LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II
Composée comme suit :
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba, Président
M. le Juge David Hunt
M. le Juge Fausto Pocar
Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le :
3 juillet 2000
LE PROCUREUR
C/
DRAGOLJUB KUNARAC
RADOMIR KOVAC
et
ZORAN VUKOVIC
_____________________________________________________________
DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DU PROCUREUR
AUX FINS DEXCLURE CERTAINS ÉLÉMENTS DE PREUVE ET
DE LIMITER UN TÉMOIGNAGE
_____________________________________________________________
Le Bureau du Procureur :
M. Dirk Ryneveld
Mme Peggy Kuo
Mme Hildegard Uertz-Retzlaff
M. Daryl Mundis
Le Conseil de la Défense :
M. Slavisa Prodanovic et Mme Mara Pilipovic, pour Dragoljub Kunarac
M. Momir Kolesar et M. Vladimir Rajic, pour Radomir Kovac
M. Goran Jovanovic et Mme Jelena Lopicic, pour Zoran Vukovic
A. INTRODUCTION
1. La présente Chambre de première instance est saisie de la «Requête du Procureur aux fins dexclure certains éléments de preuve à décharge et de limiter un témoignage» (la «Requête»), déposée le 15 juin 2000. La «Réponse de la Défense des accusés Dragoljub Kunarac, Radomir Kovac et Zoran Vukovic r la Requete du Procureur aux fins dexclure certains éléments de preuve à décharge et de limiter un témoignage» (la «Réponse») a été déposée le 20 juin 2000.
B. LES MESURES DEMANDÉES PAR LE PROCUREUR
2. Le Procureur demande à la Chambre de première instance de délivrer une ordonnance aux fins de limiter la présentation des moyens de la Défense sagissant du rapport dun expert à décharge, M. Radinovic («lExpert») et de 18 enregistrements vidéo1. En particulier,
a) Le Procureur demande dexclure les parties du rapport dexpert (le «Rapport») qui traitent de questions pour lesquelles il na pas compétence ou qui ne sont pas pertinentes. Il sollicite également dimposer une limite correspondante au témoignage de vive voix de lExpert. Plus précisément, lAccusation fait valoir que les éléments de preuve présentés par lintermédiaire de M. Radinovic doivent se limiter aux questions abordées aux pages 4 666 r 4 657 («Annexe 1 - responsabilité de supérieur hiérarchique de Dragoljub Kunarac»)2 du Rapport et quil faut limiter la Défense, durant son interrogatoire direct, aux questions concernant la responsabilité de supérieur hiérarchique3.
b) Le Procureur demande également que les 18 enregistrements vidéo soient exclus, à moins que la Défense ne puisse démontrer leur pertinence en lespèce eu égard aux faits qui sont reprochés aux trois accusés4.
C. DISCUSSION
3. Larticle 89 C) du Règlement de procédure et de preuve (le «Règlement») prévoit que «La Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent quelle estime avoir valeur probante». La Chambre de première instance peut donc conclure quun élément de preuve est irrecevable lorsquil est sans rapport avec les chefs mis à la charge dun accusé ou sil na pas de valeur probante. Dans ce contexte, on entend par «élément de preuve» toute déclaration écrite ou tout rapport présenté comme preuve.
4. En général, un expert peut donner un avis (dans les limites de ses compétences) sur des faits établis au procès (soit par son propre témoignage soit de manière indépendante), si cet avis savère pertinent en lespèce. La Chambre de première instance nest pas tenue de recevoir cet avis. Si elle estime que les faits sur lesquels lavis se fonde nont pas été établis, celui-ci na pas de valeur probante et est jugé irrecevable à ce titre.
a) Le rapport de M. Radinovic
5. La mesure spécifique sollicitée par le Procureur à cet égard consiste essentiellement à exclure lintégralité du rapport, à lexception des pages 4 666 à 4 657 («Annexe 1 - responsabilité de supérieur hiérarchique de Dragoljub Kunarac»), en limitant de la même manière le témoignage de vive voix de lExpert. Toutefois, la Requête ne précise pas les griefs du Procureur quant au reste du Rapport, qui comprend les 63 pièces documentaires qui font partie intégrante du rapport. La Chambre de première instance a uniquement examiné la recevabilité des parties du Rapport qui ont été expressément mentionnées par le Procureur. À ce stade, la Chambre ne se prononcera pas sur la demande dexclusion pure et simple du reste du rapport.
6. La Chambre de première instance examine en premier lieu les parties du Rapport quelle juge à première vue irrecevables en raison du caractère non pertinent des éléments de preuve eu égard aux faits spécifiques mis à la charge des trois accusés. À ce stade, les griefs du Procureur concernant les parties suivantes du Rapport sont accueillis :
a) Pages 4 825 à 4 819 («Remarques préliminaires générales»)
Lhistorique du conflit nest pas pertinent au regard des chefs retenus contre les trois accusés puisque linnocence ou la culpabilité de ceux-ci nest en rien liée aux raisons historiques du conflit armé. Cest à ce titre que cette partie est irrecevable et non, comme le Procureur le prétend5, parce que le thème traité nest pas de la compétence de M. Radinovic.
b) Pages 4 818 à 4 808 («Désintégration de la Yougoslavie») Cette partie du rapport traite des événements historiques qui ont conduit à leffondrement de la République socialiste fédérative de Yougoslavie.
Pages 4 801 à 4 782 («Sécession de la Slovénie et de la Croatie et son impact sur la JNA»)
Pages 4 781 à 4 751 («Sécession de la Bosnie-Herzégovine et création de lArmée de la Republika Srpska [VRS]»)
Pages 4 751 à 4 736 (« Relations entre la JNA ?Armée de Yougoslavieg et lArmée de la Republika Srpska [VRS]»)
Rien dans ces parties du Rapport nindique que ces documents, sauf peut-être ceux qui tendent à prouver lexistence dun conflit armé, revêtent une quelconque pertinence au regard des faits reprochés aux trois accusés. Même en admettant que certaines de ces pièces soient en rapport avec lexistence dun conflit armé à lépoque et à lendroit considérés en lespèce, ladmission déléments de preuve sur ce point est superflue puisque le Procureur et la Défense sont convenus quun conflit armé existait dans la région de Foca, davril 1992 r février 1993 au moins, entre des forces formées essentiellement de Serbes de souche, dune part, et de Musulmans de souche, dautre part6.» La Défense a fait remarquer dans sa Réponse que, malgré cette reconnaissance commune de lexistence dun conflit armé, il est également nécessaire de démontrer «que les actes commis par les accusés étaient véritablement et intimement liés à ce conflit»7. Le Procureur na pas à démontrer que «les actes commis sont véritablement et intimement liés au conflit», comme le soutient la Défense. Pour que larticle 3 du Statut sapplique, la Chambre de première instance estime quil suffit que les crimes aient été commis dans le cadre dun conflit armé, peu importe si celui-ci est de caractère international ou interne8. Pour que larticle 5 du Statut sapplique, il faut prouver que les crimes étaient liés9 à lagression dune population civile (au cours dun conflit armé) et que les accusés savaient que ces crimes étaient liés à cette attaque. En tout état de cause, rien dans ces parties du rapport ne savère pertinent pour déterminer si les divers actes des accusés étaient liés à un conflit armé soit à une attaque contre la population civile.
Étant donné quaucune violation de larticle 2 du Statut na été mise à la charge de laccusé, la question ne se pose pas en lespèce de savoir si lon est en présence dun conflit international ou interne, ni de déterminer quelles étaient les relations entre les forces armées des différentes entités présentes à lépoque. Les pièces relatives aux relations entre la JNA et la VRS sont dès lors sans rapport avec les chefs reprochés aux accusés.
c) Pages 4 725 à 4 700 («Préparation des Musulmans à la guerre et tensions avant la guerre»)
Lanalyse des événements qui ont conduit au conflit armé est sans rapport avec les chefs daccusation retenus contre les trois accusés. On a vu que les parties sont convenues de lexistence dun conflit armé. Les préparatifs des participants en vue du conflit, de même que la question de savoir laquelle des parties est éventuellement à lorigine du conflit, sont sans rapport avec les faits reprochés aux accusés. Cest à ce titre que cette partie du rapport est irrecevable et non, comme le Procureur le prétend10, parce que le thème traité nest pas de la compétence de M. Radinovic.
d) Pages 4 692 à 4 689 (le passage «Préparation des Musulmans à la prise de Foca», sous le titre «Actions de combat à Foca»)
Ces informations de nature très générale, selon lesquelles des «Musulmans» se seraient armés et préparés en vue dattaquer Foca par surprise, ne sont pas pertinentes pour les raisons décrites aux paragraphes b) et c) ci-dessus. Le Procureur avance en outre que ce passage est irrecevable parce que M. Radinovic na pas une connaissance directe de la plupart des événements décrits dans son Rapport et que la Chambre de première instance na donc pas les moyens de vérifier la fiabilité des informations indirectes reprises dans le Rapport11. La Chambre de première instance répète que le témoignage dun expert na de valeur probante que dans la mesure où il se fonde sur des faits étayés par des éléments de preuve recevables et où la Chambre accepte ce témoignage. Sil nest pas nécessaire que M. Radinovic ait une connaissance directe des faits exposés dans son Rapport, tout fait de cette nature repris dans le Rapport, pour autant que sa pertinence puisse être établie, ne sera accepté par la Chambre de première instance que si sa pertinence est établie dune autre manière au moyen déléments de preuve admissibles.
7. La Chambre de première instance examine en second lieu les autres parties du rapport, que le Procureur a contestées expressément. Le Procureur na pas convaincu la Chambre de première instance que les parties suivantes du rapport sont, à première vue, irrecevables car sans rapport avec les chefs retenus contre les trois accusés :
a) Pages 8 734 à 8 726 [ «La haute vallée de la Drina (Podrinje), région de Bosnie-Herzégovine» ]
Il est peut-être exact que la géographie et la démographie sont étrangères à la compétence de M. Radinovic. Toutefois, la géographie et les caractéristiques démographiques des environs de Foca peuvent se révéler, r divers titres, pertinentes en lespcce (le Procureur ayant lui-même présenté pareils éléments de preuve). Aussi, dans la mesure où le Procureur ne conteste pas les informations décrites dans cette partie du Rapport, ou si celles-ci ont été établies de manière indépendante, cette partie est pertinente, pourvu que tout avis pertinent exprimé par le témoin se révèle ressortir de sa compétence. Les limites de cette compétence seront déterminées lors de laudition du témoin.
b) Pages 4 699 à 4 692 et 4 676 à 4 672 (les passages «Importance opérationnelle et stratégique de la haute vallée de la Drina», «Défense territoriale de la vallée de la haute Drima avant la guerre» et «Attaques de lArmée musulmane sur le territoire de Foca», sous le titre «Actions de combat r Foca»)
Ces passages peuvent, à certains égards, être en rapport avec le caractère généralisé ou systématique de lattaque dirigée contre toute population civile, condition requise à larticle 5 du Statut (crimes contre lhumanité). Etant donné que des violations de larticle 5 du Statut son reprochées aux accusés, ces passages semblent pertinents, sous réserve de la force probante que la Chambre de première instance leur attribuera.
c) Pages 4 681 à 4 767 (les passages «Organisation militaire des Serbes à Foca» et «Organisation de lArmée de la Republika Srpska à Foca», sous le titre «Actions de Combat à Foca»)
Ici encore, ces passages peuvent, à certains égards, être en rapport avec le caractère généralisé ou systématique de lattaque dirigée contre toute population civile, condition requise à larticle 5 du Statut (crimes contre lhumanité). Ces sous-chapitres semblent pertinents, sous réserve de la force probante que la Chambre de première instance leur attribuera. Ces passages pourraient aussi être en rapport avec la structure de commandement de lunité ou des unités auxquelles les trois accusés auraient appartenu.
d) Pages 4 688 à 4 681 et 4 672 à 4 667 (les passages «Commencement des actions à Foca», «Actions dans les environs de Foca» et «Départ des Musulmans de Foca», sous le titre «Actions de combat à Foca»)
Ces passages peuvent être en rapport avec le caractère généralisé ou systématique de lattaque dirigée contre toute population civile, condition prescrite à larticle 5 du Statut (crimes contre lhumanité). Lobjection du Procureur, selon laquelle M. Radinovic na pas une connaissance directe de la plupart des événements décrits dans ces parties du Rapport et la Chambre de première instance na donc pas les moyens de vérifier la fiabilité des informations indirectes reprises dans le Rapport12, est rejetée. On a vu au paragraphe 6 d) ci-dessus quun expert ne doit pas forcément avoir une connaissance directe des événements quil décrit dans un rapport. Le Procureur a le droit de réfuter les éléments de preuve produits par un expert et admis par la Chambre.
8. Dans sa réponse, la Défense semble faire valoir que puisque le contexte décrit dans les actes daccusation se réfère à la situation générale qui régnait sur le territoire de la municipalité de Foca et en ex-Yougoslavie en général, elle est fondée à y faire également référence dans le Rapport13. Cette affirmation nest pas universellement applicable. Certes, la Défense a le droit de produire des éléments de preuve contestant ceux que le Procureur a présentés, pour autant que les éléments de la défense soient en rapport avec les questions sur lesquelles la Chambre de première instance doit se prononcer. La Chambre de première instance na pas à se prononcer sur les raisons historiques du conflit armé, elle na pas non plus à établir laquelle des parties était à lorigine de ce conflit, pas plus quelle nest tenue de déterminer (en lespèce) si les Musulmans de Bosnie ont commis ou avaient lintention de commettre quelque crime de guerre que ce soit. Dans la mesure où les faits sur lesquels se fondent les avis de lExpert, ou les avis eux-mêmes, sont uniquement en rapport avec ces questions, ceux-ci ne sont pas pertinents et sont irrecevables pour cette raison.
b) Les enregistrements vidéo
9. Dans sa Requête, le Procureur sest opposé à ladmission de 18 enregistrements vidéo, qui montreraient principalement des rassemblements politiques davant-guerre et des discours de membres du SDA et du SDS et que «la Défense [entendrait] présenter lors de lexposé principal de ses moyens». Le Procureur fait valoir à cet égard que ces enregistrements vidéo ne sont pas pertinents.14
10. Dans sa Réponse, la Défense avance quelle na pas demandé le versement au dossier de ces 18 enregistrements vidéo et quelle «ne demandera vraisemblablement pas que ?ceux-cig soient versés au dossier, mais quelle pourrait les utiliser au cours de sa déclaration liminaire, laquelle ne peut être limitée»15. Par conséquent, à ce stade de la procédure, il nest pas nécessaire que la Chambre de première instance rende un avis quant à la recevabilité de ces enregistrements vidéo, ce quelle ne peut dailleurs faire sur lunique base des «extraits de ces enregistrements» figurant dans la Requête16. Toutefois, la Chambre de première instance souligne que rien ne justifie lallégation de la Défense selon laquelle les pièces présentés au cours de la déclaration liminaire ne peuvent être limités. Les déclarations liminaires, que les parties peuvent faire en vertu de larticle 94 du Règlement, ne visent quà aider la Chambre de première instance à comprendre les moyens de preuve qui lui seront soumis. Il faut pour cela que les éléments présentés au cours de la déclaration liminaire se limitent aux points visés dans les chefs daccusation retenus contre les accusés et aux questions que les accusés peuvent légitimement soulever dans la présentation de leur cause. Si la Défense devait chercher à introduire dans sa déclaration liminaire des éléments sans rapport avec ces questions, la Chambre de première instance ferait alors usage de son pouvoir de les exclure.
c) Le moyen de défense de tu quoque
11. Il semble que le Procureur cherche en général, parmi les mesures spécifiques quil demande au sujet du Rapport, à faire exclure des éléments de preuve qui pourraient étayer le moyen de défense de tu quoque, juridiquement inacceptable17. Le Procureur naffirme pas que la Défense invoque ou entend invoquer ce moyen de défense, et la Défense ne fait pas référence à celui-ci dans sa Réponse. La Chambre de première instance estime donc quil est prématuré, à ce stade, de se prononcer sur ce point. Si la Défense devait tenter de faire valoir des éléments de preuve en rapport avec ce moyen de défense, la Chambre de première instance aurait alors à déterminer si ces éléments soulèvent des points pertinents en lespèce, autres que ceux ayant trait à une défense de tu quoque.
D. DISPOSITIF
12. En application de larticle 89 C) du Règlement, la Chambre fait partiellement droit à la Requête dans les termes suivants :
Les parties du Rapport mentionnées au paragraphe 6 sont irrecevables. Le témoignage de vive voix de lexpert sera limité de la même manière. Les autres mesures demandées par le Procureur sont rejetées à ce stade.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Fait le 3 juillet 2000
La Haye (Pays-Bas)
Le Président de la Chambre de la Chambre de première instance II
[signé]
Mme le Juge Mumba
[Sceau du Tribunal]