Tribunal Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia

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1 (Jeudi 2 août 2001.)

2 (Prononcé du Jugement.)

3 (L'audience est ouverte à 14 heures 35, sous la présidence du Juge

4 Rodrigues.)

5 (Audience publique.)

6 (L'accusé Radislav Krstic est introduit dans le prétoire.)

7 M. le Président: Bonjour, Mesdames et Messieurs. Je salue les conseils de

8 l'accusation et de la défense. Je salue également les interprètes, les

9 techniciens et les sténotypistes, le personnel du Greffe. Je salue aussi

10 le public qui aujourd'hui est avec nous.

11 Madame la Greffière, pouvez-vous annoncer l'affaire, s'il vous plaît?

12 Mme Thompson (interprétation): Bonjour, Monsieur le Président.

13 Affaire IT-98-33-T, le Procureur contre Radislav Krstic.

14 M. le Président: L'accusation peut-elle se présenter, s'il vous plaît?

15 M. Harmon (interprétation): Bonjour, Monsieur le Président, Madame et

16 Monsieur les Juges, conseil de la défense. Je m'appelle Mark Harmon.

17 Je suis ici avec M. Peter McCloskey à ma droite; à sa droite, M. Cayley,

18 Mme Karagiannakis, et nous sommes également accompagnés de deux de nos

19 assistants, Mme Janet Stewart à droite et à ma gauche Mme Kristen Keith.

20 M. le Président: Merci beaucoup, Monsieur Harmon.

21 Du côté de la défense, s'il vous plaît?

22 M. Petrusic (interprétation): Bonjour, Monsieur le Président, Madame la

23 Juge, Monsieur le Juge. Bonjour aux représentants du Procureur.

24 Je m'appelle Petrusic. Avec mon collègue Me Visnjic ici présent, et notre

25 assistante Tanja Radosaljevic.

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1 M. le Président: Bonjour, Général Krstic.

2 "Que justice soit faite ou le monde périra", disait Hegel. La Chambre

3 accomplit aujourd'hui son devoir de faire justice et, de cette façon,

4 souhaite contribuer à un monde meilleur!… La Chambre rend son jugement

5 dans l'affaire intentée par le Procureur contre le Général Krstic pour

6 génocide ou complicité de génocide, persécutions, extermination,

7 assassinats, ainsi que transfert forcé ou expulsion pour des faits commis

8 entre juillet et novembre 1995, à la suite de l'attaque menée par les

9 forces serbes sur la ville de Srebrenica.

10 Le général Krstic était, au moment du lancement de l'attaque, Commandant-

11 adjoint du Corps de la Drina, l'un des Corps constituant l'armée de la

12 Republika Sprska (on dit souvent, la VRS). La question de savoir à quelle

13 date exacte le Général Krstic est devenu le commandant du Corps de la

14 Drina a fait l'objet de débats particulièrement âpres, mais aussi

15 professionnels et courtois entre les parties. J'y reviendrai.

16 Tout d'abord, je voudrais faire quelques remarques préliminaires.

17 En premier lieu, je souhaite relever la parfaite tenue des débats et le

18 comportement remarquable des parties, en toute circonstance, tout au long

19 de la procédure. L'accusation et la défense nous ont donné, dans cette

20 affaire, une éclatante démonstration de ce que la coopération et la

21 confrontation ne sont pas exclusives l'une de l'autre. Les arguments

22 échangés ont toujours été empreints de correction et surtout, ils ont été

23 de la plus haute qualité. Le réquisitoire et les plaidoiries ont présenté

24 d'excellentes synthèses juridiques et factuelles des positions respectives

25 de l'accusation et de la défense. Je remercie tous les conseils, ainsi que

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1 leurs équipes, du travail accompli et du climat dans lequel il a pu être

2 réalisé.

3 Je dois rendre hommage au travail réalisé par les services du Procureur au

4 sens large, notamment à M. Jean-René Ruez, ancien chef d'équipe

5 d'enquêteurs du Bureau du Procureur. Je pense aussi à tous ceux qui, soit

6 du côté de l'accusation soit du côté de la défense, sont allés sur le

7 terrain, aux experts, à leurs assistants, aux enquêteurs, aux techniciens,

8 aux soldats, aux agents de sécurité, à tous ceux qui ont vu, senti,

9 touché, exhumé, lavé, autopsié, analysé, dont on imagine combien leur

10 travail, ingrat mais indispensable, a exigé d'eux, patience, endurance et

11 dévouement.

12 Je veux également remercier tous ceux qui, d'une manière générale, nous

13 ont apporté leur concours, sans relâche, souvent bien au-delà des horaires

14 normaux de travail.

15 J'ai aussi une pensée pour le personnel du Centre de détention ainsi que

16 pour les médecins et chirurgiens hollandais et serbes, qui nous ont

17 apporté leur expérience pour permettre à l'accusé de recevoir les

18 traitements que nécessitait son état de santé.

19 Je voudrais enfin souligner le travail fourni par les analystes et experts

20 militaires, M. Richard Butler et le Général Dannatt pour le Procureur, et

21 le Général Radinovic pour la défense.

22 Tout ce travail aura permis d'entendre 128 témoins, dont deux ont été

23 appelé d'office par la Chambre. Au total, ce sont plus de onze cent pièces

24 à conviction (dont certaines comportent plusieurs centaines de pages) qui

25 ont été admises dans le cadre de la procédure.

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1 Je passe d'ailleurs rapidement sur les détails de cette procédure, qui

2 figurent en annexe du jugement. Je noterai seulement que le procès, du

3 fait de l'état de santé du Général Krstic, a dû être interrompu pendant

4 plusieurs semaines au début de cette année. Néanmoins, comme cela est

5 connu, les travaux de la Chambre ne se sont pas interrompus, car elle a

6 mené simultanément deux affaires.

7 J'en viens maintenant à la raison de cette audience: le prononcé du

8 jugement dans l'affaire "le Procureur contre le Général Radislav Krstic".

9 Il n'est pas question ici de lire l'intégralité du jugement mais d'en

10 présenter une synthèse qui vous permette à vous, Général Krstic, et au

11 public ici présent de connaître l'essentiel des raisons qui ont conduit la

12 Chambre à se déterminer comme elle l'a fait. Je souligne que le seul texte

13 qui fait foi est celui du jugement écrit (qui sera disponible à la fin de

14 cette audience) et que rien dans ce que je vais dire ne pourra être conçu

15 comme pouvant modifier, même de façon minime, ce jugement.

16 Général Krstic, les crimes qui vous sont reprochés, sont fondés sur les

17 événements qui ont suivi l'attaque des forces serbes sur la ville de

18 Srebrenica, en juillet 1995. Srebrenica -un nom de ville que chacun

19 associe au conflit qui a ravagé l'ex-Yougoslavie. Un nom qui évoque

20 immédiatement des milliers de personnes assiégées, affamées, privées de

21 tout, même d'eau ou de temps pour respirer... Le nom d'une enclave que les

22 Nations Unies déclarent zone protégée et qui tombe quasiment sans combat.

23 Srebrenica, c'est aussi des images comme on ne veut pas en voir: des

24 femmes, des enfants, des vieillards que l'on fait monter dans des autobus

25 pour une destination inconnue; des hommes séparés de leur famille,

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1 dépouillés de leur bien; des hommes qui fuient; des hommes qui sont faits

2 prisonniers; des hommes que l'on ne reverra jamais; des hommes que l'on

3 retrouvera, parfois, mais pas toujours, morts, cadavres entassés dans des

4 fosses communes, cadavres aux mains liées ou cadavres aux yeux bandés,

5 souvent; cadavres démembrés, aussi; cadavres sans identité… cadavres…

6 Srebrenica est, encore, un nom de syndrome post-traumatique, celui que

7 subissent les femmes, les enfants et les vieillards qui ne sont pas morts

8 et qui sont, depuis juillet 1995, depuis six ans, sans nouvelles de leur

9 mari, de leurs fils, de leurs pères, de leur frère, de leur oncle, de leur

10 grand-père. Des milliers de vie amputées, depuis six ans, de l'amour et de

11 l'affection de leurs proches, ces fantômes qui viennent les hanter jour

12 après jour, nuit après nuit.

13 Dans l'ensemble, la Chambre a reçu beaucoup d'éléments de preuve que l'on

14 pourrait qualifier d'impressionnants. A cause de la violence des faits, à

15 cause des images presque insoutenables qui lui ont été soumises, à cause

16 de la douleur exprimée par les témoins victimes, la Chambre se devait de

17 faire preuve d'une vigilance particulière pour prendre le recul nécessaire

18 à l'accomplissement d'une oeuvre de justice sereine et la plus objective

19 possible. Elle y a particulièrement veillé, en analysant méticuleusement

20 la totalité des éléments de preuve, témoignages, pièces à conviction ou

21 autres, pour s'assurer que les éléments en sa possession permettaient de

22 vérifier si des crimes avaient été commis; elle a examiné scrupuleusement

23 chacun des éléments nécessaires pour retenir éventuellement l'une ou

24 l'autre des qualifications criminelles visées par le Procureur dans l'Acte

25 d'accusation; la Chambre a enfin, et surtout, vérifié soigneusement si un

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1 ou plusieurs de ces crimes pouvaient être imputés au Général Krstic.

2 La Chambre répond essentiellement à trois questions: quels sont les faits?

3 Quels crimes peut-on retenir? Peut-on retenir le Général Krstic coupable

4 de l'un ou de l'autre de ces crimes? C'est un résumé des conclusions

5 auxquelles la Chambre a abouti sur ces trois questions que je vais

6 présenter maintenant.

7 I. Quels sont les Faits?

8 Le transfert des femmes, des enfants, et des vieillards.

9 L'attaque des forces serbes sur l'enclave de Srebrenica et la suite de

10 plusieurs mois, je devrais dire plusieurs années d'affrontements.

11 Srebrenica se situe en effet dans une région de Bosnie orientale, la

12 Podrinje centrale, qui présentait un intérêt particulier pour les deux

13 forces en présence, pour les deux parties en présence. Pour les Musulmans

14 de Bosnie, parce qu'avant le conflit, la ville était à prédominance

15 musulmane; parce qu'elle se situe entre Tuzla, au Nord, et Zepa, au Sud,

16 qui étaient toutes deux sous contrôle musulman; parce que la chute de

17 Srebrenica risquait d'avoir des conséquences très négatives sur Sarajevo,

18 alors assiégée. Pour les Serbes de Bosnie, parce que la région, dite de

19 Podrinje centrale, se situe dans la partie de la Bosnie qui jouxte la

20 Serbie et qu'il était important d'établir la continuité des territoires

21 sous contrôle serbe, en Bosnie comme avec la Serbie voisine; et, bien sûr,

22 pour les raisons inverses de celles des Musulmans de Bosnie.

23 En 1992-1993, de nombreux affrontements ont opposé les Serbes et les

24 Musulmans de Bosnie pour le contrôle de la région. Après quelques succès,

25 la BiH (l'armée des Musulmans de Bosnie) a dû faire face à une contre-

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1 offensive de la VRS (l'armée des Serbes de Bosnie) qui a finalement abouti

2 à réduire la surface de l'enclave à environ 150 km˛. En mars 1993,

3 Srebrenica est assiégée. Une partie de la population est transférée. Le 16

4 avril 1993, le Conseil de Sécurité des Nations Unies déclare Srebrenica

5 "zone protégée" et un accord signé entre les parties en fait une zone

6 démilitarisée. Un contingent de la FORPRONU est envoyé. Mais un désaccord

7 existe entre les parties sur la définition et l'interprétation de la

8 notion de zone démilitarisée. Les Musulmans de Bosnie considèrent en

9 particulier que seule la ville même de Srebrenica est démilitarisée. La

10 BiH a fait en sorte d'envoyer des armes et des munitions dans l'enclave.

11 La situation reste, cependant, relativement stable jusqu'en janvier 1995,

12 lorsque les Serbes de Bosnie durcissent leur position, notamment quant à

13 l'acheminement de l'aide humanitaire.

14 Le 8 mars 1995, le Président des Serbes de Bosnie, Radovan Karadzic émet

15 l'ordre, sous le nom de "Directive 7", de séparer matériellement les

16 enclaves de Srebrenica et Zepa. Le Président Karadzic écrit, pour la

17 partie qui concerne spécialement le Corps de la Drina: "Par des actions de

18 combat quotidiennes planifiées et bien conçues, créer un climat

19 d'insécurité totale, et une situation insupportable, sans espoir de survie

20 pour la population de Srebrenica et Zepa".

21 Sur la base de cette directive, le 31 mars 1995, le Général Ratko Mladic

22 prend lui-même une directive, qu'il adresse, entre autres, au Corps de la

23 Drina. Cette Directive organise une attaque de grande envergure, baptisée

24 "Sadejstvo-95", destinée à (je cite): "défendre le territoire (de la

25 Republika Srpska) sur tous les fronts" et notamment à éviter (je cite

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1 encore) "à tous prix " la levée du blocus de Sarajevo. Le général Mladic

2 anticipe que "quelle que soit l'issue des événements et l'escalade du

3 conflit, l'engagement des forces terrestres de la FORPRONU et des forces

4 de l'OTAN ne se fera vraisemblablement pas, sauf dans les cas où elles se

5 seraient directement menacées physiquement". Il précise que, durant cette

6 opération, les forces de l'armée de la Republika Srpska collaboreront "aux

7 fins de camouflage stratégique et de l'amélioration de la position

8 tactique" en menant notamment des "opérations actives de combat […] autour

9 des enclaves de Srebrenica, Zepa et Gorazde".

10 Le printemps 1995 voit effectivement une dégradation significative de la

11 situation à Srebrenica. Les convois humanitaires sont freinés, voire

12 bloqués. Même le contingent néerlandais de la FORPRONU, ne peut procéder à

13 la rotation normale de ses troupes. Certains de ses postes d'observation

14 notent un renforcement significatif des positions serbes à proximité. La

15 situation humanitaire devient catastrophique. La 28ème Division de la BiH,

16 qui est l'armée des Musulmans de Bosnie dans l'enclave de Srebrenica,

17 demande que le blocus soit levé. Des opérations de harcèlement sont

18 lancées contre les positions serbes: c'est l'opération "Skakavac", et

19 semble-t-il des crimes sont commis, notamment dans le village serbe de

20 Visjnica, le 26 juin 1995. Dans le même temps, l'armée des Serbes de

21 Bosnie ne reste pas inactive. Le 31 mai 1995, elle s'empare de l'un des

22 postes d'observation de la FORPRONU.

23 Le 2 juillet 1995, le Commandant du Corps de la Drina, le Général

24 Zivanovic signe les ordres définissant les plans d'une attaque sur

25 Srebrenica. Le 6 juillet, l'attaque est lancée, depuis le sud de

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1 l'enclave. Des milliers de Musulmans de Bosnie fuient vers la ville. Les

2 forces des Serbes de Bosnie ne rencontrent aucune résistance. Le 9

3 juillet, le Président Karadzic décide dans ces conditions de prendre la

4 ville même. Le 10 juillet, la population des Musulmans de Bosnie, prise de

5 panique commence à fuir vers les installations des Nations Unies dans la

6 ville (Compagnie Bravo) ou à l'extérieur, vers le Nord, sur la route de

7 Bratunac, à Potocari. Le commandant du Bataillon néerlandais, qu'on

8 appelle familièrement le Dutchbat, demande un soutien aérien. Il ne

9 l'obtient pas.

10 Le 11 juillet, le Général Mladic, chef d'état-major de l'armée des Serbes

11 de Bosnie, avec à ses côtés le Général Zivanovic, le Général Krstic et de

12 nombreux officiers de la VRS font une entrée triomphale dans la ville de

13 Srebrenica désertée par ses habitants.

14 Au soir du 11 juillet, Srebrenica est une ville morte dans les mains des

15 forces serbes de Bosnie. Les habitants de Srebrenica, les réfugiés qui s'y

16 trouvaient, ont fui en masse vers la base des Nations Unies de Potocari.

17 Ce que les forces serbes de Bosnie vont bientôt découvrir, c'est qu'il y a

18 très peu d'hommes dans toute cette foule qui se presse et s'agglutine

19 autour du camp de la FORPRONU. A Potocari, ce sont surtout des femmes, des

20 enfants, des vieillards.

21 Il y a très peu d'hommes à Potocari parce que, sans que l'on puisse

22 véritablement savoir qui l'a ordonnée ou organisé, les hommes ont pris un

23 autre chemin. Qu'ils soient ou non membres de la 28ème division, ils se

24 sont rassemblés dans les petits villages de Jaglici et Susnjari au nord-

25 ouest de Srebrenica. Ils ont pris la décision de fuir à travers les bois,

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1 en direction de Tuzla qui se trouve bien plus haut au nord, en territoire

2 contrôlé par les Musulmans de Bosnie. Ce sont ainsi 10 à 15.000 hommes,

3 formant une colonne de plusieurs kilomètres, qui partent à pied dans les

4 bois.

5 Mais cela, le Général Mladic ne le savait pas encore lorsque le 11

6 juillet, il convoque le commandant du Dutchbat, le Colonel Karremans, à

7 une réunion à l'hôtel Fontana à Bratunac.

8 Il y a, à côté du Général Mladic, de nombreux officiers de la VRS dont le

9 Général Zivanovic, mais pas le Général Krstic. Il est 20 heures, ce 11

10 juillet, et le Général Mladic demande au colonel Karremans si la FORPRONU

11 peut organiser le transport de la population. Il lui demande également de

12 revenir avec un représentant de la population de Srebrenica.

13 La deuxième réunion se tient dans le même hôtel et le même jour. Il est

14 environ 23 heures. Le général Mladic est là avec le Général Krstic, mais

15 pas le Général Zivanovic. De son côté, le Colonel Karremans est venu avec

16 un instituteur, M. Mandzic, qui fait office de représentant de la

17 population.

18 Cette fois, le ton du Général Mladic et son attitude sont beaucoup plus

19 dures. Par la fenêtre ouverte, on entend un cochon qu'on égorge. Le

20 général Mladic fait poser sur la table la plaque arrachée de l'hôtel de

21 ville de Srebrenica. Le commandant du Dutchbat souligne qu'il y a 15 à

22 20.000 réfugiés et que leur situation humanitaire est préoccupante. Le

23 général Mladic hausse le ton et se montre menaçant. Il dit qu'il

24 organisera le transport de la population. Il exige que la BiH dépose les

25 armes, il exige que M. Mandzic l'obtienne. Monsieur Mandzic essaie en vain

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1 d'expliquer qu'il n'a aucun pouvoir pour cela. La réponse tombe,

2 définitive: "C'est ton problème, ramène les gens qui peuvent t'assurer que

3 les armes seront déposées et sauve ton peuple de la destruction".

4 Une nouvelle réunion est fixée au lendemain. La réunion commence vers 10

5 heures, ce 12 juillet. Le Général Mladic est toujours là, avec le Général

6 Krstic à ses côtés. Il y a aussi le Colonel Popovic, dont nous

7 reparlerons. Les représentants du Dutchbat sont revenus avec M. Mandzic

8 ainsi que deux autres "représentants civils", Mme Omanovic, une

9 économiste, et M. Nuhanovic, un homme d'affaires. Le général Mladic

10 insiste une nouvelle fois sur la condition de survie des Musulmans de

11 Bosnie de Srebrenica: que les armes soient déposées. Il dit qu'il fournira

12 les bus pour le transport de la population mais que le carburant devra

13 être fourni par la FORPRONU. Tout le monde comprend que les Musulmans de

14 Bosnie devront quitter l'enclave. Enfin, le Général Mladic souligne que

15 tous les hommes présents à Potocari seront séparés afin d'identifier

16 d'éventuels criminels de guerre.

17 Il est environ midi, le 12 juillet, quand le Général Krstic donne une

18 interview filmée à un journaliste de Serbie. Il se trouve à proximité

19 immédiate de la base des Nations Unies à Potocari. Derrière lui, on

20 aperçoit des camions qui passent, des bus aussi. Ce sont les bus dans

21 lesquels vont monter des femmes, des enfants et des vieillards. Le film

22 vidéo tourné par le journaliste montre ces gens résignés. On sépare les

23 hommes des femmes. On aperçoit ça et là des sacs, des baluchons, quelques

24 affaires. Plus loin, un tas plus important. La Chambre apprendra que ce

25 sont les affaires que transportaient les hommes venus se réfugier à

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1 Potocari. Et que l'on a ordonné de laisser là. La Chambre sait que ces

2 effets ont, par la suite, été brûlés par les forces serbes.

3 Quelle est la situation telle qu'elle s'est présentée aux Musulmans de

4 Bosnie réfugiés, à Potocari? Cette situation est dramatique. Il faut

5 rappeler les bombardements, y compris sur la base des Nations Unies à

6 Srebrenica. Il faut imaginer des milliers de personnes entassées dans

7 quelques bâtiments, sans eau, sans nourriture, sinon quelques bonbons,

8 jetés par le Général Mladic devant les caméras et, nous a-t-on dit,

9 aussitôt repris quand la caméra s'est éloignée. Il faut imaginer la

10 chaleur. Il faut imaginer des dizaines de soldats ou d'hommes en armes

11 serbes qui vont et viennent, et lancent des insultes discriminatoires. Il

12 faut voir les maisons mises à feu. Il faut imaginer la nuit qui tombe et

13 les cris qui montent. Les témoins ont décrit devant la Chambre le climat

14 de terreur qui régnait, les viols, les meurtres, les mauvais traitements

15 au point que certains réfugiés se sont suicidés ou ont tenté de le faire.

16 Au soir du 13 juillet, toutes les femmes, tous les enfants, tous les

17 vieillards, ont été transférés. La Chambre conclut que, pour des raisons

18 juridiques, qu'elle explique dans son jugement, il n'y a pas eu

19 déportation. Mais il y a bien eu transfert forcé des femmes, des enfants,

20 et des vieillards de Srebrenica.

21 Les hommes, quant à eux, sont systématiquement séparés. Ils doivent

22 laisser leurs maigres effets, même leurs documents d'identités. Ils sont

23 conduits dans une maison blanche, à quelques mètres de la base des Nations

24 Unies. Ils sont frappés. Certains sont conduits derrière la maison et

25 tués. Les survivants sont conduits en différents lieux de détention le 13

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1 juillet, notamment à Bratunac. Pour ceux qui avaient réussi à monter dans

2 les bus, ils ont été interpellés juste avant de sortir du territoire sous

3 le contrôle de la VRS et conduits vers d'autres lieux de détention (bus,

4 école, et hangar…).

5 Pendant ce temps, la colonne, en tête de laquelle se trouve l'essentiel

6 des forces armées de 28ème division essaie de traverser la forêt et de

7 franchir la route qui mène, d'est en ouest, de Bratunac à Konjevic-Polje.

8 La colonne comprend environ 10 à 15.000 hommes. Un tiers environ parvient

9 à passer, dont environ 3.000 hommes de la 28ème division. Les premiers

10 d'entre eux arrivent le 16 juillet en territoire contrôlé par les

11 Musulmans de Bosnie. Les autres, soumis à des bombardements et à des tirs

12 d'armes automatiques, sont capturés, ou se rendent, parfois aux prétendus

13 soldats de la FORPRONU, mais qui ne sont que des membres des forces serbes

14 qui utilisent des équipements volés au Dutchbat. Certains sont

15 immédiatement tués. La plupart d'entre eux sont conduits vers les lieux de

16 regroupement, comme un pré, à Sandici, ou un terrain de football à Nova

17 Kasaba. Un dernier groupe connaîtra une meilleure fortune: alors qu'il

18 entre en contact avec les forces serbes, des négociations s'engagent et,

19 finalement ces hommes pourront aller en territoire contrôlé par les

20 Musulmans de Bosnie.

21 Au total, ce sont 7 à 8.000 hommes qui sont capturés et presque tous tués,

22 par les forces serbes. Seul quelques-uns ont survécu, dont certains sont

23 venus témoigner devant la Chambre et qui ont décrit l'horreur des

24 exécutions de masse dont ils n'ont réchappé que par miracle.

25 Les exécutions de masse ont commencé dès le 13 juillet.

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1 Certaines exécutions n'ont concerné que quelques individus, comme à Jadar,

2 au matin du 13 juillet. Dans l'après-midi du 13 juillet, une autre

3 exécution se déroule dans un endroit relativement isolé, la vallée de la

4 Cerska. On en exhumera 150 corps. Surtout, on y retrouvera 50 liens en

5 métal, dont certains entouraient encore les poignets des victimes. En fin

6 d'après-midi, c'est à une véritable tuerie que les forces serbes se

7 livrent. Un nombre considérable de Musulmans de Bosnie, 1.000 à 1.500

8 environ sont réunis dans un entrepôt à Kravica. Les soldats ouvrent le

9 feu, lancent des grenades. Ceux qui tentent de s'échapper sont

10 immédiatement abattus. Le lendemain, les forces serbes appellent

11 d'éventuels survivants, à ceux qui répondent font parfois chanter des

12 chants serbes, puis les exécutent. Finalement, un engin vient enlever les

13 corps, arrachant au passage une partie de l'encadrement du portail de

14 l'entrepôt. Les experts retrouveront des traces de cheveux, de sang, de

15 tissus humains sur le sol et les murs.

16 Le 13 et le 14 juillet, des exécutions ont également lieu à Tisca, c'est-

17 à-dire là où les bus devaient s'arrêter afin que les forces serbes

18 vérifient si les hommes se trouvaient à bord et, le cas échéant, les en

19 fassent descendre. Ils sont ensuite conduits dans une école et, après

20 qu'on leur a lié les mains, dans un champ. Là, ils sont exécutés.

21 Le 14 juillet, un millier d'hommes musulmans de Bosnie ont été regroupés

22 dans le gymnase de l'école de Grbavci (Orahovac). On leur bande les yeux.

23 On les conduit en camion dans un champ. Ils sont exécutés. Des engins

24 creusent déjà la terre avant que l'exécution ne soit terminée.

25 Du 14 au 16 juillet, d'autres exécutions ont lieu. Mille cinq cents à deux

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1 mille Musulmans de Bosnie se trouvent détenus à l'école de Petkovci. Ces

2 hommes sont conduits sur un site d'exécution à côté d'un lac artificiel,

3 le barrage de Petkovci. Ils ont les mains liées, ils sont pieds nus. Ils

4 sont exécutés à l'arme automatique comme le seront mille à mille deux

5 hommes à la ferme militaire de Branjevo. La Chambre a entendu le

6 témoignage d'un ancien soldat de la VRS condamné par le Tribunal pour sa

7 participation à ces exécutions: M. Drazen Erdemovic. Les hommes musulmans

8 de Bosnie sont emmenés en camion, beaucoup ont les mains liées, certains

9 ont des bandeaux, tous, sauf un, sont en civil. Le peloton d'exécution

10 tire et tire encore jusqu'à ce que, comme l'a dit M. Erdemovic, ils en

11 aient mal aux doigts. Aussitôt après, ces soldats se rendent à Pilica.

12 Dans le centre culturel de ce village, le Pilica Dom, plusieurs centaines

13 de Musulmans de Bosnie sont enfermés. Monsieur Erdemovic et quelques

14 autres refusent de participer davantage aux exécutions. Ils s'installent

15 au café, en face du centre culturel, et peuvent entendre les coups de feu

16 et les explosions. Il n'y aura aucun survivant. Lorsque les enquêteurs

17 forceront la porte du centre culturel, ils découvriront des traces

18 évidentes du massacre et des conditions dans lesquelles il a été perpétré:

19 impacts de balles, traces d'explosifs, taches de sang, reste de débris

20 humains, partout, en haut des murs et jusque sous la scène du théâtre. Et

21 une pièce d'identité oubliée, celle d'un Musulman de Bosnie. Ce centre

22 culturel est situé en bordure de la route principale qui traverse le

23 village, là où s'arrêtent les autocars. Aujourd'hui, devant le centre

24 culturel, il y a une stèle en l'honneur des héros serbes morts pour la

25 cause serbe. Il y eut d'autres exécutions, à Kozluk, à Nezuk, en

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1 particulier. Il semble que la dernière exécution de masse se soit déroulée

2 le 19 juillet 1995.

3 Au total, les experts estiment de sep à huit mille le nombre d'hommes

4 musulmans de Bosnie exécutés entre le 13 et le 19 juillet 1995.

5 Malgré les efforts déployés, peu de dépouilles ont pu être retrouvées.

6 Pourquoi? Parce que des mesures ont été prises, à l'automne 1995, pour

7 tenter de masquer l'ampleur des crimes. La preuve en est rapportée

8 notamment grâce à des photographies aériennes fournies au Procureur. Ces

9 photographies ont permis: d'une part, d'identifier de nombreux sites de

10 fosses communes à l'époque où les exécutions ont été commises; d'autre

11 part, de constater que d'autres sites apparaissaient à partir du mois de

12 septembre 1995. Le travail des experts a permis de confirmer ces données

13 en établissant des rapprochements entre les fosses communes les plus

14 anciennes et les plus récentes, celles-ci étant systématiquement situées

15 dans des régions encore plus difficiles d'accès que les premières. Aucun

16 soin particulier n'a été pris au moment de déplacer les corps, dont

17 beaucoup seront retrouvés démembrés. Aucun doute n'est donc permis quant à

18 la volonté délibérée de cacher l'existence de fosses communes et, par là,

19 d'exécutions massives de civils ou de personnes mises hors de combat.

20 II. Quels sont les crimes commis qui ont été retenus par la Chambre?

21 (C'est la deuxième réponse à la deuxième question.)

22 Le Procureur a qualifié tous ces faits et a reproché au général Krstic

23 d'avoir commis: un génocide (ou de s'en être rendu complice); d'avoir

24 commis des persécutions au moyen de meurtres, de traitements cruels,

25 d'actes de terreur, de destructions de biens personnels et de transfert

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1 forcé; une extermination, des assassinats au sein de l'Article 5 du

2 Statut; des meurtres au sein de l'Article 3 du Statut; une expulsion ou un

3 acte inhumain de transfert forcé.

4 Dans son jugement, la Chambre répond sur tous ces points et conclut en

5 faisant application de la jurisprudence de la Chambre d'appel en ce qui

6 concerne le cumul des infractions. A l'évidence, la question principale

7 qui se posait était:

8 Y a-t-il eu un génocide au préjudice, selon les termes du Procureur, "une

9 partie de la population musulmane de Bosnie en tant que groupe national,

10 ethnique ou religion"?

11 La notion même de génocide est une notion récente, apparue pour la

12 première fois à l'occasion de la Seconde guerre mondiale, et codifiée en

13 décembre 1948 dans la Convention sur la prévention et la répression du

14 crime de génocide. Cette Convention est entrée en vigueur le 12 janvier

15 1951. L'Article 4 du Statut du Tribunal, intitulé "Génocide", reprend mot

16 pour mot la définition de la Convention: (je cite) "Le génocide s'entend

17 de l'un quelconque des actes, ci-après, commis dans l'intention de

18 détruire, en tout ou en partie, un groupe national ethnique, racial ou

19 religieux, comme tel". Parmi les actes génocidaires, il y a le meurtre de

20 membres du groupe et les atteintes graves à l'intégrité physique ou

21 mentale de membres du groupe.

22 La jurisprudence en matière de génocide est peu abondante. Et alors que le

23 Tribunal international pour le Rwanda a rendu plusieurs décisions sur ce

24 point, la jurisprudence de notre Tribunal est quasiment inexistante.

25 Dans cette affaire, il n'est pas contestable que des atteintes graves et

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1 des meurtres ont été commis au préjudice de Musulmans de Bosnie. La

2 Chambre considère qu'il n'est pas contestable non plus que les victimes

3 ont été choisies en raison de leur appartenance nationale, c'est-à-dire

4 précisément en raison de ce qu'elles faisaient partie des Musulmans de

5 Bosnie. Mais peut-on, pour autant, dire qu'il y a eu volonté, intention de

6 détruire, en tous ou en partie, un groupe protégé par la Convention en

7 tant que tel?

8 La défense a répondu que non et s'en est complètement et très clairement

9 expliquée dans ses écritures comme dans sa plaidoirie finale. Je ne

10 donnerai ici qu'un très court, et donc incomplet, résumé de ses arguments.

11 La défense ne conteste pas que les forces serbes s'en soient pris à la

12 population des Musulmans de Bosnie de Srebrenica en âge de combattre. Mais

13 la défense souligne que, précisément pour cette raison, on ne peut pas

14 parler de génocide, quelle que soit l'ampleur des meurtres commis. La

15 défense fait d'abord remarquer que les femmes, les enfants, les vieillards

16 ont été transférés et non tués. Elle indique ensuite qu'une partie de la

17 colonne, et je l'ai mentionné tout à l'heure, avait pu passer en

18 territoire sous contrôle des Musulmans de Bosnie à la suite de

19 négociations. Selon la défense, l'on ne peut donc pas même dire que

20 l'ensemble des hommes musulmans de Bosnie en âge de combattre était visé.

21 Enfin et en tout état de cause, selon la défense, l'intention de détruire

22 tous les hommes musulmans de Bosnie en âge de combattre ne saurait être

23 interprétée comme l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe

24 comme tel au sens de l'Article 4 du Statut du Tribunal.

25 La Chambre ne partage pas ce point de vue.

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1 La Chambre observe que, si des hommes musulmans de Bosnie venant de

2 Srebrenica ont réussi à survivre aux mains des forces serbes après la

3 chute de l'enclave, cela est dû au hasard ou à l'incapacité des forces

4 serbes à pouvoir, en fait, empêcher le passage de la fin de la colonne en

5 territoire sous le contrôle des Musulmans de Bosnie, compte tenu des

6 opérations dans lesquelles elle était engagée par ailleurs. En d'autres

7 termes, les forces serbes n'avaient en réalité guère d'autre choix, à ce

8 moment-là, que de laisser passer le reste de la colonne. Sous la seule

9 réserve de ce que nous venons de dire, les exécutions ont bien eu un

10 caractère massif au point d'avoir anéanti les hommes de Srebrenica en âge

11 de combattre.

12 La Chambre souligne ce que la décision de tuer tous les hommes musulmans

13 de Bosnie en âge de combattre a été prise après la décision de transférer

14 les femmes, les enfants et les vieillards. Dès lors, les forces serbes ne

15 pouvaient pas ignorer l'impact qu'aurait une telle décision sur la survie

16 du groupe.

17 La Chambre ne dit pas, et elle ne veut pas suggérer qu'un plan génocidaire

18 existait préalablement à l'attaque sur Srebrenica, ni même juste avant la

19 chute de la ville. Mais, selon la décision de la Chambre d'appel dans

20 l'affaire Jelisic, il n'est pas indispensable qu'un plan génocidaire ait

21 été formé. Il n'est pas indispensable non plus que, si un tel plan existe,

22 une certaine période de temps se soit écoulée entre sa conception et sa

23 réalisation.

24 Ce que nous affirmons, sur la base de l'ensemble des preuves qui nous ont

25 été présentées, c'est qu'une décision a d'abord été prise de procéder au

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1 "nettoyage ethnique" de l'enclave de Srebrenica. Par ailleurs, il n'est

2 pas déraisonnable de constater que les hommes pouvaient être séparés des

3 femmes, des enfants et des vieillards. En effet, les hommes faits

4 prisonniers pouvaient ultérieurement servir de "monnaie d'échange", comme

5 cela fut souvent le cas tout au long du conflit en ex-Yougoslavie. Ce qui

6 importait, à ce moment-là, c'était de chasser tous les Musulmans de Bosnie

7 de l'enclave, y inclus les femmes, les enfants, et les vieillards.

8 Toutefois, pour des raisons que la Chambre n'a pas pu éclaircir, la

9 décision a ensuite été prise de tuer tous les hommes en âge de combattre.

10 Le résultat était inévitable: la destruction de la population des

11 Musulmans de Bosnie à Srebrenica. Il ne s'agit en effet pas seulement de

12 procéder à des meurtres pour des motifs politiques, raciaux ou religieux,

13 déjà constitutifs d'un crime de persécution. Il ne s'agit pas seulement

14 non plus de la seule extermination des hommes musulmans de Bosnie en âge

15 de combattre. Il s'agit de la décision délibérée de tuer ces hommes, prise

16 en toute connaissance de cause de l'impact que ces meurtres auront

17 inévitablement sur le groupe dans son ensemble. En décidant de tuer tous

18 les hommes de Srebrenica en âge de combattre, on décidait de rendre

19 impossible la survie de la population des Musulmans de Bosnie à

20 Srebrenica.

21 En d'autres termes, on est passé du nettoyage ethnique au génocide.

22 La Chambre est ainsi convaincue, au-delà de tout doute raisonnable, qu'un

23 crime de génocide a été commis à Srebrenica.

24 En définitive, et pour les raisons exposées en détail dans le jugement, la

25 Chambre considère que les crimes suivants ont été perpétrés: génocide,

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1 persécution, extermination, meurtres au sens de l'Article 3 du Statut,

2 assassinats au sens de l'Article 5 et transfert forcé de Musulmans de

3 Bosnie.

4 Compte tenu des règles applicables en matière de cumul, seuls les crimes

5 de génocide, persécutions ainsi que meurtre au sens de l'Article 3 du

6 Statut ont été retenus par la Chambre.

7 On arrive maintenant à la réponse à la troisième question: le Général

8 Krstic est-il coupable de l'un ou l'autre de ces crimes?

9 La dernière question à laquelle la Chambre doit répondre est de savoir si

10 le Général Krstic peut être retenu coupable de ces crimes. La réponse est

11 oui pour l'accusation et non pour la défense. Afin d'établir l'éventuelle

12 responsabilité du Général Krstic au regard des faits, la Chambre a pris en

13 compte sa qualité de Commandant-adjoint, puis de Commandant du Corps de la

14 Drina au moment où les crimes ont été perpétrés. Le Corps de la Drina

15 était, je l'ai indiqué tout à l'heure, compétent sur l'ensemble de la zone

16 sur laquelle se sont déroulés les crimes. La Chambre a donc d'abord

17 examiné, dans les éléments de preuves apportés par les parties, ce qui

18 permettait d'établir la participation aux crimes, ou non, des forces du

19 Corps de la Drina. Cet examen a permis à la Chambre de conclure au-delà de

20 tout doute raisonnable que les forces du Corps de la Drina ont participé,

21 sinon à tous les crimes, du moins à certains d'entre eux. Mais il est

22 également apparu que d'autres forces avaient joué un rôle, souvent

23 déterminant, dans le déroulement des faits, notamment dans la capture des

24 Musulmans de Bosnie et les exécutions. Le jugement fait ainsi clairement

25 apparaître qu'y ont participé: les forces du ministère de l'Intérieur,

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1 plus connues sous le nom de MUP; des forces relevant en principe du Grand

2 Etat-Major, et notamment le 65ème Régiment motorisé de protection ou le

3 10ème détachement de sabotage dont M. Erdemovic faisait partie; des forces

4 de la police militaire; d'autres forces armées, dont sans doute des civils

5 ou des réservistes ayant pris les armes.

6 Toutefois, les preuves conduisent aussi à la conclusion que toutes ces

7 forces ont agi de manière cordonnée, organisée en fonction du même

8 objectif. La présence du Général Mladic à Srebrenica, à Potocari, a été

9 mentionnée à plusieurs reprises. Le général Mladic était à l'époque le

10 chef d'Etat-Major de l'Etat-Major général des forces armées de la

11 Republika Srpska, c'est-à-dire n°2 dans la hiérarchie militaire,

12 immédiatement après le Président Karadzic. La Chambre s'est attachée, dans

13 un deuxième temps, à vérifier le rôle du Général Krstic au moment des

14 faits et notamment son rôle éventuel dans les crimes. Très

15 schématiquement, les thèses de l'accusation et de la défense sont les

16 suivantes.

17 Pour le Procureur, le Général Krstic était commandant adjoint du Corps de

18 la Drina au moment où l'attaque sur Srebrenica a été lancée. En cette

19 qualité, il a participé à l'organisation des troupes qui ont pris part à

20 l'attaque. Le général Krstic a pris le commandement du Corps au plus tard

21 le 13 juillet au soir. Il est en conséquence responsable, dit le

22 Procureur, pour l'ensemble des crimes commis sur le territoire du Corps de

23 la Drina, au titre de l'Article 7 1) du Statut, c'est-à-dire, qu'il est

24 individuellement responsable.

25 Mais le Procureur avance que le Général Krstic est également responsable,

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1 en tant que supérieur hiérarchique en vertu de l'Article 7 3) du Statut.

2 La défense a souligné que le Général Krstic était un officier

3 professionnel, formé dans la JNA, très au fait des règles applicables en

4 matière de conflit armé. La défense n'a jamais contesté ni la présence du

5 Général Krstic aux côtés du Général Mladic lors de la chute de la ville de

6 Srebrenica, ni sa présence lors de deux des trois réunions à l'hôtel

7 Fontana, ni le fait que le Général Krstic a été successivement Commandant-

8 adjoint puis Commandant du Corps de la Drina, Corps dont la compétence

9 géographique couvre la totalité du territoire sur lequel se sont déroulés

10 les crimes.

11 Mais la défense fait d'abord valoir que le Général Krstic n'a en tout état

12 de cause commis personnellement aucun crime. La défense soutient qu'il ne

13 peut pas non plus être tenu responsable en tant que supérieur

14 hiérarchique. D'abord, l'attaque sur Srebrenica, à la préparation de

15 laquelle il a participé, n'était pas illégale en tant que telle. Mais

16 surtout selon la défense, le Général Krstic n'est devenu Commandant du

17 Corps de la Drina que le 20 juillet 1995. Il n'a appris les exécutions de

18 masse des Musulmans de Bosnie de Srebrenica qu'après cette date. Il avait,

19 en effet, été chargé par le Général Mladic de mener l'attaque sur Zepa, et

20 ce dès le 13 juillet au plus tard. Le Général Krstic, continue la défense,

21 avait donc dû changer l'emplacement de son poste de commandement avancé,

22 et s'était ainsi retrouvé isolé du point de vue des communications qu'il

23 recevait. Enfin, la défense a indiqué que le Général Krstic n'était en

24 rien impliqué dans le déterrement, puis la réinhumation des cadavres.

25 La Chambre a soigneusement évalué tous ces arguments. La Chambre a examiné

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1 scrupuleusement l'ensemble des pièces du dossier et les témoignages, que

2 ce soient ceux du personnel des Nations Unies ou de victimes. La Chambre a

3 pesé méticuleusement les éléments d'informations fournis par les écoutes

4 radio. A cet égard, je rappelle que la Chambre n'a pas admis

5 l'enregistrement dans lequel on entendait une voix qui aurait été celle du

6 Général Krstic disant: "Tuez-les tous!". J'insiste sur ce point car il a

7 pu apparaître que cette pièce faisait partie du dossier: cette écoute

8 radio n'est pas admise et n'est pas une pièce à conviction dans le

9 dossier. Mais la Chambre a admis de nombreux autres enregistrements, dont

10 certains sont analysés plus en détail dans le jugement. La Chambre a enfin

11 analysé les rapports des experts militaires de l'accusation et de la

12 défense. Et il n'y a aucun doute possible.

13 Lorsque vous entrez dans Srebrenica, Général Krstic, le 11 juillet 1995,

14 aux côtés du Général Mladic, vous voyez la ville vide. Vous savez donc que

15 ses habitants ont fui. Vous êtes le Commandant-adjoint du Corps de la

16 Drina. Votre Commandant, le Général Zivanovic, est présent lui aussi, de

17 même que de nombreux autres officiers de la VRS. Il a bien fallu que vous

18 vous demandiez où les habitants étaient tous passés, à supposer que vous

19 ne le sachiez pas déjà. Car votre but, selon vos propres déclarations,

20 était de séparer Srebrenica de Zepa et de réduire l'enclave à sa zone

21 urbaine. Il était donc essentiel pour vous de savoir où pouvaient se

22 trouver au moins les forces de la 28ème Division puisqu'elles n'étaient pas

23 là. On ne vous voit pas lors de la première réunion à l'hôtel Fontana, à

24 Bratunac, ce soir du 11 juillet, vers 20 heures. Mais on vous voit vers 23

25 heures lors de la deuxième réunion. Vous dites ne pas avoir noté le cri du

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1 cochon qui était égorgé à ce moment-là. Mais, puisque vous étiez juste à

2 côté du Général Mladic, vous l'entendez parler d'un ton arrogant,

3 menaçant, aussi bien au commandant du Dutchbat qu'au "représentant" de la

4 population des Musulmans de Bosnie de Srebrenica qui est là; vous voyez le

5 Général Mladic faire poser sur la table la plaque arrachée de l'Hôtel de

6 ville de Srebrenica. Vous entendez bien le Général Mladic demander la

7 reddition des forces armées des Musulmans de Bosnie et demander au

8 commandant du Dutchbat d'organiser le transfert des femmes, des enfants et

9 des personnes âgées de Potocari. Vous êtes là, Général Krstic, le 12

10 juillet, vers 10 heures, quand le Général Mladic dit aux responsables de

11 la Forpronu que ce sont les forces de la VRS qui vont organiser ce

12 transfert, mais qu'ils devront fournir eux-mêmes le carburant nécessaire.

13 Vous entendez bien le ton, encore plus menaçant que la veille, que prend

14 le Général Mladic pour s'adresser à ceux qui, vous le savez, font fonction

15 des représentants de la communauté de Bosnie de Srebrenica. Vous donnez

16 des ordres pour que des bus et autres moyens de transport arrivent

17 rapidement à Potocari. Vous savez, au moins depuis tôt le matin du 12

18 juillet, qu'une importante colonne de Musulmans de Bosnie essaie de

19 franchir la route de Bratunac à Konjevic-Polje. En tout cas, vous savez

20 que la colonne monte vers le Nord et, donc elle ne présente aucun danger

21 pour la suite de vos opérations, sur l'autre zone protégée des Nations

22 Unies que vous vous préparez à attaquer. Vous êtes à Potocari, Général

23 Krstic, en train de donner une interview alors que les premiers bus

24 arrivent.

25 Vous êtes là lorsqu'on commence à séparer les hommes et les femmes, des

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1 vieillards et des enfants. Vous ne pouvez pas ne pas voir dans quel état

2 physique ils se trouvent. Vous ne pouvez pas ignorer ces hommes que l'on

3 conduits vers le bâtiment que l'on a appelé la "maison blanche" et qui

4 hurlent sous les coups qu'ils reçoivent.

5 Le 13 juillet, conformément aux ordres que vous avez reçus du Général

6 Mladic, vous vous concentrez sur la préparation de l'attaque de Zepa. Vous

7 recevez régulièrement des informations. Vous savez que lorsque les bus

8 arrivent à la limite de la zone sous contrôle des Musulmans de Bosnie, des

9 soldats du Corps de la Drina font descendre les hommes qui ont pu y

10 chercher refuge. Le soir du 13 juillet, vous savez que des milliers

11 d'hommes de la colonne ont été capturés.

12 Le soir du 13 juillet, je dis bien le 13 juillet, vous prenez le

13 commandement du Corps de la Drina et, vers 20 heures 30, vous signez votre

14 premier ordre en qualité de commandant de ce Corps.

15 Le 14 juillet, vous lancez l'attaque sur Zepa mais vous restez

16 parfaitement informé des événements qui se déroulent dans la zone au nord

17 de la ville de Srebrenica. Dans la nuit du 14 au 15 juillet, des troupes

18 de la Brigade de Zvornik, une des brigades du Corps de la Drina, remontent

19 de Zepa vers Srebrenica et vous connaissiez les raisons qu'elles ont de le

20 faire.

21 Le 15 juillet au matin, le chef de la sécurité du Grand Etat-Major vous

22 appelle et vous demande votre aide pour traiter "3.500 paquets". Des

23 paquets, Général Krstic, vous savez ce que cela veut dire. Des "paquets",

24 ce sont des Musulmans de Bosnie à exécuter.

25 Vous manifestez votre contentement. Ce même officier vous dit que les

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1 forces du MUP, la police du ministère de l'Intérieur, ne veulent pas, ne

2 veulent plus le faire. Vous dites que vous allez voir ce que vous pouvez

3 faire.

4 Le 16 juillet, des hommes qui sont vos subordonnés, des hommes de la

5 brigade de Bratunac participent aux exécutions massives à la ferme

6 militaire de Branjevo. Le 16 juillet, le chef de la sécurité du Corps de

7 la Drina, dont vous êtes le commandant, continue de vous informer sur la

8 situation. Vous avez affirmé devant la Chambre que, par la suite, vous

9 avez voulu prendre des mesures à l'encontre de cet officier mais que, par

10 peur de représailles contre vous-même ou contre votre famille surtout,

11 vous y avez renoncé. Mais la Chambre n'a rien trouvé qui puisse confirmer

12 vos dires, et pas un seul soldat du Corps de la Drina n'a été puni pour le

13 meurtre d'un ou de plusieurs Musulmans de Bosnie, au contraire. Rien ne

14 permet d'établir que vous ayez participé aux activités destinées à cacher

15 les massacres et, pour cela, aux opérations de déterrement puis de

16 réenfouissement des cadavres. Mais comment peut-on imaginer que des

17 activités nécessitant des moyens aussi importants, notamment de gros

18 engins, aient pu rester inconnues de vous?

19 En tout état de cause, on vous voit, Général Krstic, être félicité pour

20 votre action à Srebrenica. On vous voit juste à côté du Général Mladic

21 quand, au mois de décembre 1995, une cérémonie est organisée pour le Corps

22 de la Drina. Enfin, Général Krstic, vous soutenez le Général Mladic contre

23 le Président Karadzic quand ce dernier cherche à démettre le Général

24 Mladic.

25 Général Krstic, êtes-vous en condition de vous lever ou préférez-vous

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1 rester assis pour cause de santé?

2 (Le Général Krstic se lève.)

3 Si cela vous fait du mal, vous pouvez rester assis.

4 Oui, restez assis, Général.

5 (Le Général Krstic se rassoit.)

6 Général Krstic, que vous soyez un militaire professionnel aimant votre

7 métier, la Chambre ne le conteste pas. Que vous n'auriez pas, de vous-

8 même, décidé de passer par les armes des milliers de civils et de

9 personnes désarmées, la Chambre peut l'admettre. Il est vraisemblable que

10 c'est un autre que vous qui a décidé d'ordonner l'exécution de tous les

11 hommes en âge de combattre. La Chambre est bien convaincue de cela.

12 Mais il n'en demeure pas moins que vous êtes coupable, Général Krstic.

13 Vous êtes coupable d'avoir, en toute connaissance de cause, participé au

14 transfert forcé organisé des femmes, des enfants et des vieillards qui se

15 trouvaient à Srebrenica lors de l'attaque lancée le 6 juillet 1995 sur

16 cette zone protégée des Nations Unies. Vous êtes coupable du meurtre de

17 milliers de Musulmans de Bosnie entre le 10 et le 19 juillet 1995, qu'il

18 s'agisse des meurtres commis de manière sporadique à Potocari ou des

19 meurtres planifiés sous forme d'exécutions massives. Vous êtes coupable

20 des souffrances incroyables endurées par les Musulmans de Bosnie, qu'il

21 s'agisse de ceux qui se sont retrouvés à Potocari ou des survivants des

22 exécutions. Vous êtes coupable de ces persécutions subies par les

23 Musulmans de Bosnie de Srebrenica.

24 Vous êtes coupable, sachant que les femmes, les enfants et les vieillards

25 de Srebrenica avaient été transférés, d'avoir adhéré au plan d'exécution

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1 massive de tous les hommes en âge de combattre. Vous êtes, donc, coupable,

2 Général Krstic, de génocide.

3 Pour déterminer la peine que vous méritez, nous avons naturellement pris

4 en compte l'extrême gravité du crime. Mais nous avons également voulu

5 marquer qu'il y a certainement, au regard des crimes commis sur le

6 territoire de l'ex-Yougoslavie, des personnes dont la responsabilité

7 individuelle est bien supérieure à la vôtre.

8 La Chambre souhaite rappeler les mots de Kant qui disait que "si la

9 justice est méconnue, la vie sur cette terre n'aura aucune valeur.".

10 Nous considérons qu'il est essentiel de faire la part de ce qui pourrait

11 être une responsabilité collective de ce qui est une responsabilité

12 individuelle. Le Tribunal n'est pas destiné à traiter d'une éventuelle

13 responsabilité collective. Ce qui nous intéresse dans chacun des procès

14 que nous avons à juger dans cette enceinte, c'est de vérifier si les

15 éléments de preuve qui nous ont été soumis permettent de déclarer un

16 accusé coupable. Nous voulons juger seulement des accusés responsables

17 individuellement.

18 Nous ne voulons pas juger un peuple. Oui, il y a eu en ex-Yougoslavie des

19 attaques contre des populations civiles. Oui, il y a eu des massacres, des

20 persécutions. Oui, certains de ces crimes ont été commis par des forces

21 serbes mais, pour paraphraser les mots d'un grand humaniste, nous estimons

22 que ce serait insulter le peuple serbe et trahir la notion de société

23 civile que d'assimiler ce mal à l'identité serbe. Il serait cependant tout

24 aussi monstrueux de ne donner aucun nom à ce mal, car cela pourrait être

25 offensant pour les Serbes.

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1 Mais en juillet 1995, Général Krstic, vous avez adhéré individuellement au

2 mal.

3 C'est pour cela qu'aujourd'hui, cette Chambre vous condamne et prononce à

4 votre encontre la peine de 46 ans d'emprisonnement.

5 L'audience est levée.

6 (L'audience est levée à 16 heures 05.)

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