LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Antonio Cassese, Président

M. le Juge Richard May

Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 21 septembre 1998

 

LE PROCUREUR

c/

Zoran KUPRESKIC, Mirjan KUPRESKIC, Vlatko KUPRESKIC,
Drago JOSIPOVIC, Dragan PAPIC, Vladimir SANTIC alias "VLADO",

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DÉCISION RELATIVE À LA COMMUNICATION ENTRE LES PARTIES
ET LEURS TÉMOINS

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Le Bureau du Procureur :

M. Franck Terrier
M. Albert Moskowitz

Le Conseil de la Défense :

M. Ranko Radovic, pour Zoran Kupreskic
Mme Jadranka Glumac, pour Mirjan Kupreskic
M. Borislav Krajina, Vlatko Kupreskic
M. Luko Susak, pour Drago Josipovic
M. Petar Puliselic, pour Dragan Papic
M. Petar Pavkovic, pour Vladimir Santic

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international") ;

VU les objections soulevées par le Conseil de la Défense au cours des audiences des 16 et 17 septembre 1998, concernant les moyens de preuve produits à l’audience à la suite d’une communication hors prétoire entre le Procureur et ses témoins, pendant les pauses qui ont entrecoupé leur déposition ;

ATTENDU que le Conseil de la Défense a soulevé une question importante puisque les faits susmentionnés lui ont posé un problème dans la mesure où il a été confronté à l’audience à des moyens de preuve qui ne lui avaient pas été préalablement communiqués ;

ATTENDU que cela n’implique en aucune façon que le Procureur se soit à l’occasion mal comporté ou qu’il ait influencé les témoins en cause, et ATTENDU que la Chambre accepte entièrement son explication selon laquelle à chaque occasion, le témoin concerné a spontanément donné, pendant la pause, les informations qui ont été ensuite soumises comme moyens de preuve ;

ATTENDU que l’importance de la question soulevée par la Défense transcende le problème particulier sur lequel celle-ci a attiré l’attention, et qu’il semble crucial pour la bonne administration de la justice pénale internationale que la Chambre se prononce sur la question générale des contacts entre les témoins et la partie qui les a cités à comparaître ;

APRÈS AVOIR ENTENDU les conclusions du Procureur et du Conseil de la Défense sur la question ;

 

ATTENDU :

i) qu’aucune disposition du Statut ou du Règlement de procédure et de preuve ("Règlement") n’est expressément consacrée à cette question ;

ii) qu’il faudrait cependant noter que le Procureur du Tribunal n’est pas, ou pas seulement, une partie à des procédures de type accusatoire, mais aussi un organe du Tribunal et de la justice pénale internationale, organe dont l’objectif n’est pas simplement d’obtenir la condamnation des accusés, mais également de présenter les moyens de l’Accusation, à charge comme à décharge, afin d’aider la Chambre à découvrir la vérité dans un cadre judiciaire ;

iii) qu’un témoin, qu’il soit à charge ou à décharge, devient un témoin de la vérité devant le Tribunal une fois qu’il a fait la déclaration solennelle prévue à l’article 90 B) du Règlement, et que, dans la mesure où on lui demande de contribuer à l’établissement de la vérité, il n’est plus strictement le témoin de l’une ou l’autre des parties ;

iv) que permettre à l’une ou à l’autre des parties de communiquer avec un témoin après qu’il a commencé à déposer pourrait conduire aussi bien le témoin que ladite partie à discuter, même involontairement, du contenu de la déposition déjà faite et, ainsi, à influencer ou modifier la déposition ultérieure du témoin d’une manière incompatible avec l’esprit du Statut et du Règlement du Tribunal ;

v) que la Section des victimes et témoins, créée en vertu des articles 22 du Statut et 34 du Règlement, a pour mission de traiter tous les témoins sur un pied d’égalité, de les aider et de les suivre pendant leur séjour à La Haye, ainsi que d’arranger les aspects pratiques de leur comparution devant le Tribunal, et que l’Accusation ou la Défense n’a pas de ce fait à être en communication avec le témoin pendant son témoignage afin de lui apporter, entre autres, un soutien psychologique ou moral ;

VU l’article 89 B) du Règlement qui stipule que "[ d] ans les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles d’administration de la preuve propres à parvenir, dans l’esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause".

 VU l’article 90 G) du Règlement qui stipule que "[ l] a Chambre de première instance exerce un contrôle sur les modalités de l’interrogatoire des témoins et de la présentation des éléments de preuve, ainsi que sur l’ordre dans lesquels ils interviennent, de manière à i) rendre l’interrogatoire et la présentation des éléments de preuve efficaces pour l’établissement de la vérité et; ii) éviter toute perte de temps inutile".

ATTENDU que, alors qu’il serait sans aucun doute plus cohérent et plus judicieux que la pratique soit la même dans toutes les affaires portées devant les différentes Chambres pour ce qui est de la communication entre les parties et les témoins ; la présente Chambre de première instance est habilitée de par les articles du Règlement susmentionnés à se prononcer sur cette question dans le cadre de ce procès;

VU, d’une part, la nécessité d’éviter le problème susmentionné et, d’autre part, celle de tenir compte des cas où le témoin veut, proprio motu, communiquer certaines informations à l’Accusation - ou, le cas échéant, à la Défense - une fois qu’il a commencé à déposer ;

ATTENDU enfin que cette Décision entrera en vigueur après que l’Accusation a mené à bien l’interrogatoire principal de plusieurs témoins à charge - et a été autorisée à communiquer avec eux pendant les pauses qui ont entrecoupé leur déposition, dans la mesure où il n’existait jusque-là aucune décision qui s’y opposait -, et que la Chambre appliquera par conséquent cette Décision en tenant dûment compte des droits de la Défense ;

EN APPLICATION des articles 54, 89 B) et 90 G) du Règlement ;

ORDONNE, PAR LA PRÉSENTE ce qui suit:

1) Désormais, une autorisation de la Chambre, le Procureur et la Défense ne discuteront plus avec un témoin de la teneur de sa déposition après qu’il aura fait la déclaration solennelle prévue par l’article 90 B) du Règlement et commencé à déposer ;

2) si un témoin souhaite entrer en contact avec la partie qui l’a cité à comparaître, il doit en informer le personnel compétent de la Section des victimes et témoins qui en avisera ensuite la partie concernée. Cette partie peut alors décider de demander, oralement ou par écrit, l’autorisation de la Chambre, demande qui devra être motivée. Lorsqu’elle accorde une telle autorisation, la Chambre peut, si elle le juge bon, décider que l’entrevue entre la partie requérante et le témoin aura lieu en présence d’un membre de la Section des victimes et témoins.

3) La Chambre peut aussi ordonner qu’un membre de la Section des victimes et témoins soit présent à l’audience pendant toute la durée de la comparution d’un témoin donné, afin de lui apporter l’indispensable soutien moral et psychologique que l’Accusation ou la Défense ne peut plus lui fournir en application de la présente ordonnance.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de la Chambre de première instance

(Signé)

______________

Antonio Cassese

Fait le 21 septembre 1998

La Haye (Pays-Bas)

[ Sceau du Tribunal]