Affaire n° : IT-95-16-R2

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Fausto Pocar, Président
M. le Juge Liu Daqun
M. le Juge Mehmet Güney
M. le Juge Asoka de Zoysa Gunawardana
M. le Juge Theodor Meron

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
7 mars 2003

LE PROCUREUR
c/
DRAGO JOSIPOVIC

________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE EN RÉVISION

________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Christopher Staker

Les Conseils de l’accusé :

M. Ranko Radovic
M. Tomislav Pasaric

I. INTRODUCTION

1. La Chambre d’appel (la « Chambre d’appel ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie de la « Demande en révision déposée par le conseil du condamné Drago Josipovic » (la « demande en révision ») déposée le 30 juillet  20021.

2. Josipovic vivait dans le village d’Ahmici, dans la vallée de la Lasva, en Bosnie-Herzégovine. Il était membre du Conseil de défense croate (HVO) et de la garde du village. Sur la base du témoignage du témoin EE, la Chambre de première instance a conclu que, le 16 avril 1993, Josipovic avait participé à l’attaque menée contre la maison de Musafer Puscul, attaque lors de laquelle, entre autres faits, la maison avait été incendiée et Musafer Puscul tué2. L’accusé a été déclaré coupable de crimes contre l’humanité, à savoir d’assassinat, de persécutions et d’autres actes inhumains contraires aux articles 5 a), 5 h) et 5 i) respectivement du Statut du Tribunal (le « Statut »). Il a été condamné à 15 ans d’emprisonnement3.

3. Josipovic a interjeté appel au motif notamment que le témoignage du témoin EE était si peu fiable et cohérent qu’aucun tribunal n’aurait raisonnablement pu en tenir compte pour prononcer une condamnation. Cet argument reposait essentiellement sur l’idée que, puisque la Chambre de première instance avait conclu que le témoin  EE s’était trompée en identifiant deux autres agresseurs, il était impossible d’être convaincu au-delà de tout doute raisonnable qu’elle avait raison en identifiant Josipovic4.

4. Le 23 octobre 2001, la Chambre d'appel a rejeté cet argument. À l’instar de la Chambre de première instance, elle s’est fondée sur le témoignage du témoin EE pour conclure que Josipovic avait participé à l’attaque contre la maison de Musafer Puscul le 16 avril 19935, et elle a confirmé les déclarations de culpabilité prononcées contre l’accusé. La Chambre d'appel a également fait observer, concernant le témoin EE, qu’il n’était pas déraisonnable pour un juge du fait d’admettre certaines parties du témoignage et d’en rejeter d’autres6. La peine infligée à Josipovic a toutefois été ramenée de 15 à 12 années d’emprisonnement.

5. Le 21 février 2002, le Conseil de Drago Josipovic (la « Défense ») a demandé la réouverture de la partie du dossier concernant l’accusé (Motion of the Counsel of Drago Josipovic). Le 9 juillet 2002, la Chambre d'appel a rejeté cette demande 7.

6. Le 30 juillet 2002, en application des articles 26 du Statut et 129 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement ») du Tribunal, la Défense a déposé devant la Chambre d'appel la présente demande en révision. L’Accusation y a répondu le 6 septembre 2002 (la « réponse de l’Accusation »)8 et, le 19 septembre 2002, la Défense a déposé sa réplique (la « réplique de la Défense  ») par laquelle elle demandait, entre autres, la comparution de certains témoins9. Le 20 janvier 2003, la Défense a demandé que soit rendue sans délai une décision relative à sa demande de comparution de certains témoins (la « requête aux fins d’une décision urgente »)10.

II. LA DEMANDE EN RÉVISION

7. La Défense demande la révision de l’affaire aux motifs que des faits nouveaux dont elle n’avait pas connaissance lors des procès en première instance et en appel ont été découverts, et que ces faits auraient pu être déterminants dans la décision de déclarer Josipovic coupable ou non. Il s’agit : 1) du témoignage de deux nouveaux témoins, Mirsad et Seiba Osmancevic, et 2) de l’identité d’un policier, Slavko Topalovic, qui ressemblerait à Josipovic et aurait été présent sur les lieux du crime.

8. S’agissant du premier fait nouveau, la Défense déclare que, suite à la parution d’un article dans un journal de Sarajevo après le prononcé de l’arrêt11, Mirsad Osmancevic l’a contactée pour l’informer qu’il avait assisté aux déplacements de Josipovic le jour de l’attaque contre Ahmici12. Depuis, la Défense a obtenu de Mirsad Osmancevic et de son épouse Seiba des déclarations écrites dans lesquelles ils affirment que Josipovic ne se trouvait nullement près de la maison de Musafer Puscul au moment de l’attaque13.

9. S’agissant du deuxième fait nouveau, la Défense déclare que la personne vue par le témoin EE le 16 avril 1993 n’était pas Drago Josipovic mais Slavko Topalovic, qui, selon la Défense, ressemble à Josipovic et a participé à l’attaque contre Ahmici. À l’appui de son argument, elle fournit des photographies des deux hommes pour démontrer leur ressemblance. Elle joint également le bordereau, pour mars 1993, des soldes versées aux membres d’une unité de police militaire croate qui, selon elle, a attaqué la maison de Musafer Puscul pour prouver que Slavko Topalovic appartenait à cette unité et qu’il a donc pris part à l’attaque14. En outre, la Défense fait état d’une rumeur qui court à Vitez selon laquelle c’est Slavko Topalovic, et non Drago Josipovic, qui se trouvait devant la maison au moment critique. Toutefois, les personnes qui lui ont fait part de cette rumeur ne semblent apparemment pas disposées à témoigner15.

10. La Défense avance d’autres arguments et déclare notamment qu’établir les liens de parenté entre le témoin EE et d’autres témoins clés de l’espèce (les témoins  KL, H, SA et B) plaiderait également en faveur du rejet de l’identification faite par EE. Elle ajoute que la déclaration du témoin AT dans l’affaire Kordic 16 prouve qu’au moment critique, Josipovic ne se trouvait à proximité d’aucune des maisons attaquées, particulièrement celle du témoin EE17. Cependant, la Défense ne prétend pas que ces faits soient des « faits nouveaux ».

III. LE DROIT APPLICABLE

11. Les demandes en révision sont régies par les dispositions suivantes du Statut et du Règlement du Tribunal.

L’article 26 du Statut dispose :

S’il est découvert un fait nouveau qui n’était pas connu au moment du procès en première instance ou en appel et qui aurait pu être un élément décisif de la décision, le condamné ou le Procureur peut saisir le Tribunal d’une demande en révision de la sentence.

L’article 119, qui porte sur les demandes en révision, se lit comme suit :

S'il est découvert un fait nouveau qui n'était pas connu de la partie intéressée lors de la procédure devant une Chambre de première instance ou la Chambre d'appel ou dont la découverte n'aurait pu intervenir malgré toute la diligence voulue, la défense ou, dans l'année suivant le prononcé du jugement définitif, le Procureur peut soumettre à la même Chambre une requête en révision du jugement. Si, à la date de la demande en révision, un ou plusieurs juges de la Chambre initiale n'est plus en fonction au Tribunal, le Président nomme un ou plusieurs juges en remplacement.

L’article 120, qui traite de l’examen préliminaire, est ainsi libellé :

Si la majorité des juges de la Chambre, constituée en application de l'article 119 du Règlement, conviennent que le fait nouveau, s'il avait été établi, aurait pu être un élément décisif de la décision, la Chambre révise le jugement et prononce un nouveau jugement après audition des parties.

12. Combinées, ces dispositions du Statut et du Règlement ont pour effet que, pour qu’un organe décisionnel procède à une révision de ses décisions, la partie intéressée doit convaincre les juges :

1. qu’un fait nouveau a été découvert,
2. qu’elle n’avait pas connaissance de ce fait nouveau lors de la procédure initiale,
3. que la non-découverte de ce fait nouveau n’était pas due à un manque de diligence de sa part, et
4. que le fait nouveau aurait pu être un élément décisif de la décision initiale18.

13. Dans des « circonstances tout à fait exceptionnelles », lorsque l’influence d’un fait nouveau sur la décision pourrait être telle que ne pas tenir compte de ce fait entraînerait une erreur judiciaire, une chambre peut faire droit à une demande en révision de sa décision même si le fait nouveau était connu de la partie intéressée ou même s’il aurait pu être découvert par celle-ci, eût-elle fait preuve de la diligence voulue19. Comme on l’a vu dans la décision Tadic :

lorsqu’elle est saisie d’un fait nouveau susceptible de modifier le jugement final, la Chambre d’appel peut, pour empêcher une erreur judiciaire, décider d’intervenir pour déterminer si le fait en question aurait pu jouer un rôle décisif, et ce même si la deuxième et la troisième conditions inscrites à l’article 119 du Règlement ne sont pas formellement réunies20.

La Défense ne semble pas affirmer que ce soit le cas en l’espèce, mais la Chambre d'appel examinera quand même la question.

IV. EXAMEN

A. Remarques liminaires

14. Dans sa demande, Josipovic sollicite la révision de l’espèce dans son intégralité, y compris du jugement de la Chambre de première instance et de l’arrêt de la Chambre d'appel, ainsi que le renvoi de l’affaire devant la Chambre de première instance pour que les parties soient de nouveau entendues21. En revanche, l’Accusation soutient que, puisque l’article 119 du Règlement prévoit la révision du jugement définitif, la Défense ne peut demander que la révision de l’arrêt rendu par la Chambre d'appel22.

15. La jurisprudence du Tribunal relative aux procédures visées aux articles 26 du Statut et 119 du Règlement est claire. Dans les décisions Delic23 et Tadic24, la Chambre d'appel a conclu que seul un jugement définitif pouvait faire l’objet d’une révision. Dans la mesure où la Chambre d'appel a rendu son arrêt en l’espèce, elle se prononcera uniquement sur la question de savoir si cet arrêt devrait faire l’objet d’une révision.

B. Premier « fait nouveau » présenté par la Défense : témoignages des deux témoins Mirsad et Seiba Osmancevic

1. Ces témoignages constituent-ils un fait nouveau qui n’était pas connu de la partie intéressée lors de la procédure ?

16. La Défense soutient que les témoignages de Mirsad et Seiba Osmancevic constituent un fait nouveau parce qu’elle n’en avait pas connaissance et n’aurait pas pu découvrir ces témoins avant d’avoir été contactée par Mirsad Osmancevic25. L’Accusation affirme au contraire que Josipovic connaissait déjà ces personnes lors de la procédure devant la Chambre de première instance. Elle fait observer que la Chambre de première instance a entendu des témoins à décharge déclarer que Josipovic avait donné sa veste à Mirsad Osmancevic et l’avait conduit à la maison d’Anto Papic pendant l’attaque du 16 avril 1993. Elle signale également que la Défense s’est fondée sur ce même argument en appel26.

17. Il ressort clairement du jugement que, lors du procès en première instance, en essayant de prouver qu’il avait aidé des Musulmans pendant l’attaque contre Ahmici, Josipovic a effectivement déclaré avoir donné sa veste militaire à Mirsad Osmancevic et les avoir conduits, sa femme et lui, à la maison d’Anto Papic pour qu’ils s’y abritent27. En appel, Josipovic a de nouveau fait référence à l’assistance qu’il avait apportée à ces témoins28. Il admet bel et bien qu’il connaissait ces témoins lors des procès en première instance et en appel29. Le fait qu’il ait pu ignorer ce qu’ils avaient vu exactement ce jour-là - autrement dit, le contenu précis des témoignages qu’il cherche maintenant à présenter comme un fait nouveau - est plutôt lié à la question de savoir s’il a fait preuve de la diligence voulue, point que nous abordons plus bas.

18. Toutefois, que Josipovic ait eu connaissance ou non de ces témoignages ne signifie pas qu’il s’agisse d’un fait nouveau au sens de l’article 119 du Règlement. La jurisprudence du Tribunal a précisé la différence qui existe entre un fait nouveau au sens de l’article 119 et un moyen de preuve supplémentaire au sens de l’article 115. Dans la décision Delic, la Chambre d'appel a déclaré :

Il convient donc de faire la distinction entre un fait qui n’était pas en litige ou qui n’a pas été examiné lors de la procédure initiale (un « fait nouveau » au sens de l’article 119) et les moyens de preuves supplémentaires d’un fait qui était en litige ou qui a été examiné pendant le procès, mais qui n’étaient pas disponibles à ce moment (« moyens de preuve supplémentaires » au sens de l’article 115)30.

19. C’est donc la définition du fait en question qui permettra de déterminer s’il est possible d’engager une procédure de révision. Dans la décision Delic, le « fait nouveau » présenté concernait également l’identité de l’auteur du crime imputé à Delic (le requérant) ; en d’autres termes, et comme c’est le cas en l’espèce, l’argument avancé pour justifier la révision était que l’auteur du crime en question n’était pas le requérant mais une autre personne, et que les témoins qui avaient identifié l’auteur s’étaient trompés. La Chambre d'appel a déclaré :

Le fait contesté aux procès en première instance et en appel concernait la question de savoir si c’était le Demandeur qui avait frappé (X) ; un élément important à cet égard était la question de savoir si c’était le Demandeur qui avait appelé (X) à l’extérieur pour être battu. Cet élément a lui aussi été examiné en première instance et en appel. Ce sont les dépositions de deux témoins qui ont servi à l’établir et elles ont été fortement contestées par le Demandeur pendant le procès. La déposition du Témoin W est un moyen de preuve supplémentaire de cet élément ; elle ne constitue pas en soi un fait nouveau31.

20. En l’espèce, le requérant Josipovic conteste également son identification comme auteur du crime. Le fait en cause lors des procès en première instance et en appel concernait la question de savoir s’il appartenait au groupe qui avait attaqué la maison de Musafer Puscul. En première instance, le témoin EE a déposé en ce sens, et la Défense a vivement réfuté à son témoignage. Pour saper la crédibilité du témoin, Josipovic a présenté des témoins devant attester qu’il se trouvait près de chez Anto Papic au moment de l’attaque et qu’il ne pouvait donc pas appartenir au groupe qui a attaqué la maison des Puscul. Le témoignage de EE a de nouveau été contesté en appel. Les dépositions de Mirsad et Seiba Osmancevic, très similaires aux témoignages présentés en première instance par la Défense, sont donc des éléments de preuve supplémentaires étayant le fait en cause lors des procès en première instance et en appel, mais elles ne constituent pas en elles-mêmes des faits nouveaux.

2. Aurait-on pu découvrir Mirsad et Seiba Osmancevic en faisant preuve de la diligence voulue ?

21. Les conditions posées par les articles 119 et 120 du Règlement sont cumulatives. Aussi, les déclarations de M. et Mme Osmancevic ne constituant pas des « faits nouveaux », la Chambre d’appel n’est pas tenue de les examiner plus avant. Néanmoins, afin de répondre à tous les arguments présentés par les parties, la Chambre d’appel vérifiera si les faits nouveaux allégués auraient pu être découverts en faisant preuve de la diligence voulue. Il y a lieu de relever que la Défense admet que Josipovic savait que Mirsad Osmancevic se trouvait à Ahmici le jour de l’attaque, et que l’accusé a bel et bien invoqué son témoignage devant la Chambre d’appel. Cependant, la Défense ajoute que Drago Josipovic n’aurait pu être au courant de ce que Mirsad Osmancevic avait vu et appris, car ce dernier était le seul dépositaire de ces informations, dont il a refusé de parler au procès en première instance et en appel32. On ne sait pas au juste si la Défense affirme qu’elle a contacté Mirsad Osmancevic et que celui-ci a refusé de témoigner, ou si elle explique simplement qu’il aurait refusé de témoigner même si elle l’avait contacté, ce qu’elle n’a pas fait. Dans la demande en révision, la Défense soutient qu’il était impossible au conseil de l’accusé de prendre contact avec un Musulman au cours de l’appel et, partant, qu’elle n’aurait pas pu rencontrer Mirsad Osmancevic (qui est musulman), ce qui laisse supposer qu’elle n’a pas cherché à lui parler. La Défense indique également que M. Osmancevic souffrait de troubles post-traumatiques dus au stress pendant le procès en première instance et en appel.33.

22. Étant donné que Josipovic savait, au moins depuis le procès en première instance, que Mirsad et Seiba Osmancevic étaient présents lors de l’attaque d’Ahmici, il aurait pu les appeler à témoigner à décharge. La Défense n’a donc pas établi qu’elle n’aurait pas pu obtenir des déclarations de ces deux témoins si elle avait fait preuve de la diligence voulue.

3. Le témoignage de Mirsad et Seiba Osmancevic aurait-il pu être déterminant dans la décision de déclarer Josipovic coupable ou non 

23. Ici encore, attendu que les conditions posées par les articles 119 et 120 du Règlement concernant la révision d’un arrêt sont cumulatives, et compte tenu de ses conclusions antérieures, la Chambre d’appel n’est pas tenue d’examiner plus avant les observations de la Défense sur le témoignage de Mirsad et Seiba Osmancevic. Néanmoins, afin de répondre à tous les arguments présentés par les parties, la Chambre d’appel vérifiera maintenant si les faits nouveaux allégués auraient pu être déterminants dans la décision de déclarer Josipovic coupable ou non. La Défense fait valoir que les déclarations de M. et Mme Osmancevic auraient pu être décisives en ce sens qu’elles montrent que le témoin EE s’est trompé en identifiant Josipovic comme la personne présente lors de l’attaque de la maison de Musafer Puscul34. La Chambre d’appel relève que les nouvelles déclarations des témoins ne diffèrent pas concrètement des témoignages présentés par la Défense au procès en première instance. Elle rappelle par ailleurs que les arguments relatifs à une exception d’erreur sur la personne, présentés par la Défense au procès en première instance, ont été rejetés à l’issue d’un examen approfondi de la fiabilité de l’identification de Josipovic réalisée par le témoin EE. La Chambre d’appel a procédé à un nouvel examen minutieux de cet argument et rejeté les éléments de preuve additionnels produits pour discréditer le témoin EE35. L’identification de Josipovic par le témoin EE a résisté à une analyse rigoureuse.

24. L’Accusation avance, compte tenu de la nature indécise - voire compromettante - des déclarations de M. et Mme Osmancevic, qu’il est très improbable que celles -ci auraient pu être déterminantes dans la décision de déclarer Josipovic coupable ou non36. La Chambre d’appel constate, comme le soutient l’Accusation, que la déclaration de Mirsad Osmancevic corrobore effectivement la déposition du témoin EE dans la mesure où Josipovic a été aperçu le 16 avril 1993 vers 17 heures, vêtu d’une veste de camouflage militaire et tenant quelque chose à la main que M. Osmancevic n’a pas été en mesure d’identifier (le témoin EE a déclaré que Josipovic tenait à la main un pistolet).

25. Vu ce qui précède, la Chambre d’appel estime que les déclarations de M. et Mme Osmancevic ne jettent pas un doute raisonnable sur l’identification de Josipovic par le témoin EE, doute qui aurait pu être déterminant pour décider si c’était Josipovic qui avait participé à l’attaque.

26. Dans sa réplique, la Défense demande que certains témoins soient entendus afin de corroborer la teneur des déclarations de Mirsad Osmancevic et de son épouse Seiba et, dans sa requête aux fins d’une décision urgente, demande que cela soit fait sans tarder. Vu les constatations de la Chambre d’appel selon lesquelles les déclarations de Mirsad Osmancevic et de son épouse Seiba ne satisfont pas aux exigences des articles 119 et 120 du Règlement, il n’y a pas lieu de répondre à cette requête.

C. Le deuxième « fait nouveau » présenté par la Défense : l’identité d’un policier, Slavko Topalovic, qui ressemblerait à Drago Josipovic et se serait trouvé sur le lieu du crime

1. L’identité de Slavko Topalovic est-elle un fait nouveau dont la partie intéressée n’avait pas connaissance lors du procès ?

27. La Défense soutient que l’identité de Slavko Topalovic et le lieu où il se trouvait au moment de l’attaque d’Ahmici constituent un fait nouveau dont la Chambre n’a pas été saisie lors du procès en première instance ou en appel, et dont la Défense n’avait pas connaissance. Ce n’est qu’après que l’arrêt eut été rendu que la Défense a appris qu’une personne ressemblant à Drago Josipovic se trouvait à proximité de la maison de Musafer Puscul à l’heure des faits.

28. La Chambre d’appel admet que, lors du procès en première instance ou en appel, la Défense ait pu ignorer l’identité de Slavko Topalovic et le lieu où il se trouvait. Toutefois, la nature du « fait nouveau » que la Défense cherche à présenter prête quelque peu à confusion. Sont jointes à la demande en révision la copie d’une demande de renouvellement de carte d’identité au nom de Slavko Topalovic (accompagnée d’une photo) et celle d’un document identique au nom de Josipovic (également accompagné d’une photo). Il y a aussi une copie de ce qui correspond apparemment à un bordereau des soldes de la première compagnie opérationnelle de la quatrième unité de combat de la police militaire, datée du 4 mars 1993, sur laquelle figure le nom de Slavko Topalovic. Les documents présentés tendent à prouver que Slavko Topalovic ressemble à Josipovic et qu’il appartenait à l’unité de la police militaire susmentionnée. Ces points n’ont assurément pas été plaidés au procès en première instance et constituent donc des faits nouveaux. Toutefois, dans sa demande en révision, la Défense semble invoquer comme « fait nouveau » les points suivants : i) que Slavko Topalovic ressemble à Josipovic, ii) qu’il appartenait à l’unité qui a participé à l’attaque de la maison de Musafer Puscul, et iii) qu’il a bel et bien participé à cette attaque le 16 avril 1993. La deuxième et la troisième allégation ne sont pas étayées.

29. Rien ne permet de penser que c’est la première compagnie opérationnelle de la quatrième unité de combat de la police militaire qui a attaqué Ahmici. Dans son Jugement, la Chambre de première instance indique seulement que « l’attaque a été menée par des unités militaires du HVO et des membres des Jokers39 ». Quand bien même il s’agirait de l’unité qui a mené l’attaque, on ne saurait se fonder sur un bordereau des soldes du mois précédent pour établir qui en faisait partie en avril 1993. Et même si l’on pouvait démontrer que Slavko Topalovic était membre de cette unité en avril 1993, cela ne prouverait pas qu’il se trouvait avec celle-ci à Ahmici le 16 avril, ni qu’il a participé à l’attaque de la maison de Musafer Puscul.

30. Le « fait nouveau » qui est proposé à la Chambre d’appel (qui sera ou non confirmé lorsque les pièces justificatives seront examinées ci-après quant à l’incidence déterminante du fait nouveau) est donc qu’il existe un dénommé Slavko Topalovic qui ressemble à Josipovic et qui appartenait à la première compagnie opérationnelle de la quatrième unité de combat de la police militaire le 4 mars 1993.

2. Aurait-on pu découvrir Slavko Topalovic en faisant preuve de la diligence voulue ?

31. La Chambre d’appel constate qu’à l’appui de sa thèse selon laquelle c’est Slavko Topalovic, et non Josipovic, qui a participé à l’attaque de la maison de Musafer Puscul, la Défense indique que cette version des faits est reprise dans les récits de certains habitants de Vitez. De l’avis de la Chambre d’appel, la Défense aurait pu mettre au jour ces récits au cours de l’enquête qu’elle a menée pendant le procès en première instance et en appel si elle avait fait preuve de la diligence voulue. La Défense n’a donc pas démontré que Slavko Topalovic n’aurait pas pu être découvert plus tôt en faisant preuve de la diligence voulue.

3. L’identité de Slavko Topalovic aurait-elle pu être déterminante dans la décision de déclarer Josipovic coupable ou non ?

32. Attendu que les conditions posées par les articles 119 et 120 du Règlement concernant la révision d’un arrêt sont cumulatives et ayant conclu qu’il n’est pas satisfait au deuxième critère énoncé à l’article 119 (diligence voulue), la Chambre d’appel relève qu’il n’y a pas lieu de déterminer si le fait nouveau allégué satisfait aux autres critères. Néanmoins, afin de répondre à tous les arguments présentés par les parties, la Chambre d’appel vérifiera maintenant si le fait nouveau aurait pu être déterminant dans la décision de déclarer Josipovic coupable ou non. La Défense soutient que l’identité de Slavko Topalovic aurait pu être déterminante en ce sens qu’elle montre que le témoin EE avait pris celui-ci pour Josipovic. La Chambre d’appel a déjà relevé que la demande en révision comporte des éléments de preuve indiquant que Slavko Topalovic et Josipovic se ressemblaient, et que le premier nommé appartenait à la première compagnie opérationnelle de la quatrième unité de combat de la police militaire en mars 1993. Il est à noter qu’il est pratiquement impossible de se prononcer, d’une part, sur la ressemblance entre Josipovic et Slavko Topalovic d’après les pièces déposées, les photocopies des photographies étant de qualité très médiocre et, d’autre part, sur l’authenticité des originaux. La Défense explique qu’elle a photocopié des dossiers conservés au poste de police de Vitez mais qu’elle n’est pas en mesure d’obtenir les originaux ; elle suggère que le Tribunal pourrait les obtenir au moyen d’une ordonnance40. Bien que cette suggestion figure dans la réplique de la Défense, aucune requête n’est présentée à la Chambre d’appel aux fins d’obtenir pareille ordonnance.

33. Cela étant, même si les dossiers originaux pouvaient être présentés au Tribunal et leur authenticité établie, une similitude apparente entre les deux photos d’identité de petit format ne suffirait pas à convaincre la Chambre d’appel que l’identité de M. Topalovic aurait pu être déterminante dans la décision de déclarer Josipovic coupable ou non, d’autant plus que rien n’indique que M. Topalovic se trouvait à Ahmici le 16 avril 1993, ni qu’il a participé à l’attaque de la maison de Musafer Puscul.

34. Le bordereau des soldes présenté par la Défense aux fins d’établir cette dernière circonstance n’y suffit pas, comme il a été exposé plus haut. Ce bordereau, si son authenticité était confirmée, établirait tout au plus que M. Topalovic appartenait en mars 1993 à l’unité de la police militaire concernée. La participation de cette unité à l’attaque d’Ahmici le mois suivant n’a pas été prouvée (et aucun élément de preuve à l’appui n’a été produit), pas plus que l’appartenance de M. Topalovic à cette unité à l’époque. On ne saurait accorder le moindre poids aux « récits faits à Vitez par des personnes qui ne souhaitent pas témoigner et qui ont connaissance du fait [que Slavko Topalovic se trouvait au moment critique devant la maison de Musafer Puscul] grâce à ce que l’on raconte dans la ville41 ».

35. La Défense semble indiquer que la déclaration à charge du témoin AT dans l’affaire Kordic, dont elle a reçu une version sur laquelle les noms sont barrés42, étaie son interprétation des faits. La Défense n’a pas accès à la version non expurgée de la déclaration et elle ne saurait donc préciser si le nom de Slavko Topalovic y figure, mais elle déclare néanmoins que « [l]e conseil (sic) a la certitude que le nom de ce policier fait partie de ceux cités par le témoin AT, [et] que ce dernier a déclaré qu’il s’agissait de la personne présente devant la maison » de Musafer Puscul43.

36. Cette argumentation comporte deux points faibles, que la déclaration du témoin AT mentionne ou non M. Topalovic. Premièrement, la Chambre d’appel a déjà jugé en appel que le lien de parenté entre le témoin AT et Josipovic décrédibilise le témoignage de AT s’agissant de la participation de Josipovic à l’attaque44. Deuxièmement, la Défense n’explique pas pourquoi, malgré ce lien de parenté, elle n’a pas réussi à obtenir une telle déclaration du témoin AT lors du procès en première instance ou en appel. Quand bien même la déclaration de AT comprendrait les indications invoquées par la Défense, elle ne satisferait manifestement pas aux critères de « diligence voulue » et d’« élément décisif » nécessaires

pour la révision d’un arrêt. Étant donné que la déclaration présente les mêmes défauts en tant que preuve concordante et que la Défense admet explicitement que ladite déclaration a perdu son importance pour l’espèce maintenant qu’elle dispose de celle de Mirsad Osmancevic45, la Chambre d’appel n’a pas à décider s’il y a lieu de lever les mesures de protection et de prendre en compte la teneur de la déclaration de AT.

37. L’Accusation a également rappelé, tout au long du procès, que Josipovic avait exploité des photographies de diverses personnes à l’appui de son exception d’erreur sur la personne. Au procès, Josipovic a fait valoir l’argument selon lequel c’est un autre sosie, Slavko Rajkovic, et non lui, qui aurait été responsable des meurtres46. Un argument similaire a été avancé dans sa plaidoirie à propos d’une autre personne47. Le fait que Josipovic a déjà allégué que deux personnes différentes, et non lui, étaient responsables des meurtres entame quelque peu la crédibilité de cet argument.

38. La Chambre d’appel considère que la Défense n’est manifestement pas parvenue à démontrer, par le biais des moyens de preuve relatifs à l’identité de Slavko Topalovic et au lieu où il se trouvait, que ceux-ci auraient pu être déterminants dans la décision de déclarer Josipovic coupable ou non.

39. Par ailleurs, l’Accusation demande à la Chambre d’appel de vérifier s’il y a lieu d’appliquer l’article 46 C) du Règlement (requête abusive ou constituant un abus de procédure) à la demande en révision. La Chambre d’appel estime que pareille sanction n’est pas opportune en l’espèce.

V. DISPOSITIF

40. PAR CES MOTIFS, la Chambre d’appel rejette :

I. la demande en révision, et

II. la requête aux fins d’une décision urgente.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre d’appel
____________________
M. le Juge Fausto Pocar

Le 7 mars 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Demande en révision déposée par le conseil du condamné Drago Josipovic.
2 - Jugement, 14 janvier 2000, par. 503 et 859.
3 - Id., p. 346.
4 - Arrêt, 23 octobre 2001, par. 327.
5 - Id., par. 361.
6 - Id., par. 333.
7 - Décision relative à la demande du conseil de Drago Josipovic.
8 - Prosecution’s Response to Request for Review. Le 12 septembre 2002, l’Accusation a déposé un corrigendum par lequel elle rectifiait uniquement quelques erreurs typographiques qui s’étaient glissées dans la réponse à la demande en révision déposée par le conseil de Drago Josipovic. Les références à la réponse de l’Accusation portent sur la version corrigée du document.
9 - Motion of the Counsel with which he Anwers to the Prosecution’s Response to the Counsel’s Request for the Revision of the Case.
10 - Motion for Urgent Consideration, 20 janvier 2003.
11 - Joint à la demande en révision.
12 - Demande en révision, par. X.
13 - Comptes rendus d’auditions conduites le 19 juin 2002 à Vitez, joints à la demande en révision.
14 - Demande en révision, par. X.
15 - Id., par. XI.
16 - Le Procureur c/ Kordic et Cerkez, affaire n° IT-95-14/2-T.
17 - Demande en révision, par. IV.
18 - Voir les décisions suivantes de la Chambre d'appel : Le Procureur c/ Delic, affaire n° IT-96-21-R-R119, « Décision relative à la requête en révision » (la « décision Delic »), 25 avril 2002, par. 8 ; Le Procureur c/ Jelisic, affaire n° IT-95-10-R, « Décision relative à la demande en révision » (la « décision Jelisic »), 2 mai 2002, p. 3 ; Le Procureur c/ Josipovic, affaire n° IT-95-16-R, « Décision relative à la demande du conseil de Drago Josipovic » (la « décision Kupreskic »), 9 juillet 2002, p. 3 ; Le Procureur c/ Tadic, affaire n° IT-94-1-R, « Arrêt relatif à la demande en révision » (la « décision Tadic »), 30 juillet 2002, par. 20 ; et, pour la Chambre d'appel du TPIR, Le Procureur c/ Barayagwiza, affaire n° ICTR-97-19-AR72, « Arrêt (Demande du Procureur en révision ou en réexamen » (la « décision Barayagwiza »), 31 mars 2000, par. 41.
19 - Décision Barayagwiza, par. 15.
20 - Décision Tadic, par. 27.
21 - Demande en révision, par. XIII, p. 18.
22 - Réponse de l’Accusation, par. 5.
23 - Par. 5.
24 - Par. 22 et 23.
25 - Demande en révision, par. XI.
26 - Réponse de l’Accusation, par. 27.
27 - Jugement, par. 491 et 493.
28 - Appeal Brief, p. 35 et suiv.
29 - Réplique de la Défense, par. IV.
30 - Décision Delic, par. 11.
31 - Id., par. 13.
32 - Réplique de la Défense, par. 4.
33 - Par. 15.
34 - La déclaration de Mirsad Osmancevic corrobore la déposition du témoin EE dans la mesure où Josipovic a été aperçu le 16 avril 1993 après 17 heures, vêtu d’une veste de camouflage militaire et tenant « quelque chose » à la main. D’après le témoin EE, ce « quelque chose » était un pistolet.
35 - Arrêt, par. 305 à 361.
36 - Réponse de l’Accusation, par. 33.
37 - Jugement, par. 334.
38 - Réplique de la Défense, p. 5.
39 - Demande en révision, par. X.
40 - Ordonnance du Président aux fins de communication de la version expurgée des auditions et du compte rendu de la déposition d’un témoin protégé, 10 avril 2201
41 - Demande en révision, par. X.
42 - Arrêt, par. 346.
43 - « Suite à l’appel de Mirsad Osmancevic, et compte tenu de la base factuelle pour la révision de ce procès, ces versions non expurgées sont devenues sans importance pour le conseil. » Demande en révision, par. X.
44 - Jugement, par. 494.
45 - Réponse de l’Accusation, note de bas de page 61.