LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit :
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba, Président
M. le Juge Antonio Cassese
M. le Juge David Anthony Hunt
Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le :
4 novembre 1999
LE PROCUREUR
C/
DRAGOLJUB KUNARAC
RADOMIR KOVAC
_____________________________________________________________
DÉCISION RELATIVE À LA FORME DE LACTE DACCUSATION
_____________________________________________________________
Le Bureau du Procureur :
M. Dirk Ryneveld
Mme Peggy Kuo
Mme Hildegard Uertz-Retzlaff
Les Conseils de la Défense :
M. Slavisa Prodanovic et Mme Mara Pilipovic, pour Dragoljub Kunarac
M. Momir Kolesar, pour Radomir Kovac
A. Introduction
1. La Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991 (le «Tribunal international») est saisie de l«Exception préjudicielle de la Défense fondée sur un vice de forme dans l'acte d'accusation» (l«Exception préjudicielle») déposée le 7 octobre 1999 par le Conseil de laccusé Radomir Kovac (la «Défense»). La «Réponse du Procureur à lexception préjudicielle de la Défense fondée sur un vice de forme de lacte daccusation modifié» (la «Réponse») a été déposée le 25 octobre 1999.
B. Lacte daccusation modifié
2. Lacte daccusation modifié dressé à lencontre de Dragoljub Kunarac et Radomir Kovac a été examiné et confirmé le 3 septembre 1999. Tous deux sont accusés de plusieurs crimes commis à Foca et dans ses environs pendant une période allant de la mi-1992 au début 1993. Quatre chefs daccusation visent Radomir Kovac (chefs 22 à 25). Les deux premiers réduction en esclavage et viol reçoivent la qualification de crimes contre lhumanité, sanctionnés par larticle 5 du Statut du Tribunal international (le «Statut»). Les deux autres viol et atteinte à la dignité des personnes constituent des violations des lois ou coutumes de la guerre sanctionnées par larticle 3 du Statut.
3. Dans lacte daccusation modifié, les paragraphes relatifs au contexte sont numérotés de 1.1 à 1.11. La partie intitulée «Les accusés» comprend les paragraphes 2.1 et 2.2, tandis que le paragraphe 3.1 est consacré à l«Autorité du supérieur hiérarchique». Les paragraphes 4.1 à 4.7 portent sur les «Allégations générales» et la partie intitulée «Chefs daccusations» couvre les paragraphes 5.1 à 11.7, qui exposent les 25 chefs daccusations différents à lencontre des deux accusés.
C. De la forme des actes daccusation
4. Avant dexaminer lException préjudicielle, il serait bon de garder à lesprit les éléments ci-après relatifs à la forme des actes daccusation.
5. Selon le Statut, «?sgil décide quau vu des présomptions, il y a lieu dengager des poursuites, le Procureur établit un acte daccusation dans lequel il expose succinctement les faits et le crime ou les crimes qui sont reprochés à laccusé en vertu du statut». Aux fins de confirmer lacte daccusation déposé par le Procureur, un juge devra «estime?rg que le Procureur a établi quau vu des présomptions, il y a lieu dengager des poursuites». Cela signifie que dans lacte daccusation à proprement parler a) le Procureur na pas à faire la preuve des faits allégués avant le procès et b) lacte daccusation doit donner suffisamment dinformations à laccusé sur les charges à son encontre.
6. Cela signifie également que lacte daccusation doit préciser clairement à laccusé a) la nature de sa responsabilité et b) les faits matériels sur lesquels on se fondera pour établir sa responsabilité particulière. Comme il est établi dans la «Décision relative à lexception préjudicielle de la Défense pour vices de forme de lacte daccusation», dans Le Procureur c/ Milorad Krnolejac (la «Décision Krnolejac»), faisant référence aux articles 18 et 21 du Statut :
Le Procureur est tenu détablir un acte daccusation suffisamment circonstancié pour garantir que laccusé dispose dun "exposé succinct des faits" sur lesquels lAccusation se fonde pour établir les infractions alléguées, mais il ny est obligé que pour autant quil doit tenir laccusé informé de "la nature et des motifs de laccusation portée contre lui" et lui permettre de "disposer du temps nécessaire à la préparation de sa défense".
En dautres termes, il convient de définir clairement à quel titre laccusé est présumé avoir commis le crime imputé. Lacte daccusation ne doit en outre laisser planer aucun doute sur ce quil prétend que laccusé a fait à un endroit particulier, à une date déterminée, durant une période précise, ni sur le(s) coauteur(s), la (ou les) victime(s) ou le mobile du crime. LActe daccusation doit faire état de tous les actes de laccusé qui constituent le(s) crime(s) à sa charge et identifier avec suffisamment de précision toute autre personne impliquée ou lésée, sil y a lieu.
7. Il sensuit également que ni les pièces justificatives ni les déclarations de témoins communiquées à un accusé en application de larticle 66 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le «Règlement») ne peuvent être utilisées par lAccusation pour combler les lacunes de lacte daccusation. Cela pourrait porter préjudice à laccusé, si le Procureur obtenait lautorisation, par exemple, dajouter des faits matériels en citant à comparaître des témoins supplémentaires au lieu de devoir demander lautorisation de modifier lacte daccusation.
D. Points contestés de lacte daccusation modifié
1. Dans la partie «Contexte»
8. La partie «Contexte» dans lActe daccusation modifié a pour objet débaucher le contexte dans lequel les crimes allégués, repris sous chacun des chefs daccusation, ont été perpétrés laccusé ne peut être condamné que sur la base des chefs daccusation spécifiés sous le titre «Chefs daccusation» de lActe daccusation modifié. Cest pourquoi, dans la mesure où les faits allégués pour chaque crime reproché dépendent du contexte allégué, il convient détablir lexactitude de ce dernier lors du procès.
9. Dans la mesure où les allégations matérielles relatives aux crimes reprochés peuvent dépendre du contexte allégué, les griefs de la Défense à lencontre des paragraphes 1.1, 1.2, 1.8 et 1.11 de lActe daccusation modifié ont trait à des points de faits litigieux sur lesquels la Chambre de première instance devra trancher au procès.
10. Sagissant des paragraphes 1.3 à 1.7, 1.9 et 1.10 de lActe daccusation modifié, même si les allégations factuelles qui y sont exposées ne concernent apparemment que les actions de Dragoljub Kunarac, ces paragraphes ne peuvent être supprimés, ne fût-ce que pour la raison déjà donnée.
2. Dans la partie «Allégations générales»
11. Cette partie de lActe daccusation modifié contient les allégations ayant trait notamment aux conditions générales nécessaires pour faire jouer la compétence du Tribunal international. Des détails plus précis sont fournis sous lintitulé «Chefs daccusation». Il existe un rapport plus étroit entre les parties «Allégations générales» et «Chefs daccusation» quentre les parties «Contexte» et «Chefs daccusation». Les affirmations exposées dans la partie «Allégations générales» ne doivent pas nécessairement être reprises dans la partie «Chefs daccusation». Toutefois, lorsquelles font lobjet dun litige entre les parties, lesdites affirmations devront aussi être prouvées au procès.
12. Le grief de la Défense concernant le manque de précision de la période visée par lActe daccusation modifié au paragraphe 4.3, est traité dans la partie suivante.
13. Sagissant du paragraphe 4.4 de lActe daccusation modifié, il revient à la Chambre de première instance de décider au procès si les actes reprochés à Radomir Kovac peuvent effectivement être perçus comme faisant partie dune offensive généralisée, à grande échelle ou systématique dirigée contre une population civile, sanctionnée par larticle 5 du Statut.
14. Le paragraphe 4.6 de lActe daccusation modifié semble préoccuper la Défense par le fait que les fondements de la responsabilité pénale individuelle de laccusé Radmir Kovac qui y sont énoncés, pourrait en laisser entendre que les affirmations des parties «Contexte» et «Allégations générales» ont déjà été prouvées. La Chambre de première instance est convaincue que les allégations relatives à la responsabilité pénale individuelle exprimée dans la partie «Chefs daccusation» sont suffisamment précises pour que laccusé puisse préparer sa défense sur ce point.
453. Dans la partie «Chefs daccusation»
15. Les paragraphes 11.1 à 11.7 de lActe daccusation modifié exposent les quatre chefs daccusation à lencontre de Radomir Kovac.
a) Précisions concernant la période des faits
16. Hormis les périodes mentionnées dans le paragraphe suivant, la requête de la Défense sollicitant plus de précisions pour les périodes, dont il est fait état dans les paragraphes 11.1 à 11.6 de lActe daccusation modifié, est infondée. En général, les dates reprises dans la partie «Chefs daccusation» sont suffisamment précises pour que laccusé soit en mesure de préparer sa défense.
17. La Chambre de première instance estime toutefois que la Défense est en droit dexiger davantage de précision dans les cas suivants. La période mentionnée au paragraphe 11.5 de lacte daccusation modifié «?ugne fois, pendant leur détention ?...g» est trop vague. Par exemple, il nest pas expliqué clairement si des victimes ont été obligées de danser nues avant que le témoin FWS-75 et la victime A.B. soient emmenés à lHôtel Zelengora vers le 20 novembre 1992, pendant ou après «la nuit où FWS-75 et lautre femme» ont été ramenées à lappartement Brena. De même, «la nuit où FWS-75 et lautre femme ont été ramenées à lappartement» et «?egn décembre 1992», lorsque FWS-75 aurait été remise à Janko Janjic, sont des indications trop approximatives.
La Chambre de première instance enjoint au Procureur de réviser lActe daccusation modifié en conséquence.
b) Précisions concernant lidentité des personnes citées
18. La Défense a raison daffirmer quil convient didentifier les «deux autres femmes» mentionnées aux paragraphes 11.1 et 11.2. Dans sa Réponse, le Procureur a identifié les deux femmes comme étant A.B. et A.S. Le Procureur sest également déclaré prêt à communiquer à la Défense une version en BCS des déclarations des témoins FWS-87 et FWS-75 dans lesquelles sont divulguées toutes leurs initiales. La Chambre de première instance estime toutefois quil est indispensable de préciser lidentité des deux femmes dans lActe daccusation modifié, puisquil sagit dun fait matériel qui devra être prouvé lors du procès.
La Chambre de première instance enjoint au Procureur de réviser lActe daccusation modifié en conséquence. Sagissant des modifications relatives à lidentité des personnes concernées, le Procureur ne négligera pas les ordonnances aux fins de mesures de protection déjà en application.
19. La Défense fait valoir la nécessité de préciser lidentité des différentes personnes mentionnées ou auxquelles il est fait allusion aux paragraphes 11.2 et 11.3 de lActe daccusation modifié. Sagissant du témoin FWS-87, le paragraphe 11.2 affirme que ce témoin «subissai?gt fréquemment des violences sexuelles», sans que lon sache exactement si cette affirmation se rapporte uniquement à lallégation du paragraphe 11.4, à savoir que lors de sa prétendue séquestration dans lappartement de Radomir Kovac elle aurait été violée par ce dernier et un autre homme non identifié. Au cas où le Procureur alléguerait que dautres personnes que Radomir Kovac et lhomme non identifié ont fait subir à FWS-87 des violences sexuelles, il serait tenu de préciser qui lui a fait « subi?rg fréquemment des violences sexuelles».
La Chambre de première instance enjoint au Procureur de réviser lActe daccusation modifié en conséquence.
20. Sagissant de FWS-75, lActe daccusation modifié ne laisse planer aucun doute sur le fait que FWS-75 et A.B. étaient les deux femmes qui avaient quitté lappartement Brena.
21. Toujours en ce qui concerne FWS-75, le Procureur soutient que le paragraphe 11.3 précise lallégation générale du paragraphe 11.2, selon laquelle elle «subissai?gt fréquemment
des violences sexuelles». Qui plus est, les «mêmes soldats» avec lesquels FWS-75 et A.B. étaient restées dans le quartier de Pod Masala à Foca sont apparemment le «groupe de soldats serbes» qui leur auraient infligé des violences sexuelles dans une maison située près de lhôtel Zelengora. Quant à lidentité de ces soldats, le Procureur avance que :Dautres détails concernant les soldats sont fournis dans la déclaration des témoins déjà communiquée à la défense. Il se conçoit sans peine que les victimes nont pas été en mesure de donner le nom des complices de laccusé.
Dans léventualité où le Procureur serait en mesure didentifier avec plus de précision les soldats qui auraient participé à la perpétration des violences sexuelles et aux viols, la Défense est en droit de réclamer que plus de détails sur leurs identités soient inclus dans lActe daccusation modifié. Par exemple, ces soldats sont-ils les mêmes que ceux qui ont séjourné avec FWS-75 et A.B. ou sagit-il de soldats venus dailleurs ? Il va de soi que lidentité des soldats pourrait être utile à la Défense dans la préparation de son dossier.
La Chambre de première instance enjoint au Procureur de réviser lActe daccusation modifié en conséquence.
22. Sagissant du paragraphe 11.6, la Défense est fondée à affirmer que lidentité de la femme vendue en même temps que FWS-87 devrait être divulguée. Cette information sera certainement utile à la préparation du dossier de la Défense.
La Chambre de première instance enjoint au Procureur de réviser lActe daccusation modifié en conséquence.
23. Quant à laffirmation de la Défense selon laquelle la référence aux seuls témoins FWS-75 et FWS-87 dans le sous-titre est incompréhensible et contradictoire, le Procureur répond avec raison que les titres ne sont là que pour présenter succinctement les paragraphes, où sont exposés les faits matériels sur lesquels le Procureur se base. Les titres nont aucune valeur juridique en lespèce.
c) Précisions concernant les lieux
24. La Chambre de première instance estime que le grief de la Défense relatif à la nécessité de connaître plus de détails concernant lendroit exact où les témoins FWS-75, FWS-87 et deux autres femmes ont fait lobjet de léchange mentionné au paragraphe 11.1 de lActe daccusation modifié, est fondé. Malgré les dires du Procureur selon lesquels les pièces jointes révèlent que les femmes ont été échangées à proximité du centre de Foca près du restaurant de poissons Ribarski, pour les raisons exprimées au paragraphe 8 ci-dessus, la Chambre de première instance enjoint au Procureur de réviser lActe daccusation modifié en conséquence.
d) Éléments constitutifs des crimes
25. La Défense fait valoir quen application des dispositions de larticle 96 ii) du Règlement, le Procureur doit exposer dans lActe daccusation modifié «de quelle manière les victimes ont été menacées et soumises à la violence, la force, la détention et la contrainte physique» sinon «il manquerait un élément fondamental constitutif de lacte criminel».
Pour sa part, le Procureur estime quil est plus approprié daborder le débat sur les éléments constitutifs dun crime dans le cadre des écritures préalables au procès, telles que les mémoires préalables au procès. La Défense sappuie à tort sur larticle 96 ii) du Règlement, pour conclure que lActe daccusation doit préciser la manière dont les victimes ont été menacées et soumises à la violence, la force, la détention et la contrainte physique. Le Procureur soutient que cet article se contente dinterdire à laccusé dinvoquer le consentement comme moyen de défense lorsque la victime a été soumise à des actes de violence ou à la contrainte ; il ne stipule pas quels sont les éléments constitutifs du viol et nexige nullement de les exposer précisément dans lacte daccusation. Le Procureur souligne en outre que même sil était tenu de préciser dans lacte daccusation la nature de la contrainte utilisée contre les victimes, lActe daccusation modifié ne serait pas vicié pour autant. Selon le Procureur, les circonstances coercitives dans lesquelles se trouvent les victimes, notamment leur détention telle que décrite aux paragraphes 1.4 à 1.7 et 11.2 à 11.5 de lActe daccusation modifié, justifie lallégation de contrainte sagissant des violences sexuelles, mentionnée à larticle 96 ii) du Règlement.
La Chambre de première instance estime que, puisque le Procureur se fonde sur les circonstances visées à larticle 96 ii) du Règlement, celles-ci constituent, avec dautres, la base des allégations matérielles, soit des précisions que laccusé est en droit de connaître en vue de préparer convenablement sa défense. LActe daccusation modifié dans sa forme actuelle nest pas complet à cet égard.
La Chambre de première instance enjoint au Procureur de réviser lActe daccusation modifié en conséquence.
26. La demande de la Défense, que «la description des actes mentionnés au paragraphe 11.1 ne peut pas être imprécise», rejoint sa demande générale, à savoir que le Procureur «spécifie et établisse la nature de la violence, de la contrainte, de la force physique ou des menaces auxquelles ont été soumises les victimes». La Chambre de première instance juge cependant que la description des actes est suffisamment claire pour que laccusé puisse préparer sa défense.
e) Application du droit
27. Sagissant de l«application du droit», la Défense fait valoir notamment quau sens de larticle 3 du Statut le viol ne peut recevoir la qualification de violation des lois ou coutumes de la guerre et que les atteintes à la dignité des personnes ne constituent pas un crime sanctionné par ledit article. La Chambre de première instance estime quil faudra trancher sur ces points litigieux lors du procès.
28. La Défense ajoute également qu«elle ne peut accepter lallégation de lAccusation selon laquelle laccusé Radomir Kovac peut être sanctionné deux fois pour un seul et même acte ?...g». Si largument vise le fait que même les faits reçoivent des qualifications pénales différentes, il est erroné. Sagissant de la forme de lacte daccusation, la Chambre de première instance juge quil est licite de cumuler différentes qualifications portant sur les mêmes faits. Comme il a été dit, le cumul des chefs daccusation nintéresse que la question de la peine, soit une question à régler au procès. LActe daccusation modifié nest donc pas vicié à cet égard.
E. Dispositif
29. Par ces motifs, en application de larticle 72 du Règlement, la Chambre de première instance décide de faire partiellement droit à lException préjudicielle conformément aux paragraphes 17, 18, 19, 21, 22, 24 et 25 de la présente Décision. Elle enjoint au Procureur de réviser lActe daccusation modifié en conséquence, de déposer et signifier un nouvel acte daccusation modifié dès que possible, au plus tard le mercredi 17 novembre 1999.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Président de la Chambre
(signé)
Mme le Juge Mumba
Fait le 4 novembre 1999
La Haye (Pays-Bas)
[Sceau du Tribunal]