pas les hommes. Est-ce que vous pensez que cela caractérise ce syndrome de
22 Srebrenica également?
23 Réponse: Le sentiment, le syndrome de culpabilité est très présent
24 auprès de toutes les femmes. Elles se sentent coupables de n'avoir pas
25 prévu certaines choses, de ne pas être avec leur mari, de ne pas pouvoir
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1 sauvegarder son enfant, on m'a pris "mon" enfant. Donc je n'ai pas répondu
2 à mon rôle fondamental de femme et de mère. Et puis je suis coupable car
3 je ne peux pas me retrouver, me débrouiller dans cette situation quand je
4 suis seule. Les enfants ont de mauvais résultats à l'école, j'en suis
5 coupable. Je suis coupable si mes enfants n'auront pas la formation
6 voulue. Par conséquent, cette fourchette de culpabilité est très large. Je
7 suis coupable si je voudrais me remarier, je n'ai pas le droit d'épouser
8 quelqu'un d'autre. Je n'ai pas le droit de songer à un autre homme.
9 Question: Merci.
10 (Questions de M. le Président Rodrigues à Madame Ibrahimefendic.)
11 M. le Président: Merci Madame le Juge Wald.
12 Madame Ibrahimefendic –je sais pas si j'ai bien prononcé votre nom– je
13 crois que nous avons ici un très large champ de questions, surtout de
14 conséquences, mais j'essaie quand même d'aller vers des petites
15 précisions. Vous avez parlé de "la prise par surprise" comme étant tant un
16 facteur qui pouvait entrer dans cette spécificité du "syndrome de
17 Srebrenica". Est-ce que le fait d'être une zone protégée peut aussi entrer
18 dans la caractérisation pour le "syndrome de Srebrenica", et encore si ce
19 "syndrome", cette culpabilité doit ou non être partagé par la communauté
20 internationale une fois que c'était une zone protégée?
21 Mme Ibrahimefendic (interprétation): Si l'on tient compte de ce que les
22 femmes de Srebrenica nous disent, elles inculpent en quelque sorte la
23 communauté internationale: " Pourquoi celle-ci ne nous a pas aidées?
24 Pourquoi nous a-t-elle proclamée zone de sécurité, zone protégée?
25 Pourquoi cette communauté internationale nous a laissées vivre dans un
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1 camp de concentration?" les femmes disaient cela. "Là où l'on ne recevait
2 pas régulièrement des vivres, des vêtements où on devait s'habituer à
3 certaines autres conditions de vie, on a dû faire certaines choses,
4 travailler la terre ou ne pas le faire, mais on devait survivre".
5 Une des femmes nous a dit qu'à un moment donné elles ont commencé à
6 ressentir la joie de vivre, il y a eu moins d'obus, il y a moins de
7 victimes, année 1993, un accident, puis il y a eu beaucoup de gens qui ont
8 été tués au stade de Srebrenica car il y a un obus qui a atterri dans ce
9 périmètre. Ces pilonnages étaient devenus sporadiques. Subitement, c'était
10 détendu, en 1994 certaines femmes s'étaient mariées. J'ai travaillé avec
11 elles. Elles me disaient que la vie ce qu'elles voulaient ou comment elles
12 pourraient l'arranger. Et puis, il y a eu subitement certains événements
13 qui se sont produits. "Je ne pouvais plus croire que c'était une zone de
14 sécurité, une zone protégée" disait une des femmes. Evidemment, il y avait
15 certains qui s'approchaient graduellement de Srebrenica. C'était pour eux
16 un phénomène de surprise.
17 En juin elles pouvaient croire à certaines choses, elles pouvaient
18 anticiper certaines choses mais elles ne croyaient pas. Elles croyaient
19 qu'elles auraient une aide, deux, trois avions, une assistance, une aide
20 nous vient mais rien ne s'était passé. Elles ont sollicité cette
21 assistance, le secours dans la base de la Forpronu, là où elles croyaient
22 qu'elles allaient être protégées et qu'elles pouvaient recevoir ce secours
23 et assistance nécessaires.
24 Question: Vous avez parlé aussi des récits de souffrance profonde, vous
25 avez mentionné aussi que vous utilisez beaucoup les techniques du
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1 psychodrame et de la Gästaltherapie, si nous acceptons que ces méthodes de
2 psychothérapie sont peut-être les plus indiquées pour faciliter
3 l'expression, qu'est-ce que vous voyez dans vos observations, dans le jeu
4 de rôle, dans l'expression, dans l'espace et notamment quels sont les
5 réseaux de communication que vous observez entre plusieurs participants
6 dans une section de thérapie, (?) ou psychodrame?
7 Quelles sont les résultats plus frappants, du point de vue de
8 l'observation de communication?
9 Réponse: En application de ces différents procédés et méthodes, on
10 insiste surtout sur la dernière rencontre avec la personne aimée, et
11 c'étaient les points les plus douloureux dans ce récit, en rétrospectif.
12 Les femmes avaient des difficultés à le dire verbalement. Elles ne
13 pouvaient pas contrôler leurs émotions. Il leur fallait du temps et
14 beaucoup de temps, des mois, dans le cadre du séjour, dans le cadre de ce
15 projet, pour qu'elles puissent extérioriser leurs sentiments.
16 Et grâce à ces techniques, elles pouvaient prendre une certaine distance
17 par rapport à leurs souffrances, par rapport à leur mal intérieur, interne
18 et ré-articuler en quelque sorte une liberté, une libération et
19 recommencer à se sentir elles-mêmes.
20 Question: Est-ce que, dans ces conditions, il est possible que les
21 personnes arrivent à représenter ce moment douloureux quand elles ont eu
22 des références provisoires? C'était un moment, c'était un instant. Le
23 moment de séparation, c'était un instant, on peut dire quelques secondes.
24 Est-ce que ces personnes arrivent à représenter, à faire le "role playing"
25 de cette situation?
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1 Réponse: Oui, je l'ai déjà dit. Dans des situations traumatisantes très
2 difficiles, tous les éléments sensoriels sont branchés. Tout ce que l'on
3 voit, tout ce que l'on ressent, tout que l'on peut sentir, on le mémorise
4 gravé profondément dans la mémoire.
5 Lorsqu'une femme se trouve à ce niveau-là ou arrive à ce niveau-là, elle
6 peut accompagner toutes ses mémoires, tous ces souvenirs avec la même
7 intensité du sentiment qu'elle a eu au moment de cet instant traumatisant.
8 Elle pourra me dire qu'elle avait soif: "J'avais soif", "Je ressens la
9 main de mon mari, une main qui était pleine de sueur" Elle peut revivre
10 tous les instants de cet instant.
11 Ce sont des thérapies très importantes. La prochaine fois, elle pourra
12 relater, faire un récit moins émotionnel, avec moins de douleur et de
13 souffrance, elle sera plus détachée, elle sera moins tendue avec toutes
14 les méthodes de relâchement, de relaxation. Parce que lorsqu'une femme est
15 tendue, elle ne peut pas articuler aucun de ses sentiments innés. Dans le
16 cadre de nos conversations, nous avons recouru à ces méthodes de
17 relaxation, de relâchement. Les femmes tendues ne peuvent pas s'articuler,
18 ne peuvent pas s'exprimer de manière appropriée.
19 Question: Peut-on dire que ces personnes ont des difficultés à percevoir
20 son ambiance, parce que cette super mémoire que vous avez mentionnée a été
21 et est encore hypothéquée –si je peux me faire comprendre– à ces
22 événements?
23 Réponse: Oui, elles se sentent différentes vis-à-vis des autres.
24 "Je suis unique, j'ai bonne expérience". C'est une expérience vécue. Et ce
25 qui est important, dans le cadre de la thérapie, c'est qu'elle comprenne
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1 qu'elle est une personne normale qui réagit normalement à une situation
2 anormale. Mais elle est normale, ses réactions sont normales.
3 Et lorsque ceci est normalisé, standardisé, elle commence à réfléchir sur
4 elle, d'une manière différente: "Je suis normale, la situation est
5 anormale, ma réaction et mon expérience sont normales face à une situation
6 qui a été anormale."
7 Donc, la femme doit trouver en elle pourquoi cela s'est passé, quelles ont
8 été les réactions, dans quelle situation. C'est quelque chose de très
9 important, un volet important dans cette voie de guérison.
10 Question: Vous avez déjà mentionné que l'absence d'information sur le
11 sort notamment des hommes –nous parlons essentiellement des femmes–
12 l'absence de cette information du sort des hommes et l'importance de ce
13 travail d'exhumation et d'identification des cadavres. Je crois que vous
14 avez déjà mentionné cela.
15 Mais est-ce que le deuil, même si nous posons cette question par rapport
16 au mariage ou non mariage, devient impossible à faire sans avoir cette
17 information, une fois que –comme vous le savez– l'absence d'information
18 entraîne l'anxiété, l'anxiété entraîne la tension, la tension permanente
19 entraîne la dépression.
20 Donc, quel est le rôle que l'exhumation et l'identification des cadavres
21 peut avoir pour, d'une certaine façon, anéantir tous ces problèmes?
22 Réponse: Je crois que l'agonie doit trouver son terme.
23 Il est vrai qu'elle est particulièrement difficile à confronter, mais elle
24 est. Et les femmes sont prêtes à accepter la vérité quelle qu'elle soit.
25 Elles n'en peuvent plus d'osciller entre le désespoir et l'incertitude.
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1 C'est important pour leur avenir. Il est important de savoir ce qui s'est
2 passé. Il est important qu'elles obtiennent des informations plus précises
3 au sujet de leurs proches. Il est important qu'elles trouvent un endroit
4 où elles pourront procéder aux rituels d'inhumation. Certaines femmes ont
5 déjà commencé à mettre en oeuvre ce rituel mais, bien entendu, le rituel
6 lié à l'enterrement n'est que partiel puisqu'elles doivent accepter
7 l'absence du mari. Par exemple, au moment des fêtes religieuses, elles
8 acceptent d'une certaine façon l'idée que leur mari est mort puisque, pour
9 certaines, elles ont commencé à égorger l'agneau.
10 Elles ont besoin de confirmation, elles souhaitent obtenir un certificat
11 parce que c'est, pour elles, la seule façon de confirmer le décès de leur
12 mari et cela a une signification très importante pour elles.
13 Question: Pensez-vous qu'il pourrait être utile pour dépasser un peu ces
14 problèmes et une fois que vous avez inclus, dans la spécificité du
15 "Syndrome de Srebrenica", le fait d'avoir un grand nombre de personnes
16 avec une souffrance commune, est-ce que vous pensez qu'il sera utile par
17 exemple d'avoir un monument, une célébration, une cérémonie collective
18 pour d'une certaine façon imager célébrer les personnes disparues?
19 Réponse: Pour les personnes originaires de Srebrenica, ce serait un
20 signe. Ce serait ce que je pourrais appeler un signe de reconnaissance des
21 souffrances que ces personnes ont vécues.
22 Ce qu'elles souhaitent c'est qu'une marque existe, qu'un espace
23 particulier soit réservé à ce signe du souvenir, qu'un temps particulier y
24 soit consacré également pour prouver que ces personnes ont réussi à
25 survivre et que, même si aujourd'hui elles sont des victimes, elles
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1 souhaitent que l'ensemble des événements soit consacré par un signe qui
2 prouve que tout cela a existé. Ces survivants souhaitent qu'une marque
3 soit imprimée quelque part.
4 Les femmes originaires de Srebrenica qui vivent à Tuzla aujourd'hui,
5 sortent dans les rues le 11 de chaque mois, avec des pancartes qui
6 signalent qu'elles veulent la vérité. Elles souhaiteraient qu'un respect
7 plus grand soit manifesté à l'égard de ce qu'elles ont vécu. Il faut que
8 quelqu'un respecte leur état de victime, leur souffrance. De cette façon,
9 leurs souvenirs, leur chagrin, leur désespoir, leur avenir, leur sort
10 futur seront d'une certaine façon agrémentés de sens.
11 Question: Vous avez mentionné aussi l'importance du développement. Je
12 vais un peu dans le sens des enfants, éventuellement des adolescents, une
13 fois que chacun vit ces problèmes d'une façon différente.
14 Mais sur l'importance du développement, si on accepte que le développement
15 c'est le résultat entre une ligne de continuité et une autre ligne de
16 changement, mais coordonnée, est-ce que, par exemple, du point de vue
17 culturel il y a quelque chose à faire, tout en tenant compte qu'à la fin
18 ces personnes ont perdu, par surprise, brutalement la continuité et que le
19 changement a été violent aussi? Donc du point de vue culturel, reprendre
20 ce qu'on pourrait appeler l'identification sociale, est-ce qu'il y aurait
21 quelque chose à faire? Est-ce que vous faites quelque chose?
22 Réponse: Dans notre travail, nous agissons à plusieurs niveaux. Nous
23 nous efforçons de faire en sorte que tous nos clients, qui ont subi le
24 traitement que nous leur proposons, puissent réagir correctement dans tous
25 les aspects du comportement humain, c'est-à-dire aussi bien sur le plan
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1 émotionnel qu'au niveau des actions quotidiennes.
2 Nous nous efforçons de faire en sorte que ces personnes puissent aussi
3 développer un réseau social qui leur permettra de se sentir en sécurité,
4 de sentir qu'on s'occupe d'eux.
5 Mais le problème se pose chez les jeunes et les enfants parce que les
6 jeunes et les enfants ont tendance à nier ce qui s'est passé, dans un
7 effort d'oubli, dans un effort destiné à mettre de côté ces événements.
8 Ils ne sont pas capables de se confronter à la réalité de cet événement,
9 d'accepter que cela fait partie de leur vie et de continuer à vivre avec
10 cela, en se disant "les choses se sont passées comme cela et pas
11 autrement".
12 Le problème de la négation des événements se trouve surtout chez les
13 jeunes et les enfants.
14 Question: Je voudrais établir un programme et peut-être une révision de
15 l'histoire qui pourrait aider à ne pas nier mais à reformuler, à revoir et
16 surtout à apprendre.
17 Est-ce que, du point de vue de l'éducation et de la révision de
18 l'histoire, par exemple d'enseigner l'histoire, est-ce que vous pensez
19 qu'il faudrait faire quelque chose?
20 Réponse: Je crois que ce serait exactement la solution: passer en
21 revue, revoir tout ce qui s'est passé, peut-être replacer tous les
22 événements sur une espèce d'écran historique. Il faut apporter une
23 explication au sujet de ce qui s'est passé.
24 Les enfants en particulier sont incapables de comprendre et certains
25 adultes aussi d'ailleurs. Je sais que, dans les groupes dans lesquels j'ai
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1 travaillé, chaque fois qu'on essayait de replacer dans leur contexte les
2 événements l'appréhension de la réalité des choses s'est avérée beaucoup
3 plus importante chez toutes ces femmes.
4 Il est réellement très important de permettre à ces femmes de rationaliser
5 grâce à des informations correctes qui leur seront fournies.
6 Question: Une petite question de précision. Vous avez mentionné que pour
7 les enfants l'un des problèmes, l'un des symptômes de difficulté de
8 développement qu'ils ont, ce qu'on peut en jargon technique, une énurésie.
9 Est-ce que les choses vont plus loin, notamment...?
10 Réponse: Vous parlez de façon positive. Je n'ai pas bien compris votre
11 question.
12 Question: Il y a peut-être eu un problème de traduction.
13 Vous avez dit que les enfants ont beaucoup de manifestations d'énurésie,
14 c'est-à-dire ils urinent au lit, etc., même quand ils avaient déjà
15 contrôlé cet aspect. Je vous demande si les choses vont plus loin, jusqu'à
16 l'incontinence, c'est-à-dire faire ces gros besoins au lit?
17 Réponse: Ceux qui obtiennent une aide thérapeutique ont une très grande
18 chance mais malheureusement ce n'est pas le cas de tous.
19 Nous avons de très bons résultats s'agissant de la réduction de l'énurésie
20 chez des enfants qui, en raison d'un traumatisme psychique, ont manifesté
21 ce symptôme d'énurésie. Malheureusement nous ne pouvons pas nous occuper
22 de tous les enfants.
23 D'ailleurs il est vrai aussi que certaines femmes ne souhaitent pas
24 obtenir une aide. Elles sont isolées, elles sont dans un état de passivité
25 et elles rejettent l'aide qu'on peut leur proposer en disant: "Personne ne
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1 peut m'apporter la moindre assistance. Ma vie est ce qu'elle est et je
2 n'ai pas le désir de la changer".
3 Mais nous avons de très bons résultats chez des enfants qui ont séjourné
4 chez nous. Nous avons constaté des transformations importantes de leur
5 comportement, s'il s'agissait d'enfants agressifs ou d'enfants renfermés,
6 s'il s'agissait d'enfants souffrant d'énurésie, s'il s'agissait d'enfants
7 souffrants d'insomnies ou qui faisaient des cauchemars, sur le plan
8 technique.
9 Donc grâce à l'utilisation de certaines méthodes et à des actions
10 particulières dans le cadre du travail en groupe ou individuel avec ces
11 enfants, nous avons obtenu de bons résultats mais, malheureusement, tous
12 les enfants n'ont pas accès aux traitements.
13 Question: On dit qu'un premier pas pour résoudre un problème c'est
14 d'arriver à parler du problème. C'est un principe général mais, ici, je
15 crois que ce principe n'est pas valable.
16 Est-ce que, pour vous, ce principe est valable pour la situation ou il y a
17 vraiment d'autres exigences, d'autre part à donner, pour résoudre ces
18 problèmes? Ce n'est pas une situation de traitement normal mais il faut
19 vraiment avoir d'autres techniques, d'autres ressources, d'autres
20 préoccupations?
21 Réponse: Pour que ces problèmes se règlent, il faut appliquer plusieurs
22 approches et l'une de ces approches c'est l'approche thérapeutique mais il
23 en faut bien d'autres.
24 Il faut aussi régler d'autres problèmes à un niveau plus vaste: des
25 problèmes sociaux, des problèmes économiques, des problèmes politiques, si
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1 l'on veut que l'amélioration existe.
2 Mais c'est un fait que le simple fait que quelqu'un commence à parler de
3 ses problèmes, à parler de ses désirs, à parler de ses difficultés, c'est
4 déjà un pas qui montre que cette personne cherche à être aidée.
5 Et cela, c'est très important que les gens sortent de leur état de
6 passivité, qu'ils commencent à se battre, car c'est effectivement un
7 combat, dans son propre intérêt. Donc le fait que ces personnes montrent
8 qu'elles ont envie de se battre est un pas important.
9 Mais les autres dimensions doivent aussi être prises en compte, le
10 contexte est terriblement important.
11 Question: Vous avez dit, je vous cite: "On ne peut pas faire de
12 recherche à long terme".
13 Est-ce que vous pensez que, du point de vue des conséquences de plusieurs
14 événements, et maintenant nous parlons de Srebrenica, l'on peut en rester,
15 ici, aux résultats que nous avons ou doit-on vraiment faire, si je puis
16 dire, des recherches, avec des méthodologies de follow up, c'est-à-dire
17 jusqu'au moment où l'on peut avoir une vue globale?
18 Réponse: Je crois qu'il faudrait parvenir à une définition globale de
19 ce qui s'est passé, car nous agissons de façon un peu trop dispersée. Il
20 faudrait peut-être unifier toutes nos actions et, si possible, définir de
21 quelle façon le suivi sera assuré par rapport à ce qui s'est passé dans
22 l'avenir, de quelle façon il sera possible de prévoir ou de planifier
23 l'avenir.
24 Car prévoir l'avenir d'un enfant dont la personnalité est disloquée, d'un
25 enfant pour lequel la planète est devenue un lieu d'insécurité, d'un
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1 enfant qui n'a plus son domicile propre, qui a perdu son père, qui vit
2 dans des conditions de réfugié, dans des conditions pratiques très
3 difficiles, prévoir son avenir est quelque chose de très difficile.
4 Donc une action globale serait très utile pour que nous nous sentions tous
5 davantage en sécurité et que nous sachions un peu mieux dans quelle
6 direction nous devons tous travailler.
7 Question: Je voudrais vous poser une dernière question car il faudrait
8 vraiment en finir. Il y a beaucoup de questions dans ce domaine. Je
9 voudrais vous confronter. Vous êtes dans la pratique et vous connaissez
10 bien le terrain.
11 Est-on vraiment arrivé à l'absurde, c'est-à-dire que les personnes qui
12 sont mortes sont plus heureuses que les autres qui ont survécues?
13 Réponse: Les personnes qui ont survécues ne ressentent pas le bonheur.
14 Ces personnes ont un très grand nombre de problèmes. Très nombreuses sont
15 les femmes qui disent: "Pourquoi suis-je en vie alors que les autres sont
16 morts", et elles le disent très souvent. "Pourquoi devrais-je, moi,
17 affronter tous les problèmes que la vie me réserve maintenant puisque je
18 ne peux plus le supporter".
19 Mais je crois qu'il faut insuffler aux survivants l'idée que la vie a tout
20 de même un sens, même si c'est une vie après la survie.
21 Dans mon travail pratique, comme vous venez de l'indiquer, je dis très
22 souvent aux femmes qui me consultent: "Si vous ne me parlez pas de votre
23 histoire, si vous ne me parlez pas de votre fils, moi je ne le connais
24 pas, je ne connais pas cette histoire, donc s'il vous arrivait de
25 disparaître plus personne n'entendra plus jamais parler de votre fils". Et
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1 ce que je m'efforce de faire, c'est de les convaincre que leur vie a tout
2 de même encore un sens, malgré tout ce qui c'est passé. J'essaie de leur
3 dire que la vie, en tout état de cause, est très difficile, qu'au cours
4 d'une existence nous affrontons de très nombreux événements inattendus,
5 difficiles, y compris quand il ne s'agit pas d'expériences traumatisantes,
6 y compris quand il ne s'agit pas d'expériences qui remettent l'existence
7 en cause. J'essaie de leur dire que la vie est tout de même un combat et
8 qu'il nous faut affronter tous ces problèmes, toutes ces difficultés qui
9 s'imposent à nous au cours de notre existence.
10 Question: Une autre question. Vous avez touché un point. C'est, à mon
11 avis, une cause humanitaire. Toute l'humanité doit être intéressée. Le
12 Tribunal, c'est une institution aussi qui en fait partie, qui doit
13 poursuivre des objectifs qui, à la fin, sont les vôtres.
14 Vous avez une expérience. Que pensez-vous que doit être le rôle du
15 Tribunal? Vous pouvez vous sentir à l'aise pour parler. Et notamment
16 quelle peut être, ici, cette salle? Comment peut-être cette salle où les
17 victimes viennent jouer un rôle, notamment si vous avez déjà des
18 indications?
19 Réponse: Le Tribunal de La Haye a, pour toutes les femmes victimes,
20 pour toutes les femmes avec lesquelles j'ai travaillé, une signification
21 tout à fait exceptionnelle.
22 Ces femmes attendent que la justice soit rendue. Nous pensions appartenir
23 à un monde civilisé. Nous pensions faire partie d'une société où le bien
24 serait récompensé et où le mal serait puni.
25 Ces femmes ont confiance dans le fait que les racines de ce qui s'est
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1 passé seront définies et que le courage nécessaire pour faire savoir ce
2 qui s'est passé sera rassemblé, y compris de la part des victimes. Les
3 gens qui ont fait cela, qui agissent de cette façon doivent pouvoir parler
4 pour permettre que la vie continue à l'avenir. La confiance existe à un
5 très haut niveau dans le fait que le Tribunal va permettre à la justice de
6 retrouver la place qui est la sienne.
7 Question: Oui, je crois que mon collègue le Juge Riad a encore une
8 question?
9 (Questions supplémentaires de M. le Juge Riad à Madame Ibrahimefendic.)
10 M. Riad (interprétation): Oui Monsieur le Président.
11 Madame Ibrahimefendic, en fait ma question découle de certaines des
12 réponses que vous venez d'apporter à mes éminents collègues, Juges, de
13 cette Chambre, question qui portait sur quelque chose de très fondamental,
14 à savoir la planification nécessaire pour l'avenir de la vie de cette
15 communauté.
16 En effet, il y a eu dans l'histoire des communautés, des populations qui
17 n'ont pas pu survivre à leur destruction dans certains continents, plus
18 particulièrement. S'agissant de la communauté de la population dont nous
19 parlons ici, d'autres experts qui se sont exprimés ici ont signalé le fait
20 que la société islamique était une communauté patriarcale caractérisée par
21 le fait que l'homme est l'épine dorsale de cette société. Vous avez
22 d'ailleurs cité l'exemple d'une femme qui avait cinq filles et qui disait
23 mes filles ne comptent pour rien, je veux un homme ou un garçon –ou
24 quelque chose d'approchant-. Alors, une fois que les hommes ont disparu,
25 comment une telle société -je reprends là une question posée par mon
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1 collègue le Juge Rodriguez –peut-elle continuer à fonctionner après un tel
2 événement. Peut-elle trouver la force de changer de s'adapter, ou bien la
3 situation sera-t-elle comparable à une boule de neige qui roule qui
4 entraînera une désintégration progressive et croissante, accélérée de la
5 société?
6 Est-ce que les femmes vont pouvoir se remarier, est-ce que les petits
7 garçons et adolescents de sexe masculin vont pouvoir poursuivre leur vie,
8 je vous pose la question aussi bien sur le plan psychologique que sur tous
9 les autres plans logiques, merci.
10 Réponse: Il va falloir qu'il y ait changement du comportement des
11 femmes dont nous parlons. Les femmes avec lesquelles nous avons travaillé
12 par exemple, nous nous sommes efforcés de leur faire comprendre que
13 désormais elles doivent prendre leur vie entre leur main, qu'elles doivent
14 aujourd'hui accepter d'avoir à résoudre un grand nombre des problèmes qui
15 avant étaient résolus par les hommes, qu'elles ont des enfants, que cela
16 implique une grande responsabilité de leur part vis-à-vis de leurs
17 enfants.
18 C'est ainsi que l'on peut constater certains changements. Certaines femmes
19 aujourd'hui souhaitent déjà retourner pour reprendre une vie normale parce
20 que l'épuisement dû à la vie de réfugiés est véritablement très
21 importants. Ces femmes ne peuvent plus supporter les difficultés liées au
22 fait qu'elles soient réfugiées.
23 Grâce à tous ces éléments, certaines modifications, certaines
24 transformations ont commencé. Je pense que finalement le changement sera
25 très important, vous venez de parler de ces familles patriarcales qui
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1 existent surtout dans les milieux ruraux, à la campagne, car en ville les
2 femmes ont leurs responsabilités, elles jouent un rôle qui leur est
3 propre, elles ont la capacité de vivre seules. Donc si l'on s'adresse aux
4 femmes en leur montrant d'une façon tout à fait globale qu'elles ont la
5 capacité de prendre leur existence en main, et de remplir leurs
6 responsabilités, comme c'est le cas dans les milieux urbains, elles
7 peuvent comprendre que d'une certaine façon elles peuvent agir un peu
8 comme un homme.
9 Alors que dans les sociétés patriarcales les femmes pensent qu'elles sont
10 incapables de mettre en œuvre les aspects plus agressifs et peut-être plus
11 masculins de leurs personnalités. Elles n'accordent pas une valeur
12 suffisante à ces aspects du comportement mais les circonstances de la vie
13 ont changé, un grand nombre de femmes ont changé en raison de cette
14 modification des circonstances.
15 Elles sont devenues plus spontanées, plus indépendantes. Peu à peu, elles
16 acceptent de résoudre des problèmes qui n'étaient pas de leurs
17 responsabilités auparavant. Au début c'était très difficile, elles avaient
18 le plus grand mal à se rendre par exemple dans les bureaux, les
19 administrations pour obtenir des papiers officiels. Aujourd'hui elles
20 arrivent à le faire seules. Donc elles ont déjà changé un grand nombre de
21 choses dans leur personnalité. Survivre est une chose et la vie
22 quotidienne en l'absence d'homme a déjà commencé à les changer.
23 Question: Quand vous répondiez aux questions du Juge Wald, vous avez dit
24 que la famille était un facteur très important dans cette société rurale
25 et que c'était également un élément important dans la poursuite de la vie.
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1 Alors, ces femmes qui ont perdu leurs maris, peuvent-elles aujourd'hui se
2 remarier sans être méprisées par la société, sans subir le mépris de la
3 société dû au fait que prétendument elles manqueraient à leur devoir de
4 fidélité. Est-ce qu'elles peuvent reprendre la vie sur ce plan-là
5 également?
6 Réponse: La perspective du couple et de la vie avec un homme est tout
7 de même présente dans l'esprit d'un très grand nombre de ces femmes. La
8 plupart disent: "Mais je n'ai pas de possibilité" car dans l'environnement
9 dans lequel elles vivent, il n'y a pas d'homme. Donc il est très difficile
10 de parler de cette question, en Bosnie de manière générale pas seulement à
11 Srebrenica.
12 Les jeunes qui ont quitté la Bosnie au début de 1992 sont très nombreux.
13 Pendant la guerre un grand nombre d'hommes ont également quitté la Bosnie,
14 le processus s'est poursuivi d'ailleurs après la guerre, si bien que
15 certains disent aujourd'hui très couramment la Bosnie est un pays de
16 femmes.
17 Les femmes sont très nombreuses en Bosnie et dans les lieux d'hébergement
18 où vivent les survivants on trouve surtout des femmes et des enfants mais
19 très peu d'hommes. A Spionica par exemple, sur 180 familles, on trouve 90
20 femmes seules et on trouve également aussi une vingtaine de couples mariés
21 tout le reste étant composé de personnes âgées.
22 Donc cela pause des problèmes sociaux tout à fait particuliers qui sont
23 des problèmes importants si l'on réfléchit à l'avenir de la vie dans ces
24 régions. Il y a des hommes qui ont survécu mais ils ont leur famille et
25 ils sont entourés par une majorité de femmes.
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1 Question: Dans votre environnement le plus proche, le pourcentage des
2 naissances a-t-il réduit, a-t-il baissé considérablement?
3 Réponse: En l'an 2000, oui c'est effectivement le cas. Avant il y avait
4 eu une croissance du nombre des naissances à Tuzla, en tout cas selon les
5 informations dont je dispose.
6 Question: Et l'augmentation se montait à combien d'après vous ces
7 dernières années?
8 Réponse: Il est très difficile de vous répondre précisément car un
9 nombre considérable de réfugiés se sont retrouvés à Tuzla et en 1993, 1994
10 le nombre des nouvelles naissances, enfin des naissances à Tuzla a été
11 très important. Mais il y a eu aussi vieillissement de la population
12 résident à l'intérieur de la ville, cela dit, je ne peux pas vous donner
13 les chiffres exacts, mais je peux vous donner un exemple illustratif: 500
14 familles à peu près résident dans le centre pour réfugiés de Mihatovici.
15 Ces dernières années, nous avons donc mené un travail de groupe à
16 Mihatovici qui a concerné 80 enfants.
17 Eh bien cette année, à partir du mois de septembre, nous n'avons plus que
18 22 enfants avec lesquels nous travaillons à Mihatovici. Je signalerai
19 également qu'en 1996, tous les enfants qui avaient besoin d'une crèche
20 n'ont pas pu être reçus. Alors qu'aujourd'hui, notre capacité de
21 traitement pour les enfants est bien supérieure au nombre d'enfants à
22 traiter.
23 M. Riad (interprétation): Merci beaucoup.
24 Monsieur le Président: Madame, seulement pour terminer, combien de
25 générations avons-nous besoin pour arriver à un processus de vie normale?
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1 Mme Ibrahimefendic (interprétation): Je vais essayer de vous répondre en
2 m'appuyant sur l'expérience d'un groupe de thérapeutes, de psychologues,
3 le groupe Jedanjiel –du nom d'une femme qui dirige ce travail aux Etats-
4 Unis–. J'ai participé à un groupe de travail en Bosnie qui suivait ses
5 méthodes et dans lequel nous parlions les uns avec les autres.
6 Son but, c'était d'organiser un groupe de la fédération, un groupe au sein
7 de l'entité serbe, et de nous réunir pour que nous parlions ensemble entre
8 professionnels de ce qui s'est passé.
9 Je dois dire que j'avais le plus grand désir de participer au travail de
10 ce groupe et que la première rencontre que nous avons eue avec nos
11 collègues professionnels de l'entité serbe a été pour moi une déception.
12 Mais les trois réunions suivantes ont été extrêmement fructueuses.
13 Nous sommes parvenus à élaborer des idées communes. Nous sommes parvenus à
14 parler de notre passé dans l'ex-Yougoslavie de dire ce que nous avions
15 vécu les uns avec les autres, de nous rappeler nos souvenirs et, d'une
16 certaine façon, d'en arriver à regretter les événements récents tout en
17 les intégrant, en les acceptant comme partie intégrante de notre vie
18 personnelle.
19 Je ne saurais pas dire exactement combien il faudra de générations pour
20 que nous puissions à nouveau mener ce que vous venez d'appeler "une vie
21 normale". Je ne sais pas.
22 M. le Président: Donc, Madame, nous sommes arrivés à la fin et nous sommes
23 arrivés aussi à une conclusion à cette question que Shakespeare se posait
24 déjà "To be or not to be".
25 Vous avez dit que même "Être ou ne pas être", c'était un peu la question
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1 pour savoir s'il y a la possibilité de comparer cela à l'holocauste ou
2 non.
3 Je crois que, de toute façon, nous sommes arrivés à la conclusion qu'à la
4 fin, il s'agit vraiment d'être ou ne pas être un être humain, avec toute
5 sa dignité de personne humaine.
6 Nous partageons votre travail. Nous vous encouragions à continuer ce
7 travail qui est énorme et nous espérons quand même que ce travail
8 continue, partagé avec les Serbes avec les Croates, pour arriver à ce que
9 vous avez mentionné, "à redresser un peuple multiethnique" où la dignité
10 de la personne humaine soit vraiment au cœur et soit vraiment l'essentiel.
11 Nous vous remercions beaucoup d'être venu ici, Madame, et nous vous
12 souhaitons une bonne continuation de travail.
13 Mme Ibrahimefendic (interprétation): Merci.
14 M. le Président: Donc, je crois que nous allons terminer pour aujourd'hui.
15 Monsieur Harmon, excusez-moi?
16 M. Harmon (interprétation): Monsieur le Président, à la fin du témoignage
17 de ce témoin, nous pouvons effectivement suspendre l'audience mais
18 j'aimerais demander le versement au dossier de certains affidavits liés à
19 cette phase du procès. Après quoi, j'en aurai terminé.
20 Avec l'autorisation des Juges, en application de l'Article 94 ter, nous
21 avons déposé un certain nombre d'affidavits, le 20 juillet, après avoir
22 communiqué ces affidavits à la défense qui n'a présenté aucune objection.
23 J'ajouterai cependant, en mettant l'accent sur ce point, que ces
24 affidavits ne sont qu'un petit échantillon des opinions formulées par les
25 personnes qui font partie de la communauté des victimes de Srebrenica.
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1 Nombre de ces affidavits portent sur des faits et nous invitons les Juges
2 de cette Chambre à prendre en considération ces faits, uniquement en
3 rapport avec l'incidence qu'ils ont pu avoir sur les victimes. Mais pas en
4 tant qu'éléments de preuve relatifs à autre chose.
5 Monsieur le Président, je vous demande donc le versement au dossier des
6 pièces à conviction 714 à 721 puis des affidavits 723 à 733. Dans ces
7 affidavits, on trouve à la fois la déclaration certifiée et sous serment
8 en application du droit de l'Etat bosniaque et la déclaration à l'appui de
9 cette déclaration recueillie par un représentant du Bureau du Procureur.
10 Merci Monsieur le Président, j'en ai terminé.
11 M. le Président: La défense. Maître Visnjic, s'il vous plaît.
12 Avez-vous des objections? Quels sont vos commentaires?
13 M. Visnjic (interprétation): Monsieur le Président, le Procureur vient de
14 parler d'un certain nombre de documents, les pièces à conviction dont il
15 vient de donner les cotes. Nous les avons reçus, il y a déjà quelque
16 temps. Nous les avons lu.
17 Il est certain que, dans ces documents, on trouve des faits sur lesquels
18 nous aimerions interroger les témoins, mais nous sommes tout de même
19 d'accord avec ce que vient de dire M. Harmon. A savoir que la valeur
20 probante des pièces à conviction qui viennent d'être évoquées par le
21 Procureur devrait rester limitée, c'est-à-dire n'être pris en compte qu'en
22 rapport avec leur incidence sur les victimes.
23 (Le témoin est reconduit hors du prétoire.)*
24 Donc, l'objection que nous formulons est intégrée à une position commune
25 avec le Procureur et nous le remercions de l'accepter.
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1 M. le Président: Donc, les pièces à conviction mentionnées sont versées au
2 dossier et les faits qui y sont contenus doivent être pris en compte
3 uniquement sur l'incidence ou les conséquences pour les victimes.
4 Les documents sont versés avec cette restriction. Voilà.
5 Monsieur Harmon, pour aujourd'hui, est-ce fini?
6 M. Harmon (interprétation): Oui Monsieur le Président. Merci.
7 M. le Président: Merci.
8 (Les Juges se concertent sur le siège.)
9 M. le Président: Nous allons donc suspendre l'audience jusqu'à demain à 9
10 heures 30.
11 (L'audience est levée à 12 heures 30.)
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